Pensées Percutantes, Gonzo Zoë Hababou Pensées Percutantes, Gonzo Zoë Hababou

Pensées Percutantes #1 : Fin de cycle. Vaches maigres. Coup de Poker et Actes symboliques.

Et donc, avec le peu de sous qui te restent, tu prends un billet pour l’endroit d’où l'appel est né comme on ferait tapis au poker : ça passe ou ça casse. L’une des façons de dealer avec la vie, c’est de jouer avec elle comme si t’avais rien à perdre. Et peut-être qu’un jour viendra où, à force de le prétendre, ce sera devenu réalité. Ça fait des années maintenant que je la joue comme ça et bordel, n’importe quel joueur de poker te dirait que j’ai une sacrée veine de cocu. Sauf que ça n’a rien à voir avec la chance. C’est un putain d’état d’esprit.

Marcher dans tes propres traces. Revenir dans un lieu porteur d’un sens personnel comme tu chevaucherais l’Ouroboros.

Éternel retour. Cycle infini de morts, de métamorphoses et de renaissances.

Honorer l’ancienne version de toi-même en déterrant les liens qui t’attachent à ta propre histoire, à la façon du récapitulatif de Castaneda. Puis défaire ces liens, briser tes chaines par des actes intimement symboliques et ainsi marquer la fin d’une étape. Conclure une phase de ton existence comme une âme s’expulserait de la roue du temps et du cycle des réincarnations.

Actes atemporels. Lieux métaphysiques. Niveau du jeu dans lequel la conscience pure prend enfin les commandes.

Sacrifier quelque chose sur l’autel de l’Idéal. Décider de nourrir une foi plus grande que toi.

Choisir d’alimenter une essence non physique qui emporte l’existence humaine vers le haut de la pyramide qu’on nomme aussi Transcendance.

Pensées percutantes de Zoë Hababou
 

FIN DE ROUTE

Y a des moments étranges dans la vie. Une sorte de stade ou d’état intermédiaire qu’on appelle la Croisée des Chemins. Quelque chose est sur le point de mourir, et autre chose s’apprête à naître. Plus rien ne peut continuer comme avant.

Comme pour la fin d’une histoire d’amour. Quand t’arrives au bout du truc, hanté par le pressentiment d’une mort. Comme l’écrivain sait au fond de lui qu’il vient de finir l’écriture de son livre. Qu’y a plus aucun mot à ajouter. Sonné, il contemple son manuscrit sans pouvoir encore pleinement réaliser. C’est au-delà de tout calcul. C’est une évidence.

C’est exactement ce qu'on ressent quand on parvient à la fin d’un cycle de vie.

Ça se décide pas de façon consciente. Le constat rapplique avant l’élaboration du projet. Soudain, le bout de la route que tu suivais est juste enfin atteint.

Celui qui respecte la magie sait qu’il faut toujours nourrir une part d’innocence. L’apogée n’est sublime que quand elle survient sans prévenir. Même si, fatalement, une partie de toi sait comment tout ça va finir. En définitive, c’est elle qui, depuis le commencement, te guide jusqu’à cet espace-temps où les pièces du puzzle cosmique ont terminé de s’imbriquer.

Avant d’en entamer un autre.

C’est la règle de fonctionnement des synchronicités. L'effet de surprise et la part de hasard qui s’immiscent dans ce chemin qu’on ne peut que qualifier de destin sont parties intégrantes du processus.

Alors tu traces ta route, flottant dans le brouillard, un pas après l’autre, de la même manière qu’un bon écrivain écrit une histoire, la découvrant au fur et à mesure. Le squelette qu’il inhume du sol se dévoile poco a poco. Des éléments à priori disparates s’accouplent. Des paroles mystérieuses prononcées au détour d’un dialogue, d’une pensée, rejaillissent pour donner sens à un nouvel élément de l’intrigue. Un personnage sorti de nulle part se révèle être une clé majeure en passant brutalement au premier plan du récit.

Un rêve fait dans le passé mute en pressentiment du futur. Et un jour, le rêve a fusionné avec la réalité, transformant la magie en quelque chose d’extrêmement concret…

Il s’agit de vivre sa vie comme si c’était une quête. D’établir la distinction entre avenir et destinée.

Tous les évènements s’interconnectent. Le présent et le futur, finalement, se comprennent à l’aune du passé.

C’est de là qu’elle vient, ma foi sauvage en la vie. De là, et de nulle part ailleurs.


FLOW ET COUP DE POKER

J’ai débarqué dans ce bled après le fiasco d’un ancien plan qui paraissait foutrement bon sur le papier, quelque temps en arrière. Un fiasco total, intégral, à un niveau personnel, amical, financier, et même professionnel au vu des débouchés qu’il était censé avoir concernant l’avenir. Le genre de fiasco qui foutrait à terre n’importe qui, le poussant à implorer le ciel en chialant POURQUOOOOI tout en se déchirant les vêtements. Enfin bon, dans la version la plus lamentable du truc. 

Mais quand t’as la chance d’être doté d’une forte intuition et surtout d’être foutu de lui faire confiance, bah, cette scène pathétique n’aura tout simplement pas lieu.

Un appel lointain a déclenché sa résonance, quand ça commençait à sentir mauvais. Quand ça s’est vraiment mis à puer du cul, l’appel s’est transformé en injonction. Et quand la lose totale a finalement révélé son vrai visage, l’injonction était devenue une évidence. Et donc, un sourire aux lèvres affiché comme le plus flamboyant des mépris.

Mais surtout, la plus fondamentale des règles de ce qu’on appelle l’acceptation. En somme, une très jolie planche de surf, bien affûtée, sur laquelle grimper crânement pour se jeter dans les vagues du Flow.

Visualise bien : TOUS tes projets sont tombés à l’eau. T’es tout seul, t’as pas une thune. Le dessein si “intelligemment” élaboré des mois futurs vient subitement de s’effacer. Et à part si tu veux faire de toi une victime de fatales circonstances et de la saloperie humaine en rentrant en France chialer chez ta mère, la seule option qui te reste, c’est de faire confiance à cette intuition qui chuchote timidement au fond de toi (enfin, soyons honnête, avec l’habitude, l’intuition chuchote de plus en plus fort, quand même).

Mais le problème avec la confiance, c’est qu’elle connait pas d’entre-deux. Comme dans les relations humaines, soit elle est inexistante, soit elle est totale.

Et donc, avec le peu de sous qui te restent, tu prends un billet pour l’endroit d’où l'appel est né comme on ferait tapis au poker : ça passe ou ça casse. L’une des façons de dealer avec la vie, c’est de jouer avec elle comme si t’avais rien à perdre. Et peut-être qu’un jour viendra où, à force de le prétendre, ce sera devenu réalité. 

Ça fait des années maintenant que je la joue comme ça et bordel, n’importe quel joueur de poker te dirait que j’ai une sacrée veine de cocu.

Sauf que ça n’a rien à voir avec la chance.

C’est un putain d’état d’esprit.


CHECKPOINT

Parfois je me dis que le meilleur moyen de réaliser qu’on est parvenu à la fin d’un cycle, c’est de disposer d’un checkpoint. Une sorte de nœud spatio-temporel qui te permet de faire le point en checkant dans le rétroviseur, vers l’arrière. En tant que voyageuse, ça m’arrive souvent de marcher dans mes anciennes traces. De croiser les fantômes de celles que j’ai été. Mes reflets et moi, on se regarde à travers le miroir comme le passé et le futur décideraient d’entre-croiser leurs lignes le temps d’une solennelle rencontre.

Des checkpoints, j’en ai pas mal qui jalonnent ma route. Et y a un pays en particulier qui remplit pour moi la fonction de point de référence absolu.

C’est le premier pays où, à 20 ans, j’ai foutu un pied hors de tout ce que je connaissais et dans lequel je ne cesse de revenir depuis, toujours la même mais chaque fois différente. Le fait d’avoir plusieurs paramètres assez forts au sein de ta personnalité, certaines disciplines bien précises dans lesquelles tu t’es engagé corps et âme constitue une précieuse mesure de ton avancement dans la Voie.

Par exemple, être écrivain et ayahuasquera.


LA VIE EST UN FURIEUX ÉTALON

Il me semble que pas mal de gens, par les temps qui courent, manœuvrent leur vie en y apposant leurs intentions. Moi, j’ai le sentiment qu’y a finalement pas grand-chose que je fais d’une façon délibérée. Disons qu’il y a les écrivains qui ne se lanceront jamais dans l’écriture d’une histoire sans plan défini, sans en connaitre à l’avance tous les tenants et aboutissants.

Et puis y a les autres. Ceux qui se laissent entièrement posséder par les muses de l’Inspiration.

Ça fait un bail que j’ai laissé cette autre partie de moi prendre les commandes. Et vu comment ça réussit à ma vie, je lui lâche de plus en plus la bride. Il n’y a qu’une chose que j’attise en continu : le feu sacré de la Volonté. J’ignore ce qui m’attend au détour du chemin. Ça m’intéresse pas de le savoir, parce que je ne compte aucunement m’y préparer.

C’est possible de vivre en n’ayant plus peur de rien. Et le résultat des courses dépasse toujours tes attentes de façon incommensurable. Alors, pourquoi faudrait-il arrêter de jouer avec l’existence comme un enfant ?

La Vie, elle adore ça qu’on joue avec elle. C’est là qu’elle donne le meilleur d’elle-même. C’est dans ces circonstances qu’elle révèle son génie, mobilise sa sagesse, et donc, développe son plein potentiel.

La Vie, elle aime la liberté encore plus fort que toi, et c’est bien dommage tous ces gens qui refusent de lui faire confiance en cherchant à tout contrôler. Comme si le cerveau control freak d’un zombie pouvait faire le poids face à la beauté féroce d’une essence que personne n’a jamais réussi à foutre en cage, ou ne serait-ce que museler.

Quand tu chevauches le plus furieux étalon que la Terre ait jamais porté, l’idée n’est pas de lui tirer sur le mors, perclus d’angoisse existentielle, pour le contraindre à ralentir.

L’idée, c’est de le laisser t’emporter aussi loin et aussi vite qu’il veut en ouvrant grand les yeux sans oublier de respirer.


ACTES SYMBOLIQUES

Et donc, en débarquant ici, j’ai réalisé que j’étais parvenue à la fin d’un cycle parce que ma présence en ces terres était le plus significatif des actes symboliques que ma jeune vie avait jamais posé.

J’ai fait tout ça sans préméditation. Acculée par un bon gros fiasco, j’ai juste répondu à l’appel qui rugissait dans mes entrailles en pariant mes derniers pesos sur une simple intuition. C’est en cheminant sur un sentier qui s’éloignait du village que je l’ai pleinement réalisé. Ou alors, peut-être quand je me suis retenue de pleurer dans le bus, juste avant qu’il me lâche à l’entrée du pont. Ce pont que j’ai franchi à pied. Tel un acte symbolique, une fois de plus.

Ce village, c’est celui où j’ai rencontré Wish, mon ancien maestro, avec qui j’ai bu de l'Ayahuasca pour la toute première fois. La première cérémonie de Travis dans Borderline, c’est ici qu’elle a lieu.

Ce village, c’est celui où je suis revenue dix ans plus tard, après avoir publié mon premier bouquin. Pour retrouver Wish, commencer ma véritable carrière d’ayahuasquera et m’engager dans les diètes de Plantes Maîtresses qui font maintenant entièrement partie de ma vie. C’est ici que j’ai rédigé une bonne partie du Tome 2 de Borderline, alors que je diétais l’Ayahuasca en la buvant trois fois par semaine. C’est aussi ici que Wish m’a fait mon parfum, celui que j’emporte avec moi partout, dans tous mes voyages, et que j’ai empoisonné avec le Tabac récemment. C’est drôle, mais le premier truc que j’ai fait en débarquant ici, c’est de cueillir des branches de cet eucalyptus local que Wish utilisait comme chacapa pour en mettre dans la bouteille de ce parfum. J’ai fait ça sans réfléchir.

Et maintenant, ce village, c’est celui où, 3 ans après la mort de Wish, 4 diètes de Plantes Maîtresses et 5 bouquins publiés plus tard, à 35 ans, je vais finir le dernier tome de Borderline. Ce qui marque, incontestablement, la fin du plus long cycle de ma vie, qui dure depuis plus de 20 ans. Et c’est ici que je vais faire ma première cérémonie d’Ayahuasca solitaire, avec celle que j’ai cuisinée toute seule. L’Ouroboros se mord la queue et repart pour un tour...

Revenir ici boucler ce cycle d’écrivain-ayahuasquera est juste le plus puissant acte symbolique accompli en aveugle que j’aurais réalisé jusque-là.


VACHES MAIGRES, ALCHIMIE ET LÉGENDE PERSONNELLE

Je me demande si le choix des vaches maigres n’est pas celui qui peut être le plus important, le plus déterminant pour un Artiste. Le sacrifice le plus significatif qu'il puisse faire pour son œuvre.

Selon l’étymologie, “sacrifice” veut dire “rendre sacré”.

Certaines personnes se sentent plus en sécurité en vivant un rêve en train de les bouffer toutes crûes plutôt qu’en essayant de dompter et de s’approprier un mensonge. Cette sorte de cauchemar consensuel qu’est devenue la vie humaine.

Quand ton rêve commence à vivre par lui-même, il est possible qu’il t’anéantisse. J’ai lu quelque part que les rêves sont des mythes individuels. Et que les mythes sont des rêves collectifs. C’est exactement de ça qu’il est question.

Quelqu’un qui refuse de rêver dans le même sens que les autres ne peut pas cautionner les mythes qu’ils produisent. Et sa seule alternative est d’engendrer ses propres mythes, devenir le héros de sa propre légende, en transformant sa vie en un rêve perpétuel, et son rêve, en œuvre d’art.

Et si ton œuvre est suffisamment puissante, tu finiras par te perdre en elle. Parce que tu penseras à la nourrir, elle, avant de te nourrir toi-même. Tu te nourriras d’elle de toute façon, autant qu’elle se nourrira de toi. Et peut-être que ta légende continuera d’exister, alors que toi tu seras déjà mort.

Le sacrifice est un des plus sûrs moyens de rejoindre ton île solitaire, où tu es le héros d’un mythe fabriqué par toi et pour toi, et que tu seras probablement jamais que le seul à connaître. Mais j’ai tendance à penser que les actes solitaires accomplis dans le secret d’une conscience sont les plus essentiels, les plus significatifs de la Voie.

Du fric, j’aurais pu en avoir au taquet si je m’étais résignée à faire serveuse encore “juste un dernier été” ou alors si j’avais consenti à sucer la queue de qui de droit disposant d’une certaine pression financière sur moi. Ce qui, en fin de compte, revient au même. Accepter de faire la pute d’un “système” dégueulasse pour en récolter quelques miettes rassurantes sur son compte bancaire et dans le grenier poussiéreux de son esprit.

Au lieu de ça, j’ai préféré prendre un billet pour le Chaos. Sauter à pieds joints dans le désastre, comme dirait Chuck Palahniuk.

En gros, j’ai décidé que F.U.C.K.

J’ai joué tapis sur mon art, foutant tous mes œufs dans le même panier, avançant mes derniers jetons d’un geste fier et nonchalant pour un ultime coup de bluff, tel un bon gros bras d’honneur balancé à la gueule de la supposée toute-puissance du sacro-saint Pognon. Campée fermement dans mes bottes face à l’Apocalypse annoncée par cette machine qui décrète que si tu ne travailles pas pour elle, alors tu travailles contre elle, et qu’elle te le fera payer tôt ou tard d’une manière ou d’une autre…

C’est comme pour la confiance dont je parlais plus haut. Tu ne peux pas croire juste à moitié en toi-même. Soit t’y crois, soit t’y crois pas. Et si t’y crois, alors tu dois aller aussi loin que tu peux (et donc veux) aller. Peu importe à quel point “l’insécurité” menace ton avenir. L’avenir n’existe pas. Le présent est tout ce qui est.

Et si tu es aligné dans le présent, alors, tout va bien, putain.

C’est un truc que j’ai découvert assez récemment. Tant que tu laisses une infime possibilité à ta conscience d’avoir peur, alors, la peur va s’infiltrer en toi et tes croyances te feront faire des choix dictés par celle-ci, et c’est toute ta réalité qui va s’en trouver déformée. En revanche, si tu te laisses aucune porte de sortie de secours vers la “sécurité”, alors, tout ce qui te reste comme option, c’est de te jeter de la falaise pour chuter dans la vie.

Ce qui signifie, donner vie à ton rêve.

Un Guerrier ne moyenne jamais avec lui-même. Il s’agit de la plus forte leçon que j’ai apprise jusqu’ici.

Tout ce qu’on te demande, au fond, c’est d’oser bouger une pièce. Avoir les couilles d’avancer juste un putain de pion. Et ensuite, tu laisses la vie faire le reste. On en revient toujours à cette idée de maîtrise et de lâcher-prise. Comme dans tout art. Comme dans toute discipline.

Celui qui est capable de mixer la maîtrise de son art au lâcher-prise instinctif de l’inspiration est juste l’enfoiré le plus heureux que cette fichue Terre ait jamais porté.

Certains d’entre nous se contentent de rêver d’écrire leur légende et de devenir leur propre héros.

Les autres pratiquent l’Alchimie.

© Zoë Hababou 2023 - Tous droits réservés


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Chamanisme, Gonzo Zoë Hababou Chamanisme, Gonzo Zoë Hababou

Diète de Tabac : Near Death Experience

La douleur dans mon crâne et mon visage se déplaçait en pulsant d’ondes corrosives - quelque chose capable de dissoudre, de bouffer du métal – et descendait à présent dans les os de ma mâchoire. Mais le pire, c’est que le Tabac avait aussi commencé à s’attaquer à mes reins et au bas de mon épine dorsale. Aucune position n’était tenable. Les tentacules de la douleur irradiaient jusque dans mes jambes, dans les os de mes bras. C’est mon squelette entier qu’était dévoré par la fièvre, et tous les os de mon visage...

Récit Gonzo de la rencontre mortelle entre une Écrivain et l’Esprit du Tabac

Diète de Tabac Zoë Hababou Plante Maîtresse

JOUR 1

La veille de la première prise, durant la nuit, j’ai fait un rêve de Tabac. Peut-être parce que j’avais pris soin d’embrasser le bocal où il reposait avant de m’endormir. Ce rêve se passait au centre de medicina où je taffe en ce moment. Des pirates attaquaient la place, et je me cachais derrière la porte de ma chambre entrebâillée, dans l’angle, mon bocal de jus de Tabac à la main.

Je me souviens d’un bateau. Ils arrivaient par le fleuve.

Probablement qu’ils ont fini par me choper, parce que dans la scène suivante, je me trouvais de l’autre côté d’un immense grillage, sur une pelouse à l’herbe rase, avec comme un fort ou une tour de contrôle derrière moi, en compagnie d’autres personnes vraisemblablement heureuses d’être où elles étaient, soulagées. Les pirates se trouvaient de l’autre côté du grillage. Ils ne nous avaient pas abattus. Ils avaient simplement pris le centre pour s’y établir.

Mais moi, j’étais ni heureuse ni soulagée de cette situation. Et bien que tout le monde me disait que j’étais folle de vouloir y retourner, que c’était interdit, j’avais qu’une idée en tête : escalader ce foutu grillage et repasser de l’autre côté. Parce que cette séparation du monde entre pirates / gens biens me débectait, et que s’il fallait vraiment choisir, ces gens biens n’étaient de toute façon pas mon peuple.

C’est donc ce que j’ai fait dès que la foule a commencé à se disperser. Et une fois de l’autre côté, je me suis mise à quatre pattes et j’ai couru avec cette espèce de joie féline que j’associe au sentiment qu’a eu la Panthère en prenant possession de mon corps lorsque j’ai fumé du Bufo au Mexique. Moi, j’en garde aucun souvenir, vu qu’à ce moment-là ma conscience avait quitté mon corps pour fusionner avec la conscience universelle, mais les chamans m’ont raconté que j’avais feulé, marché à quatre pattes, et que je les avais même attaqués en mode furieux.

La lumière était belle, et je galopais comme une panthère.

Rêve, Tabac et Pirates, Zoë Hababou, diète de Plante Maîtresse

Rien de spécial à signaler pour ce premier jour de Tabac. Légère nausée après la prise du matin, mais sans vomir. La belle énergie qui m’animait m’a incitée à nettoyer la maison que je pouvais prendre, et déménager toutes mes affaires dedans. Le truc étrange, c’est que j’étais même pas sûre de vouloir aller y vivre. Au moment où je transbahutais tout, je me suis fait la réflexion que c’était le Tabac qui voulait ça. Que c’était lui qui me disait que je devais m’écarter plus profond dans la jungle sur le terrain, dans un espace plus grand, et plus loin de mon collègue directeur du centre aussi.

En réalité, il m’a fait agir sans même y penser. Je me suis retrouvée à le faire, c’est tout.

JOUR 2

J’ai très bien dormi, ce qui m’a un peu étonnée vu que j’avais entendu que le Tabac provoquait des insomnies, et que j’avais décidé d’en boire un verre le soir aussi. J’ai fait des rêves assez tristes, mais au petit matin j’étais bien. En sortant de la douche, je me suis aspergée de ce parfum artisanal que Wish, mon ancien maestro aujourd’hui mort, m’a fait il y a trois ans, dans lequel je prends soin d’ajouter chacune des Plantes Maîtresses que je diète. En préparant mon bocal de jus de Tabac, j’en avais mis un morceau à macérer dedans. L’idée, en faisant ça, est de se rapprocher toujours plus de sa Plante, de la porter en soi, sur soi.

Deux heures plus tard, vers 9h du matin, j’ai commencé à avoir mal à la tête.

Une douleur poignante, dans les sourcils, les pommettes, les sinus. Et mon corps s’est mis à trembler de froid. Il faisait 40 degrés dehors, comme d’hab. J’ai tout de suite compris que c’était de la fièvre mais ça m’a pas alarmée. Le Tabac est réputé pour provoquer des suées, du mal-être, des migraines, une faiblesse généralisée. Et une certaine confusion mentale aussi.

Puisque son truc à lui c’est la rectitude de la structure physique et la clarté mentale, et que les Plantes Maîtresses commencent toujours par réveiller et exacerber tes troubles pour mieux les foutre dehors, c’est normal que la première phase de la diète te fasse vivre l’inverse des vertus qu’elle est censée offrir.

J’ai été chercher une couverture pour me planquer en dessous dans mon hamac, résolue à souffrir, et j’ai fermé les yeux.

flotter dans le néant en compagnie de l'esprit du Tabac, Zoê Hababou

Rapidement, je me suis rendu compte que l’espace mental où je me trouvais était différent de tout ce que je connaissais. Il était infiniment éthéré, très léger, comme dessiné avec une grande finesse. Vivre en lui revenait à flotter quelque part, dans un lieu intérieur caché dans une strate de ma conscience. Ça parait beau dit comme ça, et dans un sens ça l’était, mais c’était impossible d’en profiter. Parce que la souffrance qui envahissait mon corps devenait de plus en plus violente.

J’ai essayé de l’accepter, d’accepter de l’éprouver comme un enseignement, une épreuve qu’il m’était nécessaire de connaître, et au fond j’y suis plus ou moins parvenue, car je ne luttais pas du tout. Mais la souffrance est la souffrance, et quand on la ressent, elle nous laisse aucune chance de l’oublier. Il n’y aucun endroit où on peut fuir. Tout notre être est focalisé sur elle. Plus rien d’autre n’existe.

La douleur dans mon crâne et mon visage se déplaçait en pulsant d’ondes corrosives - quelque chose capable de dissoudre, de bouffer du métal – et descendait à présent dans les os de ma mâchoire. Mais le pire, c’est que le Tabac avait aussi commencé à s’attaquer à mes reins et au bas de mon épine dorsale. Aucune position n’était tenable. Les tentacules de la douleur irradiaient jusque dans mes jambes, dans les os de mes bras.

C’est mon squelette entier qu’était dévoré par la fièvre, et tous les os de mon visage...

Pourtant, mon esprit parvenait à rester relativement serein au vu des circonstances. Je ne geignais pas, ne grognais pas. Aucune plainte ne s’échappait de moi. La fièvre qui me possédait avait un sens, j’en étais sûre, et même si j’étais pas capable de le comprendre, la foi que j’ai en la medicina me permettait de me livrer à elle avec confiance.

J’ai passé des heures là-bas dans cet espace de clarté mentale qui ressemblait au vide. Une sorte de no man’s land, territoire du néant où la souffrance est partout, mais où l’esprit, Dieu seul sait comment, contemple sa propre lumière…

Et mon Allié humain était là. Il était là, partout.

Et il me parlait.

Impossible de rapporter ici tout ce qu’il a dit durant ces heures et ces heures d’expérience au cœur du rien, mais à aucun moment il ne m’a abandonnée. Qui pourrait dire ce qui était réel et ce qui n’était que la fièvre délirante d’une fille en pleine combustion intérieure ?

Cette histoire d’ancre qu’il avait promis d’être pour moi durant mes diètes, cette idée d’épée insérée dans ma colonne vertébrale, que j’étais en train d’expérimenter (sauf que cette épée, on était en train de me la faire passer dans le mauvais sens, la croix au niveau des reins et la pointe fichée en plein dans la moelle épinière), de même que cette expérience d’un Animal de Pouvoir qu’il avait eue dans les os et dans le visage, qui pourrait dire dans quelle mesure j’ai apposé nos idées sur ce que je vivais, pour trouver une justification à cette atroce douleur, trouver moyen d’y survivre en lui collant une signification, ou bien si, depuis le début, lui et moi on savait ce qui m’attendait grâce à je ne sais quelle stupéfiante faculté suprasensorielle ?

Les heures passaient et l’armure que le Tabac forgeait à même mon visage, comme s’il coulait de l’acier sous ma peau, et cette épée qu’il me rentrait par la garde depuis le coccyx jusqu’à la nuque faisaient irradier tout mon être d’une souffrance telle qu’aucun son ne sortait de moi.

Le pire, c’est qu’on était censés prendre de l’Ayahuasca avec mon collègue le soir-même, et qu’aussi fou que ça puisse paraître, j’avais pas encore dans l’idée d’y renoncer. L’Ayahuasca peut parfois faire des miracles au niveau de la souffrance, en évacuant d’un coup tout ce qui déconne après t’avoir fait comprendre de quoi il s’agit. C’était à peu de choses près le seul espoir que je nourrissais, même si la simple idée de boire la Plante ce soir-là me donnait des envies de meurtre.

J’ai fini par ramper jusqu’à mon lit, dans ma maison. Il devait être 16h. Malgré tout ce temps passé dans mon hamac, j’avais pas dormi une seule seconde, oscillant entre tentatives de lecture de La Pierre et le Sabre et escapades dans le néant en compagnie de mon Allié.

Une fois dans mon lit, les choses ont pris un tour encore plus étrange.

J’ai vu l’esprit du Tabac.

Cet être noir, immense, fondamentalement pur.

Il me parlait de guérison tout en semblant soigner des organes de mon corps en les faisant transiter par le sien pour les purifier. Je me souviens en particulier du cas de mes poumons. Il les a retirés, tout noirs, de ma poitrine, afin de les placer dans la sienne. Puis il me les rendus et ils étaient comme neufs (quelques jours plus tard, j’ai réalisé que cette méthode de guérison est largement employée dans plusieurs traditions chamaniques. Les guérisseurs opèrent sans instruments et sans anesthésie, tels des chirurgiens cosmiques, et retirent les organes malades du corps des patients pour les nettoyer, avant de les leur remettre dedans).

Mais surtout, il me parlait de la mort.

J’ai alors vu la possibilité que je meure ici dans la jungle. J’ai vu comment ma mère contactait mon Allié pour savoir pourquoi elle n’avait plus de nouvelles de moi. Je l’ai vu lui apprendre que j’étais morte. C’est là que j’ai compris que l’arrivée de ma mort était réelle.

J’ai ouvert les yeux en réalisant enfin ce que j’avais fait.

La nicotine est l’un des plus violents poisons au monde. Quand on la boit ou qu’on la fume, le corps arrive à la dégrader.

Mais pas quand on l’applique sur la peau.

Et moi, je m’en étais arrosée à fond la caisse le matin-même.

J’ai foncé voir mon collègue pour lui dire la connerie que j’avais faite. Il m’a bien évidemment engueulée, puis j’ai couru sous la douche. En revenant vers lui après, il a pris ma température et mon rythme cardiaque. J’avais plus de 39 de fièvre et le pouls à 110.

Il était 19h quand je me suis enfin douchée. J’avais souffert pendant dix heures, et c’était pas fini. Mais j’avais à présent un torchon plein de glace sur la tête, au minimum, et le corps enfin rincé du poison.

De toute façon, même si j’avais dû y passer, y avait pas grand-chose qu’on aurait pu faire. Avec cette pluie qui ne cessait de tomber, la route était impraticable en moto (seul véhicule dont on dispose), et pour se rendre à Iquitos en bateau, ça prend quatre heures. Je pouvais même pas prendre de paracétamol pour faire baisser la fièvre. D’une, parce que j’étais en diète et que c’est super dangereux de prendre des médocs pendant. De deux, parce que je crois à l’intelligence du corps qui a de bonnes raisons de maintenir la fièvre pour brûler le poison, et que je voulais pas aller contre sa sagesse. De trois, si je devais crever par le Tabac, qu’il en soit ainsi.

De toute façon, même après avoir réalisé ma bêtise, je pouvais pas m’empêcher de penser que tout était à sa place. Je suis extrêmement sérieuse avec les Plantes Maîtresses. Je respecte toujours mes diètes. Ça me ressemble vraiment pas d’avoir fait cette connerie, surtout qu’on en avait parlé la veille avec mon collègue, de ne jamais appliquer de nicotine directement sur la peau. Et pourtant j’avais foutu ce putain de morceau de Tabac en toute naïveté dans cette saleté de bouteille de parfum. De mon point de vue, y avait forcément une raison pour ça.

Le Tabac me voulait en mode hardcore, voilà tout.

Naturellement, on a annulé la cérémonie (il n’y avait aucun client au centre depuis notre arrivée, et il n’y en aurait pas avant le mois de juillet, donc on se gérait comme on voulait), et on a décidé que je dormirais dans la chambre de mon collègue, au cas où je crevais durant la nuit.

L’écouter me raconter comment le poison neurotoxique de la nicotine attaquait mes nerfs (ce qui expliquait la souffrance dans mon visage) et comment mes pauvres reins essayaient de le filtrer m’aidait pas des masses à me détendre, car je craignais des séquelles irréversibles. Et puis ça remettait aussi en cause les enseignements que j’avais cru recevoir au sujet de l’armure dans mon visage et de l’épée dans mon dos, sans compter la présence de mon Allié et celle de l’esprit du Tabac qui, en définitive, pouvaient n’être qu’un délire dû à la fièvre.

Mais y a toujours plusieurs niveaux lectures aux événements, pas vrai ?

Il n’y a pas de hasard.

Et TOUT est réel.

J’ai réussi à dormir, même si je me suis réveillée plusieurs fois dans la nuit pour aller pisser et surtout éliminer le poison, je pense.

Ce qui me faisait le plus de peine, c’est d’avoir rendu le parfum que Wish m’a fait rien que pour moi il y a si longtemps, dans lequel il a si souvent chanté ses icaros, mis des arcanes (protections) et aussi tout son amour et toute son énergie, inutilisable. Ce parfum, je l’emporte partout avec moi, j’y ai ajouté toutes les Plantes que j’ai diétées, c’est ma protection et mon pouvoir… Et maintenant voilà, c’est devenu un poison.

Mais y a un truc drôle, vous savez. Tout comme la nicotine, le venin du cobra est neurotoxique. Et ça me ramène à une réflexion que j’ai eue y a pas longtemps en découvrant que pour traiter le manque dû à l’addiction à l’héroïne, le venin de cobra fonctionne bien, apparemment.

Comment j’ai fait pour prendre de l’héro pendant trois ans sans vraiment devenir accro ? Et comment j’ai fait pour survivre au poison mortel de la nicotine alors que c’est l’un des pires au monde ?

Je suis un Cobra. Je crois que mon propre venin me protège des autres poisons. Peut-être que c’est ça aussi, transmuter le poison en médecine, l’un des thèmes centraux de mon apprentissage…

Quoi qu’il en soit, je dispose maintenant d’une bouteille de poison neurotoxique mortel, tout comme le cobra possède le sien.

Intéressant, n’est-ce pas ?

 

JOUR 3

Mal de tête disparu. J’ai bu mon verre de Tabac le matin-même, parce que malgré les événements de la vieille, hors de question d’interrompre ma diète. Toujours de la douleur dans les reins et la colonne vertébrale. Très faible, très fatiguée.

Nouveau verre de Tabac avant de dormir.

JOUR 4

Douleur dans le dos disparue, mais ma jambe droite me fait mal. C’est à cause de la sciatique, truc héréditaire qui me fait pas vraiment chier dans la vie de tous les jours, mais qui a tendance à se manifester quand je tire trop sur la corde. Je me suis dit que le Tabac était en train de la soigner.

Il devenait de plus en plus évident qu’il s’attachait à rectifier ma structure physique. En revanche, il est intéressant de noter que contrairement à ce que j’avais pu lire, je n’ai connu aucune confusion mentale, même durant la fièvre. Ce travail-là, je l’ai fait l’an dernier, lors de ma diète d’Ayahuma. Et depuis ma prise de Bufo, mon mental est incroyablement silencieux.

J’ai bu de l’Ayahuasca ce soir-là, après avoir repris un verre de Tabac. Entrer dans les détails serait long et bien trop personnel, alors je vais me contenter de pointer les éléments importants.

Le monde du Tabac est noir et or.

Quand son esprit est arrivé dans la cérémonie, je l’ai senti dans tout mon visage. Il est entré dans les mêmes os qui m’avaient tant fait souffrir. Mais cette fois-ci, ça me faisait plus du tout mal, bien au contraire…

Après avoir forgé l’armure dans mon visage, il la faisait maintenant étinceler, comme s’il la polissait tout en douceur, vérifiait que tout était en place, solide, prêt à renvoyer la lumière. J’ai adoré ça.

Quelque chose au niveau des épaules. J’ai pris conscience de la puissance de mes trapèzes. Mes épaules pesaient lourd, lourd de muscles, mais surtout de la responsabilité qui m’incombe désormais, en tant que chevalier servant du Tabac. C’est l’idée qui m’est venue.

Après la cérémonie, c’est comme si je sortais de l’ostéo. Mon squelette était tout fragile, comme s’il avait besoin de s’habituer à sa nouvelle réorganisation. Et puis, j’étais en putain de chute de tension. Je tenais pas debout. J’ai manqué m’évanouir à plusieurs reprises.

JOUR 5

J’ai dormi dix heures. Je me suis sentie faible et vaseuse toute la sainte journée.

JOUR 6

Je sentais que c’était le dernier jour de la diète, mais pour en être sûre, je devais vérifier auprès du Tabac en personne. Donc, j’ai fait une cérémonie d’Ayahuasca. De nouveau, voici les éléments fondamentaux.

Quand le Tabac s’est pointé, j’ai aisément reconnu son monde. Étrangement, je ne le trouve pas beau, son monde. Ce noir et cet or qui semblent se marier vraiment mal, cette violence latente qu’on sent derrière, la puissance effarante qui se dégage de lui, sont difficiles à supporter, comme si c’était démesuré pour un être humain.

Mon corps avait beaucoup de mal à l’accepter, si bien qu’au bout d’un moment, il a commencé à se tordre dans tous les sens, avec une pesanteur dans les épaules qui le clouait au sol, comme si la gravité avait doublé. Mais le Tabac m’a appuyé sur la tête tout en me disant que j’avais fait du bon boulot, qu’il était fier de moi. Qu’il m’avait bien rectifiée.

Les chamans ont ce geste parfois. T’appuyer sur la tête pour faire entrer la medicina en toi et colmater tes canaux.

Mais c’était dur, et c’est finalement mon Cobra qui m’a sauvé la mise en se glissant en moi. Je me suis mise à siffler, à cracher des flèches avec ma voix, à vibrer et à me secouer comme les sonnettes d’un serpent, tandis que mes jambes étaient crochetées l’une à l’autre comme si mon corps de reptile s’accrochait aux branches d’un arbre.

Il m’a aidée à gérer cette passation de pouvoir inhumaine que le Tabac me faisait subir.

Le Tabac m’a dit qu’il allait me rendre mon énergie. Que je pourrais revenir le rencontrer plus tard, afin d’aller plus loin avec lui, dans son monde, mais qu’il était désormais mon ami.

A la toute fin de la cérémonie, une marée noire de fumée opaque et tourbillonnante m’a enveloppée tout entière, se diffusant principalement dans mon ventre.

Et à présent, je la vois à chaque nouvelle cérémonie d’Ayahuasca. Elle est en moi et tout autour de moi. Apparemment, même les autres peuvent la sentir. On me dit que je pue la fumée à plein nez, encore pire que d’habitude !

C’est le Tabac. Il forme un nuage qui fait partie de moi.

A présent, je dois apprendre à l’utiliser comme arme et comme bouclier.

Vous pigez maintenant, quand je vous dis que la medicina amazonienne, c’est une putain de Voie du Guerrier ?

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La Voie du Guerrier

On raconte que quand tu commences à vibrer avec assez de puissance sur une nouvelle fréquence, ta réalité commence à se mettre au diapason… et donc à amener vers toi des personnes qui surfent sur la même longueur d’onde. C’est ce qu’il s’est passé entre Brice Amiot et moi. Deux Samouraïs au regard aigu et au sabre aiguisé qui auraient pu s’étriper sur un champ de guerre en d’autres circonstances, mais qu’ont eu la bonne idée d’échanger les livres qu’ils avaient écrits, en tombant réciproquement amoureux… de la fureur de vivre de l’autre ! Un qui opère dans la pratique et l’enseignement traditionnels des Arts Martiaux. L’autre qui traficote dans le domaine de la Medicina traditionnelle amazonienne. Lui et moi, on était faits pour devenir Alliés. C’est donc naturellement qu’on s’est mis d’accord pour s’attaquer à ce thème qui gouverne entièrement nos vies : La Voie du Guerrier.

On pourrait se dire qu’être un Guerrier à l’heure actuelle n’a plus aucune putain de signification.

Alors, certes, le terme “guerrier de lumière” est pas mal employé, mais c’est bien souvent pour combler un trou béant dans les tripes de celui qui l’emploie, sorte de poudre aux yeux qu’on balance en espérant vaguement que les paillettes scintilleront suffisamment fort pour masquer l’absence de véritable lumière de celui qui te les jette à la gueule.

Pourtant, aussi désuet que ça paraisse, moi, j’y crois toujours, au Guerrier. Peut-être même plus fort que jamais. Ouais, on est comme ça, nous les artistes. Suffit qu’on mate Ghost Dog ou qu’on lise Castaneda pour s’enflammer avec des idéaux que plus personne n’a le souci de porter. Et encore moins fièrement.

Plus personne, vraiment ? On raconte que quand tu commences à vibrer avec assez de puissance sur une nouvelle fréquence, ta réalité commence à se mettre au diapason… et donc à amener vers toi des gens qui surfent sur la même longueur d’onde.

C’est exactement ce qu’il s’est passé entre Brice Amiot et moi. Deux Samouraïs au regard aigu et au sabre aiguisé qui auraient pu s’étriper sur un champ de guerre en d’autres circonstances, mais qu’ont eu la bonne idée d’échanger les livres qu’ils avaient écrits, en tombant réciproquement amoureux… de la fureur de vivre de l’autre !

Un qui opère dans la pratique et l’enseignement traditionnels des Arts Martiaux. L’autre qui traficote dans le domaine de la Medicina traditionnelle amazonienne.

Je vous le fais pas dire. Lui et moi, on était faits pour devenir Alliés.

C’est donc naturellement qu’on s’est mis d’accord pour s’attaquer à ce thème qui gouverne entièrement nos vies : La Voie du Guerrier.

Et j’ai comme dans l’idée que la série d’interviews de ce mec, réunies ici en 4 vidéos, pourrait éveiller dans vos cœurs la force guerrière qui sommeille en eux…

Le Feu Sacré, ça vous dit quelque chose ? Voilà de quoi le réanimer.


LE GUERRIER

Qu'est-ce qu'un Guerrier ? En quoi consiste la discipline spirituelle ? Comment atteindre la réalisation personnelle ? Et si la vie était une série d'épreuves initiatiques destinées à nous faire évoluer ?

Les questions posées à Brice Amiot

  • Qu'est-ce qu'un Guerrier ?

  • Déconstruire une partie de soi.

  • Comment se reconnecter à son corps pour entrer en harmonie avec la Nature ?

  • Une discipline spirituelle.

  • La vie est-elle un chemin constitué d'épreuves initiatiques ?

  • Un Guerrier a-t-il besoin d'un maître ?

  • Un Guerrier combat-il le Mal ?

  • Transformer le Mal en énergie qui nourrit le Bien.

  • Quelle est la valeur de l'expérience personnelle ?

  • L'intention n'est pas une réflexion, c'est une conviction.

  • Qu'est-ce que la réalisation personnelle ?

  • La Voie du Guerrier est-elle Une ?


LES IMPLICATIONS DE LA VOIE

A quoi doit se préparer celui qui s'engage dans la Voie du Guerrier ? Quelles qualités et quelles valeurs doit-il incarner ? Quelle est la place de la volonté dans cette quête ? Et si l'unique adversaire du Guerrier n'était personne d'autre que lui-même ?

Les questions posées à Brice Amiot

  • Quelle place accorder à l’ascèse dans la Voie du Guerrier ?

  • Quelles sont les valeurs fondamentales d’un Guerrier ?

  • La volonté.

  • La différence entre se fixer sur ce qu’on veut obtenir et travailler à ce qu’on veut être.

  • L’isolement est-il indispensable à la connaissance de soi ?

  • Comment un Guerrier gère t-il correctement ses émotions ?

  • La colère !

  • Un Guerrier doit-il se défier lui-même ?

  • La responsabilité.

  • Que signifie “apprendre à mourir” ?

  • Et si le seul véritable ennemi du Guerrier était finalement… lui-même ?

  • Bonus enregistré hors interview !


ÊTRE UN GUERRIER MODERNE

Agir en tant que Guerrier dans le monde d'aujourd'hui, qu'est-ce que ça veut dire ? Un Guerrier actuel est-il fatalement subversif ? Son éthique le condamne t-il à mener une lutte solitaire ? Et si chacun s'engageait sur la Voie, quels changements seraient opérés dans le monde ?

Les questions posées à Brice Amiot

  • Que signifie être un Guerrier dans le monde moderne ?

  • Obéir à la morale ou suivre son éthique ?

  • Y a-t-il de plus en plus de gens qui se dirigent vers la Voie du Guerrier ?

  • Se définir par ce qui nous anime plutôt que par ce qui nous accable.

  • Comment se reconnecter à son feu sacré intérieur ?

  • Être un Guerrier moderne condamne t-il à la solitude ?

  • Si chacun suivait la Voie du Guerrier, à quoi ressemblerait le monde ?

  • La révolution intérieure n’est-elle finalement pas la seule révolution en mesure de changer le monde ?


QUESTIONS FUN AU GUERRIER !

Qu'est-ce que le QI ? Comment parvenir à cette impressionnante maîtrise du corps dont font preuve les artistes martiaux ? D'où viennent les styles animaliers qu'on observe dans le Kung Fu ? Et surtout... que voulait dire Bruce Lee avec son "sois comme l'eau" ?

Les questions posées à Brice Amiot

  • Comment se fait-il qu'un Guerrier s’intéresse à Carlos Castaneda ?

  • L’Iboga dans la tradition du Bwiti !

  • La différence entre drogues de synthèse et plantes sacrées.

  • Qu’est-ce que le QI ?

  • La vérité sur Shaolin.

  • Comment arriver à la parfaite maîtrise de son corps à travers les Arts Martiaux ?

  • Le Kung Fu des animaux !

  • Parallèle entre les enseignements martiaux et le chamanisme.

  • Les styles animaliers.

  • L’Homme et la Nature.

  • Les neurosciences.

  • S’identifier à la Nature.

  • Le Serpent !

  • BRUCE LEE !!!!!

  • Sois comme l’eau…

  • Que signifie “emprunter la force de l’adversaire”, “accompagner”, dans les Arts Martiaux et dans la vie ?

  • La philosophie des Arts Martiaux est-elle encore honorée aujourd’hui ?

  • En tant qu’enseignant d’art martial, comment diriger ses élèves vers la véritable essence du truc ?

  • L’effet des VRAIS Arts Martiaux sur les élèves !

  • Analyse d’un étrange combat…

  • Les 3 grandes géométries des Arts Martiaux : le cube, la sphère et la pyramide.

  • Le livre “Esprit Martial”.

  • Les ouvrages conseillés par le Guerrier !



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Wanted, Philo Zoë Hababou Wanted, Philo Zoë Hababou

Wanted Dead or Alive : Brice Amiot, Artiste Martial engagé dans la Voie du Guerrier

Ce type, il parle de la vie comme d’un maître, du mal dont tu peux dompter l’énergie afin de le transmuter en bien. Il voit chaque souffrance comme une épreuve initiatique, t’apprend comment exprimer tes émotions par le corps, comment devenir responsable de ta propre réalité. Il compare l’ego à un logiciel informatique malveillant et te chuchote que les Guerriers sont ceux qui décident d’entrer dans la machine pour la déprogrammer. Il ose redonner sa légitimité à l’expérience personnelle, en rétablissant le vivant qui circule à l’intérieur de toi comme seule vérité. Il évoque la vraie force, aussi. Celle qui te permet d’employer l’énergie des choses néfastes pour nourrir le changement positif que tu veux voir se produire. Cette force qui peut faire de toi un être indestructible, car capable de tout accepter. Et enfin, il parle de l’intention. De cette conviction qui t’habite lorsque tu décides de devenir enfin ce que tu rêves d’être. Jusqu’à ce que chaque cellule de ton âme en soit imprégnée et que tu parviennes… à la totale réalisation de toi-même. Ce mec dont je cause, ce qu’il fait, en réalité, c’est de rendre son pouvoir à l’être humain.

Fallait que je trouve quelqu’un à qui m’adresser. Ce truc du Guerrier m’obsédait depuis trop longtemps, mais je savais pas par quel bout l’attaquer. Moi-même évidemment je me sentais l’âme d’une Guerrière, et quand on connait un tantinet le terrain que je pratique, pas besoin d’avoir inventé l’eau chaude pour capter que l’Ayahuasca en mode traditionnel, c’est carrément une Voie du Guerrier. Mais c'était pas assez pour oser me colleter à ce thème foutrement vaste en pleine légitimité.

Et puis je suis tombée sur un mec. Un maestro d’Art Martial. Du style traditionaliste.

Une seule vidéo de lui m’a suffit. J’ai su que j’avais trouvé celui qu’il me fallait.

Ce type, il parle de la vie comme d’un maître, du mal dont tu peux dompter l’énergie afin de le transmuter en bien. Il voit chaque souffrance comme une épreuve initiatique, t’apprend comment exprimer tes émotions par le corps, comment devenir responsable de ta propre réalité.
Il compare l’ego à un logiciel informatique malveillant et te chuchote que les Guerriers sont ceux qui décident d’entrer dans la machine pour la déprogrammer.
Il ose redonner sa légitimité à l’expérience personnelle, en rétablissant le vivant qui circule à l’intérieur de toi comme seule vérité.
Il évoque la vraie force, aussi. Celle qui te permet d’employer l’énergie des choses néfastes pour nourrir le changement positif que tu veux voir se produire. Cette force qui peut faire de toi un être indestructible, car capable de tout accepter.
Et enfin, il parle de l’intention. De cette conviction qui t’habite lorsque tu décides de devenir enfin ce que tu rêves d’être. Jusqu’à ce que chaque cellule de ton âme en soit imprégnée et que tu parviennes… à la totale réalisation de toi-même.
Ce mec dont je cause, ce qu’il fait, en réalité, c’est de rendre son pouvoir à l’être humain.

Son nom, c’est Brice Amiot.

Et putain, il va te fracasser la tête.

Quand Brice Amiot affûte ton être comme un sabre en déployant son ardente vision du Guerrier

L'interview de Brice Amiot par Zoë Hababou

Cette interview est la version écrite de la série de 4 vidéos réalisées en duo avec Brice Amiot, La Voie du Guerrier.

On a décidé de la publier ici parce qu’elle constitue un parfait Manuel du Guerrier.


PRÉSENTATION DE BRICE AMIOT

Bon, soyons clairs, Guerrier : toi et moi, on se serait jamais croisés si t’avais pas eu la bonne idée d’écrire des livres. C’est marrant, c’est un truc qu’on retrouve dans pas mal d’ouvrages de samouraïs, justement ; cette idée que l’Art du Sabre doit s’allier à celui de la Plume pour transformer le monde (et probablement aussi celui qui tient le sabre dans une main et la plume dans l’autre). C’est d’ailleurs l’une des choses qu’on a en commun, nous deux. Parler de nos pratiques guerrières à travers des livres. Celui sur lequel je me suis basée pour faire cette interview, c’est Esprit Martial, dont je propose pas mal de citations à la fin de notre rencontre. Je me doute qu’il serait fastidieux pour toi de revenir ici sur ta longue (et pour tout dire époustouflante) carrière, mais y a pas le choix. Faut que tu te présentes. Faut que les gens sachent à qui ils ont affaire, et pourquoi t’es qualifié pour t’attaquer avec moi au thème de la Voie du Guerrier. Je sais pas, parle-nous de l’école que t’as créée, de ce qui te pousse à écrire des livres, de la raison pour laquelle ce thème du Guerrier est si important pour toi… Je t’écoute. Bon courage.

OK Guerrière, je vais tenter de me présenter mais pas en te faisant le traditionnel CV qui viendrait énumérer mes compétences ! Je vais plutôt te raconter comment aujourd’hui, j’en arrive à amorcer un virage assez serré dans la pratique et l’enseignement des Arts Martiaux. Cela me semble beaucoup plus pertinent pour mettre en lumière ce qui m’anime lorsque j’aborde à tes côtés le sujet de la Voie du Guerrier.  

Beaucoup de tes lecteurs reconnaîtront sûrement qu’ils sont à la fin d’un cycle de vie qui fut nourri par une certaine conscience qu’ils ont aujourd’hui totalement dépassée. Peut-être que comme toi et moi, ils ont traversé certaines épreuves et acquis certains enseignements qui ont changé leur vision d’eux-mêmes et du monde. Si c’est le cas, ils sentent inévitablement que cette transmutation les amène à s’inscrire dans un nouveau processus de réalisation ou, en d’autres termes, dans une nouvelle quête. Ils ont alors un regard bienveillant sur les éléments de leur passé qui ont contribué à leur croissance spirituelle mais il se peut qu’ils soient encore en train de travailler à balancer des coups de hache dans certaines attaches que la vie leur demande de rompre. Le nouveau ne fait pas de concessions : « On ne met pas de vin nouveau dans de vieilles outres… ». 

Rompre ses anciennes attaches à coup de hache

Il me semble en effet que l’époque actuelle fait l’office d’une charnière à l’échelle de l’humanité et que nous sommes nombreux à avoir l’impression que notre âme (ou notre Soi si je me réfère au travail de Jung) a décidé de nous foutre la pression afin que notre incarnation lui soit à présent totalement dédiée. Elle le fait en nous montrant que le chemin que nous avons parcouru jusqu’ici était un apprentissage et qu’à présent il va falloir non seulement apprendre quelque chose de totalement différent pour équilibrer notre Être, mais qu’il va surtout falloir se mettre à appliquer les leçons reçues.

Elle exige un acte de foi, un saut dans le vide pour que nous puissions découvrir nos réels pouvoirs et prendre un nouveau départ. Elle nous met au défi mais elle le fait en nous donnant les armes nécessaires pour les relever. À nous d’avoir le courage de saisir ces armes, de nous exercer à les manier avec dextérité et à affronter, grâce à elles, ce ou ces défis avec foi, sagesse et courage.  Notre âme nous veut totalement libre et disposé à la servir : le moi au service du Soi ! Elle nous montre notre Voie sous la forme d’une trame reliant les évènements de notre vie et cela en leur donnant un sens. Puis elle nous donne le choix d’en faire une légende, d’accomplir une destinée. Si nous y consentons cette voie devient ce que j’appelle “la Voie du Guerrier”. 

Je suis de ceux qui sont persuadés qu’une existence n’est rien d’autre qu’un grand processus alchimique. Nous y subissons de grandes étapes de transmutation destinées à nous détacher d’une certaine conception limitée de nous-même. Ainsi, nos incarnations nous permettent d’avancer vers une réalisation complète de notre essence divine : le Soi.  

Celui qui, dans une de ses existences, choisit d’accompagner consciemment ce détachement du “petit moi” devient donc un Guerrier. Un Guerrier qui, sous l’appel du Soi, a le courage de s’attaquer aux armées du moi dont les soldats sont nommés Pensées, Croyances, Peurs, Désirs, Sentiments, Mémoires Ancestrales, Blessures, Conventions, Système, etc...

À l’heure où je t’écris, je me demande si finalement, ce n’est pas la Voie du Guerrier qui nous choisit. Je me demande si elle ne vient pas inévitablement s’imposer à nous au cours d’une de nos incarnations parce que le moment est venu pour notre âme de se révéler à travers l’archétype du Guerrier ou celui du Héros, mais ce n’est pas le propos du jour. Tu me demandes d’avoir un regard sur mon parcours et je vais à présent pouvoir te le livrer à travers le prisme de cette vision de l’existence que je viens de te décrire.

Ce prisme je le chéris car il me permet de donner un sens à ma vie, aux épreuves et aux cadeaux qu’elle m’a offerts, aux rencontres qu’elle a mises sur ma route, aux passions et aux vocations qu’elle a suscitées. Ce prisme m’amène à me dire que rien n’arrive par hasard et que nous servons le plan d’un grand architecte en charge de mener l’humanité vers sa source.   

C'est la Voie du Guerrier qui nous choisit

Mon attirance vers les Arts Martiaux s’est forgée dans la croyance qu’il existe une lutte entre “le Bien et le Mal”, entre la lumière et les ténèbres, entre des gentils et des méchants… Fils d’un Père flic et d’une Mère travaillant dans la Justice, je te laisse imaginer à quel point le terreau de mon enfance était propice à ce qu’émergent en moi de tels concepts. L’image du puissant héros défenseur des faibles face aux injustices commises à leur encontre par de cruels oppresseurs était celle à laquelle je choisis instinctivement de m’identifier et dès mon plus jeune âge, il me parut crucial d’acquérir des compétences en matière de lutte contre “le Mal”. Je souris en évoquant cette réalité, Guerrière, mais tu vas te rendre compte que cette croyance, qui peut se révéler extrêmement nocive pour soi-même et les autres, peut également devenir le moteur de grandes réalisations. 

Donc, à la base de ma conception de la vie résidait un combat. Forcément, étant donné que nous créons notre réalité, les combats et les injustices ne se sont pas fait attendre et mon enfance a très vite été marquée par de sombres évènements. En effet, mon Père fit l’objet de pressions politiques dans l’exercice de ses fonctions de commissaire divisionnaire au sein de la Police d’une commune du Val d’Oise et sa prise de position en faveur de ce qui lui semblait juste valut à notre famille d’être menacée. Un grand processus de destruction bien vicelard comme savent les mettre au point les Hommes avides de pouvoir s’enclencha autour de la nécessité d’éliminer un homme gênant et mon Père sombra dans une profonde dépression avant d’être tué par le poids des attaques incessantes dont il était la cible. J’avais alors sept ans.

On dit qu’on constitue la base de sa relation au monde dans les sept premières années de sa vie. Me voilà donc parti avec un bagage bien lourd rempli de l’idée que le monde des Hommes est dangereux car il y règne massivement des êtres sombres, corrompus et malveillants, que ces êtres m’ont pris mon Père, que je suis seul pour me défendre et défendre ma Mère. Bienvenue en enfer ! 

La Nature, refuge du jeune Guerrier

Dès lors, la nature devient mon refuge. Je suis un enfant solitaire errant la plupart du temps dans les profondes forêts vivantes qui bordent la propriété que mes parents avaient achetée. Les arbres et les animaux deviennent mes compagnons de jeux ou plutôt d’entraînement car je n’ai qu’une seule idée en tête : devenir fort.

Mes moindres actions sont dictées par la volonté d’être capable de me protéger, d’incarner les nobles valeurs que mon éducation m’avait inculquées et par celle de me tenir loin de la noirceur des Hommes. Le problème, c’est que je rencontre cette noirceur partout car elle est ancrée en moi : on voit ce qu’on croit. À l’école je n’ai que très peu de camarades de mon âge, en dehors je suis seul ou je traîne dans les pattes de tout un tas “d’anciens” des campagnes qui m’apprennent des trucs d’anciens remplis de bon sens, de magie et de connaissances des lois de la nature. Je suis déjà en train d’apprendre ce qui constitue aujourd’hui le cœur de mon enseignement. 

Le combat continue et la vie m’arrache à mes racines : je pars vivre chez ma Grand-Mère maternelle dans le Pas-de-Calais. Ce fut de belles années qui me permirent d’être complètement bercé par la sagesse de tout un tas de personnes âgées aimantes et bienveillantes qui constituaient mon entourage proche. L’une d’entre elles fut mon premier professeur d’Arts Martiaux. Un homme discret et profondément bon qui s’occupait de son jardin lorsqu’il n’enseignait pas le Judo. Et son jardin était juste au bout de celui de ma Grand-Mère.

Autant te dire que cet homme patient et d’une profonde sagesse avait souvent un petit pot de colle nommé Brice aux miches lorsqu’il foutait le nez dehors. Et lorsqu’il se rendait dans son Dojo, j’y était également car forcément, les Arts Martiaux se sont révélés comme incontournables dès lors que leur existence fut portée à ma connaissance. Ma Mère n’hésita pas à financer mes cours jusqu’à ce que je sois moi-même en capacité de les payer et mes professeurs d’Arts Martiaux sont devenus mes Pères de substitution. Chacun d’entre eux a développé en moi des qualités ou inspiré des quêtes de compétences. Ils ont tous façonné ma vie en parallèle de deux autres sources d’inspiration : le cinéma et la littérature. Si le cinéma continuait à nourrir le misanthrope assoiffé de justice, de droiture et bouillant du désir de punir le “déviant”, la littérature, elle, commençait à m’apporter d’autres visions des buts de la pratique des Arts Martiaux.  

Mon adolescence prit alors une espèce de double direction. Je devais à la fois aller au bout de ma quête de force mais commencer également à envisager que ce que j’entendais être un homme fort n’était qu’un petit aspect très éphémère du thème de la force humaine. J’étais aussi invité à me poser quelques questions au sujet de ma réalité. Mais tu sais comme moi que c’est lorsqu’on est allé au bout d’une idée que celle-ci peut laisser place à une autre.

J’ai donc continué à pratiquer différents Arts Martiaux, sports de combat et méthodes de self défense dans le but quasi unique d’affronter ce monde si dangereux. Je m’entraînais chaque jour avec ferveur et enthousiasme, alimenté par la passion et la fougue juvénile, toujours plus exigeant envers moi-même mais aussi envers les autres par extension. Bref, s’ouvrait à moi le programme idéal pour devenir un connard violent, intolérant, prétentieux, rigide, semeur de haine et de désastres comme il y en a des masses aujourd’hui dans le monde du sport d’inspiration martial mais en même temps, la vie m’empêchait de tomber dans ce piège.

L’intérêt que je nourrissais de plus en plus pour les dimensions subtiles de l’être constituaient un garde-fou et me ramenait vers une certaine tempérance dans mes actes et mes pensées. Si jamais je transgressais une certaine éthique, je me prenais dans la foulée une leçon à la hauteur de la transgression. Je devais “filer droit” et rester un minimum dans la lumière, c’est-à-dire dans la reconnaissance qu’il n’y avait pas que des ennemis autour de moi et cela jusqu’à ce que je comprenne que le seul véritable ennemi était à l’intérieur de moi-même, semé dans mon programme interne (classique, me diras-tu). Malheureusement ce n’est pas à l’adolescence que je l’ai compris mais plus tard.

Entre-temps, cet ennemi, se sentant menacé, s'est tapi dans l’ombre au fond de mes entrailles pour prendre de la force tout en faisant croire qu’il n’existait plus. Pourquoi s’est-il senti menacé ? Parce que j’avais beaucoup d’amour autour de moi. L’amour d’êtres humains sages, d’amis sains, d’animaux de compagnie incroyablement ressourçants. Je m’ouvrais de plus en plus aux autres et les écoles martiales que je fréquentais me donnaient en plus, des frères et des sœurs investis des mêmes recherches de beauté dans les relations. 

Quand le Samouraï tombe dans la violence et la soif de force brute

Cette transmutation interne a créé les conséquences d’une transmutation externe. J’ai dû quitter le nord de la France pour descendre dans le sud à l’âge de 16-17 ans. J’ai eu la conviction d’arriver chez moi en mettant le pied sur ce sol “inconnu de cette vie” : une impression de retour. Tout m’était familier. Mon idée du monde n’était plus aussi sombre et je créais des conditions de vie épanouissantes mais j’avais toujours soif de combattre. Mon ego le souhaitait. Je me sentais capable d’affronter n’importe qui dans ma catégorie et la vie étant un maître, elle m’a mené à entrer dans des sphères martiales extrêmes où les catégories n’existaient pas forcément. C’est certain, dans ces sphères je pouvais y aller à fond et expulser la colère qui m’habitait. Je pouvais frapper aussi fort que je le voulais mais j’ai dû aussi apprendre l’humilité, apprendre à plier, à mettre parfois un genou à terre, à entrer en harmonie plutôt qu’en opposition.

J’ai dû affronter la peur, la douleur, la reconnaissance que la défaite faisait partie de la vie et qu’elle n’était qu’une opportunité de reconsidérer les choses pour faire autrement. Puis j’ai aimé serrer mes adversaires dans mes bras après les combats, j’ai adoré les marques de respect et de fraternité que nous avions les uns envers les autres et je me mis peu à peu, à avoir du dégoût à l’idée de faire mal à quelqu’un. Cela devenait même plus honorable pour moi de vaincre sans blesser et sans exprimer la moindre haine. J’avais vidé mon sac de démons et j’aspirais à beaucoup plus de “beauté” dans l’expression de mon art et la conduite de ma vie. 

J’ai alors entrepris un changement radical dans le choix des styles martiaux que je souhaitais étudier et je suis passé d’un cadre majoritairement influencé par les cultures Japonaises et Okinawaïennes pour la pratique du Wushu, c’est-à-dire des arts martiaux purement chinois. Le courant dit “moderne” fut celui qui s’imposa à moi car il alliait le développement technique, esthétique et personnel dans différents types d’expressions martiales avec des armes ou à mains nues mais surtout il n’excluait pas la pratique du combat dans un cadre plus sportif et réglementé, ce qui me convenait alors tout à fait.

J’ai travaillé extrêmement dur durant quinze ans pour parvenir à transformer mon corps, mon sens du mouvement, ma perception de l’unité corps-souffle-esprit et la compréhension de la dimension purement sportive du Wushu moderne. J’ai atteint un niveau qui me permit de disputer de belles compétitions internationales et de rencontrer de très grands noms de la discipline. J’ai été aussi loin que je pouvais aller dans cette nouvelle sphère, c’est-à-dire jusqu’à être profondément écœuré et en désaccord avec le monde du sport martial et de la compétition. Je ne faisais absolument pas ce à quoi j’aspirais.

J’étais peut-être devenu un athlète de compétition capable de représenter son pays sur des évènements internationaux et lui faire honneur mais je n’étais pas un artiste martial. Pas selon les critères que mon âme exigeait. La guerre en moi était à son paroxysme et incapable d’écouter le silence pour qu’il me ramène à la raison, mon âme a demandé à ce que je me blesse gravement pour que je sois à l’arrêt et que j’écoute enfin son appel au changement. 

Le Serpent et la Grue Blanche dans les Arts Martiaux

Je me souviens alors d’une sorte de traversée du désert durant laquelle j’ai instinctivement prié. J’ai toujours eu le sens du sacré en ayant en même temps une aversion profonde pour les religions. Depuis mon plus jeune âge je m’adresse à des forces supérieures pour qu’elles m’aident dans mes épreuves, je les remercie et les honore et je n’ai aucun doute en ce qui concerne le pouvoir de la prière. Je me sentais perdu mais soutenu et la résilience me permit de très vite me faire une raison quant à cette blessure.

Ce que j’avais connu des Arts Martiaux me semblait loin de la voie initiatique que j’entendais y trouver et je devais absolument comprendre pourquoi ces disciplines que l’on prétendait capables de nourrir autant le corps que l’esprit étaient devenues aussi vides de sens et aussi destructrices. Je me suis mis en quête de tout ce qui me permettrait de comprendre les différents contextes culturels et historiques qui avaient permis aux Arts Martiaux asiatiques de naître et de devenir peu à peu les sports de combat ou de démonstration qu’ils sont aujourd’hui.

Ce fut très formateur et forcément, mon filtre de base m’amena à tirer une conclusion très précise de l’assimilation de la gigantesque somme de livres, de témoignages et d’entretiens que j’ai menés durant des années : les Arts Martiaux, en tant que voies d’éveil, en tant qu’écoles des mystères, en tant qu’écoles alchimiques attachées à proposer ce qu’on appelle « la Voie Royale » sont morts ! Ce qu’il en reste aujourd’hui est une coquille vide, un mensonge.

Face à l’occidentalisation, à la modernisation et aux épurations culturelles engendrées par les différents régimes politiques qui se sont succédés au cours des XIXème et XXème siècle, les Arts Martiaux ont dû se transformer en sports et ainsi devenir l’antithèse de ce qu’ils étaient à l’origine. Comme tout ce qui fut jadis sacré, ils ont subi une vulgarisation, une complète épuration des éléments constructifs et nourrissants sur les plans subtils pour devenir un produit commercialisable auprès des masses. Ce constat fut décisif pour moi puisqu’il motiva et motive encore le but que j’ai donné à mon existence : replacer les Arts Martiaux dans leur rôle de voies vers le Soi. 

Je te passe les détails mais ce cap m’a mené à guérir de ma blessure, à devenir l’élève de deux des plus grands professeurs d’Arts Martiaux Chinois traditionnels au monde, à ouvrir mon école et à la voir prospérer jusqu’à me permettre de vivre intégralement de ma passion et bien entendu, à écrire mon premier livre : Esprit Martial

Esprit Martial a jailli de moi comme s’il fallait absolument que je couche sur papier les bases fondamentales de mon projet de vie. Durant quelques semaines, j’ai été scotché sur mon ordinateur à canaliser la gigantesque vague d’inspiration qui me venait. J’ai rapidement accouché de ce livre que je destinais uniquement à mes jeunes élèves mais une fois écrit, une amie me proposa de s’occuper de le mettre en pages et de le faire imprimer à une centaine d’exemplaires afin qu’il soit proposé en dehors des murs de l’école. Je me suis dit que j’allais me retrouver avec plus de la moitié du stock sur les bras.

Ce petit volume de livres fut décimé en quelques mois et je dû très vite faire un second tirage dans un format plus grand avec des améliorations. Idem, la quasi-totalité du second tirage fut assez vite épuisée et, accaparé par l’écriture d’un second livre spécifique à la pratique du Wing Chun, je n’ai pas relancé d’impression. C’est toi qui permets aujourd’hui à Esprit Martial de bénéficier d’un nouveau tirage puisque la promotion que tu en as faite après lecture m’a valu d’avoir de nouvelles commandes. 

Aujourd’hui, Esprit Martial mériterait une suite car forcément, depuis sa première édition, je n’ai cessé de développer des connaissances dans les domaines qui me passionnent et qui gravitent autour du thème de la réalisation du Soi. Le terme “réalisation” doit ici prendre le sens de “reconnaissance”. La reconnaissance du Soi se fait lorsque l’on rencontre la part d’immortalité qui est en nous, ce centre immuable, imperturbable et de toute éternité qui se trouve au-delà de la conception très limitée que nous avons de nous-même.

Les écoles initiatiques de Chine, héritières des enseignements Confucéens, Taoïstes ou Bouddhistes avaient élaboré des méthodes capables de mener ceux qui en avaient le courage et la destinée à préparer cette rencontre. Les Arts Martiaux faisaient partie intégrante de ces méthodes dont l’ensemble ne pouvait être fragmenté au risque de perdre toute sa cohérence et sa raison d’être. C’est donc au sein d’un état d’esprit particulier, d’une quête personnelle et d’un véritable art de vivre qu’il faut les reconsidérer et non pas comme des “sports”. 

La notion de sport est occidentale et fut d’abord associée à celle de divertissement, de plaisir, de jeu. Ensuite, elle devint également synonyme de compétition. Le terme alchimique « KUNG FU » qui fut rapporté par le Père Jésuite Joseph-Marie AMIOT (oui, je sais ce que tu vas dire…) pour désigner les pratiques corporelles énergétiques et martiales qu’il observa en Chine au XVIIIème siècle remet bien les pendules à l’heure ! Il désigne les efforts réguliers qu’un Homme fournit sur une longue période de temps au service d’une discipline (quelle qu’elle soit) pour en acquérir la maîtrise. Mais ce n’est pas tout ! Une partie de l’idéogramme KUNG FU montre un être humain accompli entre le Ciel et la Terre : un homme (ou une femme bien entendu) qui relie ces deux polarités et qui est donc capable, à travers son corps (sa propre matière) et ses actes sur la Terre, de faire descendre les volontés du Ciel, du grand plan divin.

Tu imagines bien que pour arriver à être “un fils ou une fille du Ciel et de la Terre”, il faut avoir éliminé toutes les identifications au petit moi. Le terme KUNG FU désigne donc bien le but et le moyen pour y parvenir.  Le but est de réaliser sa nature divine et le moyen est le travail incessant sur le moi pour découvrir le Soi. La discipline choisie fera ici office d’outil. En maîtrisant cet outil à l’extérieur, on se maîtrise à l’intérieur… C’est un principe d’alchimie opérative.

Samouraï archer, estampe japonaise

Tu vois bien qu’il n’est nullement ici question de compétition contre les autres, de jeu, de divertissement ou de plaisir. Tout cela j’aimerais l’expliquer plus en détail dans un ouvrage dédié non plus à l’Esprit Martial uniquement, mais à la Voie du Guerrier comme je la conçois. Une Voie à la portée d’un homme ou d’une femme perdu(e)s dans l’incohérence du monde moderne, prêt à se retrousser les manches pour se dépouiller de ce qui l’empêche de se connaître dans toute sa lumière. 

Revenons à mon parcours. Après Esprit Martial, comme je l’ai mentionné précédemment, j’ai écrit un livre spécifique sur le WING CHUN. Il fut d’abord auto-édité puis, fut ensuite signé chez BUDO ÉDITIONS, ce qui constitua pour moi une certaine consécration vu la qualité des ouvrages martiaux que cet éditeur a coutume de produire. Tout allait dans une direction qui me semblait tracée pour mon avenir et c’est lorsque tu crois avoir tout compris que la vie a le don de te montrer à quel point tu te goures.

L’épisode de la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID 19 a réveillé mon ennemi juré, le démon caché au fond de moi, celui qui faisait le mort depuis si longtemps… Dans cet épisode révélateur de l’état du Monde dans lequel nous vivons, j’ai oublié une règle essentielle. Tu connais forcément l’affirmation de Nietzsche qui dit « qu’à trop regarder l’abîme, l’abîme finit par regarder en toi ». J’ai pu mesurer à quel point c’était vrai. Ce sur quoi nous portons notre regard nous possède.

Ma blessure constitutionnelle me fit ne plus voir qu’un monde hideux tournant autour du Dieu argent, un monde malade, coupé de la nature et du sacré, une humanité esclave d’une poignée de financiers fous, des masses hypnotisées par des médias corrompus, des hordes de zombies prêtes à renier toutes les valeurs humaines et toute notion de dignité pour du divertissement, une industrie de la santé orchestrant la maladie au côté d’un système broyeur de consciences, des milliers de robots vides de “bon sens” prêts à gober n’importe quel mensonge pour avoir le droit de consommer, une nature à l’agonie souffrant d’un cancer nommé “Homme”.

Le démon en moi se déchaînait et me faisait perdre toute ma lumière. Mon discours quotidien était empreint de négativité, de dégoût, de haine… J’étais devenu sombre et toxique pour mes proches. Et puisque les pensées, la parole et le regard que l’on porte sur l’extérieur ont un grand pouvoir, j’ai créé ma descente aux enfers. 

On ne descend jamais au fond pour rien. On y descend pour y prendre des leçons. J’ai appris que pour un “Guerrier”, les leçons se prennent un genou à Terre : un genou plié symbole d’humilité devant la force de la vie et un pied déjà prêt à pousser sur la Terre pour nous relever. J’ai réalisé qu’on pouvait servir les ténèbres en pensant faire tout le contraire. Cela m’a permis de prendre beaucoup de recul sur mon fonctionnement de base et à en saisir les mécanismes mais aussi à mieux percevoir la source du mal chez les autres.

Corriger une erreur dans notre programme constitutionnel n’est pas chose facile. Il faut des armes, de l’entraînement, du temps, des petites victoires et parfois des échecs pour constater que le travail n’est jamais fini. Il faut être vigilant, surveiller incessamment nos pensées, nos sentiments, nos volontés et nos actes pour déceler les vieilles habitudes nocives et en créer d’autres par des répétitions conscientes. Il faut être un Guerrier à l'affût, prêt à bondir le sabre à la main pour trancher net les schémas destructeurs à la racine. Un maître de l’instant présent qui ne se laisse pas enchaîner par son passé ni perturber par son futur. C’est ça selon moi la Voie du Guerrier et c’est ce travail que la pratique des Arts Martiaux est censée symboliser à l’origine. 

Le sabre du Guerrier

À l’heure à laquelle je t’écris, me voilà à nouveau debout entre le Ciel et la Terre, le sabre à la main. J’ai à cœur de transmettre cette vision personnelle par tous les moyens qui me sembleront stimulants et donner à ceux qui se sentiront appelés par la Voie du Guerrier, le fruit de mon vécu ainsi que des méthodes concrètes pour avancer dessus. J’ai des projets et des idées plein la tête. J’ai un nouveau livre en phase d’achèvement et des champs d’action qui s’ouvrent peu à peu à moi parce que je m’ouvre à nouveau à la beauté de ce qu’est la vie. J’amorce un virage qui m’éloignera d’un public que je ne veux plus dans mes cours. Un public de consommateurs nourris aux productions Netflix et assoiffés de clichés pensant que j’ai une baguette magique capable de les transformer en super Ninja en une semaine de cours. Je propose des formats de formation intensifs en immersion et je commence à intervenir dans des sphères où il y a beaucoup à faire mais dans lesquelles les demandeurs sont déjà dans une démarche de travail personnel.  

Voilà, Guerrière, j’espère t’avoir livré une trame assez claire des éléments de mon parcours dont tu fais à présent partie. Nous savons tous deux combien notre collaboration semble avoir été orchestrée par une volonté qui nous dépasse et qui nous amène à rassembler nos compétences, nos personnalités et nos énergies. Je nous souhaite donc courage, foi et joie dans nos entreprises personnelles et communes.


LE GUERRIER

Le Guerrier, première partie de l'interview de Brice Amiot par Zoë Hababou

La notion de “Guerrier” n’est pas forcément la plus facile à manier. Qu’elle soit jugée trop hardcore par les adeptes de la “spiritualité” bon enfant, qui la rejettent catégoriquement comme une voie où la lutte est trop prégnante et l’acceptation pas assez et qui n’a donc aucune chance de mener à l’éveil, ou au contraire encensée par un paquet d’égocentriques qui se planquent derrière en espérant que l’étiquette fera le taff pour eux, le moins qu’on puisse dire, c’est que ce qu’on met derrière ce terme est tout sauf net. Toi, tu le définis comment, le Guerrier ?

L’image que j’ai aujourd’hui du Guerrier, c’est celle d’un être humain qui entreprend de s’attaquer à la conception qu’il a de lui-même et qu’il a du monde extérieur en partant du principe qu’il reconnait que le monde qu’il voit n’est que le reflet de son monde intérieur.

Lorsqu’un être humain prend conscience de cela, il va chercher à rencontrer son monde intérieur fait de désirs, de sentiments, de pensées, de conditionnements, de peurs, d’héritages ancestraux et il va alors lui falloir beaucoup de courage et de force pour refuser que tout cela le définisse. Lorsqu’un Homme s’attaque à faire le ménage dans ce monde-là, on peut le qualifier réellement de Guerrier car la guerre contre le soi illusoire est la plus difficile des guerres à mener. 


J’ai tendance à considérer l’être humain dans sa totalité. Pour qu’un changement soit effectif, il doit selon moi atteindre l’ensemble des parties de l’Homme, des racines jusqu’à la cime, ce qui signifie, des intentions jusqu’aux actes. Pourtant, j’ai le sentiment que pas mal de gens se cantonnent à l’un ou l’autre, c’est-à-dire nourrir de nobles intentions sans passer à l’action pour les mettre en application, ou alors se limiter aux actions extérieures bien visibles histoire de faire les paons, sans interroger les causes profondes qui les poussent à agir et les croyances qui alimentent leurs actes. Être un Guerrier, tu dirais que c’est un état d’esprit, une philosophie, des règles, une morale, ou alors une pratique ?

Un Guerrier Impeccable, vue artistique

C’est tout cela à la fois car c’est dans toutes les dimensions de l’être, des croyances jusqu’aux actes, que cette responsabilité que l’on prend de ce que l’on vit et de ce que l’on voit doit se manifester.

Forcément si je me considère d’une part comme responsable de tout ce que je vis et que je considère d’autre part qu’une existence est une occasion de découvrir qui je suis au-delà de ce que je crois être, la quête du vrai moi va influencer ma pensée, mes sentiments et mes actes…

Si en plus je reconnais que je suis soumis, en tant qu’être humain, à un ensemble de lois universelles, je vais forcément chercher à vivre en conformité avec ces lois. Cela m’amènera à penser et à agir au service de cette vérité, de cette quête du Soi.

Une sorte “d’art de vivre” impliquant des règles, une éthique et des pratiques en naîtra irrémédiablement. 


Dans le monde spirituel d’aujourd’hui, il est souvent question de la dissolution ou même de la mort de l’ego comme premier pas vers la guérison et la connaissance de soi. Bien que je ne sois pas forcément d’accord avec ça, il me semble tout de même inévitable de savoir abandonner régulièrement une partie de soi pour évoluer. Selon toi, un Guerrier doit-il se déconstruire avant d’espérer grandir ?

Avant de découvrir qui je suis, je dois forcément tuer celui que je ne suis pas. La vie m’en donnera toujours l’occasion, à moi de la saisir mais cela signifie également affronter ses peurs. 


Qu’est-ce que la discipline spirituelle ?

Selon moi, c’est choisir une voie d’élévation spirituelle avec tout ce qu’elle implique et s’y tenir. 


J’ai l’impression que souvent, on a tendance à considérer la vie comme une lutte, presque comme une ennemie. Beaucoup d’entre nous passent énormément de temps à se plaindre des difficultés et des obstacles rencontrés en chemin. Toi, tu proposes de voir la vie comme un maître qui cherche à nous enseigner notre vraie nature. C’est un putain de changement de regard ! La vie serait-elle donc une série d’épreuves initiatiques ?

Assurément, je pense que la vie est un procédé qui consiste, par les épreuves que nous vivons, à nous amener vers la lumière, c’est-à-dire vers la connaissance de Soi. 


Dans le chamanisme que je pratique, on travaille auprès d’un maestro (si du moins on veut faire du bon boulot), et ce sont aussi les plantes maîtresses qui tiennent ce rôle pour nous. Toi, est-ce que tu penses qu’un Guerrier a forcément besoin d’un maître ?

Je pense que c’est nécessaire mais un Maître ne doit pas forcément être un autre être humain. Du moment que nous sommes invités à grandir par une intelligence supérieure qui nous offre une méthode pour le faire, nous pouvons considérer celle-ci comme un Maître. D’ailleurs la vie elle-même est un Maître !

Jeune moine bouddhiste

Maintenant je pense que nous sommes tous reliés et que nous sommes tous sur des stades d’évolution différents au niveau de la conscience et les plus élevés tirent ceux qui sont juste en dessous, c’est une chaîne. Si nous décidons de nous placer sur un chemin d’élévation quel qu’il soit, nous trouverons inévitablement, à un moment, un Maître. Quelqu’un de plus élevé qui nous tendra la main. 


Tu as des idées intéressantes sur le Bien et le Mal. Pour toi, le Mal n’est pas quelque chose qu’on doit combattre, car l’énergie qu’on met à lutter contre lui ne fait que le nourrir. Tu préconises au contraire de l’accepter, en dirigeant ses efforts et ses pensées vers le changement qu’on veut opérer, ce qui fait de lui, en définitive, la source du Bien. Ma question est donc : Un Guerrier lutte-t-il vraiment contre le Mal ?

Dès que tu perces un peu tes schémas de fonctionnement et que tu te désidentifies de ce que tu penses, désires, ressens et crois, tu arrives dans une strate de toi-même faite de lois et d’archétypes. Tu reconnais ces lois dans la nature, dans l’univers et tu te rends compte que tout ce que te demande la vie finalement, c’est de vivre en harmonie avec ces lois.

Pour vivre en harmonie avec ces lois il ne s’agit pas d’être bon ou mauvais selon nos conceptions humaines du Bien et du Mal qui sont très variables, il s’agit d’être juste. Juste envers nous-même et les autres en accord avec les grandes lois universelles et pas forcément en accord avec ce que l’Homme en fait pour son intérêt. 


S’il y a bien un truc que tout le monde lui envie, au Guerrier, c’est sa force ! Je pense que dans le fantasme de base qui fait baver face à cet archétype, ses qualités primales, c’est la puissance et l’indestructibilité… Évidemment, chacun place quelque chose de différent sous ces termes, mais n’empêche… D’où elle lui vient, sa force, au Guerrier ?

La force du Guerrier, vue artistique

De son niveau d’incorruptibilité je pense. C’est-à-dire de sa capacité à vivre en accord avec qui il est en tant que fils de l’univers et non en tant que fils de Monsieur et Madame Untel… S’il est aligné devant ce qui est vrai et de toute éternité, il est fort, solide.

Dans les Arts Martiaux traditionnels asiatiques, c’est quelque chose qui est mis en place dès le début de l’apprentissage. Lorsque tu entres dans une école traditionnelle digne de ce nom, on te demande d’abord de renoncer à ton identité sociale. On t’impose une tenue vestimentaire qui est la même pour tout le monde, parfois on t’impose également de te raser la tête en signe de renoncement ou, au contraire, de te laisser pousser les cheveux. On te donne un nom qui sera celui que tu porteras dans l’école. On fait en sorte que tu reconnaisses la communauté qui t’accueille comme une nouvelle famille de cœur puis, une fois que tu as oublié majoritairement qui tu étais par tes références au passé, on te demande de te construire afin de faire passer l’énergie de vie / de l’Univers à travers toi “entre le Ciel et la Terre”.

L’enseignement martial va alors prendre tout son sens parce qu’il te demandera de t’épurer, de te séparer de tout ce qui n’est pas toi et de travailler ton véhicule d’incarnation pour qu’il soit capable d’être le porteur et le canal de l’énergie de ton âme que tu vas peu à peu découvrir en t’affranchissant de ton petit moi et de ses limites. Tes gestes martiaux devront être émis à partir d’une structure corporelle alignée devant la Terre… C’est-à-dire devant ce qui te porte dans le moment présent.

Il n’y a rien de plus vrai que ce qui te porte dans le moment présent. Lorsque tu as derrière toi un élément de vérité telle que la Terre et que tu es aligné, droit, tu es fort. C’est exactement comme lorsque tu présentes un argument verbal qui s’appuie sur une démonstration mathématique : il ne peut être réfuté car il s’appuie sur un élément qui est vrai de toute éternité.

L’Homme en s’appuyant sur une illusion de ce qu’il est en se référant à ses croyances, à ses parents ou encore à son éducation, s’aligne sur des mensonges. Il en devient faible. 


J’ai souvent la tristesse de constater que l’expérience est loin de faire toujours le poids dans l’esprit des gens, face au savoir théorique ou encyclopédique. Pourtant, pour accéder à la connaissance, c’est-à-dire au savoir fait chair, l’expérience m’apparait comme foutrement indispensable. Dans la Voie du Guerrier, quelle est l’importance de l’expérience personnelle ?

Tout apprentissage initiatique implique de la théorie et de la pratique. Il faut vivre les choses pour les connaître. Sans ces deux dimensions, nous ne pouvons réellement connaître une chose.

Dans la Voie du Guerrier, ton sujet d’étude c’est toi, donc tu dois étudier théoriquement ce que tu es et ce que tu n’es pas et mener les expériences qui t’amèneront à bien intégrer ce que tu es et ce que tu n’es pas.

Généralement c’est après avoir vécu l’expérience de ce que tu n’es pas que tu veux vivre ce que tu es. 


Examiner ses croyances et trouver ses propres valeurs, c’est un truc que beaucoup de gens tentent de faire pour améliorer leur vie, mais comment on met ça en œuvre, exactement ?

En examinant ce que tu vis et en te rendant responsable de ce qui ne te convient pas dans ta vie. Pourquoi rencontres-tu telle ou telle situation qui se répète constamment et qui te fait souffrir ? En te posant ce genre de question, tu vas te transformer en chasseur et tu vas chercher à débusquer la croyance / le schéma qui t’amène à penser, sentir, désirer et agir de telle manière que tu attires à toi par une loi universelle des pleins et des vides, les situations ou les personnes qui te font souffrir.

Il va alors falloir poser des actes symboliques qui iront à l’encontre de ces croyances pour les parasiter. 


L’intention n’est pas une réflexion, c’est une conviction, je te cite. Et je trouve ça super fort comme idée. Une conviction, ça change complètement notre rapport au monde, parce que c’est l’âme qui s’exprime et non plus le mental. Tu dis que si on a décidé de devenir la personne qu’on rêve d’être, il faut employer chaque seconde de notre vie, chaque pensée et chaque acte à cette réalisation. Et que quand l’intention est alignée avec la voie et le geste, l’action menée est redoutablement efficace. Ça me parle énormément, car une fois en cérémonie, quelque chose comme ça m’est arrivé. L’intention est cruciale quand on travaille avec l’Ayahuasca. Tu veux bien préciser un peu ta pensée ?

C’est ça, l’intention à mon sens a passé la barrière de la réflexion, elle est dans les sentiments et la volonté parce qu’elle résulte d’une réflexion et d’un vécu. Tu es profondément convaincu et donc habité par la volonté de voir apparaître quelque chose dans la matière.

Ce n’est plus un concept, c’est une volonté de manifestation. 


Attention, question épineuse ! Qu’est-ce que la réalisation personnelle ? Tu penses pouvoir y répondre simplement ?

Je pense qu’il y a autant de définitions que d’êtres humains. Mais je dirais que ces définitions se rejoignent toutes sur un point : le bonheur ! Et finalement le bonheur c’est d’être en paix avec soi-même et les autres. 


Quel est le plus haut niveau qu’un Guerrier puisse espérer atteindre ?

On parle d’illumination dans les Arts Martiaux, c’est-à-dire un état de conscience durant lequel tu es uni au Grand Tout. Tu fais un avec l’Univers.


Plus je parle avec toi, et plus j’ai la sensation que nos disciplines, les Arts Martiaux et le Chamanisme, se rejoignent sur de nombreux points et peut-être même se complètent… Alors il faut que je te pose la question : La Voie du Guerrier est-elle Une ?

Il y a de nombreuses voies qui mènent toutes au même sommet. Dès qu’un être humain se met en quête de sa vérité, une voie s’ouvrira devant lui. Il y a donc autant de voies que de chercheurs et ce sont toutes des Voies du Guerrier. 

Pourquoi ? Parce que le Guerrier est un chevalier. 

Il se voit attribuer une épée (son corps) et des épreuves (des combats contre ses démons) qu’il doit surmonter dans le but de découvrir un trésor, obtenir des pouvoirs et atteindre l’immortalité. C’est-à-dire accéder à la conscience qu’il est une âme immortelle (trouver le Graal).

Pour cela, son épée devra être droite, tranchante (affûtée) et polie pour refléter la lumière mais elle devra également avoir une âme, c’est-à-dire servir une intention soutenue par un code de vie du chevalier.

Quel que soit le chemin qu’un être entreprend pour découvrir en lui sa part d’immortalité (c’est-à-dire, ce qui est vrai de toute éternité et qui se trouve dans le présent lorsque l’on est droit entre le Ciel et la Terre et qu’on laisse la lumière - qui n’est autre que la connaissance - passer à travers soi), le symbole de sa quête, l’épée, fait de lui un Guerrier. 


LES IMPLICATIONS DE LA VOIE

Les Implications de la Voie, deuxième partie de l'interview de Brice Amiot par Zoë Hababou

Dans l’univers des plantes sacrées, notamment via la pratique de la diète, respecter une certaine ascèse est fondamental pour le sérieux et la réussite de l’entreprise. Interdits alimentaires et comportementaux, isolement, vigilance constante face à ses pensées et ses actes, nettoyage régulier du corps, du mental et des énergies… Est-ce que tu crois qu’il est indispensable d’avoir une pratique ou une ascèse pour être un Guerrier ?


Une pratique est un outil de travail sur le soi dont il faudra s’affranchir par la suite lorsqu’elle aura permis au corps et à l’esprit du Guerrier de s’unir et lorsque le Guerrier sera capable d’être aligné, silencieux et immobile en toute circonstance. Lorsque la maîtrise est atteinte, la pratique devient inutile.

Certains, dans les Arts Martiaux, pensent que la pratique est l’objectif, et ils se sentent être quelqu’un parce qu’ils pratiquent. Si jamais ils sont dans l’incapacité de pratiquer à cause d’une blessure par exemple, ils ne savent plus qui ils sont. Ils se sentent faibles. Cela vient du fait qu’ils se sont identifiés à l’outil plutôt qu’à l’œuvre à réaliser. Ils ont construit une illusion fondée sur quelque chose qui va de toute façon disparaître un jour : un corps physique capable de faire des gestes martiaux.

Non, la pratique doit les amener à dépasser le corps et le geste pour trouver la vraie force qu’il y a derrière : “je suis pure énergie, je n’ai comme limites que les lois de l’univers, je suis une âme immortelle incarnée”.

Lorsque cette dimension est intégrée, la pratique n’est plus vraiment nécessaire. Mais nous sommes tellement conditionnés et loin d’être capables de rencontrer cette dimension (sauf peut-être dans des moments de grâce qui peuvent d’ailleurs être accordés par des esprits tels que ceux des plantes) que les pratiques ont encore de beaux jours devant elles. 


A ton avis, quelles qualités et quelles valeurs un Guerrier doit-il incarner ?

L’ensemble des vertus universelles avec trois principes fondamentaux : bon sens, souplesse et bienveillance (envers soi-même et les autres).

Dans les Arts Martiaux la première vertu à incarner est l’humilité car sans elle, nous ne pouvons rien apprendre.

Ensuite viennent le respect de tout être vivant, la politesse qui témoigne le respect, l’altruisme, la générosité, la droiture, la capacité à être digne de confiance, la loyauté, le courage, la volonté, la persévérance, la justesse, la tempérance, la prudence…


Moi, j’ai la sensation que la volonté est extrêmement importante dans la Voie du Guerrier…

Indiscutablement, la volonté est très importante car c’est un moteur. Elle te permet de travailler dur et d’être discipliné. La discipline est la première marche vers l’élévation. Si tu n’es pas discipliné, tu ne peux pas réellement avancer. 


“Avoir” et “Être” sont des termes qui entrent de plus en plus en opposition aujourd’hui, car les gens commencent à réaliser que le bonheur ne se cherche pas vers l’extérieur… Toi, quelle différence tu établis entre se fixer sur ce qu’on veut obtenir et travailler sur ce que l’on veut être ?

“Obtenir” consiste à se charger, à posséder. “Être” consiste à se dépouiller. 


Tiens, un truc que j’ai découvert chez Carlos Castaneda, et que j’ai retrouvé ensuite dans le chamanisme shipibo ! Qu’est-ce que l’impeccabilité ?

Pour un Guerrier, c’est poser des actes alignés sur ce qu’il est venu faire en tant qu’âme incarnée. C’est-à-dire nourrir la vie. La faire circuler à travers lui entre le Ciel et la Terre. C’est poser des actes accordés sur les lois universelles puisqu’elles lui permettent justement d’être porteur de vie et enfin, par extension et logique, c’est ne pas vivre selon les lois de ce qui nourrit la mort, la division et l’ignorance. 


Dans beaucoup de traditions, on a coutume de dire que pour trouver la paix, l’Homme doit d’abord retourner vers lui-même. C’est un truc qu’on fait aussi dans la jungle, en s’isolant dans son tambo pour diéter une plante. Et ça déplace complètement le rapport qu’on entretient avec soi-même et avec la vie. Selon toi, l’isolement est-il indispensable à la connaissance de soi ?

Oui, il me semble que c’est un processus nécessaire à la déconstruction du petit soi mais ce n’est pas une fatalité. Tout est question d’équilibre. Pour être bien avec les autres il faudra apprendre à être bien avec soi-même, dans l’isolement et la solitude.

Dans les Arts Martiaux, tu apprends d’abord à travailler sur toi avant de travailler avec l’autre. Tu travailles seul ce que l’on nomme la structure personnelle. Tu travailles sur ton corps et ton esprit afin de les harmoniser. Tu allies la souplesse et la force, le corps et l’esprit, la théorie et la pratique, ta part masculine et féminine, ta part de lumière et ta part d’ombre… C’est ce que représentent le tigre et le dragon ou le serpent et la grue blanche dans la symbolique martiale… Tu t’appliques à équilibrer les choses dans tous les domaines de la vie et tout cela dans le mouvement, dans l’adaptabilité.

L'isolement du Guerrier

Une fois que tu es devenu capable d’exprimer cette maîtrise de l’harmonie, tu peux rencontrer quelqu’un qui a fait le même boulot pour entrer en harmonie avec lui à travers l’échange martial. C’est de l’alchimie tout ça. Les Arts Martiaux sont une voie alchimique nommée Voie Royale. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils constituent un grand pan des études taoïstes, les Taoïstes étant des alchimistes.

Tout est question d’octave à mon sens : lorsque tu as travaillé seul pour intégrer certaines leçons de la vie, pour digérer certaines blessures, tu transformes tes vibrations par la nouvelle vision du monde que tu as acquise et tu attires à toi des personnes qui vibrent sur la même octave. 

C’est comme lorsque tu veux apprendre à jouer d’un instrument de musique. D’abord tu apprends à tenir ton instrument correctement, à produire des notes correctes avec celui-ci en accord avec les lois de la musique sur une tonalité sur laquelle tout le monde s’accorde et ensuite, une fois que tu maîtrises tout ça, tu peux aller jouer avec d’autres qui ont fait le même travail avec leur propre instrument. Votre recherche sera alors l’harmonie à travers la musique.

Là, forcément, cette analogie doit t’amener à imaginer que ton instrument c’est tout ton Être. 


Que ce soit dans la psychologie, dans le chamanisme, dans l’alchimie, toujours revient cette notion d’Ombre qu’il faudrait savoir regarder en face et apprivoiser… Un Guerrier doit-il apprendre à incorporer sa part d’ombre ? J’aimerais entendre ta version “arts martiaux” du truc !

Vaincre ses démons, estampe japonaise, vue artistique

À mon sens oui et il doit prendre appui dessus pour s’élever vers la lumière. C’est un peu ce que représente ces statues de l’archange Mickaël qui terrasse le Dragon. Il ne le tue pas, il prend appui dessus pour triompher ou s’élever.

Nous vivons dans un univers dans lequel une chose n’existe que parce qu’il existe son contraire et dans lequel ces deux polarités sont complémentaires et indissociables. L’une ne peut aller sans l’autre. Il convient pour le Guerrier de regarder sa part d’ombre et de la mettre au service de la lumière.

Ce que nous nommons Ombre est une énergie que nous pouvons canaliser. Le danger est de la refouler. C’est d’ailleurs le grand thème de la légende qui narre la naissance des Arts Martiaux chinois…

On dit que les moines Bouddhistes chinois ont pris conscience que la guerre et la paix étaient indissociables. S’opposer à la guerre revenait à la nourrir alors qu’utiliser l’entraînement à la guerre pour faire circuler l’énergie de vie en soi revenait à utiliser les ténèbres pour servir la lumière. 


Le travail que tu proposes de faire pour gérer ses émotions me semble extrêmement pertinent. Au lieu de les refouler comme on le fait tous, tu dis qu’il faut les laisser s’exprimer, au risque de développer une maladie plus tard, comme une espèce d’implosion. C’est un truc qu’on travaille beaucoup avec l’Ayahuasca. Elle a tendance à nous confronter aux émotions qu’on n’a jamais acceptées, et qui continuent de moisir à l’intérieur. C’est un passage très difficile, de faire jaillir les souffrances refoulées pour les conscientiser, les regarder en face, et finalement les accepter. Selon toi, comment fait un Guerrier pour gérer correctement ses émotions ?

En s’en désidentifiant d’une part et d’autre part, en en expulsant l’énergie à travers ses pratiques comme une hygiène de l’être. Il nettoie ses émotions en en canalisant l’énergie à travers des gestes conçus pour que cette énergie suive des chemins logiques et naturels de circulation à travers la matière pour être exprimée, extériorisée et en même temps, canalisée afin de servir un acte constructif et non destructeur.

C’est pour cette raison que les Arts Martiaux asiatiques sont si différents des Arts Martiaux occidentaux. Ils ne servent pas les mêmes objectifs. Les Arts Martiaux asiatiques se servent du mouvement guerrier pour faire circuler la vie dans l’Être et autour de l’Être qui s’y adonne. Les Arts Martiaux occidentaux, eux, n’ont pour objectif que de permettre à un être humain d’en vaincre un autre. 

Dans la conception des Arts Martiaux asiatiques, il est extrêmement sain d’utiliser l’entraînement pour nettoyer tout un tas d’énergies émotionnelles comme la colère, la frustration, la tristesse mais en apprenant à être maître du geste et donc de l’acte qui sert de support de nettoyage. Du coup, dans la vie quotidienne, tu es disposé à exprimer ta part de lumière. 

« À l’entraînement, sois un tigre pour être un agneau dans la vie »

« Poings de démon, cœur de Bouddha »

Tigre et Dragon

Un truc qui me tient particulièrement à cœur, que j’ai quasiment élevé au rang d’art de vivre : Faut-il se défier soi-même ? 

Décider de vivre selon ses convictions est source de défi personnel. La vie nous apporte toujours les tests et les défis qui correspondent à nos aspirations. 


Et si le seul véritable ennemi du Guerrier était… lui-même ?

Indiscutablement ! L’ennemi, c’est celui qu’on croit être. Cela nous limite et nous emprisonne car nous devenons ce que nous pensons.  


“Il faut apprendre à mourir" est une bien jolie phrase que beaucoup répètent à tort et à travers sans en avoir percé le sens. Pourtant, elle pourrait être la clé de notre évolution, mais aussi de notre bonheur véritable. Qu’est-ce qu’elle signifie dans la Voie du Guerrier ?

Pour le Guerrier, c’est accepter la réalité des cycles. Tout se transforme perpétuellement par l’intermédiaire de cycles de naissances, de croissances, de déclins et de morts. La mort et la vie sont donc liées. Apprendre à mourir, c’est reconnaître que pour que le nouveau apparaisse, il faut que l’ancien meurt.

Un jour est un espace entre la naissance du soleil et sa mort. Entre les deux, tout est possible. Pour que de nouvelles possibilités nous soient offertes chaque jour, il faut que le soleil meurt. Il en est de même pour le Guerrier.

Apprendre à mourir, estampe japonaise, vue artistique

Pour se transmuter, il doit apprendre à mourir à lui-même. Sans mort, il n’y a pas de renaissances, pas de nouvelles possibilités. Le Guerrier doit être capable de faire mourir ce qui n’est plus nécessaire à son élévation et ce, chaque année. L’énergie des saisons l’accompagnent dans ce processus éternel de renouvellement. C’est pour cette raison que les anciens célébraient justement les saisons et c’est également pour cela qu’il y avait autrefois des rites de passages. 


Assumer la responsabilité de sa vie, est-ce que c’est ça la liberté ?

En tout cas c’est la porte. Quand tu te reconnais comme responsable de ce que tu vis, tu récupères le pouvoir de ta liberté. Tu as le pouvoir de choisir. C’est ça la liberté. Pouvoir choisir, même si ce choix implique de mourir. 


ÊTRE UN GUERRIER MODERNE

Etre un Guerrier Moderne, troisième partie de l'interview de Brice Amiot par Zoë Hababou

J’imagine que chaque époque donne naissance à différents types de Guerriers, même si les valeurs fondamentales qui les animent et la mission générique qui est la leur ne changent pas. Selon toi, qu’est-ce qu’un Guerrier moderne ?

Quelqu’un qui a choisi une putain d’époque pour se “re-trouver”. Notre époque moderne est un âge de fer. C’est-à-dire qu’au niveau de l’attache à la matière, nous sommes au plus bas. La pensée purement scientifique nous prive de la possibilité de vivre les choses et de nous reconnecter à nous-même, à notre environnement et au sacré en nous polluant l’esprit et le corps donc forcément, la tâche est ardue pour le Chercheur de Vérité. Les pistes sont habilement brouillées. 


Le Guerrier est-il guidé par la morale, ou par l’éthique ? Obéit-il à des lois sociales ou à un code d’honneur personnel ?

Vagabond, Guerrier Ultime

Il est guidé par l’éthique et par l’intelligence cosmique qui se reflète dans la nature.

Les lois des Hommes, si elles ne sont pas en accord avec les lois du Ciel (les vertus), ne valent rien à ses yeux. Bien entendu, la bienveillance, la justesse et le bon sens sont des piliers pour le Guerrier et il sait reconnaître les lois sociales nécessaires à maintenir la paix sociale mais il n’est pas dupe face aux lois qui, sous un prétexte de sécurité, d’écologie ou d’un autre idéal invoqué (comme une urgence sanitaire par exemple), visent à asservir le peuple, à l’affaiblir, à l’empoisonner, à le piller.

Le Guerrier regarde qui les lois sociales servent et s’il réside en France à notre époque… il se marre.

Il sait que le peuple est considéré comme le bétail d’un cheptel dont les bergers régulent les troupeaux à coups de mesures économiques et maîtrisent l’art de créer des problèmes pour vendre des solutions. 


Tu places l’expérience personnelle au-dessus de tout. Pour toi, un savoir, un guide ou une situation ne doivent pas être crus d’emblée, tout doit être expérimenté, vécu, sans intellectualiser. Tu dis que c’est en vivant les choses qu’on les maîtrise. Ça me ramène à la façon dont les chamans enseignent, ou plutôt comment ils ne le font pas, justement. Si tu leur demandes de t’expliquer le sens de tes visions, ils te répondront simplement de demander à l’Ayahuasca lors de ta prochaine cérémonie. Bien qu’elle ait tendance à agacer ou désarçonner les Occidentaux, cette façon de positionner l'expérience personnelle comme seul guide éveille le pouvoir de notre conscience sur elle-même. Elle réveille en nous notre propre medicina. Une fois de plus, il s’agit de responsabilité, et d’écoute de sa propre âme. As-tu comme moi le sentiment que de nos jours, le savoir intellectuel a pris la place de la connaissance, la parole celle des actes, et que l’expérience personnelle n’est plus reconnue comme une valeur essentielle ?

Cela dépend dans quel milieu et dans quelle culture mais en effet, nous pouvons constater que la pensée intellectuelle fait autorité, surtout en Occident. L’expérience semble avoir moins de valeur qu’une bonne analyse. Pourtant “penser” ne rend manifestement pas l’Homme meilleur devant les catastrophes qu’il engendre sur lui-même et sur son environnement. Je pense que cette prédominance arrogante de la pensée va s’effondrer en même temps que le monde qu’elle a engendré. L’Homme devra fonctionner à partir d’autres paramètres que ceux issues de sa seule analyse intellectuelle. 


Une chose qui m’a beaucoup interpellée dans ton discours, c’est cette idée de ne pas se positionner comme victime face à la vie et face aux autres. Au risque de fâcher pas mal de monde, j’ai le sentiment qu’à notre époque, le rôle de victime est encensé, au détriment de celui du Guerrier. La tendance est d’afficher ses problèmes, et même de se définir à travers eux. Comme s’il était plus valeureux d’être quelqu’un qui souffre plutôt que quelqu’un qui assume sa force. Toi, tu dis qu’attribuer son malheur à des causes extérieures retarde l’évolution et génère de la souffrance, qui sera alors nécessaire pour trouver les causes de son malheur en soi. Je me dois donc de te le demander : Qu’est-ce que tu penses de la tendance actuelle à la victimisation ?

Oui il y a une tendance à la victimisation qui malheureusement, peut faire office de grande malédiction du siècle car lorsqu’on se victimise, cela signifie qu’on se déresponsabilise automatiquement de ce qu’on vit. On se prive donc directement du pouvoir de changer réellement les choses puisqu’on attribue la cause de notre malheur à un sujet extérieur, un vécu, une illusion en somme.

Du coup c’est comme si on s’attaquait à vouloir percer un bouton sur notre nez en insultant et en tripotant notre miroir. Aucun intérêt, c’est sur soi qu’il faut agir.

Les gens, aujourd’hui, sont majoritairement les rois de la déresponsabilisation : ils remettent leur pouvoir entre les mains de gens qu’ils estiment compétents pour tout un tas de choses. Ils se déresponsabilisent de leur santé par exemple. Ils ont des hygiènes alimentaires effroyables, des activités nocives sur tous les plans, un manque de conscience et de raison en ce qui concerne les liens entre émotions, conditions de vie et santé.

Ils remettent leur pouvoir de prendre soin de leur santé entre les mains d’une industrie médicale dont les médecins généralistes sont les premiers commerciaux et dont les objectifs sont avant tout de faire de l’argent. Ils exigent finalement de la part de vendeurs de médicaments, le remède magique qui éliminera les symptômes qu’ils expriment sans aller s’intéresser à la cause principale de leur problème.

Ils ne veulent rien changer dans leurs habitudes de vie, ils veulent juste un coup de baguette magique qui effacera leurs maux. Face à un danger qui menace leur santé, ils ne vont pas adopter des comportements destinés à renforcer celle-ci. Non, ils vont se jeter sur le premier “remède” qu’on va leur vendre par peur de perdre cette santé qu’ils négligent pourtant et qui, si on l’étudie, fonde son épanouissement sur un principe universel simple nommé homéostasie.

Mais l’équilibre, la sagesse, ils ne veulent pas en entendre parler car elle remet en cause leur vie au sein du système. Je m’excuse auprès des médecins qui refusent de rentrer dans ce moule et qui ont encore une conscience, une capacité de penser et d’agir par eux-même pour le bien de leurs patients et surtout qui ont un attachement sans failles aux valeurs de ce grand sage initié qu’était Hippocrate. 


Si chacun suivait la Voie du Guerrier, à quoi ressemblerait le monde ?

Peut-être un monde dans lequel nous serions capables d’être unis les uns aux autres et capables de reconnaître nos droits de vivre sur la même terre malgré nos différences. Un monde où la préservation du vivant et de la paix serait au centre de nos vies. Un monde où la valeur de l’humain passe avant celle de l’argent… Un monde où les vertus sont des règles et où vivre devient un art…

C’est très idéaliste et finalement aujourd’hui tout est juste car les ténèbres servent la lumière et ce que nous vivons de contraire à ces idéaux nous mènera un jour à nous diriger vers eux. La vie est un grand balancier.  


Selon toi, c’est encore possible de se connecter à son feu sacré intérieur dans le système qui est le nôtre ?

Le Feu Sacré du Guerrier

Je pense justement que pour certains, c’est le monde idéal pour cela car il leur offre toutes les raisons d’aller le trouver. Tu en es la preuve, Zoë. Les écorchés vifs, les insurgés que nous sommes font que nous redoublons d’énergie lorsqu’il s’agit d’avancer vers NOUS. Ce NOUS vivant et libre. Nous brûlons de dire ce que nous pensons et d’agir pour tenter de porter dans ce monde une connaissance, une sagesse intemporelle et universelle qui rappelle à l’Homme qu’il est bien plus que ce que l’on veut lui faire croire. 


Alors on peut utiliser son cœur comme seule boussole, vraiment ?

Dans le style martial que j’enseigne principalement, on dit : le poing part du cœur. Cela signifie entre autre que nos compétences martiales doivent être mises au service de l’humanité et d’autre part que notre pratique doit nous amener à nous reconnecter à notre âme dont le siège, pour les Chinois, est le cœur.

Le coeur comme seule boussole

Donc oui, “le cœur comme seule boussole” est une devise pour qui suit la Voie du Guerrier à travers les Arts Martiaux. 


Être un Guerrier condamne-t-il à la solitude ?

Oui et non. Oui parce que tu as un travail personnel constant à mener sur toi, ce qui implique introspection et repli, et non parce que les relations te font également travailler et avancer vers toi. À mon sens, tout est une question d’équilibre encore une fois. 


Y a longtemps, en lisant Nietzsche, m’est apparue la distinction fondamentale qui existe entre celui qui se définit par ce qui l’accable (que ce philosophe appelle “faible” ou “esclave”) et celui qui se définit par ce qui l’anime (“fort” ou “aristocrate”). Ça m’a amenée à penser qu’il existait un gouffre entre la libération, qui selon moi est une réaction, et la liberté, qui est pure action. T’en penses quoi, toi ?

La libération me semble être une quête et la liberté me semble être un état. Je pense donc que celui qui cherche la libération invoquera des raisons pour le faire, tandis que celui qui est libre exprimera uniquement le bonheur de vivre cette liberté. 


Attention, question à 1 million de dollars ! Et si la révolution intérieure était la seule révolution en mesure de changer le monde ?

C’est ce que je pense et tout le monde connait cette phrase qui dit qu’il faut commencer par se changer soi-même si l’on veut que le monde change. Encore faut-il en avoir le courage et les méthodes.

Tous ceux qui travaillent à changer le filtre à travers lequel ils perçoivent le monde te diront qu’ils voient leur monde extérieur se transformer. Ils expérimentent de nouvelles situations, rencontrent de nouvelles personnes. Je pense qu’il y a des mondes dans le monde et que nous vivons dans un monde qui correspond à notre niveau vibratoire. Nous vivons ce que nous vibrons, en somme.

Plus nous nous allégeons de nos fardeaux intérieurs que sont nos croyances, nos conditionnements, nos héritages ancestraux, plus nous vibrons haut. Nous attirons alors à nous les vibrations de même nature. D’où l’intérêt de vivre selon les vertus car ce que tu sèmes par tes actes ou tes vibrations, tu le récoltes par la loi de cause à effet. 


QUESTIONS FUN AU GUERRIER !

Questions fun au Guerrier, quatrième partie de l'interview de Brice Amiot par Zoë Hababou

Bon alors pour entamer cette partie décomplexée de l’interview, je vais pas y aller par quatre chemins : Comment ça se fait qu’un mec qui pratique les Arts Martiaux ne soit pas contre les “drogues” ? ET QU’IL LISE CASTANEDA ?!

En fait j’ai toujours été fasciné par tous les enseignements traditionnels ésotériques et Castaneda est incontournable pour les chercheurs de vérité qui sont attachés à l’archétype du Guerrier. Je n’ai jamais été attiré par les drogues, les psychotropes ou même le tabac et l’alcool et même si j’ai été passionné par les écrits de Castaneda, je n’ai jamais senti le besoin de provoquer une rencontre avec les psychotropes.

Je suis de ceux qui pensent que si tu dois recevoir un enseignement, une guidance ou un don de la part de la nature ou d’un être humain, cela viendra à toi si tu le demandes et si c’est juste pour ton évolution. Il ne faut pas forcer certaines portes à mon sens mais ce n’est que mon avis personnel. J’ai du respect pour le monde invisible et je ne veux pas aller déranger certaines forces qui n’ont que faire de nos petits questionnements d’humains. Il me semble qu’il existe une échelle graduelle d’évolution personnelle qu’il faut suivre pour ne pas risquer de perdre sa santé mentale ou, en tout cas, de perdre une certaine capacité à raisonner car la définition de la santé mentale qui est donnée par notre monde moderne me fait frémir. 

Par contre, la vie m’a amené malgré moi à recevoir deux soins d’une médecine ancestrale de la jungle avec une prise d’Iboga. J’ai eu deux visions très symboliques à l’issue de ces soins et je suis totalement convaincu que certaines plantes qu’on qualifie de psychotropes, lorsqu’elles sont utilisées par des guérisseurs-nés, qualifiés et formés selon une tradition, sont des médecines de l’âme. Il y a des médecines pour le corps, des médecines pour l’esprit et des médecines pour l’âme. Nous avons différents corps et il doit y avoir différentes médecines pour soigner chacun de ces corps. 

Enfin, je ne peux pas être contre quelque chose que je ne connais pas, cela serait contraire à mes principes. Je peux juste dire que j’ai vu des personnes dont la vie a été complètement détruite par des drogues de synthèse, d’autres qui ont été sauvées par des prises de plantes médicinales qu’on qualifie de psychotropes. Il y a les choses et ce qu’on en fait. L’intention qui est derrière les actes que nous posons est pour beaucoup dans l’effet qu’ils ont sur nous. 


Tu sais, y a un truc qui me tarabuste depuis qu’on a décidé de faire cette interview ensemble… Mais plutôt que d’ouvrir ma fraise sur le sujet, j’ai juste envie de te la faire en mode dissertation philosophique : Les concepts qui relient les Arts Martiaux au Chamanisme. Je t’écoute.

Il me faudrait plusieurs heures pour en parler mais on peut citer quatre éléments de la philosophie martiale que l’on retrouve dans certains types de chamanisme : La hiérogamie, qui n’est autre que la reconnaissance de l’union sacrée d’un principe masculin et d’un principe féminin comme base de toute existence dans l’univers. L’animisme, l’attachement aux ancêtres et à la tradition et enfin la recherche de la connaissance de Soi. 

Je vais profiter de ta question pour évoquer un élément précis qui est souvent mal interprété et peu connu dans les Arts Martiaux. Il est lié à l’animisme et je pense qu’il fera un parfait lien avec certaines formes de chamanisme. Je veux parler des références animalières que l’on trouve omniprésentes dans le registre martial. Tu sais : le style du tigre, de la grue blanche, du serpent etc. Les gens s’imaginent toujours que les Hommes ont observé les animaux et s’en sont inspirés pour créer des techniques de combat ou des effets de style. En fait, si le cinéma a donné cette image superficielle, il est quand même très intéressant de creuser plus profond car nous entrons alors dans une dimension très ésotérique de l’enseignement des Arts Martiaux.

En effet, à une époque où l’Homme n’était pas déconnecté de la nature, il considérait l’animal comme porteur de sagesse et d’archétypes. En l’observant pendant de longues périodes, il parvenait à s’imprégner de tous ces éléments et à réveiller l’animal en lui. Il pouvait même passer une alliance avec l’esprit de l’animal et en recevoir certaines connaissances, certaines capacités. Il y a derrière cela une connaissance profonde qui donne au regard de l’Homme un pouvoir magique : l’Homme se construit en fonction de ce sur quoi il pose son regard.

Guerrier-Serpent

Les neurosciences commencent seulement à étudier ce principe qui était déjà connu par les anciens, il y a des centaines d’années. Donc passer du temps avec une puissance naturelle en l’observant et en l’écoutant attentivement permettait à l’Homme d’établir avec elle une connexion et de la réveiller en lui, simplement parce qu’il est un microcosme. On se construit bien en observant les membres de notre famille. Ceux qui comme les Taoïstes se considèrent comme les fils et les filles du Ciel et de la Terre ont comme frères et sœurs les arbres, les rivières, les animaux et peuvent se construire à leur image en allant apprendre avec eux.

Les artistes martiaux cherchaient à développer leur QI, c’est-à-dire l’énergie de vie qui était en eux et si tu veux réveiller le vivant en toi, eh bien il faut te nourrir du vivant. Se nourrir ce n’est pas seulement “manger”. C’est plus subtil que cela. Se nourrir, c’est s’imprégner des choses à leur contact. Quand tu as la tronche dans ta télé toute la journée par exemple, tu te nourris de toute la merde qu’elle te défèque dans le crâne et tu deviens aussi mort que son contenu. Lorsque tu passes du temps dans la nature, tu te nourris du vivant. 


Ah voilà, enfin on y est ! Vas-y, raconte-nous ! Qu’est-ce que le QI ?

Comme je viens de l’évoquer, le QI représente ton énergie de vie, le courant électrique qui alimente ton corps ou encore ton taux vibratoire puisque l’énergie, c’est de la vibration. C’est, en somme, la barre d’énergie que tu as dans le jeu vidéo qu’est ta vie. On ne démarre pas tous une partie avec la même barre d’énergie car nos ancêtres nous transmettent un héritage énergétique et malheureusement, bien souvent quelques casseroles également. Ce capital énergétique va augmenter ou diminuer en fonction de ce dont tu vas te nourrir dans ta vie et en fonction de comment tu vas faire circuler cette vie en toi. 

Pour comprendre l’aspect nutritionnel, il faut concevoir la vie comme une grande respiration : il y a un inspire qui représente ce que tu fais entrer en toi et un expire qui représente ce que tu fais sortir. Ta vie commence par une inspiration et finit par une expiration. Cela signifie que ce qui sort de toi est lié à ce qui rentre.

Le souffle symbolise souvent l’énergie vitale dans les traditions spirituelles car il représente la première manifestation et la première condition de la vie mais il ne faut pas y voir uniquement la respiration physique. Il faut y voir ce principe de nourriture. La qualité de ce dont on se nourrit physiquement, mentalement, émotionnellement et spirituellement va irrémédiablement avoir un impact sur ce que nous allons renvoyer au monde, c’est-à-dire sur la qualité de nos pensées, sentiments, désirs et actes. Si tu veux avoir une grande énergie de vie, il convient donc de t’orienter vers ce qui est nourrissant en termes de vie.

YIN YANG

Bien entendu cela commence par la qualité de l’air que tu vas faire entrer en toi et la manière dont tu vas la faire entrer. Idem pour l’alimentation, celle-ci devra être la plus vivante possible (le terme exact est biogénique) et elle devra être ingérée en conscience. Ensuite il y a la qualité de ton environnement et de ce qui s’y trouve car ce qui s’y trouve va nourrir tes pensées. Tu sais autant que moi que certaines personnes peuvent être tout autant nocives dans ton environnement qu’une antenne relai ou n’importe quelle source de pollution électro-magnétique. En termes d’énergie vitale, la pensée est capitale car ton état d’esprit va t’amener à vibrer plus ou moins haut.

La plus grande source d’énergie de vie est l’Amour donc si tu te nourris de choses qui te procurent des sentiments d’amour, tu vibreras haut, tes pensées seront belles et les actes qui en découleront seront à leur tour nourrissants car ils seront porteurs d’énergie de vie. 

Maintenant, pour comprendre l’aspect circulatoire, il faut penser à la manière des Taoïstes qui considèrent l’Homme comme un canal d’énergie entre le Ciel et la Terre. Un canal sinusoïdal ou spiralé qu’il convient de libérer. Tu peux le libérer par la méditation statique, c’est une méthode classique mais tu peux également le libérer par le mouvement conscient. C’est-à-dire, par un ensemble de pratiques visant à harmoniser ta chair et tes mouvements dans un état de vacuité sur lequel tu poseras des intentions de circulation du vivant en toi. Le souffle sera le grand chef d’orchestre de ces pratiques. C’est ce que sont les Arts Martiaux par exemple.

Faire obstacle à ce que la vie te propose entrave sa circulation à travers toi. Le Tao est un grand plan divin dont tu fais partie et lorsque tu n’acceptes pas la volonté de ce plan, tu bloques la circulation de la vie en toi, tu fais obstacle à la lumière, tu cristallises l’énergie de vie en toi, tu la fais stagner. Ce qui stagne pourrit, tu le sais. Ce qui circule, vit. Donc lorsque tu crées une stagnation de l’énergie vitale en toi par un refus de ce que la vie t’amène pour ton évolution, tu crées automatiquement une réponse de ton corps : un symptôme. C’est ce que l’on nomme une maladie.

La maladie, c’est un mal qui te dit que tu dois modifier ta manière de vivre ou de considérer la vie afin de retrouver un équilibre garant de ta santé. Le symbole YIN YANG représente à merveille ce que je viens de décrire. Il représente une matrice, un tout, dans lequel la circulation de la vie, représentée par une ligne sinusoïdale, est harmonieuse, c’est-à-dire équilibrée dans le mouvement. Dans ce symbole, deux polarités indissociables sont à parts égales dans une relation constamment mobile et harmonieuse. Ce symbole représente ce que tu dois travailler entre le Ciel (l’invisible, les lois universelles, les archétypes, tes mondes intérieurs) et la Terre (le visible, la matière, tes actes) pour que la vie circule en toi et te vivifie. C’est la clé de ta santé et de ta force. Ce même enseignement est consigné dans le caducée d’Hermès lorsque l’on sait le décoder.

Puisque la vie c’est de la lumière et de l’amour, il convient, lorsque ton énergie vitale ne circule plus, de mettre en lumière ce que tu n’acceptes pas de vivre et d’y mettre ensuite de l’amour, de l’acceptation, de le transformer en force.  

Les Hommes d’aujourd’hui sont tellement déconnectés du vivant qu’ils considèrent le QI comme un pouvoir magique. Leur référence au QI est un personnage de dessin animé qui balance des boules de feu avec ses mains ou un vieux Chinois qui projette des mecs au sol sans les toucher. Il faut arrêter avec ce genre de concepts qui nous éloignent de l’essentiel. Tous les humains ont un QI dès lors qu’ils sont en vie et ils peuvent devenir très puissants s’ils axent leur vie autour des lois du vivant qui sont faites pour que la vie / la lumière / l’amour circule (je ne conjugue pas car c’est la même chose).

Si les moyens de prendre soin du QI étaient enseignés à l’école, si on enseignait comment s’aimer et aimer les autres, comment respirer avec notre environnement naturel et ce qui s’y trouve, nous ne serions peut-être pas dans la merde dans laquelle nous sommes aujourd’hui sur notre planète. 


Si je capte bien, le QI n’est donc pas réservé aux pratiquants des Arts Martiaux ?

Bien sûr que non, ma réponse précédente a mis cela en lumière justement. Est-ce qu’un chaman n’est pas en réalité quelqu’un qui contrôle son QI ? C’est quelqu’un qui le contrôle à merveille par la relation qu’il a à lui-même et au monde extérieur. Il a repris son pouvoir, c’est-à-dire, la capacité de diriger son énergie vitale ou bon lui semble alors que la plupart des Hommes ne se rendent pas compte que leur énergie vitale est détournée. Ils sont usurpés. Ils servent bien d’autres choses qu’eux-mêmes. 


Il faut que je te demande un truc que TOUT LE MONDE VEUT SAVOIR : Mais bordel, comment ils font, les Shaolin, pour parvenir à une telle maîtrise de leur corps ?

Il faut faire attention avec ce mythe de Shaolin car aujourd’hui, Shaolin est une mascarade. Shaolin, de nos jours, est un lieu que l’on peut comparer à une sorte de Disneyland des Arts Martiaux. Ce lieu n’est pas le temple originel. C’est un édifice qui a été construit dans les années 70 lorsque la Chine a ouvert ses portes à l’Occident.

Le dernier temple Shaolin avait été détruit aux alentours de 1925. L’objectif était d’impressionner, de nous montrer, à nous, “Occidentaux incultes et malades”, la puissance de la culture ancestrale chinoise (enfin surtout la puissance du communisme). Tu sais, les pseudos “moines” Shaolin de ce temple sont avant tout des démonstrateurs, des acrobates. Ce qu’ils font n’a plus grand-chose à voir avec les pratiques traditionnelles martiales du lieu originel ou même avec les pratiques spirituelles de base. C’est un gros business Shaolin de nos jours.

Les Occidentaux y vont se faire former par des Chinois au crâne rasé durant des stages de quelques jours ou semaines et reviennent chez eux avec un diplôme de Super Guerrier. Ils s’habillent en orange et se mettent à enseigner une gesticulation moderne vide de sens créée par des fédérations sportives communistes dont le but n’est certainement pas de rendre un peuple fort et autonome. Mais tu comprends, ils sont légitimes, ils sont allés faire un stage à Shaolin. Bref, tu auras saisi le truc car cela existe aussi dans ton monde.

Jeune moine Shaolin

Pour répondre à ta question, je préfère imaginer que tu me demandes comment un artiste martial traditionnel peut arriver à une maîtrise avancée de son corps : la réponse est simple, en s’entraînant. Les Arts Martiaux traditionnels vont lui donner une méthode et des règles à suivre. Il va devoir s’entraîner tous les jours selon cette méthode graduelle durant des années, faire de nombreuses expériences, des erreurs parfois… Il devra sans cesse corriger, ajuster... Il va parallèlement devoir adopter un art de vivre pour que tout aille dans la même direction puisqu’il souhaite que son corps soit un parfait représentant du symbole YIN YANG et de ce qu’est un canal d’énergie de vie entre le Ciel et la Terre.

Cela ne s’arrêtera pas juste à de l’exercice physique. L’exercice physique est loin de suffire à faire de toi un artiste martial et à faire de toi le maître de ton corps… loin de là. Un corps sculpté peut servir bien d’autres intérêts que les tiens et finalement te desservir en termes d’énergie vitale. Je peux te l’assurer et en témoigner. J’ai détruit une grande partie de mon énergie de vie à courir de manière déséquilibrée après la force et la jeunesse du corps, aujourd’hui j’apprends à réajuster parce que mon grand maître La Vie me le demande. La vie demande toujours la même chose : l’équilibre. 


Récemment, un pote à moi qui fait du Karaté m’a raconté l’histoire de ce combat où deux adversaires se tiennent l’un en face de l’autre. Bizarrement, rien ne se passe, aucun coup n’est porté. Ils se contentent de se mesurer du regard. Et au bout d’un moment, l’un des deux s’incline face à l’autre, en signe d’acceptation de sa défaite. Peut-être parce qu’il n’a trouvé aucune prise pour attaquer avec une infime chance de victoire. Comme si l’autre était intouchable, quoi. Un regard peut-il donc tuer ? C’est quoi, toi, ta lecture de cet étrange non-combat ?

C’est peut-être celui-là qui gagne réellement le combat car il fait preuve de sagesse et met à terre son ennemi l’égo. Il ne fait pas naître la guerre inutilement. C’est un Artiste Martial. 


J’ai aussi entendu parler d’une sorte de test, épreuve ultime d’un Guerrier en voie d’accomplissement… L’élève est à genoux, yeux bandés, et son maître tient un sabre au-dessus de sa tête. L’idée du truc, c’est qu’il parvienne à s’esquiver au moment même où son maître abat le sabre sur son crâne. Juste en le sentant, donc, sans le voir. Peut-être en captant l’intention du maître avant qu’il n’agisse. Tu peux nous raconter comment ça marche ?

On voit ça chez les adeptes de Masaaki HATSUMI, le dernier représentant de l’art du Ninjutsu, que j’ai du mal à cerner au niveau de la pertinence de son enseignement, mais c’est un sentiment personnel qui se déploie à partir de la lecture de ses écrits et de quelques vidéos de son travail. On trouve cela également dans les légendes japonaises du sabreur aveugle ou dans l’histoire de Miyamoto Musashi.

Je dirais que ce que l’on veut révéler par cette démonstration, c’est la capacité de certains artistes martiaux à accéder à un tel niveau de conscience qu’ils parviennent à déceler des informations extrêmement subtiles dans les mondes invisibles. Ils en viennent à sentir quand bouger lorsque le sabre s’abat sur leur tête. Je me méfie quand même des démonstrations actuelles véhiculées par le net. 


Comme quasiment tout le monde sur cette fichue planète, je suis CARRÉMENT RAIDE DINGUE DE BRUCE LEE ! Donc pardon, mais je profite d’avoir un pro des Arts Martiaux comme toi sous la main pour m’aider à décrypter quelques-unes de ses plus célèbres citations… “Sois comme l’eau”, “Adapte-toi à ce qui est utile, rejette ce qui est inutile, et ajoutes-y ta propre particularité”, “Il n’y aucune limite”. Ça fait rêver, pas vrai ? Tu veux bien les analyser pour moi ? Oh, et tant que t’y es, explique-moi comment il faisait pour développer une telle force de frappe sans prendre aucun élan !

Bruce Lee, archétype du Guerrier

Sois comme l’eau

C’est la qualité d’adaptation, de fluidité, de souplesse, de non-résistance qui est mise en avant dans ce conseil. Dans les Arts Martiaux, le combat représente la vie et Bruce Lee racontait qu’il avait eu une sorte d’illumination en contemplant l’eau d’un lac lors d’une balade en barque. Il avait vu ce grand parcours de l’eau qui est versée par le ciel sur le sommet d’une montagne et qui doit rejoindre l’océan en passant par les entrailles de la Terre et les rivières. “Sois comme l’eau” signifie qu’il ne faut pas stagner dans une incarnation. Une vie t’est donnée pour que tu t’entraînes à parvenir à cette capacité de suivre le changement permanent et à t’y adapter pour parvenir à rejoindre le Grand Tout. 

Il n’y a aucune limite

Je crois que la phrase exacte est : “Adopte la non-limitation comme limite”… quelque chose comme ça. Elle rejoint une autre phrase qui dit : “Ce que tu penses, tu le deviens”. Il fait tout simplement référence à nos croyances qui nous limitent. Si tu parviens à n’avoir aucune croyance limitative, tu es libre et tu es capable de vivre pleinement ce qu’il t’est demandé de vivre.

Adapte-toi à ce qui est utile, rejette ce qui est inutile, et ajoute-y ta propre particularité

En fait je pense qu’il nous dit de ne prendre que ce qui est utile pour accomplir notre destinée en partant du point de vue que notre objectif est d’être pleinement qui nous sommes au-delà des croyances. À l’heure de la surconsommation, s’attacher à ne pas prendre ce qui n’est pas utile, ce qui ne nous appartient pas ou ce dont nous n’avons pas besoin parait difficile parce que nous avons adopté le “je dépense donc je suis”. Ceux qui cherchent à se définir autrement que par la possession de biens matériels sont plutôt du genre à voyager léger, ils se dépouillent de tout ce dont ils n’ont pas besoin dans la matière comme dans leurs mondes intérieurs. 

La force sans élan : tu fais allusion au coup de poing sans recul que Bruce Lee démontra à la convention de Long Beach dans les années 60. C’est le résultat d’un alignement corporel entre le sol et l’adversaire et d’une capacité à produire une unité à partir de toutes les chaînes osseuses, tendineuses, articulaires, nerveuses et musculaires. Le chef d’orchestre de cette unité est l’intention émise au niveau du bas ventre, siège de l’énergie vitale employée dans les Arts Martiaux. Grâce à ces deux paramètres, l’artiste martial peut produire une onde (en sinusoïde ou en spirale) à travers son corps. C’est cette onde qui percute l’adversaire au bout de la chaîne. 


J’aime beaucoup l’idée d’utiliser la force de l’adversaire pour le mener à sa propre perte. D’entrer en harmonie avec la frappe de son ennemi pour la retourner contre lui. Qu’est-ce que ça signifie, “accompagner”, “emprunter la force de l’adversaire”, dans les Arts Martiaux ? Et si on considère que l’adversaire est une situation qui nous dérange, qu’est-ce que ça implique au niveau de la technique, et au niveau philosophique ? Tu pourrais établir le parallèle entre cette technique de combat et une posture globale face à la vie ?

C’est accepter la force de l’adversaire sans la subir et l’utiliser contre lui. C’est un principe basique des Arts Martiaux chinois. Je vais te le transposer dans la vie parce que c’est ce qui me semble intéressant de faire.

Imagine que tu as un conflit verbal avec une personne. Ton but en tant qu’artiste martial est d’établir la paix dans ton monde. Pour cela, tu vas devoir veiller à ne pas laisser ton pire ennemi, l’ego, prendre possession de toi. Tu vas donc écouter l’argument de ton adversaire et tu vas l’accepter à partir, non pas d’une position de victime prête à se soumettre mais plutôt à partir de celle de quelqu’un qui cherche à formuler le fait qu’il comprend le point de vue de son adversaire. Tu le reconnais dans son discours, ce qui ne lui donne pas appui sur toi. Il est normalement prêt à t’écouter à ce moment-là puisque tu as désamorcé l’opposition.

Ensuite tu l’amènes à voir les choses à partir de ton point de vue, non pas pour le convaincre mais pour lui amener la prise de conscience que vous pouvez tous deux avoir deux points de vue différents et finalement échanger sans imposer vos idées. S’il est intelligent, la paix pourra être instaurée entre vous. Tu auras gagné parce que tu auras construit une relation de paix et non parce que tu auras eu raison.

Il n’y a pas de vérité dans la vie, tout change tout le temps donc nous ne pouvons avoir que NOS vérités. Qu’est-ce qui est le plus important, que notre vérité triomphe ou que la paix triomphe ? Pour un artiste martial, c’est la paix qui doit triompher.

Combattants d'art martial

Par contre, si tu as quelqu’un de profondément con en face de toi, sache que dans les Arts Martiaux chinois, la guerre est parfois nécessaire pour rétablir la paix et il faut être prêt à la mener. C’est pour cette raison que l’harmonie n’est possible qu’entre des personnes qui ont travaillé personnellement sur elles-mêmes pour s’extraire de ce sentiment de savoir ce qu’est la vie et la vérité. 

Ainsi dans le combat physique, l’artiste martial peut choisir entre trois stratégies géométriques : le cube, la sphère ou la pyramide. 

Le cube c’est l’opposition, la sphère c’est l’absorption et la pyramide c’est la déviation. Le cube, c’est utiliser la force contre la force lorsqu’on peut le faire. La sphère c’est n’opposer aucune résistance à celle de l’adversaire comme si celui-ci se mettait à frapper dans un morceau de tissu. Et la pyramide, qui est la stratégie intermédiaire, c’est présenter une structure géométrique qui dévie systématiquement les forces vers l’extérieur.

C’est au sein des deux stratégies de la sphère et de la pyramide que l’artiste martiale sera amené à emprunter la force de l’adversaire. 


T’aurais des livres à conseiller à ceux qui souhaiteraient aller plus loin ?

Pour approfondir tous les sujets que nous avons abordés à travers des ouvrages traitants des Arts Martiaux, je conseille trois ouvrages :

Livres recommandés par Brice Amiot

QUELQUES CITATIONS INSPIRANTES TIRÉES DU LIVRE ESPRIT MARTIAL DE BRICE AMIOT POUR RESTER ALIGNÉ DANS LA VOIE…

LES ÉPREUVES ET L'ÉVOLUTION

En regardant la vie comme un maître désirant lui enseigner sa véritable nature, le Guerrier est capable d’accepter tout ce que celle-ci lui propose de vivre. 

LE BIEN ET LE MAL

Si on ne nourrit pas le Mal, il disparaît. En restant focalisé dessus on lui permet d’exister. On élimine le Mal en l’acceptant, en le remerciant d'exister et de nous permettre d’en faire l’expérience pour ensuite reconnaître, apprécier et nourrir le Bien. 

Diriger sa pensée vers le changement et non vers la cause du Mal. Sinon on lui donne de l’énergie. On nourrit le Bien, on combat le Mal en nourrissant les changements bénéfiques qu’il apporte. Le Mal devient alors la source du Bien. 

LA VICTIME

On ne peut éliminer un ennemi en nourrissant le pouvoir qu’il a sur nous. On ne doit pas se considérer comme sa victime. Si ce qu’il dit nous blesse, c’est parce qu’on choisit d’y croire et d’y attacher de l’importance. C’est un piège de l’ego. On détient le choix de souffrir ou non du comportement des autres car on est seul responsable de ses émotions.

LA SOUFFRANCE

La vie est une somme d'expériences dont le but est de t’amener à évoluer. Chaque épreuve est une étape. Tu dois refuser d’agir en victime. Tu es responsable de ta vie et de ce qui en constitue le chemin car c’est le chemin que tu as choisi pour évoluer. Y résister en attribuant ton malheur à des causes extérieures ne fait que retarder ton évolution en installant la souffrance, qui sera alors nécessaire pour t’amener à chercher des solutions à ton malheur jusqu’à ce que tu trouves les solutions en toi. Cela t’amènera à évoluer. Cette étape de la souffrance aura alors contribué à ta réalisation personnelle.

LA RESPONSABILITÉ

Tout ce que tu vis est le reflet de ce que tu es. Quand un truc désagréable se présente à toi, tu en es le seul responsable et cette situation est là pour te révéler qu’une partie de toi fonctionne en désaccord avec l’objectif de ton chemin de vie qui est de trouver la paix avec les autres et toi-même. 

Se considérer comme responsable des problèmes que l’on rencontre est bien plus difficile que d’en rejeter la cause sur le hasard de la vie ou un méchant.

LES ÉMOTIONS

Si une émotion est refoulée et qu’elle ne peut aller à la surface de l’intérieur vers l'extérieur, elle va se condenser vers l'intérieur en créant une tension. Si d'autres émotions viennent s’y ajouter, elle va créer une explosion ou une implosion. Une maladie va naître.

LA RÉALITÉ

Notre ego est un gros filtre à travers lequel nous percevons notre réalité.

L’EGO / PROGRAMME INFORMATIQUE

Les Guerriers sont ceux qui décident d’entrer dans la machine pour la déprogrammer. 

LE GUERRIER ET SON ADVERSAIRE

Le Guerrier polit son être comme on polirait la lame d’un sabre. C’est-à-dire qu’il retire les aspérités qui empêchent la lame de briller et d’être tranchante.

L’EXPÉRIENCE PERSONNELLE

Quels que soient les savoirs, les guides, les enseignements ou les situations qui se présenteront à toi, ne les crois pas. Écoute-les d’abord et ensuite expérimente les choses, vis-les, ne les intellectualise pas. C’est en vivant les choses qu’on les maîtrise. 

Le Guerrier aiguise son âme comme un sabre afin qu’elle foudroie d’un trait toutes ses illusions et faiblesses et qu’elle s’impose comme seul maître à bord.

LA VOIE INITIATIQUE

Pour trouver la paix, l’Homme doit d’abord retourner vers lui-même afin de comprendre qui il est. 

Travailler sur soi c’est tester le maximum de choses en accord avec ce que l’on veut incarner. Il ne faut pas se fixer sur ce que l’on veut obtenir mais sur ce que l’on veut être.

ACCEPTER

La force n’est pas de pouvoir résister à tout mais de pouvoir tout accepter. Si tu peux tout accepter, tu deviens indestructible.

Accepter ne veut pas dire ne rien faire et subir, mais prendre en compte tous les éléments d’une situation sans s’y opposer et à partir d’eux, faire un travail sur soi. C’est ce que veut dire “suivre” dans un combat. Tirer profit de la force adverse. Emprunter la force c’est se servir de l’énergie d’une situation désagréable pour alimenter l'énergie de réussite. 

L’ÉNERGIE ET LA FORCE

Agir en Artiste Martial c'est savoir se servir de l’énergie des choses qu’on estime négatives pour l’employer à réaliser des choses constructives.

L’INTENTION

Si tu as décidé de devenir la personne que tu rêves d’être, il faut employer chaque seconde de ta vie, chaque pensée et chaque acte à cette réalisation. 

L’intention n’est pas une réflexion, c’est une conviction : je sais ce que je fais et ce que je veux qu’il en résulte et je le vis intérieurement un instant avant l’aboutissement de ma technique.

Lorsque l’intention est alignée (sans doute ni peur) avec la voie et le geste, l’action menée est redoutablement efficace.

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Chamanisme, Reviews, Gonzo Zoë Hababou Chamanisme, Reviews, Gonzo Zoë Hababou

Tout est relié

La question que je voulais poser à la plante ce soir-là était du genre cosmique. C’est marrant comment ça fait. Tu commences à t’intéresser à un sujet et ensuite la vie n’arrête pas de t’envoyer des signaux qui t'amènent à le creuser à fond. Ces derniers temps, toutes mes nouvelles rencontres, tout ce que j’avais pu entendre, regarder ou lire pointait la même direction. Et il y avait un livre, en particulier, que mon pote Jocelin Morisson et son acolyte de toujours Romuald Leterrier venaient tout juste d’écrire, qui m’avait fait forte impression, faisant éclore en moi de vastes et complexes réflexions, pistes inconnues que je brûlais de suivre... Je savais que l’ayahuasca avait le pouvoir de me faire m’y engager. Je veux dire, pour de bon. Au-delà de l’intellect. Au-delà des concepts. Elle seule était en mesure de me faire comprendre, de tout mon être, ces idées si belles qui m’avaient enflammée.

— C’est de la Cielo, pas vrai ? j’ai fait à Wish alors qu’il saisissait la bouteille.

— Ouais, il a répondu avec un sourire accompagné d’un clin d’œil.

Inutile d’ajouter quoi que ce soit. On se comprenait, lui et moi. La cérémonie avait de fortes chances d’être cosmique avec cette variété d’Ayahuasca.

Ça tombait bien. La question que je voulais poser à la Plante ce soir-là était du même tonneau. C’est marrant comment ça fait. Tu commences à t’intéresser à un sujet et ensuite la vie n’arrête pas de t’envoyer des signaux qui t'amènent à le creuser à fond. Ces derniers temps, toutes mes nouvelles rencontres, tout ce que j’avais pu entendre, regarder ou lire pointaient la même direction.

Et il y avait un livre, en particulier, que mon pote Jocelin Morisson et son acolyte de toujours Romuald Leterrier venaient tout juste d’écrire, qui m’avait fait forte impression, faisant éclore en moi de vastes et complexes réflexions, pistes inconnues que je brûlais de suivre...

Je savais que l’Ayahuasca avait le pouvoir de me faire m’y engager. Je veux dire, pour de bon. Au-delà de l’intellect. Au-delà des concepts. Elle seule était en mesure de me faire comprendre, de tout mon être, ces idées si belles qui m’avaient enflammée.

Wish a siffloté et chantonné longuement au-dessus de la bouteille, avant de lui souffler de la fumée de mapacho dedans. Ensuite il l’a refermée et l’a secouée doucement, puis s’est levé pour me souffler de la fumée sur moi aussi. Sur ma tête, sur chaque épaule, dans mes mains jointes. Il est retourné à sa place et m’a servi une tasse du breuvage. Après l’avoir icarisée aussi, il me l’a tendue.

J’ai fermé les yeux, laissant mon intention monter en moi afin que ma conscience s’en imprègne. C’est comme ça qu’on doit demander à l’Abuelita. Pas juste avec son mental. On doit lui parler avec son cœur. Mon esprit restait silencieux, concentré à l’extrême. Aucune pensée n’était émise.

Alors, sans paroles, s’adressant directement à celle de la Plante, ma conscience a demandé : Montre-moi comment tout est relié.

Et j’ai porté la tasse à mes lèvres.

Wish a bu à son tour, directement à la bouteille, puis il a soufflé la bougie.

Tout est relié : chronique-expérience du livre sous forme de cérémonie d’ayahuasca

Review du livre Tout est relié, écrite par Jocelin Morisson et Romuald Leterrier, sous forme de cérémonie d'ayahuasca

Pendant la première demi-heure, Wish s’est contenté de siffloter, attendant de savoir quels esprits invoquer, à quelles énergies se relier. Assise en tailleur face à lui, ma tête était de plus en plus lourde et, lentement, je me suis enfoncée dans la transe. 

Le chant de la jungle - ces milliards de sons distincts, stridulations d’insectes, bruissement de feuillages, coassements de crapauds, étranges et obsédantes mélopées d’oiseaux nocturnes, qui forment ensemble une musique hypnotique - s’infiltrait dans mon corps en le faisant résonner comme s’il faisait partie de lui. Je vibrais comme un caisson de basse saturé. J’aime quand la selva prend possession de moi comme ça.

J’avais intensément conscience du bruit de la rivière, en contrebas de la maloca. L’écoulement continu de l’eau le long des rives était un canoë qui m’entraînait de plus en plus profondément au cœur de la jungle.

Wish a entonné son premier chant et après quelques couplets, j’ai souri toute seule en réalisant qu’il chantait l’icaro de la Yacumama, cet esprit-serpent subaquatique, mère de toutes les créatures de l’eau, puissant allié des cérémonies. J’étais donc bien alignée sur la vibration de la medicina. Cette nuit, le voyage commencerait sur le fleuve. 

Fleuve d'Amazonie

La maréacion s’est accentuée et ma conscience est descendue d’un niveau. J’ai senti la variation de pression dans mes oreilles et dans ma mâchoire. Un peu comme quand on fait de la plongée. Derrière mes paupières closes, dans l’encre noire de ma psyché, un serpent a lentement commencé à se former. Il était gigantesque. Enfin, d’après ce que je pouvais en voir. Je me situais plus ou moins sur son dos, sa tête et sa queue demeuraient invisibles, tant il était long, mais son immense corps lisse et écailleux, couleur de pierre, ondulait sous moi pour m’entraîner au fil de l’eau. Cette eau calme et noire où les étoiles se reflétaient comme des lucioles.

C’était beau. La jungle endormie sur les rives semblait s’ouvrir en deux pour nous permettre de pénétrer en elle. Et puis, brusquement, mon serpent-pilote a plongé, et mon corps a inspiré de toutes ses forces comme si ça avait la moindre chance d’être utile dans cet autre monde… 

On glissait maintenant loin sous la rivière, là où jamais la lumière du jour ne pénètre. Les abysses. Ça n’avait rien d’effrayant, pourtant. C’était même très apaisant d’évoluer lentement, en spirale, dans cette dimension infiniment silencieuse où toute perception était comme atténuée. 

J’aurais du mal à expliquer pourquoi, mais je me sentais comme à la Nuit des Temps, pour peu que ça veuille dire quelque chose. C’était comme de retrouver un berceau de racines très anciennes, là où tout avait commencé. Cet endroit mythique où l'énergie primordiale dansait librement, longtemps, longtemps avant d’entreprendre de se complexifier en cet état qu’on appelait désormais la vie. 

Guidé par les chants de Wish, de plus en plus lourds, de plus en plus primitifs, le serpent, la rivière et moi on a commencé à se confondre, à fusionner. L’icaro nous enroulait, imprimant des torsions à notre course comme dans ces photos qu’on voit de la Terre vue du ciel. Cette Amazonie tellement belle avec son fleuve brillant qui la sillonne, tellement belle qu’elle donne envie de pleurer. Et puis la Yacumama a franchi la barrière du sable qui couvrait le lit du fleuve.

C’était un passage. Une porte vers une autre dimension. Vers le passé, je crois, mais je n’en suis toujours pas sûre.

Peinture rupestre de Wandjina

Je me trouvais maintenant dans une espèce de grotte, une caverne dont les parois étaient ornées de dessins étranges figurant des entités flottantes semblables à des… bactéries, peut-être. Ou alors à des extraterrestres. C’était le genre de vision qui ressemble au rêve lucide, si bien que je pouvais me balader dans la grotte et prendre le temps de déchiffrer les dessins. Les êtres cellulaires étaient enveloppés de nombreuses membranes où des formes en double hélice, comme des brins d’ADN, flottaient elles aussi. 

Et puis sans prévenir, comme ça le fait souvent avec l’Ayahuasca, mon point de vue s’est modifié et tout s’est accéléré. Je voyais les choses comme si elles se produisaient à la fois séparément et simultanément. Une tribu dans le désert. Des Hommes qui m’ont fait penser aux Aborigènes d’Australie. Je ne suis pas certaine qu’ils étaient vraiment conscients de ma présence, pourtant j’avais le sentiment que c’était à moi que s'adressaient leurs actes et leurs pensées. Leurs rituels.

Représentation de Wandjina sous un abri sous roche

Différentes scènes flashaient très vite l’écran de ma psyché. C’était pas évident de comprendre le sens exact de ce qui s’y déroulait. Ces gens me montraient des sources, des mares, des nuages chargés de pluie. Ils semblaient connaître intimement le cycle de l’eau sur Terre, jusqu’au plus subtil de ses détails, et paraissaient y accorder une importance capitale. Ils me montraient comment les peintures des cavernes et l’eau de la Terre étaient connectées entre elles.

En faisant naître des visions dans ma tête, sorte de langage télépathique, ils me racontaient que les entités figurées sur les roches étaient des êtres spirituels, peut-être leurs ancêtres mythiques, et qu’ils se servaient de l’eau pour se manifester. Eux, les gens de cette tribu, avaient le devoir de les réanimer en rafraîchissant régulièrement les peintures, pour dialoguer avec eux. C’était comme ça que leurs chamans se connectaient à ces êtres, à travers le temps, apparemment. En tout état de cause, c’était par l’entremise de l’eau que cet échange d’informations, via un phénomène de conscience, était rendu possible. 

La dernière vision dont je me rappelle concernant ce peuple est assez floue. Des Hommes sortaient d’un fleuve brumeux dans les flots duquel, comme prisonnières d’un miroir, se laissaient deviner ces entités. Est-ce que c’était elles qui, finalement, avaient engendré ces Hommes ?

Et si les Wandjina étaient les ancêtres mythiques des Ngarinyins, peuple autochtone d’Australie ?

Wish s’enflammait désormais comme un malade avec ses icaros, et même si je comprenais pas le Shipibo, la teneur des nouvelles visions qui proliféraient en moi telle une terrible jungle à la végétation carnassière ne faisait aucun doute ; il invoquait les esprits-guérisseurs du monde entier, passé, présent, et même futur, nom de Dieu. Impossible d’expliquer autrement le fait que je voyais soudain une véritable armada de chamans en tout genre, n’importe où que je tourne mon regard mental !

Alto Cielo, peinture de l'ayahuasquero Pablo Amaringo

Certains tapaient comme des sourds sur des tambours, d’autres étaient attifés de plumes et de peaux de bête et virevoltaient autour d’un feu, d’autres agitaient des chacapas et soufflaient de l’agua florida, et d’autres encore, qui faisaient penser à des putains de cyborgs, fumaient des cristaux dans une pipe à crack en rejetant une fumée qui crépitait de code informatique…

Et toutes leurs médecines, et les esprits qui les animaient, apparaissaient et disparaissaient comme des hologrammes de fumée, la matrice des patterns leur offrant brièvement forme, avant qu’ils s’évaporent à nouveau : peyotl, bufo, fleurs de toé, champignons, le docteur sans tête de l'ayahuma, lianes d’ayahuasca, san pedro, l'esprit ténébreux du tabac et ces drôles de grenouilles kambo…

Mais le plus fou dans tout ça, c’est la façon dont ces guérisseurs, leurs chants, leurs instruments, leurs esprits alliés, leurs souffles, leurs plantes sacrées et finalement leurs intentions étaient… reliés entre eux.

Alli Mariri, peinture de l'ayahuasquero Pablo Amaringo

Parce que chaque cérémonie qu’ils faisaient chacun dans leur coin, à travers les âges et les lieux, n’était en fait qu’une seule et éternelle cérémonie, un rituel aussi vieux que le monde, constant, permanent, immense, qui les unissait par-delà l’espace et le temps au moyen d’une sorte de toile cosmique à la brillance de cristal, gigantesque et infini réseau qui les connectait entre eux par la seule force de leurs intentions.

Même les plantes et les animaux y étaient reliés ! C’était pour ça qu’un chaman pouvait se transformer en jaguar ou encore incorporer l’essence d’une plante maîtresse avec sa diète !

J’en croyais pas mes yeux… Incapable d’émettre la moindre pensée, mon esprit recevait ces flots d’information de plein fouet tandis que ma bouche s’ouvrait toute seule d'émerveillement. J’étais subjuguée.

Mais le pire, c’est quand la Plante a réalisé son dernier réglage pour me montrer que même les esprits des morts et les êtres conscients d’autres planètes faisaient également partie du réseau…

J’ai chopé ma bassine et me suis mise à vomir. Encore. Et encore. Fallait que je fasse de la place en moi pour parvenir à intégrer ce que je venais de voir. Mes neurones étaient en surchauffe. Tout ça était trop énorme ! De longues vagues abrasives de nausée me soulevaient les entrailles. Agrippée à mon seau comme une perdue, je me vidais à n’en plus finir, tandis que mon esprit ripait encore et encore sur ce que la plante m’avait montré. Incroyable, je me répétais bêtement, bon sang, j’y crois pas, bordel !

A bout de souffle mais bien purgée, je me suis allongée en passant une main sur ma bouche pour en effacer les dernières traces de vomi.

De son côté, Wish attaquait déjà un nouveau chant. Heureusement, cet icaro-là était calme, aérien, et la façon dont il modulait sa voix, comme seuls les Shipibo savent le faire, imprimait des torsions aux patterns de mes visions, à la façon d’un charmeur de serpents capable de les faire danser au son de sa flûte.

ADN

Des filaments lumineux, flottant dans l’espace, s’aimantaient par couple pour s’entrelacer comme des reptiles amoureux ou encore… des brins d’ADN, ou alors une liane d’ayahuasca. La voix de Wish les hypnotisait, les faisait tournoyer sur eux-mêmes, s’enrouler ensemble, se multiplier, toujours en un mouvement circulaire, des spirales valsant au rythme de sa mélodie, animées de cet étrange double mouvement de descente et d'ascension, tout comme l’icaro de Wish, d’ailleurs, qui montait dans les aigus, descendait dans les graves, se faisant écho à lui-même avec la fin de la dernière phrase répétée au début de la suivante, comme font souvent les chants shipibo.

C’était tellement beau de pouvoir voir la musique comme ça ! De vraiment regarder comment Wish façonnait l’espace psychique où lui et moi étions immergés avec ses chants, transformant cette dimension en un lieu d’observation où les informations se structuraient en live sous mes yeux…

Mais cet étrange espace qu’on partageait, j’ai réalisé que c’était aussi mon cosmos intérieur. C’était comme… d’avoir le contenu de ma psyché ouverte en deux, exposé d’une façon visible et hautement intelligible.

Cette phrase de Nietzsche m’est soudain revenue à l’esprit : Le sommet et l’abîme sont maintenant confondus.

Prostration, peinture de Alex Grey

Est-ce qu’il faut… plonger au fond de soi pour comprendre le cosmos ? j’ai chuchoté pour moi-même, toujours absorbée par les visions qui dansaient en moi. Est-ce que, quand tu sautes au fond du puits… celui où l’abîme te regarde… après avoir glissé dans le tunnel, tu te retrouves finalement… à la cime du monde ?

Le serpent, une fois de plus, se mordait la queue…

C’est Jung, je crois, qui disait que l’observation ultime du cosmos et des tréfonds de la matière permettrait à terme de percevoir la nature de l’esprit. Cette idée que la psyché se reflète dans la matière et inversement. A ce moment-là, je me demandais si l’introspection pouvait conduire à la connaissance ultime de la réalité. Si continuer les diètes de plantes maîtresses comme je le faisais depuis plusieurs années me permettrait un jour d’atteindre les dernières rives de la connaissance. 

Quelques jours auparavant, Wish m’avait dit que c’est par le biais du psychisme que les entités intelligentes comme l’Ayahuasca ou les extraterrestres peuvent se manifester dans la conscience. Qu’il suffit juste de tourner le bouton pour capter la bonne fréquence. Ça m’avait rappelé Jan Kounen, qui dit, lui, que c’est par le biais de ce télescope végétal qu’est l’Ayahuasca que les chamans ont exploré et découvert une conception de l’univers qu'ils ont intégrée depuis des millénaires à leur mythologie…

Neurones

Ces idées qui surnageaient à la surface de mon esprit se sont mises à prendre vie en moi, métamorphosant mes pensées en visions. Petit à petit, comme une araignée travaillant méticuleusement au tissage de sa toile, cet univers que je portais en moi, gravé dans mes cellules, s’est organisé en réalité expérientielle. 

C’est difficile à décrire, et pourtant c’est un truc que fait fréquemment l’Ayahuasca. Permettre une double vision. Pouvoir regarder le monde sur plusieurs échelles à la fois, microscopique et macroscopique. Il faut le vivre pour savoir que c’est possible. Voir les choses séparément et aussi comme un tout, simultanément. L’expérience se télescope en une unité, sans perdre pour autant les détails de ce qu’elle montre. 

univers et le cerveau fonctionnent sur le même modèle

La Plante me présentait un champ de neurones qui était également une représentation de l’espace et des planètes en trois dimensions. Par un subtil jeu d’images, le cosmos était devenu… un immense cerveau !

Les neurones étaient des galaxies, reliées entre elles par des milliards de synapses, acheminant des impulsions lumineuses d’informations comme pour innerver, nourrir l’ensemble du système, le tout constituant un réseau fantastique où chaque planète renvoyait l'écho de toutes les autres planètes, comme un système holographique, constituant une symphonie de reflets où chaque partie contenait le tout, chaque note portant en elle l’ensemble de la mélodie… 

Galaxies, vue artistique

Cette musique était celle de la conscience qui apprend à se connaître elle-même en ricochant et se diffractant sur ses fragments, au cœur de ses incarnations qui la densifiaient des expériences et des vécus particuliers de chaque être, mais sans jamais perdre son lien avec elle-même, avec sa nature. Car elle était infiniment supérieure à la simple addition de ses parties.

J’étais totalement happée par la beauté et la signification de cette vision. Ma bouche s’ouvrait toute seule sur un râle d’extase silencieux, des larmes brûlantes inondaient mes joues face à tant de puissance, tant de signification, et mon front et le sommet de ma tête étaient bouillants, comme ceints d’une couronne de lumière, parce que le cerveau qui se planquait en plein cœur de ma tête était exactement la même chose que l’espace intersidéral, et je le sentais physiquement relié à la vision que la Plante m’en offrait ! Et cette planète sur laquelle je vivais, loin d’être une terre perdue et isolée dans le noir de l’infini, était elle aussi un maillon de cette chaîne dont chaque élément était connecté aux autres en reflétant en lui la totalité dont il faisait partie… 

C’est alors que j’ai eu un flash extrêmement brutal de Ronin, l’anaconda mythique des Shipibo, cet Ouroboros créateur de la réalité. Ça n'a duré qu’une brève seconde, mais je l’ai vu dans toute sa vertigineuse signification.

Ronin, anaconda mythique des Shipibos, créateur de la réalité et Ouroboros

Il était l’ADN. Il était l’Ayahuasca en liane, puis en breuvage, passant de la nature à la culture. Il était les kéné, ces dessins de l’art shipibo. Et il était aussi l’anaconda et le jaguar, ces deux puissants esprits mythiques du chamanisme amazonien, dont les tâches sur le pelage et les écailles sont tellement similaires… Mais surtout… il était l’emblème et le symbole parfait de la conscience qui, tel Shiva dans sa danse, dans sa boucle éternelle sans début ni fin, ne cesse de s’enrichir, de s’accroître, de s’expandre, de se densifier, de se complexifier à travers l’expérience des vivants incarnés, entraînée par un élan infini pour se nourrir d’elle-même. 

L’esprit, la matière, la science, la philosophie, la foi, les archétypes et l’inconscient collectif n’étaient que les différentes manifestations, les vibrations sur différentes échelles, dans différentes dimensions, sur différentes fréquences, d’une seule et même chose. 

Une seule réalité.

Je l’ai senti dans tout mon corps. Je l’ai compris avec mes cellules et mes organes, avec ma peau. Cette Ayahuasca Cielo que j’avais bue, c’était moi. Cette plante qui utilisait le langage visionnaire pour m’enseigner le monde. Ces chants que Wish envoyait avec une foi décapante vers l'espace. Ces esprits qui nous guidaient et accompagnaient nos efforts pour nous comprendre nous-mêmes. Tout ça, c’était la conscience. Et elle n’existait qu’au singulier. La selva et la médecine formaient une interface pour que la conscience apprenne enfin à dialoguer, puisse enfin communiquer avec elle-même. 

Sumac Icaro, peinture de l'ayahuasquero Pablo Amaringo

Je me suis mise à rigoler toute seule. Vraiment fort. Et j’ai redoublé de rire quand Wish s’est joint à moi.

Faire exploser les filtres du cerveau pour que la réalité apparaisse enfin dans son entièreté ! Oui, c’était ça la solution ! Et alors, y avait plus de séparation entre le passé, le présent et le futur, et plus de distance spatiale non plus. Des Hommes du passé pouvaient me montrer leurs vies. Les esprits des plantes pouvaient m’enseigner leurs secrets. Le jaguar pouvait s’incarner en moi pour me prêter sa force. Et mon moi du futur pouvait guider mon moi présent jusqu'à lui en créant des signes sur mon chemin…

J’ai entendu Wish se lever alors je me suis redressée tant bien que mal pour recevoir son chant du mieux possible, toute recroquevillée sur moi-même. C’était un icaro rapide et fort, et il le scandait en me frappant doucement la tête avec sa chacapa et en me crachant du parfum dessus à plusieurs reprises. Je savais pourquoi il faisait ça. Pour me faire reprendre contact avec mon corps. Il devait sans doute considérer que j’avais été un peu trop loin pour mon propre bien. 

Une fois le chant terminé, il m’a soufflé du mapacho sur la tête et dans le débardeur, puis est revenu sur le sommet de mon crâne pour lui insuffler de la fumée dedans en serrant sa main en cône, rapidement, à trois reprises. 

Ça m'a apaisée. Il avait enfin refermé le passage, colmaté le canal qui m’avait permis de comprendre et de voir tout ça. Et c’était pas plus mal, parce qu’à force je me sentais vraiment comme un monstrueux ordinateur quantique en surchauffe ! (non, je ne sais pas ce qu'est un ordinateur quantique, mais c’est pas le problème).

— Merci, j’ai chuchoté en rigolant à moitié.

— De rien, Zoë.

On s’est marrés ensemble un petit coup et il est reparti à sa place, restant silencieux et fumant pensivement le reste de son mapacho. J’ai rampé jusqu’au tapis pour m’en prendre un moi aussi, mais j’avais la nausée au bord des lèvres et fumer n’arrangeait pas vraiment la chose. La Plante était toujours en moi, je la sentais déjà s’organiser pour un nouvel assaut.

Liane d'ayahuasca

J’ai posé le mapacho à peine fumé sur le plancher et me suis rallongée sur mon petit matelas, douillettement recueillie en moi-même. Cette médecine était vraiment incroyable ! Malgré mes nombreuses cérémonies, j’étais toujours aussi surprise et fascinée par le pouvoir de ce breuvage. On dira ce qu’on voudra, mais pour un Occidental, le fait que des plantes soient en mesure de communiquer avec nous en utilisant notre psyché reste quelque chose de fondamentalement mystérieux.

D’une, ça suppose que ces plantes soient animées d’un esprit, mais aussi d’une intelligence et d’une volonté de s’en servir pour, chose plus incongrue encore, nous aider. De deux, ça implique qu’elles sachent adapter leur langage à chacun de nous en lui présentant des visions à la portée de sa compréhension. Et de trois, cerise sur le gâteau, les informations qu’elles nous transmettent sont d’un niveau de sagesse si élevé que leur savoir synthétise en une sorte de méta-analyse tout ce que l’être humain a pu inventer comme moyens d’études du réel, surfant entre les domaines du mythe, de la physique, de la biologie et de la psychologie en orchestrant tout ça en une unité au maillage si serré que tout semble découler naturellement de tout.

Une fois, Wish m’a dit que l’Ayahuasca nous connecte aux archives de la vie. Il disait qu’en fait, l’Ayahuasca est le livre, et la Chacruna la langue qui permet de le lire. Ce soir-là, j’étais plus que convaincue qu’il avait raison.

Mais j’ai coupé court à ces pensées analytiques qui me fatiguaient déjà pour me laisser envoûter par les nouvelles images en train de se former. 

Abeille

J’étais dans une prairie, mais ma taille avait dû considérablement diminuer en chemin, parce qu’elle m’apparaissait immense, une véritable jungle. Les fleurs que je croisais étaient beaucoup plus grosses que moi, bon sang. Ça s'agitait de partout dans cette clairière. L’air vrombissait d’un millier de petites vies qui s’activaient en tout sens. J’étais comme en apesanteur, la Plante me baladait doucement dans ce monde végétal saisissant de couleurs et de détails. Et puis une abeille a été élue comme guide, et j’ai suivi ses déplacements de fleur en fleur.

Jusqu’à ce que je fusionne avec elle. Elle était en train de butiner quand ma conscience est entrée en elle. D’un coup, le monde a complètement changé de visage ! Le spectre de couleurs que mes yeux recevaient s’est brutalement appauvri, comme si je ne pouvais plus percevoir le rouge, je crois, mais cette perte était largement compensée par mon incroyable pouvoir d’appréhender le monde en une infinité de petites réalités qui, conjuguées ensemble, m’offrait une vision enrichie de mon environnement et surtout, par ma nouvelle capacité de détecter la symétrie. C’était ça que je cherchais dans les fleurs. Les plus symétriques d’entre elles indiquaient leur bonne santé, et donc de bonnes ressources pour moi.

Fleur

Sans savoir comment, j’ai laissé l’abeille pour plonger dans une fleur. J’étais maintenant en pleines fractales hexagonales qui rappelaient un peu le début de l’expérience du bufo. Mon esprit se faisait ronger, dévorer par cette mosaïque vivante aux couleurs impossibles, en perpétuelle mutation. C’était loin d’être agréable, vraiment, d’autant plus que je souffre de trypophobie, cette bizarre et stupide peur des petits trous qui te donne envie de vomir quand t’en vois trop, mais j’étais en train de comprendre que ces formes alvéolaires étaient une structure essentielle du vivant, présente partout dans la nature, dans les yeux d’une abeille, dans les ruches, dans les pistils de fleurs, dans les parois cellulaires, comme si la symétrie et la duplication étaient des caractéristiques majeures de la vie.

Et puis, je sais pas, j’ai perdu pied. Ces fractales m’ont désintégrée. Je ne sentais plus mon corps et mon identité m’avait été comme dérobée. Ma conscience, ou alors mon cerveau, semblait à présent répandu, reparti dans mon corps entier, et c’est à travers ce corps-cerveau que j'appréhendais désormais l’univers. Je me sentais comme… une plante, je crois. 

Colonie de fourmis

C’est dans cet état étrange que j’ai continué mon exploration. L’Ayahuasca était repartie dans ce type de vision absolument non-humain, où tout s’interconnecte simultanément. Il y avait une colonie de fourmis qui s’activaient comme des petites folles, et en surimpression une forêt fortement agitée par une énorme tempête, de celle prête à déraciner les arbres. Les fourmis s’excitaient, les arbres se tordaient sous l’impulsion du vent, et j’ai plongé chez les fourmis qui couraient à présent pour fuir la pluie martelant leur petit univers, qui m’apparaissait immense, pour le coup. A leur échelle, cette tempête, c’était l'Apocalypse ! 

Le pire, c’est que je me sentais vivre à l’intérieur de chaque fourmi mais aussi en tant que… qu’esprit collectif de la colonie. Certaines parties de moi mourraient, emportées par les rivières d’eau ou étouffées dans la boue, mais mon esprit global absorbait la mort d’un de mes membres, parce que mon existence…

J’ai pas eu le temps de transformer cette information en concept. La Plante a brusquement décidé de me faire changer de niveau et j’ai passé la barrière de la terre pour plonger à la rencontre du monde souterrain, là où proliférait… le mycélium.

Il était immense, nom de Dieu ! C’était un gigantesque réseau ! Et il vivait d’une vie carrément effroyable de vivacité !

C’était un organisme tentaculaire, une entité sans fin parcourue de nervures luminescentes, sorte de tissu structurant la vie en soutenant, alimentant, connectant toutes les plantes entre elles, et même, je crois bien, tout le vivant…

Mycélium

Cet être intelligent était capable de s’étendre pour rechercher l’eau et les nutriments, pour se connecter aux racines des plantes et des arbres, il dégradait et assimilait les cellules des autres organismes, et apparemment, il était aussi en mesure de transmettre de l’information par voie chimique et peut-être électrique, comme me le laissaient supposer ces impulsions lumineuses et décharges d’énergie qui le parcouraient, me faisant une fois de plus penser à des synapses en pleine activité. 

C’était terrifiant… On aurait dit un gros alien caché sous la surface du monde, auquel aucun d’entre nous ne pouvait échapper !

Au fond de moi, pourtant, je savais qu’il était question de symbiose et non pas d’une relation parasitaire, mais la peur était entrée en moi et ce qui restait de mon mental s’est jeté dessus pour conceptualiser cette idée que j’avais lue dans une nouvelle d’Isaac Asimov, je crois : les plantes nous utilisent pour se répandre à travers l’univers.

Oui, l’Ayahuasca empruntait notre cognition, comme les fleurs utilisaient la mobilité des abeilles, pour ensemencer la planète. Enfin, pas vraiment l’Ayahuasca sur le plan physique. Plutôt son esprit. Beaucoup d’entre nous tombaient amoureux d’elle après l'avoir bue, et ne songeaient qu’à une chose, en faire tâter aux autres !

Est-ce que la nature cherche à se sauver elle-même par l’entremise de notre conscience ? j’ai murmuré dans ma tête en passant les mains sur mon visage, à moitié mortifiée. Un être humain qui boit de l’Ayahuasca voit fatalement sa conscience écologique s’élever et il veut plus causer aucun dommage à l'écosystème. Il veut même le protéger ! Et si plus d’humains boivent de l’Ayahuasca, plus d’humains sont éveillés. Est-ce que ce serait un moyen pour la Plante de se sauvegarder ? Pour survivre cachée à l'intérieur de notre conscience ?

Je me suis jetée sur ma bassine pour me remettre à vomir, littéralement infestée par ces pensées. Je me suis vidée des minutes entières, reprenant contact avec mon corps, rejetant maladivement hors de moi ces idées qui m’effrayaient tant. C’était plus fort que moi. Je me sentais parasitée. 

Et j’ai entendu la Plante glousser.

Conscience universelle, vue artistique

Tout est conscience, elle a fait de sa voix sensuelle constituée de mille voix différentes. Toi, moi, la Nature, il n’y a pas de différence. La conscience ne veut que plus de conscience. Quand tu me bois, c’est toi-même que tu rencontres, et c’est toi aussi que tu sauves.

En un claquement de doigts, j’ai cessé de vomir. J’ai écarté ma bassine et me suis assise toute droite, en tailleur. Presque rigide. J’ignore pourquoi, mais les paroles de la Plante ont complètement redressé ma posture, à la fois physique et spirituelle. Ma colonne vertébrale s’est recentrée. Je me suis mise à respirer longuement, profondément. Et mon esprit s’est réaligné sur la vibration de la medicina.

Je comprenais le message de l’Ayahuasca. Je le comprenais avec tout mon être, mes tripes, mon cœur, mon âme. Et je le sentais, aussi. A ce moment-là, la conscience de la Plante fusionnant avec la mienne était une expérience, une réalité. C’est difficile à expliquer, mais on aurait dit que mon corps était une sorte d’antenne, de récepteur, une radio branchée sur les ondes de la médecine, recevant et émettant sa vibration, et… ça me faisait comme rayonner de l’intérieur. 

Oui, tout était relié, tout était une seule et même chose, et ce monde de matière dans lequel j’allais retourner, lui aussi faisait partie de moi, et ma conscience pouvait y imprimer ses intentions. Parce que c’était elle qui le créait. La conscience était première. C’était la seule réalité.

Nourrie par mes réflexions, une autre dimension s’est ouverte à moi, et c’est la vision la plus belle et la plus incroyable que j’ai eue cette nuit-là. J’ai vu l’humanité entière, comme les cellules d'un organisme, disséminées sur l’ensemble de la planète, avec ces milliards de petits moi incarnés dans toutes ces personnes, tous connectés par des fils lumineux multicolores à des entités humanoïdes gigantesques qui flottaient dans l’espace. Des Soi, j’imagine. Mon point de vue s’est reculé pour que je réalise que ces Soi n’étaient eux aussi rien de plus que les pièces du puzzle d’une sorte de Super Soi unique, immense esprit de cristal dans lequel circulait sans fin une sorte de code informatique.

Vue artistique de la conscience universelle

Non, je dois rectifier quelque chose. Je ne voyais pas la scène. J’étais la scène.

Y avait plus de démarcation entre moi et l’univers. A ce niveau de conscience, cette différenciation n’existait tout simplement plus. J’avais (si le “je” possède encore une quelconque signification…) replongé dans l’expérience pure, sans observateur, sans identité pour la vivre, et pourtant… elle était en train de se vivre. Et je sentais comment cette mécanique cosmique fonctionnait, la façon dont chaque petite vie individuelle alimentait les Soi, comment chaque Soi enrichissait la Supraconscience Primordiale, et aussi comment, dans un élan toujours renouvelé, cette Conscience s’incarnait à nouveau, en plein amour avec elle-même, pour se brancher sur l’expérience individuelle afin de toujours plus se densifier, se complexifier. S'expérimenter elle-même. Se connaître…

Et dire qu’on croyait tous lutter dans le vide comme des idiots aveugles, soumis à un hasard cruel et capricieux !

La peine qu’on ressentait, les batailles qu’on menait, la foi qu’on mettait à croire en nos valeurs et à les faire vivre, cette terrible liberté qu’on poursuivait à coup de pioche pour la déterrer de nous, l’amour insensé… dont chaque vie humaine était la manifestation… L’Amour était la clé de tout ça, son sens, la direction et la signification de l’existence, sa raison d’être…

Conscience, vue artistique

On n’était pas là pour découvrir ce que d’autres connaissaient déjà. On existait pour donner du sens à la conscience, en temps réel, en créant la réalité depuis cette source à laquelle chacun de nous pouvait se relier, cette source à la fois transcendante et immanente, qui était NOUS, parce que… 

… la conscience et la réalité sont les reflets mutuellement renvoyés d’une seule et même expérience… a chuchoté la Plante au creux de mon oreille.

— Bon sang, elle est vraiment cosmique, cette Ayahuasca Cielo… j’ai baragouiné en direction de Wish, qui s’est esclaffé sans retenue.

Et il a pris sa guitare pour commencer à nous faire redescendre doucement.


— Et si tout ça n’était qu’une vaste simulation ? j’ai demandé à Wish le lendemain.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh bien, je sais pas… j’ai fait en cherchant mes mots. Comme dans un rêve, quoi. Ou un jeu vidéo.

— Mais c’est un rêve, il a répondu à sa manière à la fois simple et énigmatique qui avait le don de m’agacer. Et c’est un jeu, aussi. Mais je te rassure, quand la partie sera finie, tu vas te réveiller. 

Et si la réalité n'était qu'une vaste simulation ?

Un long frisson m’a parcouru l’échine. Dans mon système, les restes d’Ayahuasca ont frémi, et une brève seconde, mon esprit a été la proie d’une inquiétante étrangeté.

Je me suis dit qu’il faudrait que je me replonge dans ce livre de Jocelin Morisson et Romuald Leterrier, Tout est relié, afin de vérifier ce qu’ils en disaient, eux.

Ouais, c’est comme ça que ça marche. Même le savoir est une boucle. On découvre quelque chose dans un bouquin, puis on l'expérimente dans sa vie, et enfin on rouvre le livre, riche d’une nouvelle compréhension personnelle, pour s’apercevoir que notre seconde lecture est vachement plus vaste. 

Merde, je me suis dit. Le monde entier est un putain d’Ouroboros.

Et j’ai allumé un mapacho et me suis avachie dans mon hamac en fermant les yeux pour essayer de pioncer.


Un immense merci à Jocelin Morisson et Romuald Leterrier qui m’ont offert la chance de lire Tout est relié en avant-première !

Cette cérémonie d’ayahuasca inspirée de l’ouvrage a attisé votre curiosité ? C’est ici que ça se passe :

"Tout ne fait qu'un", "tout est relié", nous disent de nombreuses traditions spirituelles. Un message qui semble aujourd'hui confirmé par la physique moderne. Pourtant, cette affirmation reste une abstraction pour beaucoup d'entre nous, une belle parole sans substance dans un monde qui semble au contraire plus divisé et catégorisé que jamais.

Dans ce nouvel ouvrage, les auteurs du best-seller Se souvenir du futur nous font découvrir un univers d'investigations entièrement méconnu, celui d'un vaste réseau d'interactions dont nous sommes les acteurs privilégiés. Tout d'abord, il existe pour les chamanes du monde entier une sorte d'Internet de la nature, qui permet d'entrer en contact avec les esprits du monde vivant, mais aussi avec les défunts. Les recherches récentes sur le vide quantique, les propriétés subtiles de l'eau, l'intelligence des plantes, l'univers-cerveau, la conscience comme "toile de fond" du réel, donnent ensuite corps à ce vaste entrelacs qui est aussi un réseau de connaissance tissé d'informations.

À partir de nombreux exemples issus des cultures natives, des traditions spirituelles et des dernières découvertes de la science la plus en pointe, le réseau cosmique se matérialise sous nos yeux et apparaît pour ce qu'il est : un vaste Esprit.


ROMUALD LETERRIER (retrouvez tous ses ouvrages dans le Top 15 Livres Chamanisme) est chercheur indépendant en ethnobotanique, spécialiste du chamanisme amazonien et des plantes de vision. Il a découvert le principe d'une mémoire du futur auprès d'un chamane shipibo et explore depuis plusieurs années le concept de la rétrocausalité sous ses différentes facettes.

JOCELIN MORISSON (découvrez sa fascinante interview ici !) est journaliste scientifique, auteur et traducteur, et travaille sur les ponts entre science, philosophie et spiritualité. Il est coauteur de La Physique de la conscience avec Philippe Guillemant, de La Révolution psychédélique avec Olivier Chambon, et auteur d'un essai philosophique : L'Ultime Convergence.

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Wanted, Chamanisme Zoë Hababou Wanted, Chamanisme Zoë Hababou

Wanted Dead or Alive : Jocelin Morisson, Auteur-Journaliste Expert en Science, Philosophie et Spiritualité

Vous saviez qu’aujourd’hui, un vaste chantier interdisciplinaire s’attaque à établir une nouvelle cartographie de la psyché humaine ? L’heure est enfin venue de reconsidérer l’ancien paradigme, et c’est un séisme qui s’annonce ! Les premières secousses se font même déjà sentir… Preuve en est la curiosité renouvelée d’une immense partie de la population pour le développement personnel, la spiritualité et les anciennes traditions : méditation, chamanisme, loi d’attraction, plantes psychotropes, NDE, synchronicités, psychologie transpersonnelle… Et si je vous disais que les plus récentes découvertes scientifiques corroboraient leur message et leur apportaient même un important appui ?

Science et spiritualité semblent ennemies jurées. A vrai dire, la science s’est même bâtie en opposition à la spiritualité, en la stigmatisant comme irrationnelle. Résultat ? La majorité d’entre nous souscrivent à la vision d’un monde tristement mécaniste comme s’il était la réalité ultime, sans songer à le remettre en question, et en observant d’un œil critique, amusé, voire méprisant, tout ce qui sort de son cadre.

Le problème, c’est que malgré le temps qu’elle turbine, la science matérialiste est toujours incapable d’expliquer la totalité du réel. Certains phénomènes, tels ceux qui tournent autour des expériences de mort imminente ou des expériences psychédéliques, débordent radicalement son champ de connaissances. Le point commun à ces phénomènes inexpliqués ? La conscience bien sûr ! Pas de bol, il semblerait que ce soit elle, la clé de voûte de l’édifice du réel…

Vous saviez qu’aujourd’hui, un vaste chantier interdisciplinaire s’attaque à établir une nouvelle cartographie de la psyché humaine ? L’heure est enfin venue de reconsidérer l’ancien paradigme, et c’est un séisme qui s’annonce ! Les premières secousses se font même déjà sentir… Preuve en est la curiosité renouvelée d’une immense partie de la population pour le développement personnel, la spiritualité et les anciennes traditions : méditation, chamanisme, loi d’attraction, plantes psychotropes, NDE, synchronicités, psychologie transpersonnelle…

Et si je vous disais que les plus récentes découvertes scientifiques corroboraient leur message et leur apportaient même un important appui ?

Le temps n’est plus à des écoles de pensée qui s’affrontent. Le temps est à la réconciliation.

Et il y a des personnes géniales, engagées corps et âme, qui nous ouvrent la voie pour enfin franchir le pont entre des domaines en apparence hétérogènes et hermétiques… Journalistes, philosophes, explorateurs, auteurs, scientifiques et chercheurs de tout crin prêts à sortir des sentiers sclérosés.

Tel Jocelin Morisson.

Ce journaliste scientifique, auteur de nombreux ouvrages qui questionnent les phénomènes inexpliqués, va explorer ici, avec nous, des pistes aussi surprenantes qu’inspirantes, menant à une appréhension novatrice de notre conscience, et de son véritable pouvoir…

Qu’on souscrive ou pas aux idées nouvelles présentées dans cette interview n’a que peu d’importance. Le but de Jocelin Morisson n’est pas de défendre une quelconque idéologie, mais de chercher à questionner la nature de la réalité. Ce qui est en soi déjà révolutionnaire.

Quand Jocelin Morisson nous parle de la conscience à travers le prisme de la science et de la spiritualité

Interview de Jocelin Morisson, auteur-journaliste expert en science, philosophie et spiritualité

PRÉSENTATION DE JOCELIN MORISSON

Salut Jocelin et merci énormément d’avoir accepté cette interview ! C’est un honneur de te recevoir ici, tu es une révolution à toi tout seul ! Hyperactif présent sur tous les fronts, tes nombreuses contributions littéraires et médiatiques offrent un nouveau prisme avec lequel décoder le monde. De formation scientifique, tu es devenu journaliste, puis auteur, et maintenant rédac chef de la revue Natives dédiée aux peuples racines, collaborateur de l’INREES et de Vertical Project Media, auteur de nombreux articles pour le magazine Inexploré... Quel cursus ! Ça va, tu tiens le coup ? D’où tu tires le jus de tant de passion ? Tu veux bien nous parler un peu de toi et de la vocation dont ton travail est la preuve éclatante ?

J’ai peut-être l’air hyperactif mais je ne le suis pas tant que ça. C’est parce que je travaille sur ces sujets depuis 25 ans et donc je cumule les publications : articles, livres, traductions, interviews…, et des interventions dans des conférences ou les médias. Mais tout ça se fait au fil du temps, sans précipitation. Un autre aspect est aussi que les métiers de l’écriture sont mal payés, donc il faut enchaîner plusieurs collaborations pour avoir des revenus juste décents.

Ma vocation est née alors que j’avais commencé à travailler dans la presse professionnelle du secteur de la santé et j’ai découvert le phénomène des expériences de mort imminente. Ça a été un chamboulement pour moi et j’ai reconsidéré tout un ensemble de phénomènes que je ne prenais pas au sérieux, ou dont j’ignorais même l’existence, à commencer par ce qu’on appelle les états modifiés de conscience.

Neurones en activité

Ce qui me passionne est qu’on est à la frontière de la science, de la philosophie, de la spiritualité, de l’ésotérisme… Il y a toujours quelque chose de nouveau à apprendre, à comprendre. Mais pour moi c’est devenu aussi un chemin, une initiation, car ça n’a pas d’intérêt si ça reste seulement au niveau de l’intellect.

Pendant longtemps, j’ai gardé un pied dans le monde de la communication santé, pour des raisons essentiellement alimentaires, mais ça a aussi été pour moi une très bonne école de rigueur, que j’ai mise au service de mon travail sur les phénomènes inexpliqués. Je me destinais initialement à l’enseignement des sciences de la vie, avec un cursus universitaire qui menait au Capes et à l’Agrégation, mais j’ai bifurqué vers le journalisme qui est une autre forme de transmission. Après ma maîtrise de sciences et le service militaire, je n’avais plus envie de préparer les concours d’enseignement parce que j’avais vu au cours de ma formation qu’on demandait aux étudiants de connaître par cœur des listes d’insectes ou de plantes, mais jamais de s’interroger sur ce qu’était un élève, une classe… C’est pourquoi j’ai fait une deuxième maîtrise en sciences de l’information et de la communication scientifique. 


Ce que j’aime particulièrement chez toi, c’est que tu es une sorte de pont entre plusieurs disciplines. En explorant les sujets abordés sous des angles variés, tes investigations font le lien entre des savoirs aussi bien ancestraux (comme la transe chez les peuples racines) qu’ultra-contemporains (comme la physique quantique). Pourquoi tu penses que c’est si essentiel, de nos jours, de relier, de réconcilier, voire d’unifier la philosophie et la science, le chamanisme et la physique, la spiritualité à… tout ? 

Notre prochain livre avec Romuald Leterrier s’appelle Tout est relié (retrouvez la review de ce livre ici - ndlr) et porte précisément sur cette question de l’interrelation, de l’interdépendance de toutes choses. En fait, quand on creuse un peu les enseignements traditionnels, les courants mystiques et spirituels, mais aussi les descriptions de la réalité dans les chamanismes, on s’aperçoit en effet qu’il y a énormément de recoupements, y compris avec la science de pointe.

L’ouroboros

C’est important de mettre en avant ces passerelles parce que le savoir est hyper fragmenté. En science, on atteint de tels niveaux de complexité dans certaines disciplines que des spécialistes d’un domaine donné ne connaissent rien à ce que fait un collègue de la même discipline mais dans un autre domaine.

Je revendique d’être un journaliste scientifique généraliste, qui doit en effet faire les ponts, y compris en acquérant une culture en philosophie, dans les sciences humaines et les spiritualités. Je ne défends pas une idéologie, ce qui m’intéresse est comment les choses sont. Quelle est la nature de la réalité, de la conscience, de la matière, de l’espace et du temps…, et y a-t-il quelque chose derrière ce qu’on perçoit par les sens ?

Aujourd’hui, ces questions restent complètement ouvertes, contrairement à ce qu’on peut penser. Comme dit l’astrophysicien Avi Loeb, “ce que nous savons est une île dans un océan d’ignorance”. 


LE PARADIGME SCIENTIFIQUE ACTUEL

L’ensemble de tes contributions (livres, articles, reportages, conférences) et l’ouvrage que j’aimerais disséquer aujourd’hui avec toi, Se souvenir du Futur, que tu as co-écrit avec Romuald Leterrier, se confrontent et remettent en question une vision du monde qui appartient au paradigme scientifique dominant, auquel la majorité des gens souscrivent sans vraiment songer à l'interroger. Ce paradigme a pour postulats de base ceux du déterminisme et de la causalité. Pour faire simple, le concept de déterminisme suppose que notre futur est unique et mécaniquement déterminé. Celui de causalité instaure que ce futur dépend exclusivement du passé. Ce que j’aimerais savoir, c’est comment ce paradigme et les concepts qui le soutiennent sont devenus notre seule grille de lecture du monde, qui nous fait voir comme impossible toutes les idées ou expériences qui n’y souscrivent pas et semblent les démentir. Comment l’humanité s’est-elle enracinée dans ce consensus ?

Ça tient principalement à deux choses. D’abord le fait que la science s’est construite en opposition aux croyances, jugées irrationnelles, superstitieuses, et qu’il fallait les reléguer dans les limbes de l’obscurantisme. La science a prétendu bâtir une vision objective du monde, c’est-à-dire la même pour tous. On revient de ça aujourd’hui car l’objectivité a du plomb dans l’aile. Le deuxième aspect est que la technologie, fille de la science, a connu d’indéniables succès, synonymes de progrès.

Le mystère de l’univers, que la science est toujours fondamentalement incapable d’expliquer

Dès lors, la science s’est crue en position d’expliquer la totalité du réel, alors même que des pans entiers de la connaissance sont vides. Par exemple, la matière visible ne représente qu’un très petit pourcentage (5 %) du contenu énergétique de l’univers. On parle de matière noire (27 %) et d’énergie sombre (68 %) pour expliquer la majorité de ce contenu. Ce sont des hypothèses dites “ad hoc” car elles viennent combler un trou mais on ne détecte pas cette matière et cette énergie directement.

La question de la conscience elle-même reste un grand mystère ; on ne sait pas expliquer comment elle “émergerait” de la complexification des cerveaux dans le règne animal, ce qui suggère que ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, on remet en cause le fait même que l’espace, le temps et la matière sont des données fondamentales de la réalité. On suppose qu’il y a quelque chose “derrière” qui est plus fondamental. Or, c’est ce que nous disent les grandes traditions spirituelles depuis des siècles et même des millénaires. Ce monde est seulement un monde d’apparences. Et derrière les apparences, il y a la place pour ce qui serait une sorte de supraconscience primordiale.

On a relégué la spiritualité dans le champ de l’irrationnel, comme relevant au mieux des religions et au pire des mouvements sectaires. Mais la spiritualité concerne la nature de la réalité et la nature de l’Homme. Et c’est par le champ des sciences que ces questions reviennent sur le devant de la scène, avec l’étude de la méditation, des états modifiés de conscience et de tout un ensemble de phénomènes qui remettent en question la vision strictement matérialiste du monde.

Cette remise en cause est plus facile dans les pays anglo-saxons qui ont une vision très pragmatique des choses, alors que la France est enfermée dans un paradigme soi-disant cartésien et moins ouverte à ce type de débat. 


LA THÉORIE DE LA RÉTROCAUSALITÉ

Dans Se souvenir du Futur, on tombe sur cette phrase, que l’on doit à Philippe Guillemant, co-auteur avec toi de La Physique de la Conscience : “Nos intentions causent des effets dans le futur, qui deviennent les futures causes d’un effet dans le présent”. Cette citation est un résumé du concept de double causalité, aussi appelé rétrocausalité. En substance, voilà en quoi consiste cette théorie : 
- Notre futur est déjà réalisé.
- Il peut changer.
- L’intention excite un nouveau futur.
- Celui-ci influence le présent.
- L’attention le fait entrer dans la réalité.
Avant d’aller plus loin, est-ce que tu pourrais nous raconter comment Romuald Leterrier, Philippe Guillemant et toi vous en êtes venus à élaborer une hypothèse aussi improbable ? A première vue, ça parait tellement anti-intuitif qu’on se demande comment une idée pareille a pu sauter dans la tête de quelqu’un !

Philippe Guillemant a élaboré ses idées à ce sujet à partir du phénomène de synchronicité, sur lequel beaucoup de grands esprits réfléchissent depuis longtemps, dont Carl Jung et Wolfgang Pauli dans les années 1930 à 1950. Philippe a proposé l’idée d’un temps “déployé” dans lequel le passé existe encore et le futur existe déjà, mais sous une forme qui peut changer.

Prenons par exemple la mémoire : la science n’a jamais pu démontrer que les souvenirs sont stockés dans le cerveau. Or, si ce n’est pas le cas, d’où tirons-nous nos souvenirs ? Eh bien, une façon de le comprendre est de dire que le passé existe sous forme d’informations situées dans un champ omniprésent, qui s’étend au-delà de l’espace-temps, peut-être dans le vide quantique, et le pénètre en tous points.

La conscience extratemporelle, capable de voir l’espace-temps comme un continuum

Dès lors, il n’y a pas de raison de penser que ce n’est pas le cas aussi pour les informations du futur. Si la voyance est possible, ou toute forme de prémonition, de rêve prémonitoire par exemple, il faut bien que cette information du futur soit déjà là sous une forme ou une autre. Il se trouve que beaucoup d’expériences ont démontré la réalité de ce qu’on appelle en parapsychologie la précognition. Donc il faut bien un modèle pour expliquer ça.

En ce qui concerne Romuald, il a fait beaucoup de travail de terrain auprès des Shipibos d’Amazonie péruvienne, et il se trouve que les chamanes lui ont dit grosso modo la même chose ! Il y a des dimensions de la réalité qui existent au-delà de l’espace et du temps, et qui sont porteuses d’informations, qui se manifestent dans les rêves, les visions, les signes… Pour eux, les mondes visibles et invisibles sont interpénétrés. 


PRÉSENTATION DE L'HYPOTHÈSE DU LIVRE SE SOUVENIR DU FUTUR

Afin de t’éviter de répéter ce que tu as déjà évoqué moult fois ailleurs, je vais présenter aux lecteurs un bref résumé de l’hypothèse du livre. N’hésite pas à me corriger si je fais une erreur. En philosophie comme au sein de nombreuses traditions et spiritualités, on a coutume d’opposer le monde des phénomènes, perçu comme une illusion, au monde tel qu’il est, en deçà des apparences. Selon ta théorie, ce monde objectif, appelé “arrière-monde”, n’est pas soumis aux lois de l’espace-temps. Une partie de nous, le Soi (on reviendra sur sa définition), vit dans l’arrière-monde, au-delà de l’espace-temps, ce qui lui permet de se manifester où il veut au sein du continuum espace-temps puisqu’il se trouve en dehors de lui. Les synchronicités sont des messages du futur moi en communication avec le Soi. Elles nous montrent le chemin vers la meilleure version de nous-mêmes. D’autre part, le temps est en partie déjà déployé, le futur le plus probable en partie cristallisé. Les signes ou synchronicités reçues nous attirent comme un attracteur vers le meilleur chemin, car elles proviennent du meilleur futur qui nous guide tel un GPS. Ce GPS est en mesure de nous rappeler sur la bonne route si l’on s'égare. L’idée est donc de poser une intention dans le futur afin que ce futur nous guide vers lui via des synchronicités, qu’on doit s’efforcer de créer. Ce qu’on remarque donc ici, c’est que les synchronicités sont la clé de l’édification d’un nouveau futur. C’est Carl Jung, n’est-ce pas, qui a été le premier à les théoriser ? Peux-tu nous expliquer précisément ce que c’est, les synchronicités ?

Se souvenir du futur, le livre de Jocelin Morisson

C’est un très bon résumé. J’aime bien le fait que tu parles d’un arrière-monde “objectif “. Tu veux dire par là qu’il existe vraiment, dans le sens où chacun peut s’y relier. Mais pour moi il est essentiellement subjectif car le substrat de cet arrière-monde a la nature d’une conscience, d’un méta-esprit si on veut.

Oui c’est Jung qui a théorisé les synchronicités en proposant une définition du genre : la synchronicité est le lien entre un phénomène qui survient dans la sphère psychique (une pensée, une interrogation…) et un phénomène qui apparaît dans la sphère matérielle (une image, un son, un texte, une personne…). Les deux sont liés par un lien de sens et non de cause, selon Jung et Pauli, ce qui suppose une “articulation” entre la psyché et la matière, une forme de continuité.

La proposition de Philippe est qu’il peut y avoir une cause, mais qui vient du futur ! Romuald a ensuite élaboré un protocole pour tester et jouer avec ce phénomène, en lien avec ce que lui avaient appris les chamanes. 


LE LIBRE ARBITRE

Une des difficultés majeures de l’application de la rétrocausalité dans sa vie, c’est le conditionnement. Cette croyance profondément ancrée au paradigme scientifique dominant qui nous fait penser que ta théorie est impossible. Ce conditionnement nous empêche d’exercer notre libre arbitre, car il nous empêche de voir qu’on est libres de nos choix, et que ce sont eux qui façonnent notre vie et notre futur de façon concrète, en amenant des potentialités multiples à s’actualiser en une seule réalité. Beaucoup d’entre nous ne pensent pas avoir le choix, ne se sentent pas libres, et semblent même parfois s’enchaîner eux-mêmes en refusant d’utiliser leur pouvoir ou en ne sachant pas comment faire, comme si leur destinée n’était absolument pas entre leurs mains. Tu peux nous expliquer en quoi consiste le conditionnement et de quelle manière il s’exerce sur notre mental ? Est-ce que tu connais des pistes pour s’en libérer ?

La seule façon de se libérer des conditionnements est de les reconnaître comme tels puis de lâcher l’intelligence de la raison pour laisser s’exprimer l’intelligence du cœur. On peut concilier ces deux formes d’intelligence, sans les opposer.

Synchronicité, vue artistique

Le conditionnement c’est croire intégralement ce qu’on nous a appris à l’école et ce que dit la science “mainstream”, ce qui revient à croire que nous percevons le monde tel qu’il est vraiment et non, seulement, tel qu’il nous apparaît. Quand on est prêt à lâcher un peu cette croyance, sans basculer pour autant dans la “pensée magique”, eh bien une certaine magie opère en effet, comme dans les grandes synchronicités.

Il faut avoir confiance dans le fait qu’il existe quelque chose de plus grand que nous et qui est porteur de sens dans l’univers, et peut-être aussi d’une intention, d’un dessein, mais pas obligatoirement.

Cette confiance s’appelle la foi, car le véritable sens du mot “foi” est confiance et fidélité, et non “croyance”. 


Dans le livre, tu dis que le libre arbitre est le véritable moteur de la réalité. Ça fait tellement de bien de lire ça ! Tu nous apprends que ce sont nos choix, conscients ou inconscients, ainsi que nos intentions, qui influencent notre destin en faisant bifurquer les lignes temporelles, c’est-à-dire en nous rendant capables d’obtenir des informations du futur. La rétrocognition serait donc un acte libératoire qui nous rendrait à nouveau maître de notre destinée. Mais pour ça, il faut que nos choix soient libres, non conditionnés, guidés par l’intuition. Comment se connecter à elle quand on est prisonnier d’un mental en plein bad trip qui nous étouffe dans la peur et le manque de foi ?

Le libre arbitre est un concept piégeux. Selon Spinoza, l’Homme libre est précisément celui qui sait qu’il n’a pas de libre arbitre et que, dès lors, il n’agit pas mais “est agi” par sa nature profonde et véritable. Et cette nature n’est autre que d’être une partie de la substance infinie qu’il appelle Dieu ou la Nature. Se conformer à sa nature est donc un choix qui n’en est pas un car ne pas le faire conduit à vivre contre-nature, ce qui expose à certains désagréments.

Pour dépasser la peur et l’absence de foi, donc de confiance, il faut lâcher prise et, encore une fois, accepter qu’il y a quelque chose de plus grand qui se joue et qui nous dépasse en tant qu’individu.

Donc nous avons bien une liberté d’agir, de faire des choix, mais elle est conditionnée à ce que nous sommes, à notre nature profonde. Elle n’est donc pas absolue. 


LE MATÉRIALISME SPIRITUEL

J’ai eu la bonne surprise de voir que Romuald et toi mettiez en garde les lecteurs contre la popularité de la loi de l'attraction, proposition phare du développement personnel depuis de nombreuses années, qui réduit la rétrocausalité à du matérialisme spirituel. Beaucoup de gens pensent qu'émettre une intention forte et répétée à grand coup de pensée positive et de visualisation suffit à la manifester dans la réalité. Et qu’en gros, si on n’y arrive pas, c’est parce qu’on ne rêve pas assez fort. Ces gens croient aussi que la rétrocausalité peut être utilisée à des fins d'enrichissement ou de réussite personnelle, distordant la vie spirituelle à une version utilitaire qui ne fait que renforcer l’ego, la personne, c’est-à-dire le masque théâtral, l’image qu’on donne de soi-même, et non son être véritable. Ce qui a pour effet final de nourrir le processus d’individualisation et non d’individuation. Selon Carl Jung, l’individuation consiste à se confronter successivement aux archétypes de la persona (masque social), l’ombre (part inconnue et primitive de la psyché), l’anima/animus (archétype sexué), puis la lumière (connaissance de l'invisible). A l’issue de ce processus se révèle l’archétype du Soi (divin dans l’Homme). Selon cette grille de lecture, la rétrocausalité vise à établir cette liaison avec le Soi. Ça te dirait de rétablir la vérité sur le fonctionnement réel de la loi de l’attraction ?

C’est très bien résumé. La loi d’attraction est un authentique concept qu’on trouve aussi bien dans la Bible que dans l’alchimie ou l’hermétisme, mais qui a été maltraité par le New Age avec cette façon décomplexée qu’ont les Américains de privilégier avant tout le développement personnel, le “tout-à-l’ego”, la réussite individuelle, l’enrichissement, etc.

Or, développer la personne c’est en effet rester au niveau du masque, de l’apparence, alors que le véritable développement doit être transpersonnel, c’est-à-dire fondé sur une reliance à ce qui est au-delà de la personne et qu’on va appeler âme, esprit, Soi ou atman, selon les grilles de lecture qu’on privilégie.

Universal Transmission, par Hakan HISIM

La loi d’attraction fonctionne en effet quand elle repose sur une forme de foi et d’éthique, et pas quand il s’agit de s’enrichir ou de briller aux yeux des autres. Ça consiste à poser des intentions en ayant la conviction absolue qu’il existe un mécanisme qui va permettre d’attirer à soi les fruits de ces intentions, s’ils sont favorables à notre chemin de vie, s’ils respectent les lois du vivant, la nature, le cosmos, etc. 


LA DIFFÉRENCE ENTRE LE MOI ET LE SOI

Avant d’aller plus loin, peux-tu nous aider à faire le point sur la grande différence entre le moi et le Soi établie par Carl Jung ?

Le moi est l’équivalent de l’ego et reste situé au niveau de la personne, alors que le Soi se situe au-delà de la personne en rassemblant le conscient et l’inconscient, ce dernier ayant une dimension personnelle et une dimension collective.

atman et brahman

Le Soi est une totalité psychique impersonnelle qu’il faut intégrer au cours d’un chemin de vie et Jung a proposé ce concept en s’appuyant sur la notion d’atman dans l’hindouisme. L’atman est à la fois le souffle vital et le principe essentiel de l’individu, mais surtout il a la nature de l’Absolu, le brahman. C’est le cœur de l’enseignement des védas : atman est brahman.

Jung ne rejetait pas pour autant l’importance du moi qui doit rester fort et ancré dans le monde conscient. 


Il y a quelques mois au Mexique, j’ai fumé du bufo, ce crapaud du Sonora dont les glandes regorgent de DMT, dont on extrait le liquide avant de le cristalliser pour le fumer. C’est l’expérience la plus transcendante que j’ai faite de ma vie ! Une expérience pure, sans expérimentateur. Il n’y avait plus de sujet ni d’objet, le "je" n'existait plus, et pourtant, l'expérience était en train de se vivre… D’une manière générale, la découverte de la non-dualité semble être l’expérience la plus révolutionnaire, dans le sens de bouleversements profonds tendant vers une évolution, qu’un être humain puisse vivre. Un ami à moi tient un centre d’ayahuasca au Pérou, et il a mis au point un test afin de mesurer le sentiment de dualité des patients qui viennent faire des diètes, avant et après. Il apparaît très clairement qu’après plusieurs cérémonies d’ayahuasca, la sensation de non-dualité est beaucoup plus ancrée chez ces personnes. Penses-tu qu’il faille nécessairement avoir recours aux états de conscience modifiés pour atteindre cette compréhension profonde d’une réalité non-duelle ?

Plusieurs amis m’ont raconté leur expérience avec le bufo et je suis fasciné de voir à quel point cela ressemble à une expérience de mort imminente. On atteint en effet un niveau qui est au-delà de la dualité sujet/objet et qu’on va décrire comme une expérience de “conscience pure” dans laquelle il n’y a pas de distinction entre soi et le monde.

Les états modifiés de conscience induits par la prise de psychédéliques ou d’enthéogènes sont une voie pour parvenir à cette réalisation, mais pour moi ce n’est pas la seule. L’advaïta vedanta dans l’hindouisme, le bouddhisme dzogchen ou chittamatra (yogacara), le shivaïsme du Cachemire, mais aussi le taoïsme ou les courants mystiques des religions d’Abraham sont tous porteurs d’un enseignement visant cette réalisation, qu’on appelle “éveil” dans les traditions d’Inde et d’Asie, transfiguration ou métanoïa ailleurs, dans des courants ésotériques.

Certains enseignements insistent sur le besoin d’une pratique, méditation, dévotion, prières, etc., alors que d’autres, plus radicaux, disent qu’il n’y a rien de spécial à faire car cette non-dualité est déjà notre nature, de toute éternité. Il suffirait donc de l’accepter comme telle. La clé et le paradoxe est que la non-dualité ne doit pas être “comprise” mais simplement reconnue pour être intégrée.

Je connais beaucoup de gens qui ont fait l’expérience de la non-dualité avec des substances psychédéliques mais qui ne sont pas du tout “éveillés”. Inversement, il y a d’authentiques éveillés qui n’ont pas vraiment vécu d’états modifiés de conscience mais sont parvenus à la réalisation par des pratiques de dévotion ou simplement un certain regard philosophique sur le monde.

Je pense que les expériences permises par les enthéogènes, cette sous-catégorie des psychédéliques qui “révèle Dieu à l’intérieur de soi”, permettent de toucher cette réalité primordiale non-duelle, comme les vraies extases mystiques ou certaines expériences de mort imminente, mais elles restent au niveau d’une expérience ponctuelle. La non-dualité, l’éveil véritable, doit être stabilisé et permanent, d’après les enseignements qui en parlent. 


SE LIBÉRER DE L’EGO… OU PAS ?

En tant qu'exploratrice de la conscience, fumer du bufo était donc le truc le plus incroyable que j'aie jamais vécu. Pourtant, je ne suis pas pressée d'y retourner. D’une, ce type d'expérience est trop puissant pour qu'on veuille le répéter encore et encore. De deux, je suis désormais convaincue que cet état de non-dualité, où seule existe la conscience, sans sujet pour la posséder, est “l’endroit” ou “l’état” dans lequel je retournerai quand mon corps aura passé l'arme à gauche. Mais le truc le plus surprenant dans l'histoire, c'est que de savoir ça ne me fait pas du tout me désintéresser de l'existence humaine, avec toute la dualité qu'elle suppose. Au contraire. Être incarné sur Terre devient un jeu fascinant d'où toute peur a disparu. Dans une interview, tu as dit récemment qu’on peut vivre sur les deux plans à la fois, individu et absolu. Que l’ego ne doit pas être tué, mais qu’il doit plutôt redevenir le serviteur et non le maître (cette formule nous vient d'Einstein, si je ne m'abuse). De mon côté, j’ai découvert qu’en me reliant à l’universel, je m’aime davantage moi-même, ainsi que ma vie, mais pas d’une façon égotique. Est-ce que tu crois que c’est à cause de ce que dit Jung ? Que relier le moi au Soi, avec le moi à sa juste place, est ce qui permet au Soi de s’exprimer pleinement, en lui offrant la possibilité d’émettre des intentions libres et profondes ?

C’est un point extrêmement important, car les enseignements non-duels ont pu conduire certaines personnes à rejeter purement et simplement la réalité matérielle, et donc le corps et l’individu, comme une illusion sans importance. Or, en effet, la réalité matérielle est une illusion, appelée “maya” dans l’hindouisme, mais elle n’est pas sans importance ! C’est là aussi un paradoxe à dépasser.

La réalité ordinaire est comme un rêve dont on va se réveiller mais c’est un rêve qu’il nous faut vivre pour apprendre et comprendre certaines choses, à commencer par le fait même qu’il s’agit d’un rêve. Le rêve de l’incarnation est réel, mais il n’est pas la réalité ultime, c’est tout. Il y a quelque chose de plus fondamental derrière. L’ego “bon serviteur et mauvais maître” est une phrase récurrente dans les enseignements venus plutôt d’Inde, et peut-être qu’Einstein l’a citée mais je ne pense pas que ça vienne de lui.

L’aspect problématique dans les enseignements qui visent l’éveil est la négation de l’individu et de l’ego. Or, on peut en effet concilier les deux : oui nous avons la nature de l’absolu, comme la vague a la nature de l’océan, mais nous avons une expérience individuelle à vivre, qui va justement contribuer à enrichir cet absolu qui en fait se connaît lui-même à travers nous. Et cette connaissance passe aussi par le corps, qui est notre véhicule dans cette expérience.

À nouveau, le “truc” c’est qu’il n’y a pas véritablement d’effort à faire pour relier le moi au Soi, comme tu dis, parce que ce lien existe déjà. Donc pour moi ça relève plus d’un lâcher-prise, d’un pas de côté plutôt qu’en avant ou en arrière, pour révéler ce qui est déjà là et qui était simplement masqué, voilé. Dans le taoïsme on parle de “non-effort”. Dans les courants mystiques du judaïsme, du christianisme ou de l’islam, cette réalisation est tout de même le fruit non pas d’un effort stricto sensu mais d’un engagement total qu’on va appeler l’amour de Dieu. Donc c’est sensiblement différent.

Pour ma part, je suis réceptif au message central de l’advaïta vedanta qui nous dit que ce que nous cherchons est déjà là, et que c’est si proche de nous qu’il n’y a même pas de place pour une voie. Le fait même de “chercher” quelque chose induit une distance entre un sujet qui cherche et un objet à trouver, alors que les deux ne font qu’un et que cette distance est pure illusion. Au bout du compte, l’individu qui se reconnaît comme étant de même nature que la force qui le traverse à chaque instant peut pleinement s’épanouir à la fois comme individu et comme le tout.

C’est ce que Jung appelait “individuation”, et que le philosophe anglais Tim Freke appelle pour sa part “unividuation”, avec quelques nuances. Le piège de ce “retour du sujet” est le risque d’inflation de l’ego et le relativisme absolu, qui consiste à dire : rien d’autre que ce dont je fais moi-même l’expérience n’a de valeur, et donc je peux croire n’importe quoi. 


Comment être sûr que les intentions qu’on émet proviennent du Soi et non de l’ego ? Quelles sont les qualités essentielles de ces intentions capables d’influencer le futur ?

Naga Kanya, déesse des trois royaumes, fille du serpent arc-en-ciel

On l’a beaucoup dit mais pour synthétiser disons que ces intentions doivent venir du cœur. Il faut donc faire taire un peu le mental et laisser s’exprimer l’intelligence émotionnelle, en posant des intentions qui vont être respectueuses des autres, de l’ensemble du vivant, de la terre, etc.

Ces intentions et les synchronicités qui en découlent sont associées à une certaine qualité de vibration, si on veut, de sorte qu’on ressent de la joie, de l’apaisement, du bien-être, ce genre de choses.

Tout ça se joue non pas en-deçà mais au-delà de la raison. 


LE GPS ET LA TÉLÉCOMMANDE DE L’ESPACE-TEMPS

Selon Romuald Leterrier et toi, notre dimension temporelle est comme un chemin qu’on emprunte dans un vaste territoire. L'illusion du temps donne l’impression que la réalité est composée exclusivement de ce qu’on peut découvrir le long de ce chemin, alors qu’en fait, la “vraie réalité” est l’ensemble du territoire. Le truc, c’est qu’on ne peut pas voir les zones qu’on ne traverse pas, mais notre conscience du Soi, elle, peut naviguer partout, et nous guider tel un GPS. Ce qui veut dire qu’une partie de notre conscience est extratemporelle, c’est pourquoi elle peut observer l’espace-temps comme un objet et saisir l’ensemble de ce continuum d’un seul “regard”. Cette idée me fait penser à un concept qui circule, qui dit, en substance, que ce n’est pas le cerveau qui produit la conscience. Qu’il n’en est que le récepteur. J’aimerais que tu nous donnes ton opinion sur le sujet.

C’est pour moi une évidence depuis longtemps. En tout cas j’en suis convaincu parce que, comme je l’ai dit, la science n’a jamais démontré que le cerveau “produit” la conscience. D’ailleurs, une grande neuroscientifique, Susan Greenfield, a dit que le passage de l’activité des neurones à la conscience est comme la transformation de l’eau en vin. Autrement dit, c’est un miracle.

En outre, beaucoup d’expériences vécues suggèrent que la conscience accède à davantage d’information quand le cerveau est en tout ou partie “désactivé”. C’est pourquoi l’hypothèse du cerveau-filtre d’un vaste champ d’information, comme déjà proposée en leur temps par William James, Henri Bergson, Frederic Myers ou Aldous Huxley, revient en grâce.

Ce n’est pas le cerveau qui crée la conscience, il n’en est que le récepteur

Le psychologue cognitiviste américain Donald Hoffman explique que l’évolution a favorisé la survie de l’espèce en réduisant la quantité d’informations qui parviennent au cerveau, sans quoi il serait incapable de gérer toute cette information. On se retrouve donc avec une image du monde, ce qui apparaît à la conscience en temps normal, qui est en fait la projection-réduction de quelque chose de plus fondamental et de bien plus riche.

Le philosophe néerlandais Bernardo Kastrup explique cela très bien à l’aide de métaphores simples et parlantes. Son premier livre, que j’ai co-traduit, va paraître en français au printemps sous le titre : Pourquoi le matérialisme est absurde


J’aime beaucoup ce que toi et Romuald appelez la "télécommande de l’espace-temps”, qui peut être manipulée grâce à trois étapes.
1 : Se déconditionner en favorisant l’effort et le doute positif, puis identifier son être intérieur par une attitude positive, et enfin faire une demande en s’appuyant sur la force de l’intention.
2 : Diminuer les voies causales ordinaires en cultivant le détachement, la confiance et le lâcher-prise.
3 : Favoriser les voies non-causales en ayant recours à la foi, au sens de confiance et de fidélité, en s’appuyant sur l’intuition et en cultivant le don de soi, expression du meilleur de nous-mêmes (c’est-à-dire le Soi, partie déjà réalisée de notre identité).
Je me permets de reproduire ici, afin que nos lecteurs comprennent bien, ces définitions simples données dans Se souvenir du Futur
- Détachement : acceptation du changement.
- Lâcher-prise : idée de laisser agir.
- Confiance : capacité à sortir des sentiers battus.
- Intuition : aptitude à suivre son guide intérieur.
- Foi : nécessité de prendre des risques.
- Don de soi : donner le meilleur de soi-même.
Une fois qu’on a compris ça, quelle est la prochaine étape pour commencer à jouer avec la télécommande de l’espace-temps et exciter un nouveau futur ?

Je précise que la notion de télécommande de l’espace-temps, comme la métaphore du GPS, sont dues à Philippe Guillemant. Tu as bien résumé le principe, et l’étape suivante consiste donc à poser des intentions.

Le lâcher-prise et la confiance sont la clé…

Certains diront que ça consiste à faire une demande à son ange-gardien ou à l’univers. Aucun problème pour dire les choses comme ça. Une fois l’intention posée, la difficulté est de se détacher du résultat, de ne pas être dans l’attente d’une réponse, un signe, une synchronicité, etc.

Dans l’évangile de Marc, on lit : “Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez reçu, et vous le verrez s’accomplir”. Il n’est pas dit : “croyez que vous le recevrez” ou “que vous allez le recevoir”. La formulation suggère un mécanisme qui se joue de la temporalité.

Mais il faut aussi bien admettre que la réalité que nous vivons est le fruit d’une co-création collective, qui ne résulte donc pas que de nos seuls choix personnels. Nos intentions doivent donc être compatibles avec certaines lois de la nature et ce qui entre dans l’ordre du possible. Dans ce cadre contraint et limité, la magie peut tout de même opérer. 


LES SYNCHRONICITÉS

En tant que voyageuse, j’ai remarqué que j'expérimente beaucoup plus de synchronicités quand je suis sur la route, “entre les mains du destin”, et c’est en lisant ton livre que j’ai découvert pourquoi. Pour que la synchronicité advienne, il faut qu’on soit ouvert à tout, réceptif, et que notre vie soit en train de changer, ou disons, fortement soumise au hasard. Dans ces circonstances, le futur se restructure et un nouveau futur déjà créé se potentialise en recevant la probabilité d'exister. Il provoque alors des coïncidences. Le truc étrange, c’est qu’à ce moment-là, le présent se met à être déterminé par le futur, et non l’inverse ! Pour ça, il faut être en dehors des conditionnements, presque en état d’instabilité émotionnelle et matérielle. Quand tout ne tient qu’à un fil, une rencontre de hasard, une décision prise dans l’urgence, la conscience parvient à sortir de ses habitudes et les potentiels choisis par le Soi se connectent au présent. Penses-tu qu’il nous serait bénéfique, à tous, de vivre d’une façon un peu plus freestyle, un peu moins control freak, pour permettre à nos vies de prendre le bon chemin ? Est-ce qu’on devrait en faire une sorte de ligne de conduite ? Apprendre à être plus ouvert à l'inattendu, à l’incroyable, est-ce que c’est une attitude qu’on devrait nourrir au quotidien ?

Je réponds oui à toutes ces questions. J’ai moi aussi vécu le plus de synchronicités, qui arrivent en cascade, dans des périodes où j’avais des choix importants à faire, et aussi lors de voyages où il y avait une dimension d’inconnu, d’imprévisibilité.

Les futurs potentiels attendent d’être excités par nos intentions pour s’incarner dans nos vies

Ça semble logique dans la mesure où ce sont des périodes dans lesquelles on a besoin d’une forme de guidance, car plusieurs futurs s’offrent à nous. Ces futurs sont comme “superposés” dans un état quantique ; c’est juste une image. Parmi tous ces futurs, l’un est plus probable que les autres pour des raisons de stricte causalité, liés aux choix que nous avons faits en amont et aux données de la situation présente. Mais ce futur le plus probable n’est pas forcément le plus favorable pour nous. Donc l’intention posée va pouvoir modifier ces probabilités et attirer à nous, de façon cette fois-ci “rétrocausale”, le futur non pas le plus probable dans l’immédiat mais le plus favorable… à notre épanouissement, à notre apprentissage ou autre ; le plus conforme à notre choix d’incarnation diront certains.

Alors en effet il s’agit de vivre de façon plus “freestyle” comme tu dis, moins dans le contrôle parce qu’en fait on ne contrôle pas grand-chose. Mais c’est vraiment un équilibre subtil à trouver entre contrôle et lâcher-prise. Pour moi, ça consiste à se laisser traverser par la force de vie dont je reconnais qu’elle est aussi une suprême intelligence.

Dès l’instant où je m’identifie à cette force, tout en reconnaissant qu’elle me dépasse, mes choix sont inspirés de la meilleure façon qui soit et je ne peux pas me tromper. Se laisser guider par cette confiance (foi) revient à marcher sur un fil car l’ego reste susceptible à chaque instant de chercher à imposer ses choix. C’est pourquoi une autre clé est ce qu’Eckhart Tollé a appelé “le pouvoir du moment présent”.

On retrouve cette idée dans toutes les traditions spirituelles et ésotériques : l’attention à l’instant présent permet cette identification à notre nature profonde. 


LE MULTIVERS QUANTIQUE

Selon la grille de lecture proposée dans ton livre, la conscience, avec son intention, actionne un des potentiels, une des virtualités du “multivers quantique”, pour ensuite le densifier dans la réalité du présent. Il apparaît donc que de nombreux futurs existent, en tant que virtualités, de façon simultanée. Est-ce que ça veut dire que le futur serait comme… une multitude de possibilités déjà existantes ? Tu pourrais expliciter ce concept de multivers quantique ?

Oui, j’ai déjà évoqué plus haut la notion de futurs multiples superposés comme dans un état quantique. J’ai précisé que c’est une analogie car on ne peut pas faire dire n’importe quoi à la physique quantique : la notion de superposition d’états s’applique stricto sensu aux objets et systèmes quantiques.

Le multivers quantique et ses futurs potentiels que la conscience serait en mesure d’actualiser en réalité matérielle

Pour redire les choses autrement, nous sommes sur une ligne de temps personnelle qui fait partie d’une ligne de temps collective que nous partageons avec tous nos contemporains, et nos lignes personnelles sont entrelacées avec les personnes avec lesquelles nous avons le plus d’interactions. Sur cette ligne de temps, la conscience agit en temps ordinaire comme une tête de lecture du présent.

Mais on voit bien que les états modifiés de conscience permettent de se déplacer sur cette ligne pour accéder à des informations du passé ou même du futur. Dans certaines circonstances, notamment les états élargis de conscience comme les expériences de mort imminente ou certaines expériences psychédéliques, la conscience devient capable de s’extraire de cette ligne et de l’observer depuis un point de vue extérieur. On a des témoignages d’expériences de mort imminente dans lesquels le témoin dit avoir observé toute sa vie comme un objet spatialisé dont il pouvait faire le tour.

Donc à chaque instant nous avons un futur déjà partiellement réalisé sur cette ligne, mais l’idée qui vient de la notion “d’espace-temps flexible” de Philippe Guillemant est que ce futur peut changer et se reconfigurer, d’où la métaphore du GPS qui recalcule un itinéraire pour se rendre à la même destination en changeant d’étapes, ou bien pour changer complètement de destination. 


LE HASARD

La rétrocausalité pratiquée en conscience permet donc de densifier nos intentions dans la réalité du présent. Là où ça se corse, c’est que pour ce faire, le hasard s’avère indispensable, car il est un intermédiaire entre notre volonté et la matière. On a tellement coutume de considérer le hasard comme l’élément contrariant de l'équation, qui nous soumet à ses caprices sans rime ni raison, que cette idée a de quoi surprendre ! Le hasard serait-il donc le vrai gouvernail du réel ? Comment notre conscience peut-elle avoir une influence sur les processus indéterministes ?

C’est une idée qu’a bien creusée Romuald. Le hasard, l’aléatoire, l’indéterminisme, sont comme un support sur lequel du sens peut s’imprimer. Comme un signal qui apparaît dans du bruit, en électronique, ou de l’ordre qui émerge du désordre, en théorie du chaos.

Gravure au pèlerin, peinture anonyme

Pour que notre conscience puisse agir sur des processus indéterministes et faire apparaître du sens dans le bruit, il faut penser une articulation entre conscience et matière, une articulation psycho-physique, comme l’ont fait Jung et Pauli, ou, mieux encore, considérer comme Bernardo Kastrup et les idéalistes contemporains que tout est conscience. La matière est quelque chose qui apparaît dans la conscience et la seule chose que nous puissions dire, fondamentalement, à propos de la matière est qu’elle est une expérience de conscience, fruit d’une perception.

Les idéalistes en concluent que la seule réalité ontologique est la conscience, que la matière est une catégorie secondaire qui apparaît dans celle-ci en tant que contenu de la perception, et que la physique est donc une science de la perception.

Je souscris à cette vision qui rejoint là aussi les intuitions, réflexions et observations de certaines philosophies de l’hindouisme et du bouddhisme, entre autres. 


LA TRANSE ET LA PHYSIQUE MODERNE

Abordons maintenant le thème de la transe, et plus généralement celui des états de conscience modifiés. Chamanisme, plantes psychotropes, méditation, hypnose, NDE, hutte de sudation, son des tambours… Toutes ces pratiques et techniques ont pour but de créer une modification de la conscience. Aujourd’hui, l’étude de ces phénomènes constitue un grand chantier croisant les disciplines, afin de dresser une nouvelle cartographie de la psyché. Des questions se posent : comment ces états modifiés et ces phénomènes visionnaires peuvent-ils connecter notre conscience à des informations qui lui sont normalement inaccessibles ? Qu’il s’agisse de l’accès à d’autres niveaux de la réalité, aux mondes des plantes ou encore aux archétypes de l'inconscient collectif, la science matérialiste peine à expliquer ces expériences. Est-ce que le modèle du livre apporte une réponse à cette question ? De quelle manière les états de conscience modifiés sont-ils liés à la conscience rétrocausale ? Comment se fait-il que c’est souvent grâce à eux que la conscience semble révéler sa nature extratemporelle ? 

Si notre conscience est une parcelle d’une supraconscience primordiale, l’hypothèse relativement simple est qu’un état élargi de conscience résulte de la suppression de la fonction de filtre du cerveau. En temps normal, le cerveau filtre le vaste flux d’informations qui lui parvient, ce qui résulte en un sentiment d’individualité et de situation dans l’espace et dans le temps.

Quelle est la véritable nature de la réalité et de la conscience ?

Kastrup prend l’image d’un courant d’eau qui représente la vaste conscience, au sein duquel des tourbillons, des vaguelettes, etc., représentent les formes, la matière, les individus. Tout ça n’est que de l’eau, donc de la conscience. Quand cette fonction de réduction-filtrage du cerveau est levée lors de la transe, quel que soit son mode d’induction mais avec des degrés, la conscience individuelle rejoint le flux de la vaste conscience, comme un tourbillon qui disparaît dans l’eau. Alors on accède à la conscience primordiale, avec la notion d’identité individuelle qui disparaît, et en étant situé au-delà de l’espace et du temps, qui ne sont que des projections.

C’est comme ça que les chamanes entrent en relation avec l’esprit des plantes, des animaux, des défunts, des éléments, de la Terre, etc. Cette conscience primordiale est nécessairement extratemporelle puisque c’est d’elle que naissent l’espace et le temps. Elle est la source de tout ce qui est. 


La physique moderne quantique rejoint le chamanisme ancestral. En tant que psychonaute versée dans les traditions indigènes, je trouve ça fabuleux ! Se dirige t-on vers une reliance de tout ? Est-ce que la science du futur sera nécessairement pluridisciplinaire ? Crois-tu qu'il soit possible de réconcilier et même conjuguer des domaines qui, jusqu’à présent, ont été considérés comme ennemis (science versus magie) ?

La science va rester hyper spécialisée parce que c’est la condition de nouvelles avancées. Aujourd’hui, la physique et les mathématiques nous parlent de structures géométriques situées en amont de l’espace-temps, qui auraient un nombre considérable de dimensions et constitueraient un réseau “d’agents conscients” derrière le monde tel qu’il apparaît. Ce n’est pas de la science-fiction et on a besoin de gens très pointus dans ces domaines pour que la connaissance progresse.

Et si le savoir chamanique ancestral rejoignait la science pour dresser une nouvelle cartographie de la psyché ?

Mais il y a aussi besoin de gens qui font les liens et les passerelles entre les domaines de la connaissance, et qui ont une culture en sciences dures et en science humaines, et aussi dans les domaines mythico-magico-mystiques.

L’approche pluridisciplinaire et transdisciplinaire est indispensable mais elle ne peut pas être le fait des scientifiques spécialistes eux-mêmes. Si déjà ils ont un peu de culture philosophique, c’est formidable. 


LE RÊVE

Grâce à toutes tes explications, on y voit déjà beaucoup plus clair. Il nous reste maintenant à aborder le dernier gros morceau de la rétrocausalité : le rêve ! Ici, on va avoir besoin de tes lumières, car c’est loin d’être évident à comprendre… Voici une citation du livre : “Quand j’observe dans le présent une synchronicité en lien avec une image d’un rêve se situant dans le passé, je repense à ce rêve et, ce faisant, je crée l'image de ce rêve dans le passé, qui, à son tour, va se manifester sous la forme d’un événement ayant pour fonction de créer un nouveau futur”. Est-ce que ça veut dire qu’avec ce type de rêve, on ne voit pas l’avenir, mais qu’on le crée ? Tout incite à croire que, plutôt que de matière, le monde physique serait en fait constitué d'informations, d'événements, dont la rétrocognition serait le processus mémoriel créateur. La frontière entre le monde physique et onirique s’estompe. Nos intentions modèlent aussi bien le rêve que la réalité, à rebours du temps. Notre conscience extratemporelle relie deux événements, onirique et physique, par le biais de synchronicités qui, comme on l’a vu, ont une signification au sens informationnel. Se souvenir du futur, c’est donc un acte de création d’un nouvel avenir ?

Dans les chamanismes, il n’y a pas de réelle frontière, en tout cas de rupture, entre le monde physique et les mondes oniriques, le monde de l’au-delà, des esprits, etc. Ces mondes forment un continuum et la notion unificatrice moderne est celle d’information. À l’échelle infinitésimale, la matière se réduit à de l’information. Or, l’information est aussi le “matériau” de la conscience.

Dying, l’expérience de la mort vue par le peintre Alex Grey

Si tout est conscience, alors en effet la conscience crée le monde tel qu’il apparaît, et chacun de nous, en tant qu’individu conscient, contribue à cette co-création. Si la réalité matérielle est “comme un rêve”, alors il n’est pas surprenant qu’on puisse la modeler par la conscience comme dans un rêve lucide.

Nous co-créons le monde collectivement, et si nous ne le faisons pas consciemment, alors nous le faisons inconsciemment, ce qui revient à attirer à nous le produit de nos peurs : guerres, épidémies, destructions, etc.

Notre réflexion invite à reprendre le contrôle sur ce processus pour ne pas se laisser gouverner par nos peurs inconscientes. 


L’IMPORTANCE DE LA CONSCIENCE COLLECTIVE : VERS UN NOUVEAU FUTUR GLOBAL

Jusqu’ici, on a surtout parlé des intentions personnelles d’un individu. Or, la conscience est une, et tu dis toi-même qu’elle n’existe qu’au singulier. Si l’on a dans la vie quotidienne l’impression que la nôtre est isolée, c’est parce qu’elle semble incarnée, soumise au mental d’un être singulier. Mais l’expérience de la transe nous révèle son caractère collectif. En transcendant les limites de l’ego, on s’aperçoit que le “je” disparaît au profit du tout. Partant de là, comme on l’a vu, il est essentiel de penser la conscience non plus seulement dans un but utilitaire qui nous permettrait de réaliser nos rêves personnels, mais plutôt comme un acte de création collectif qui nous serait bénéfique à tous. Juste afin d’étayer cette idée, j’aimerais rappeler cette histoire de séries de crash aériens, qui m’a fait forte impression. En 2014 par exemple, on recense pas moins de 16 catastrophes aériennes, ce qui est hautement improbable. Comment cela s’explique t-il ? Par un phénomène de co-création collective, réalisé de manière inconsciente. La médiatisation du premier crash attire l’attention collective. Quand elle constate un second crash, elle participe aux phénomènes improbables qui sont à son origine. Ce genre d'événements négatifs et traumatisants, en engendrant une sidération collective très forte, focalise l’attention tout en dézinguant notre libre arbitre, paralysant au passage la conscience collective. Mais que se passerait-il si nous étions capables de co-créer une réalité meilleure, en potentialisant volontairement, tous ensemble, des futurs alternatifs positifs ? Ça fait peur, en fait, parce que la crise du climat, qui est très réelle, ne nous incite pas à croire en un futur où l’humanité et la planète seraient sauves. J’ai entendu parler de la masse critique, ce pourcentage d’humanité qui pourrait faire basculer le monde dans le bon sens, mais je me dois d’être honnête : j’ai bien peur de participer moi-même à l’arrivée de la catastrophe, tant j’ai du mal à croire en la possibilité d’un avenir où on s’en sortirait. Comment faire pour recommencer à y croire ? Comment vaincre le conditionnement de la peur, quand toutes les études montrent que la situation est désespérée ? Et si on parvient à rêver d’un futur meilleur, comment agir tous ensemble pour le faire advenir dans le réel ?

Je pense que j’ai anticipé ces questions et déjà répondu en grande partie, mais on peut toujours reformuler les choses.

Le premier élément est d’accepter que l’avenir de l’humanité, de la Terre, de la biodiversité, etc., est une question qui nous dépasse en tant qu’individu. On ne peut agir qu’à sa propre échelle et essayer d’avoir des actions vertueuses en pariant sur l’exemplarité, c’est-à-dire montrer l’exemple sans se croire exemplaire. L’espoir, l’optimisme, ne peut venir que d’un abandon : celui de croire que je dois sauver le monde ou l’humanité.

En second lieu, il ne faut pas croire que “c’était mieux avant”. Le 20e siècle a été le théâtre de deux guerres mondiales et de guerres régionales qui ont tué environ 40 millions de militaires et un nombre indéterminé de civils, 200 millions selon certaines sources. Le monde n’a jamais été un champ de roses, c’est plutôt des rivières de sang à toutes les époques. L’humanité est résiliente, et la nature l’est encore plus.

La crise climatique, la biodiversité menacée, les inégalités croissantes, etc., sont largement dues à un modèle fondé sur la compétition entretenu par certaines élites qui en tirent profit. Je ne souscris pas, de façon générale, aux théories du complot parce que tout ceci se déroule à ciel ouvert. Simplement, il n’y a rien d’évident à mettre en place des alternatives au capitalisme ultra-libéral prédateur et destructeur. Les solutions ne peuvent pas être de revenir en arrière avec des modèles fondés entièrement sur la décroissance, même si des initiatives locales sont salutaires.

Je crois à la possibilité d’émergence de technologies disruptives, comme la fusion nucléaire qui est non-polluante, pour sortir de la dépendance aux énergies carbonées. Ce serait un bon début pour soigner la Terre et construire un nouveau monde.

Gaïa, œuvre du peintre Alex Grey. Arbre-Monde, arbre de vie et arbre des possibles

Ma conclusion est de faire en sorte d’attirer à soi son meilleur futur qui est en même temps le meilleur futur pour l’humanité et la planète, grâce aux mécanismes évoqués dans cette discussion. Mais de ne pas se préoccuper de ce que font ou pensent les autres, en les accusant constamment de ne pas être assez comme ceci ou comme cela. De ce point de vue, on n’a pas à se dire qu’il faut agir “tous ensemble”. J’agis à mon échelle, à mon niveau, et tant mieux si je peux inspirer d’autres personnes. Je me laisse traverser par une force qui me dépasse, qui est fondamentalement une énergie d’amour, en étant présent à chaque instant dans la simplicité.

Encore un paradoxe, mais la simplicité est la clé, même quand on s’intéresse à des questions parfois très complexes en science et en philosophie. Si je vis simplement, avec bienveillance et respect, et que le monde s’effondre malgré tout, alors ça ne sera pas de ma faute !

Se changer soi-même c’est changer le monde parce qu’on se change en tant qu’individu, et donc en tant que consommateur et citoyen.

Sur ce dernier aspect, on cesse d’attendre des politiques ou des élites en général qu’ils soient des sauveurs. Le salut est en chacun de nous. Alors salut !  


POUR ALLER PLUS LOIN…

Les sites internet :

Le site de Jocelin Morisson où vous trouverez ses livres, ses articles et son actualité.

Le site de la revue Natives dont Jocelin Morisson est le rédacteur en chef.

Le site de l’INREES, Institut de Recherche sur les Expériences Extraordinaires.

Quelques ouvrages écrits par Jocelin Morisson :

Se souvenir du futur, co-écrit avec Romuald Leterrier.

La physique de la conscience, co-écrit avec Philippe Guillemant.

Expériences hors du corps

Tout est relié, co-écrit avec Romuald Leterrier.

Le super bonus :

Synchronicity, magnifique coffret de cartes illustrées qu’on peut utiliser comme oracle ou comme jeu, afin de s’amuser à créer des synchronicités dans sa vie ! Imaginé par Romuald Leterrier et Philippe Deweys.


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Wanted, Freestyle Zoë Hababou Wanted, Freestyle Zoë Hababou

Wanted Dead or Alive : Zoë Dubus, Historienne de la Médecine Spécialiste des Psychotropes

Comment est-on passé des plantes médicinales qu’on allait cueillir dans son jardin à l’irruption du LSD dans les cliniques ? Pourquoi les psychédéliques ont-ils si longtemps été perçus comme l’apanage des hippies alors qu’à leurs débuts, ils faisaient figure de médicaments prometteurs pour la psychothérapie ? Que signifie le changement de regard que la société contemporaine semble brusquement opérer sur ce qu’on appelait encore des “drogues” jusque très récemment ? Pour répondre à ces questions, impossible de trouver experte plus qualifiée que la jeune historienne française de la médecine, Zoë Dubus, première chercheuse de son domaine à se spécialiser dans l’étude des psychotropes.

Il se passe quelque chose de bizarre en ce moment. Quelque chose qui touche le monde entier. Non, il ne s’agit pas d’un énième virus. Quoi que… Cette fièvre qui s’empare de lui en s’infiltrant jusqu’au cœur des gouvernements pourrait bien être sur le point de faire basculer l’humanité.

Cet étrange bouleversement, c’est celui du grand retour des psychédéliques sur le devant de la scène. Psilocybine, MDMA, kétamine, LSD, Ayahuasca… Après des décennies de diabolisation, ces substances hautement controversées rencontrent un revival aussi surprenant qu’inespéré.

Qu’on soit psychonaute, junkie, suivi en thérapie, dépressif, souffrant d’une maladie chronique, en phase terminale ou plus simplement intrigué par les questions de société ou encore le phénomène de la conscience, comprendre l’épopée des psychotropes à travers le temps se révèle à la fois nécessaire et fascinant. Si l’histoire de leur usage remonte à la naissance de l’humanité, depuis nos ancêtres jusqu’à la société actuelle, c’est toute une aventure que ces substances ont connue.

Comment est-on passé des plantes médicinales qu’on allait cueillir dans son jardin à l’irruption du LSD dans les cliniques ? Pourquoi les psychédéliques ont-ils si longtemps été perçus comme l’apanage des hippies alors qu’à leurs débuts, ils faisaient figure de médicaments prometteurs pour la psychothérapie ? Que signifie le changement de regard que la société contemporaine semble brusquement opérer sur ce qu’on appelait encore des “drogues” jusque très récemment ?

Pour répondre à ces questions, impossible de trouver experte plus qualifiée que la jeune historienne française de la médecine, Zoë Dubus, première chercheuse de son domaine à se spécialiser dans l’étude des psychotropes.

Son interview est un foisonnant partage de connaissances aussi rares que précieuses, car profondément éclairantes. Grâce à elle, c’est tout un pan de notre histoire qui nous est révélé, mais aussi peut-être, une porte ouverte vers un nouvel avenir…

Quand Zoë Dubus nous dévoile la folle carrière des substances psychédéliques

L’interview de Zoë Dubus, première historienne française de la médecine à se spécialiser dans les psychrotropes

PRÉSENTATION DE ZOË DUBUS

Salut Zoë ! Tout d’abord, merci d’avoir accepté cette interview. C’est pas tous les jours que Le Coin des Desperados reçoit une historienne de la médecine spécialiste des psychotropes. Et encore moins l’une des rares chercheuses membre de la Société Psychédélique Française. Je suis vraiment curieuse de savoir comment tu t'es retrouvée investie dans des études apparemment si underground que l’État les finance à peine, et embrigadée dans une étrange société secrète à fort potentiel révolutionnaire… Tu peux nous parler de ton background ? Et nous expliquer ce que c’est, la Société Psychédélique Française ?

Bonjour Zoë et bonjour à toutes les personnes qui liront ce texte ! Je suis ravie de faire cette interview, c’est toujours intéressant de s’interroger sur son parcours et ses pratiques. 

L’emblème de la Société Psychédélique Française.

J’ai participé à la création de la Société Psychédélique Française en 2017 à l’invitation de l’historien des sciences Vincent Verroust. L’idée était de créer une association qui permettrait à la fois de diffuser les connaissances (et pas que les connaissances scientifiques ou médicales) sur les psychédéliques, de participer à la reprise des études en France mais également d’organiser des évènements plus “grand public”.

Aujourd’hui on est une association importante (mais pas du tout secrète !! Au contraire !) pour les médecins et les scientifiques français qui veulent s’informer, on les accompagne autant que possible dans ces démarches, on répond aux médias, et on organise aussi des séances de cinéma, des conférences, des groupes de lectures… On a aussi des séances “d’intégration” en ligne, gratuites, pour les personnes qui auraient vécu des expériences difficiles avec les psychédéliques. 

Au sein du CA nous avons des universitaires (historien·nes, anthropologues, sociologues…), mais aussi des médecins, des psychiatres, des psychonautes. Voilà pour ça.

De mon côté je suis donc historienne, mon champ de recherche c’est l’histoire de la médecine, et là dedans je suis spécialisée dans les psychotropes. J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet pendant l’été qui précédait le début de mon master, il y a plus de dix ans maintenant. Je lisais Les Paradis artificiels de Baudelaire, dans lequel il parle de ses expériences avec le cannabis et l’opium, en particulier au sein du Club des Haschischins. C’était passionnant (quoique très daté), mais il ne disait jamais si dans ce club se trouvaient également des femmes. Il fallait que je trouve un sujet de recherche pour mon mémoire, j’ai donc parlé de cette “inconnue” à ma directrice, qui m’a encouragée à travailler sur cette question : la consommation de psychotropes par les femmes au XIXe siècle. C’est donc comme ça que tout a débuté.

Le rôle des femmes dans le Club des Hashishins.

La chose la plus fascinante pour moi a été de découvrir que toutes (TOUTES) les substances que j’avais appris à considérer comme des drogues très dangereuses, mortelles même, avaient en fait été à l’origine des médicaments, et pas n’importe lesquels, des médicaments essentiels à la médecine de leur époque, qui avaient mené à d’importantes évolutions médicales. J’ai donc décidé de me concentrer sur cette histoire dans ma thèse. Pour comprendre pourquoi ces substances avaient perdu partiellement ou entièrement leur statut de médicament, il fallait retrouver d’abord leurs usages thérapeutiques.

Ma thèse entend donc retracer l’ensemble de la “carrière” de ces substances, de leur découverte à leur usage massif, puis de leur rejet à leur éventuelle réhabilitation dans la pharmacopée. Je suis la première historienne française à travailler sur ce sujet.

Je ne suis pas financée du tout pour faire cette recherche : j’ai postulé pour avoir un contrat doctoral dans mon université (ce qui représente 1600€/mois pendant 3 ans), mais mon laboratoire est spécialisé dans l’espace méditerranéen, ce qui ne correspond pas à mon sujet. Donc je ne touche rien de ma fac. Mon laboratoire finance 400€/an par doctorant·e pour des déplacements en archives par exemple, mais souvent ça ne couvre les frais que du trajet et 1-2 jours d’hôtel, donc pas assez pour faire les recherches nécessaires. La plupart des doctorant·es travaillent à côté pour pouvoir vivre. Mais comme on mène une recherche très intense, qu’on doit se déplacer pour consulter des archives ou pour présenter ses travaux dans des évènements scientifiques, on ne peut bien sûr pas travailler à plein temps. J’ai fait le calcul, sur les 6 ans qu’ont duré ma thèse, j’ai touché en moyenne 451€/mois. La plupart des années je cumule entre 6 et 10 contrats différents.

C’est une réalité dramatique qui touche beaucoup de doctorant·es en sciences humaines et sociales, mais qui est mal connue par le grand public.


J’imagine qu’on ne se lance pas dans une carrière aussi originale sans une idée derrière la tête. Tu fais figure d'exception, d’autant plus que tu es sacrément prolifique : articles, interventions médiatiques, interviews et podcasts… Certains parleraient de “croisade pro-drogue”, tandis que d’autres, dans mon style, songeraient davantage à une vocation très affirmée. Ma question est donc : Pourquoi ? Pourquoi t’es devenue militante pour la réforme psychédélique ? C’est quoi exactement, ta mission ?

Merci pour cette question. Je dirais que plus largement que les seuls psychédéliques, je souhaite voir rapidement la fin de la diabolisation de tous les “stupéfiants”, et leur légalisation, voire même leur nationalisation.

Les stupéfiants ce sont toutes les substances psychotropes qui sont interdites, c’est une classification qui ne prend pas en compte la dangerosité de ces produits, ni leurs éventuelles propriétés addictives : sont des stupéfiants les psychotropes que l’État décide de déclarer ainsi. Des substances légales, comme l’alcool ou le tabac, sont plus dangereuses, plus mortelles, plus coûteuses pour la société, que certains stupéfiants, et en particulier les psychédéliques.

Par ailleurs on sait que l’usage de psychotropes avec les bonnes connaissances n’a bien souvent aucune conséquence négative. La plupart des usagers et usagères n’ont jamais besoin d’une aide médicale au sujet de cette consommation. Pourtant dans les représentations sur ces substances on ne nous parle que d’addiction, d’overdoses, de destruction des familles, d’isolement, de violences, de désocialisation…

Enfin cette diabolisation pèse bien sûr sur les personnes qui consomment et qui sont forcées d’être dans l’illégalité, à acheter des produits qui ne sont pas purs etc, mais surtout ça pèse sur les patient·es qui pourraient bénéficier de ces substances pour leurs propriétés thérapeutiques ! 

Le traitement inhumain des malades à qui on ne peut pas prescrire de psychotropes pour les soulager.

C’est ce dernier constat qui m’a le plus révoltée. Lire tous les travaux sur la douleur au XXe siècle, tous ces malades qui hurlaient de douleur dans leurs lits d’hôpital parce que les médecins ne voulaient plus utiliser la morphine qui est pourtant le meilleur antalgique dont on dispose parce que c’était devenu un “stupéfiant”. Découvrir les études sur l’administration de LSD pour les personnes en fin de vie, constater les bienfaits de cette expérience sur leur bien-être, sur leur apaisement, et me dire que des millions de personnes depuis étaient mortes sans pouvoir avoir l’opportunité de faire cette expérience à cause d’une législation absurde et qui ne repose pas sur des faits scientifiques.

C’est ça qui me motive : pouvoir être un maillon dans ce processus de déconstruction des idées reçues, qui permette au moins aux patient·es d’avoir accès aux traitements grâce aux vraies données scientifiques.


LES PSYCHOTROPES DANS LE PASSÉ

Attaquons-nous à tes recherches ! Le plus simple est de procéder dans l’ordre… On va remonter depuis l’usage ancestral des psychotropes, passer par leur étude en laboratoire, puis leur interdiction, jusqu’à tenter de comprendre leur revival contemporain. Le truc étrange avec le LSD, par exemple, c’est l’évolution qu’il a connue au fil du temps : médicament révolutionnaire, substance dangereuse puis interdite, et aujourd’hui timidement réhabilitée… Il y a longtemps, les gens pratiquaient l’auto-médication (et la pratiquent encore dans certaines cultures que je connais bien) : champignons, belladone, pavot à opium, cannabis… Tu peux nous parler un peu de ces usages et des raisons pour lesquelles ils se sont perdus ?

Alors si on remonte vraiment très loin, effectivement certainement toutes les sociétés humaines depuis très longtemps ont consommé des substances pour modifier l’état de conscience (certains philosophes et anthropologues disent même que ça a constitué le basculement de l’animal à l’être humain, mais on n’a pas de données scientifiques pour appuyer ces théories).

L’usage ancien des plantes médicinales avant leur classification comme stupéfiants.

On distingue trois grands types d’indication de ces produits, qui ne sont pas exclusifs, c’est-à-dire qu’on peut prendre une substance en attendant un effet et se rendre compte que ça en a aussi d’autres qui sont intéressants. Donc une indication magico-religieuse, une indication thérapeutique, et tout le reste (plaisir, fête, introspection, expériences métaphysiques…).

Pour l’Occident, à partir du Moyen Age, l’Église essaye d’interdire la consommation de psychotropes (qui sont vus comme un moyen de communiquer avec le diable), à part l’alcool qui entre dans le culte chrétien, mais dont la consommation est normalement très codifiée. En pratique, ces usages se perpétuent longtemps : c’est pas parce que l’Église dit quelque chose que les gens le font. Iels ont des connaissances, notamment médicinales, sur les plantes aux propriétés psychotropes qui poussent autour de chez elleux.

C’est vraiment au XVIe siècle avec la “chasse aux sorcières” qu’il y a un grand nettoyage qui se fait : on brule en particulier les femmes qui utilisent ces produits pour pratiquer des avortements ou comme moyen contraceptif. A partir de là on perd la plupart des savoirs qui s’étaient transmis depuis des centaines voire des milliers d’années. 

La “chasse aux sorcières” ou la coutume de brûler les femmes suspectées d’utiliser des psychotropes.

C’est au XIXe siècle surtout que les psychotropes vont être redécouverts, en particulier parce que la médecine se développe et se professionnalise : en se séparant de l’influence de l’Église, elle peut penser ces substances comme thérapeutiques. L’opium, puis la morphine qui en est tirée, sont les médicaments les plus utilisés : dans un contexte où les médecins n’ont pas encore d’efficacité thérapeutique, la médecine est palliative, ça veut dire qu’on cherche juste à soulager les symptômes. Et la première raison de consulter son médecin, c’est qu’on a mal quelque part, donc l’opium et la morphine sont de supers outils de légitimation du savoir/pouvoir des médecins. La colonisation apporte aussi son lot de découvertes de psychotropes : le cannabis, la coca, qui va donner la cocaïne, entrent dans la pharmacopée. 

A ce moment là les populations sont toujours habituées à pratiquer l’auto-médication : on ne va chez le médecin, qui coûte hyper cher, qu’en dernier recourt. En plus, quand il nous a prescrit une substance qui marche bien, qui nous fait du bien, qu’on apprécie, on n’est pas obligé de retourner le voir pour refaire une ordonnance : on garde la première, et on retourne autant de fois qu’on veut chez le pharmacien pour en racheter. On n’est même pas forcé de passer par le pharmacien : on peut acheter directement et en gros de la morphine ou de la cocaïne aux industries pharmaceutiques, on peut en acheter chez l’épicier·e, chez le “droguiste” (qui vend plein de trucs, pas des drogues ^^), même les religieuses vendent des médicaments à base de psychotropes.

Donc c’est une société qui consomme pas mal, dans un contexte de développement du capitalisme : pour soutenir les nouveaux rythmes de travail, il faut des substances pour dormir rapidement, d’autres pour se stimuler pendant la journée. Cette consommation accompagne aussi l’émergence du sport ! Le dopage n’est pas un problème à cette époque. On vante par exemple les propriétés toniques de la coca pour les cyclistes dans la presse populaire.

Feuille de coca.

Enfin la consommation de psychotropes n’est pas nécessairement prise dans un but productif ou thérapeutique : le cannabis par exemple est réputé pour le plaisir qu’il provoque, et c’est tout à fait normal pour les gens du XIXe siècle de voir des publicités dans la presse pour décrire les “songes merveilleux et enchanteurs” déclenchés par le cannabis.

Mais à la toute fin du siècle, tout bascule : la France est très inquiète parce qu’elle a perdu la guerre de 1870 (c’est un traumatisme), les français·es pensent qu’iels sont en train de s’éteindre, qu’iels sont des dégénéré·es. C’est dans ce contexte très lourd qu’apparaissent les premiers cas – rares – d’addiction à la morphine. C’est une nouvelle maladie : avant la dépendance était comprise en termes de vice, de mauvaise habitude, de caractère. Or la plupart des personnes addicts à la morphine le sont devenues suite à une prescription médicale. C’est hyper problématique pour les médecins ! Pour se protéger en tant que profession, ils vont développer l’idée que les psychotropes sont des substances trop dangereuses pour être utilisées librement, qu’il faut l’expertise d’un médecin pour avoir le droit d’en consommer.

En 1916, ils parviennent à l’adoption d’un monopole sur la morphine, la cocaïne, le cannabis et l’héroïne, grâce à leur classement dans le tableau des stupéfiants. A partir de ce moment, en plus d’interdire l’achat de ces produits sans disposer d’une ordonnance unique et valable seulement 7 jours, on confisque les savoirs sur les psychotropes dont disposaient la population jusque-là (j’ai écrit un article sur ce sujet qui va bientôt paraître, je fais un petit teasing ;D). 

Le cannabis aussi est classé comme stupéfiant.

Au XXe siècle donc, les “profanes” n’ont plus le droit de se soigner par elleux-mêmes, et encore moins de faire la fête avec ces produits. Dès qu’un nouveau psychotrope est découvert, ce processus d’interdiction le frappe de plus en plus vite à partir du moment où il commence à être consommé en dehors du cadre médical : une dizaine d’année pour le LSD, quelques années pour la MDMA, et maintenant certaines substances appelées les Research Chemicals, développées pour contrer la législation, sont interdites avant même qu’on ait pu faire des études sur leurs éventuelles propriétés thérapeutiques ! Le neuropsychiatre anglais David Nutt en parle admirablement dans ses articles, par exemple Effects of Schedule I drug laws on neuroscience research and treatment innovation ou Perverse Effects of the Precautionary Principle: How Banning Mephedrone Has Unexpected Implications for Pharmaceutical Discovery

Par ailleurs, le classement dans le tableau des stupéfiants, qui est censé protéger l’usage médical, a un effet inverse, que j’étudie dans ma thèse : en réalité les médecins arrêtent de les utiliser parce que ces substances ne sont plus perçues que comme des drogues dangereuses.


PREMIERES EXPÉRIMENTATIONS DU LSD

On connaît tous l’histoire de ce savant fou, j’ai nommé Albert Hofmann, qui a découvert le diéthylamide de l’acide lysergique (LSD pour les intimes) au détour d’une éprouvette. Le bougre s’est évidemment empressé de s’en auto-administrer une dose de cheval, s’embarquant pour un trip ultra flippant dont il ne soupçonnait pas la possibilité. Ce qu’on sait moins, en revanche, c’est la façon dont cette substance a franchi le cap de la Suisse et des labos Sandoz pour devenir objet d’étude mondiale. Il s’est opéré comment, ce bond quantique ? Qu’est-ce qu’on cherchait à savoir en le testant sur des malades, et qu’est-ce qu’on a découvert ?

Alors en fait Hofmann était un scientifique hyper sérieux, hyper rigoureux, pas du tout un psychonaute à la base, et du coup quand il a voulu étudier les effets psychotropes du LSD (c’était normal à son époque pour les scientifiques et les médecins d’auto-expérimenter), il a pris la plus petite dose qu’il puisse imaginer, dans le but d’augmenter très progressivement jusqu’à voir apparaitre les premiers effets et les documenter.

Albert Hofmann, célèbre découvreur du LSD !

Albert Hofmann

Sauf que le LSD fait effet à des doses qu’on pensait à l’époque totalement inactives, de l’ordre du microgramme (il faut 1000 microgrammes pour faire 1 milligramme) ! Du coup oui, ses 250µg il les a bien sentis passer, au point qu’il a cru s’être carrément mortellement empoisonné jusqu’à ce que son médecin le rassure en mesurant sa tension etc.

C’est donc une substance très puissante à des doses infimes, et ça c’est intéressant pour le laboratoire Sandoz, qui le produit, sauf qu’on ne sait pas très bien ce qu’on peut en faire. Là, en 1943, c’est la guerre, donc il faut attendre. Une fois la guerre terminée, Sandoz lance quelques études pour s’assurer de la sécurité du LSD, savoir à peu près à quelle dose il faut l’administrer etc. Et puis à partir de 1947 ça y est, ils le diffusent dans le monde entier, avec pour but d’identifier les indications thérapeutiques possibles. Du coup n’importe qui (scientifiques, médecins, universitaires) qui en faisait la demande en recevait au moins 1 gramme voire plusieurs, c’était des doses ÉNORMES, de quoi faire des années et des années de recherches !

Dès 1950 des médecins commencent à dire que vu qu’une partie des effets sont des reviviscences de souvenirs parfois refoulés, et aussi des associations d’idées nouvelles, ça pourrait être très utile pour approfondir la psychothérapie. A partir de là, le nombre des études s’envole (plusieurs milliers de l’Argentine au Japon, du Canada à la Grèce), on recense plus de 40 000 patient·es dans la littérature médicale, mais en fait il y a beaucoup plus de gens qui en ont reçu, dans les services hospitaliers dans lesquels c’était devenu un médicament normal, et par les psychiatres qui l’utilisaient dans leur pratique privée. Certains thérapeutes disent dans les années 1960 avoir pris en charge 800-1000 patient·es ! C’est l’un des médicaments les plus étudiés au monde entre 1950 et le début des années 1970.


Vous étiez au courant que le LSD a foutu un bordel épistémologique carrément dingue dans les cliniques du monde entier ? Cet enfant terrible est décidément à la hauteur de sa réputation ! On raconte qu’il a contraint les psychothérapeutes à revoir toute leur méthodologie, attaquant jusqu’aux fondations de leur pratique et entraînant au passage de fortes divisions entre les partisans de l’approche psychédélique versus psychopharmacologique… Tu peux nous raconter l’histoire de cette petite révolution ?

A cette époque, les psychiatres qui veulent utiliser le LSD avec leurs patient·es sont vivement encouragé·es à l’auto-expérimenter d’abord, et de manière répétée, pour bien comprendre ce que ça fait. C’est même écrit dans la notice du LSD ! Certain·es, mais pas toutes et tous, loin de là, vont se rendre compte que pour tirer tous les bénéfices de la substance, il vaut mieux prendre soin des patient·es, les rassurer, les informer, les mettre dans des pièces agréables et bien décorées. Iels vont donc élaborer de nouvelles méthodes pour administrer le LSD, qui sont en rupture avec la pratique psychiatrique d’alors, très froide et distante, qu’on va appeler les techniques du “set and setting”.

Tests cliniques du LSD

Mais en fait ces méthodes elles étaient déjà inventées par les populations humaines qui faisaient usage de psychédéliques de manière traditionnelle, puisque sans cet accompagnement le risque de faire de mauvaises expériences est plus élevé. Sauf que nous en Occident, on n’aime pas adopter des méthodes développées par des êtres humains jugés inférieurs. 

Bon en tout cas il va donc y avoir une rupture scientifique dans les années 1960 entre les thérapeutes qui utilisaient les méthodes du “set and setting”, et qui obtenaient des résultats parfois très positifs, et ceux qui restaient dans le cadre psychiatrique classique, qui s’apparentait encore beaucoup aux méthodes du “choc psychique”. Les seconds n’arrivant pas à reproduire les bons résultats présentés par les premiers, et n’étant pas suspectés d’être reliés à la contreculture qui se développait à cette époque dans certains milieux scientifiques, ont décrédibilisé les travaux avec set and setting. Cette affaire a mené en partie à l’arrêt des études sur le LSD : on n’arrivait pas à faire la preuve de son efficacité.


Autre sujet passionnant, celui des addictions ! Il semble que les psychédéliques soient des substances très prometteuses dans ce domaine. De mon côté, j’ai entendu dire que l’ayahuasca serait le traitement le plus efficace à ce jour pour guérir l’addiction à l’héroïne, en accompagnement d’une psychothérapie, mais j’aimerais avoir un avis d’expert sur la question. On en est où avec les psychédéliques que t’as étudiés ? Est-ce que ces substances pourraient être une solution à la dépendance aux drogues dures ?

Merci pour ta question mais je ne suis pas médecin. Tout ce que je peux dire c’est qu’actuellement on reprend à peine depuis une dizaine d’années les études sur les propriétés thérapeutiques des psychédéliques, et que même si les études des années 1950-1970 présentaient parfois de très bons résultats et que nos nouvelles études semblent les confirmer, il est encore trop tôt pour affirmer quoi que ce soit. Il va falloir encore beaucoup de temps pour prouver l’efficacité des psychédéliques dans cette indication comme dans les autres, mais il y a beaucoup d’espoir, en particulier comme tu le dis si ces substances ne sont pas utilisées seules mais dans le cadre de la psychothérapie. 

Par ailleurs il ne faudrait pas parler de “drogues dures/drogues douces”. En réalité il y a surtout des pratiques dures/douces : quelqu’un peut consommer de l’héroïne ou du crack de temps à autre, de manière très maitrisée, et ne jamais devenir dépendant, peu importe les propriétés addictives de la substance. D’ailleurs le produit le plus addictif pharmacologiquement c’est le tabac. Par contre une autre personne pourra consommer du cannabis tous les jours, dès le matin, et que ce soit le cœur de son existence, et c’est là que la consommation devient problématique. 


Abordons maintenant le thème des soins palliatifs. Il apparaît qu’en effaçant les limites de l’ego, l’expérience psychédélique aide le mourant à séparer son “moi” du corps malade et donc de sa douleur. J’ai cru comprendre que c’est grâce aux témoignages des patients après cette expérience qu’ont commencé les travaux autour de l’expérience de la mort. L’irruption du LSD en soins palliatifs a-t-il révolutionné cette discipline ? Est-ce qu’on bénéficie encore aujourd’hui des découvertes faites à l’époque ? Qu’est-ce qu’il a apporté comme changements aux mourants et à leur famille ?

Non, les travaux autour de l’expérience de la mort n’ont pas commencé avec l’administration de LSD aux personnes en fin de vie. On peut imaginer que les êtres humains ont toujours essayé de comprendre ce que c’était que mourir, mais les recherches scientifiques au sens où on l’entend aujourd’hui ont commencé au XIXe siècle.

Les psychédéliques pourraient-ils aider les mourants à vivre l’expérience de la mort d’une façon plus apaisée ?

Seulement, au début du XXe siècle les médecins se censurent dans leur usage de la morphine, qui est la principale substance de soulagement de la douleur, encore aujourd’hui, parce qu’elle est classée en 1916 en tant que stupéfiant, donc on ne la considère plus comme un médicament, c’est devenu une drogue. Dans ce contexte, comme les médecins n’ont plus rien à administrer pour les patient·es en fin de vie, qui souffrent de douleurs parfois terribles, ils s’en désintéressent. On met les gens dans des chambres au fond du couloir de l’hôpital, plus personne ne vient les voir et on les laisse mourir dans d’horribles souffrances. La diabolisation des psychotropes, ça conduit à ce type de conséquence. Bref, la recherche sur la mort en général est désormais largement laissée de côté. 

Mais dans les années 1950, de nouveaux médecins, de nouvelles infirmières, qui ont été marqué·es par leur expérience de la mort pendant la guerre notamment, vont s’intéresser à nouveau à cette question : comment mieux accompagner la fin de vie ? Pour ça, dans l’idéal, il faut trouver une substance qui soulage la douleur mais sans endormir le/la patient·e, pour qu’iel reste conscient·e et puisse passer ses derniers moments avec sa famille. C’est dans ce contexte que va émerger l’idée d’administrer du LSD : il est utilisé à l’époque pour soulager les douleurs les plus graves que l’être humain peut ressentir, les algies vasculaires de la face, qualifiées de douleur “suicidaires”, et les sujets restent conscients quand ils sont sous son influence.

Donc des médecins américains vont tenter l’expérience, se rendre compte que non seulement les patient·es ne souffrent plus pendant de longues périodes, mais qu’en plus iels sont moins anxieu·ses, parviennent mieux à exprimer leurs émotions, mangent et dorment mieux. C’est pour moi les plus belles études sur l’usage médical du LSD. Ces travaux émergent en même temps que plein d’autres dans les pays anglo-américains qui étudient à nouveau l’expérience de la mort. Il y a un super livre sur le sujet de l’historienne Jelena Martinovic, Mort imminente

Mais les recherches sur le LSD vont avoir un impact important à l’époque parce qu’aucune autre substance (autre que les psychédéliques quoi) n’a des effets comparables. Les pionnier·es des soins palliatifs (la discipline n’existe pas encore), s’intéressent vivement à ces recherches qui pourraient révolutionner la manière de mourir. Malheureusement, non seulement à l’époque l’urgence c’est de soulager de leurs douleurs un maximum de personnes, donc de réhabiliter la morphine, et c’est déjà un GROS morceau, mais en plus on est dans les années 1960 et le LSD commence à être de plus en plus stigmatisé, donc les médecins sont de plus en plus réticents à l’utiliser et finalement ces recherches vont s’arrêter.

Mais ce sont les recherches qui ont continué le plus longtemps (l’administration de LSD dans la fin de vie), jusqu’à la fin des années 1970, ça montre à quel point elles étaient porteuses d’espoir pour la communauté médicale. Elles ont accompagné la remise en cause des traitements inhumains de l’époque et affirmé la nécessité de mieux prendre en charge les mourants, ce dont on bénéficie un peu aujourd’hui, mais il faut savoir que seuls 30% des gens en France ont la possibilité de mourir dans des services de soins palliatifs de nos jours, alors il reste encore beaucoup à faire pour que ce soit largement accessible, sans parler de LSD.


La thérapie psychédélique dévergonde notre imagination. Qu’on voit la chose de manière positive ou négative, on manque de repères ancrés dans le réel pour bien piger de quoi il s’agit. Ici, on va avoir besoin de ton aide. Comment ça fonctionne, une thérapie psychédélique ? A qui ça s’adresse exactement ? Quels sont les bénéfices à court et long termes qu’on est en droit d’en attendre ? Est-ce qu’elle comporte des risques ?

La thérapie assistée de psychédélique se compose de trois étapes. Enfin quatre parce que d’abord il y a une sélection des patient·es. Pour l’instant par exemple les personnes souffrant de maladies psychotiques ou ayant dans leur famille des personnes psychotiques sont exclues des panels, parce qu’il y a un risque chez elles de déclencher une psychose aiguë de plus de 48h.

Comment fonctionne un thérapie psychédélique ?

Donc une fois la sélection faite, il y a des séances de préparation, où malade et médecins apprennent à se connaitre, où on met en place ce qu’on appelle “l’alliance thérapeutique”, c’est-à-dire que le/la médecin crée une relation de confiance avec le/la patient·e. On répond à ses questions, on l’informe des effets attendus, de ce qu’on cherche à faire avec ces séances.

Ensuite, une ou plusieurs séances avec le psychédélique, pendant lesquelles le/la patient·e fait son expérience, avec le moins de direction de la part des thérapeutes, qui sont là seulement en support, pour encourager, aider à ne pas résister, consoler éventuellement s’il y a des choses très dures qui émergent. On met de la musique, on peut dessiner, bref c’est très libre.

Enfin il y a ensuite dans les jours qui suivent des séances “d’intégration”, cette fois sans administration de substance, pendant lesquelles les psychiatres mènent une psychothérapie, analysent avec les patient·es ce qu’il s’est passé sous psychédéliques. 

Pour l’instant ce modèle thérapeutique est testé dans une foule d’indication (TOC, stress post-traumatique, anxiété, troubles alimentaires, dépression…), et les futures études nous diront s’il est effectivement efficace. Les thérapeutes espèrent qu’avec une ou quelques séances les patient·es soient durablement amélioré·es voire définitivement guéri·es. Pour le moment, les études cliniques ne signalent pas de risques ou d’effets secondaires liés à ces thérapies. Mais encore une fois, on n’en est qu’au tout début.


Il est temps de se pencher sur le fameux “set and setting”, approche nouvelle de la psychothérapie qui s’attache à soigner l'environnement physique et émotionnel du patient lors de sa séance psychédélique. Tu peux nous expliquer en quoi ça consiste et pourquoi c’est si important ?

Le “set and setting” ce sont des méthodes développées à partir de la fin des années 1950 en particulier par des thérapeutes (hommes et femmes) anglais·es, canadien·es et américain·es. Ça suit la constatation que l’expérience psychédélique varie considérablement en fonction de variables extra-pharmacologiques, et donc ces médecins vont mettre en place des manières d’organiser la séance pour éviter au maximum toute influence négative.

Le “set”, c’est l’état d’esprit de la personne qui prend le psychédélique : il faut qu’elle se sente bien, qu’elle soit en confiance, qu’elle ait compris autant que possible à quoi s’attendre en termes d’effets, qu’elle soit d’accord pour faire cette expérience.

Le “setting”, c’est la pièce dans laquelle la séance va avoir lieu : on la décore, on la meuble de manière confortable et chaleureuse. Tout ça va favoriser une expérience qui, même si elle peut s’avérer difficile par les éléments traumatiques qui pourraient émerger à la conscience, par exemple, sera vécue de la manière la plus sereine possible par le/la patient·e qui sera dans un environnement rassurant, assisté·e de personnes bienveillantes et spécialisées dans cette prise en charge très particulière.


INTERRUPTION DES ÉTUDES CLINIQUES ET CLASSIFICATION DU LSD COMME STUPÉFIANT

C’est l’heure de la question qui fâche : Comment, bon sang de bonsoir, le LSD a-t-il pu quitter les labos pour débarquer dans la rue ? On a tendance à tout foutre sur le dos de ce bon vieux Timothy Leary, “gourou du LSD” américain, avec son fameux slogan Turn on, tune in, drop out, mais qu’est-ce qu’il s’est passé, en réalité ? Y a certains toubibs qu’ont crié au miracle ou quoi ? Et d’où il sort, ce vocabulaire bien spécifique à l'expérience psyché qu’on utilise toujours aujourd'hui ?

Il faut se replacer dans le contexte des années 1950 pour bien comprendre. La première chose c’est qu’à l’époque, il n’y a aucun contrôle sur les médicaments. Donc certain·es médecins, jusqu’au début des années 1960, n’hésitent pas à donner des doses de LSD à leurs patient·es une fois qu’iels ont fait quelques séances avec elleux, pour qu’iels le prennent chez elleux, quand iels veulent, quand iels ont le temps et qu’iels sont dans de bonnes dispositions pour faire l’expérience, qui sera ensuite retravaillée avec le/la thérapeute.

Timothy Leary, “gourou” du LSD californien

Timothy Leary

Forcément si les gens trouvaient que c’était une expérience sympa, ils pouvaient avoir envie de la faire connaître à leurs proches. Les personnes (notamment les étudiant·es) qui se portaient volontaires pour être des cobayes des études expérimentales sur le fonctionnement du cerveau, par exemple, avaient le droit aux USA d’amener leurs disques de musique, de peindre, de faire ce qu’iels voulaient, c’était aussi des expériences très sympas. Du coups iels avaient envie de les vivre avec leurs ami·es.

Au début des années 1960, des étudiants chimistes ont commencé à en produire pour ne pas avoir à passer par l’industrie pharmaceutique. On en distribuait dans les clubs, dans les soirées. 

En plus de ça, aux USA surtout, il y avait une médiatisation assez importante des bons résultats présentés par les thérapeutes qui utilisaient le LSD. Les plus grandes stars de l’époque disaient dans la presse qu’elles en avaient pris en thérapie et que ça les avait aidées (par exemple Cary Grant qui disait que ça lui avait sauvé la vie). Donc forcément les gens avaient envie d’en faire l’expérience. Il y avait des psychiatres, comme Oscar Janiger, qui faisaient payer 100$ la séance, donc une somme considérable, eh bien Janiger estime qu’il a pris en charge plus de 800 patient·es. 

Enfin dans les milieux intellectuels il y avait une consommation festive mais aussi expérientielle : les poètes, les philosophes, les écrivain·es, les artistes, essayaient d’enrichir leur perception du monde grâce à ces expériences.

Donc Timothy Leary est juste un élément dans cet ensemble de choses qui ont mené à la diffusion du LSD dans la société. 

Le LSD débarque dans la rue et devient hors de contrôle !

Quant au vocabulaire qu’on emploie, il vient de tous ces milieux à la fois : “psychédélique”, c’est le psychiatre Humphry Osmond qui l’a inventé, dans sa correspondance avec le philosophe Aldous Huxley ; “set and setting” c’est le psychologue Timothy Leary ; il y a d’autres termes qui ont émergé des milieux intellectuels et artistiques, et puis de plus en plus des psychonautes, en particulier depuis la diffusion d’internet, où les gens testent sur des forums les termes qu’ils inventent avec d’autres pairs.

Ce qui est marrant c’est qu’après les scientifiques vont à leur tour sur ces forums pour étudier comment les psychonautes appellent tel ou tel effet, et adoptent ces nouvelles manières de décrire l’expérience psychédélique.


En me penchant sur tes travaux, j’ai découvert l’histoire française du LSD. Elle est à la fois saisissante et glaçante. En seulement quelques mois, on est passé du médicament très prometteur le plus étudié au monde à une substance tricarde mettant la société en état de panique. La France n’était pas, pourtant, parmi les précurseurs de l’utilisation clinique du LSD ? Aujourd’hui, elle fait figure de dinosaure froussard freinant des quatre fers face à l’évolution, tandis que le monde entier est en train de dépénaliser, voire légaliser, les psychédéliques. A l’époque, voilà comment ça se passe : certains journalistes se mettent à calquer leurs reportages sur ceux des États-Unis (alors qu’en France, le LSD n’a pas encore débarqué dans la rue). De là, une surenchère incontrôlable se met en branle dans la sphère médiatique, sorte de course à l’article le plus alarmiste possible. Informations partielles, déformées, voire inventées de toute pièce, relayées aussi bien par les torchons à scandale que les revues intellectuelles. Les journalistes, les sociologues et les médecins semblent unanimes dans leurs révélations des méfaits du LSD. En très peu de temps, un nouveau cadre conceptuel est défini pour lui, dans lequel il est encore stigmatisé aujourd’hui. Ça a de quoi surprendre ! J’ai l’impression que quelque chose m’échappe… Comment on a pu passer de comptes-rendus scientifiques encourageants à un cauchemar menaçant la jeunesse, voire la société entière ?

Le principe d’une panique morale, c’est la soudaineté de son apparition, qui fait que les principaux intéressés par le sujet n’ont pas le temps de s’organiser pour réagir et contrecarrer le torrent médiatique.

En France en fait il n’y avait presque personne qui travaillait avec le LSD à cette époque. Donc quasiment aucun article dans la presse médicale (pour te donner une idée il n’y a que 4 articles publié en 1965, tous de la même équipe, donc c’est RIEN), ce qui fait que la plupart des médecins n’en ont jamais entendu parler. Le grand public encore moins.

Les médias s’emparent du phénomène LSD et sèment la panique à coup de reportages alarmistes et mensongers.

La panique morale est donc non seulement très brusque, mais elle arrive alors qu’il n’y a aucun discours dans la population pour décrire le LSD comme un médicament intéressant (ce qui est le cas aux USA par exemple).

A partir d’une première série d’articles hyper anxiogènes (je ne reviens pas là-dessus, je décris tout ça dans un article, une conférence sur Youtube et un podcast =) ), tous les médias n’ont qu’une manière de considérer les psychédéliques, puisqu’aucune autre source en français ne parle des études médicales. Ils reprennent tous les mêmes idées reçues, et ça fait boule de neige jusqu’à ce que l’État soit forcé d’intervenir pour montrer qu’il a pris au sérieux la menace et qu’il va protéger la population contre “la drogue la plus dangereuse au monde” en provenance des États-Unis.


Ce qui m’étonne le plus, c’est la position de certains médecins, qui présentent les adeptes du LSD comme des toxicos (alors que cette substance est certifiée non addictive) et finissent par faire figure d’experts dans le domaine des addictions. Pourquoi ont-ils fait ça ? C’était quoi leur intérêt dans l’histoire ?

Leur intérêt est professionnel : ils ne sont personne à ce moment là, alors s’ils arrivent à convaincre qu’il va y avoir des milliers des jeunes qui vont devenir dépendants à cette nouvelle substance qui est en train d’arriver en France, et qu’ils en sont les seuls experts, ils vont être nommés à la tête de services dédiés, et c’est effectivement ce qui va se passer.

Des médecins se font passer pour des spécialistes des drogues et condamnent le LSD à des fins d’intérêt personnel

Claude Olievenstein a soutenu sa thèse de médecine en 1967, c’est une thèse toute pourrie, personne n’en parle, il ne va pas faire une grande carrière a priori, mais il voit l’intérêt qu’il y a à parler des “toxicos du LSD”, et effectivement il devient LE spécialiste des drogues le plus reconnu en France, encore aujourd’hui alors qu’il est mort !

Pareil pour Bensoussan, qui devient expert des tribunaux, il donne des cours sur les addictions, il passe à la télé, il devient non seulement expert des drogues mais aussi expert des “jeunes”. 


Au niveau politique, les choses ne traînent pas non plus ! Les conséquences légales de cette débauche médiatique sont foudroyantes : en 1966, la France devient le premier pays au monde à classer le LSD dans la liste des stupéfiants. Est-ce que ça arrive souvent, que le gouvernement établisse des lois sans vérifier ses sources ? Évidemment, on se rend bien compte que dans cette histoire, une partie de la classe politique a tout intérêt à désigner la jeunesse droguée comme bouc émissaire des péchés de la société. C’est sans doute le seul moyen de contrer la révolution en marche, maintenir à tout prix leurs valeurs conservatrices. Le problème est qu’aujourd’hui encore, le regard que les Français portent sur le LSD résulte de cette distorsion de la réalité. Tu crois que c’est possible de tenter de rétablir la vérité ?

Je ne suis pas spécialiste de politique, donc je ne peux pas trop m’avancer sur la question de la manière dont sont votées les lois, mais bon, étant donné qu’il y a un consensus scientifique depuis une trentaine d’années sur la dangerosité des psychotropes, qu’on montre les ravages de l’alcool et la sécurité des psychédéliques et qu’on ne change rien, et que par ailleurs y a aussi un consensus scientifique depuis à peu près la même période pour dire que la “guerre à la drogue” ne fonctionne pas mais qu’au contraire elle est totalement contre-productive, on peut douter du fait que les politiques soient dirigés par les données scientifiques.

Le LSD tombe sous le coup de la loi et est classé comme stupéfiant.

Je suis persuadée par contre qu’il est possible, petit à petit, de déconstruire des idées reçues, et de rétablir la vérité sur le passé, c’est pourquoi je mène ces recherches. Mais c’est un processus qui prend du temps, il faut sans cesse répéter, prouver, accompagner. 


Du fait de ce discours unilatéralement négatif au sujet du LSD, les consommateurs commencent à vivre des expériences différentes avec lui, de même que les volontaires dans les cliniques. Cette panique morale dont tu parles, qui atteint toutes les couches de la société, tue dans l'œuf le mouvement contestataire en provenance des États-Unis. Les hippies sont décrits et donc perçus comme des fuyards dénués de sens moral, des crasseux irresponsables au cerveau grillé par la dope. Force est de constater que cette définition ne peut que renforcer les normes et les valeurs d’une société bourgeoise qui s’inquiète d’être remise en cause par les nouveaux idéaux d’une jeunesse en mal de liberté. Je suis obligée de te le demander : Est-ce que cette croisade anti-drogue était préméditée dans le but de renforcer le contrôle social ? 

Non je ne crois pas. Aucune source pour l’instant ne permet de l’affirmer. Plus vraisemblablement, les politiciens américains se sont saisis de cette inquiétude à l’égard du LSD pour servir leur cause, mais ça n’a pas été prémédité.

Le LSD et la CIA

Il faut aussi rappeler qu’il y a eu quelques études faites par la CIA et l’armée américaine dans les années 1950-1970 pour voir si le LSD pouvait être une bonne arme chimique ou un sérum de vérité. Ils en ont administré à des soldats dans des conditions déplorables, sans les prévenir, du coup ça conduisait parfois à des expériences dramatiques. Les membres du gouvernement qui avaient demandé ces études avaient lu les rapports qui indiquaient que le LSD pouvait causer du stress post-traumatique voire des suicides si l’expérience était mauvaise.

Donc ce qu’ils lisaient dans les tabloïds, ça correspondait à l’image qu’ils avaient de la substance, c’était cohérent. Pour eux, la question sanitaire a quand même joué, même si on sait aujourd’hui que ça ne reposait pas sur des bases scientifiques. Si on te dit : “ta fille risque de devenir folle si elle consomme du LSD” et que tu as lu les rapports de l’armée qui disent qu’il y a des cas comme ça, tu prends des mesures pour la protéger si tu le peux. 

Donc il y a une volonté de contrôle social, c’est certain, qui n’est pas préméditée mais qui profite d’un contexte médiatique, et il y a aussi de vraies craintes sanitaires.


LES PSYCHÉDÉLIQUES AUJOURD’HUI

Le plus triste dans tout ça, c’est que des avancées décisives et magnifiques pour le traitement des malades, des toxicomanes et des personnes en fin de vie ont été reniées et même enterrées. On était en train de comprendre le cerveau, les neurotransmetteurs, la schizophrénie, et BAM, tout a volé en éclats... A présent, cet épisode de l’histoire où le LSD était testé est plus ou moins présenté comme une erreur de parcours. Où en est la recherche à l’heure actuelle ? Est-ce qu’on a dépassé le stade de l’indignation morale ?

Les études reprennent, doucement, avec beaucoup de contraintes, notamment financières et administratives. Il faut lire les articles (malheureusement en anglais) de David Nutt sur le sujet, c’est très éclairant. Un peu partout dans le monde des équipes de recherche réalisent de nouvelles études, font avancer la compréhension qu’on a de cette expérience, discutent des problèmes méthodologiques qui émergent (par exemple au sujet du consentement au toucher pendant la séance psychédélique, c’est un sujet qui m’intéresse personnellement beaucoup). 

Il reste une méfiance importante du milieu médical au sujet de ces travaux, parce qu’on leur a martelé pendant des décennies que c’était des substances dangereuses sans intérêt thérapeutique, donc forcément ils attendent d’avoir des sources fiables et nombreuses pour faire évoluer leurs représentations.

De mon expérience personnelle, la profession médicale est de plus en plus curieuse de ces recherches, et on voit une évolution rapide, c’est donc très positif, mais encore une fois c’est un processus qui prend du temps.


Mal du siècle par excellence, la dépression est un cas très évocateur. La recrudescence de cette maladie est d’ailleurs certainement ce qui force le renouveau d’intérêt pour les psychédéliques. On est en train de (re)découvrir qu’une dose unique de psychédélique (Psilocybine, LSD, Kétamine, MDMA) peut avoir plus de résultats sur le bien-être des patients que des années d’anti-dépresseurs. Ce qui n’est pas vraiment rentable pour l’industrie pharmaceutique, j’imagine. Est-ce que les chercheurs comme toi rencontrent des problèmes à ce niveau ? Y a-t-il des médecins spécialistes en bioéthique (discipline qui étudie les problèmes moraux posés par la médecine et la recherche médicale) qui vous accompagnent dans ce domaine ? 

Alors encore une fois moi je suis historienne, donc je ne travaille pas avec ces substances, mes recherches ne portent que sur les travaux passés. Par ailleurs l’industrie pharmaceutique, t’inquiète pas pour elle, elle a de la ressource : elle fait payer 7000$ la dose de psychédélique pour rattraper le manque à gagner ! 

La dépression pourrait-elle être guérie par grâce à la thérapie psychédélique ?

Toutes les disciplines scientifiques s’intéressent aux questions soulevées par les psychédéliques, donc il y a effectivement des médecins en bioéthique, mais aussi des philosophes par exemple, c’est un milieu qui est très interdisciplinaire, justement parce que ces substances demandent une multitude de points de vue pour être comprises. 

Il y a aussi des gens qui travaillent spécifiquement à reconnaitre, documenter et protéger les savoirs ancestraux des populations humaines qui utilisent les psychédéliques depuis bien plus longtemps que nous, et ça aussi c’est très important.


Tourisme psychédélique, recrudescence de l’auto-administration, dépénalisation et légalisation de la psilocybine, séries documentaires Netflix, Télérama qui parle d’ayahuasca, Charlie Hebdo de “fin de vie psychédélique”… L’engouement que ces substances rencontrent est indéniable. Qu’est-ce que cet intérêt renouvelé pour les psychédéliques révèle de la société contemporaine, selon toi ? Comment t’expliques ce revival ? Quels bénéfices est-on en droit d’attendre de la reprise de la recherche psychédélique ?

Ce revival il s’explique par plusieurs facteurs (comme toujours) : d’abord de nouvelles générations de scientifiques et de médecins, complètement détachées des problématiques liées à la contreculture des années 1960.

Ensuite il y a aussi l’évolution des techniques, et notamment l’imagerie cérébrale, qui arrive dans les années 1990 : on a envie de voir ce que ça fait dans le cerveau de prendre des psychédéliques.

Que font au cerveau les psychédéliques ?

Enfin il y a une impasse thérapeutique, notamment dans le champ de la dépression et du stress post-traumatique, avec un nombre important de patient·es pour lesquel·les les traitements ne fonctionnement pas, donc on se tourne à nouveau vers ces études passées et qui semblaient prometteuses.

Je ne sais pas trop ce que ça révèle de notre société, la volonté, peut-être, de croire encore que l’humanité a un futur et que les psychédéliques pourraient aider à changer le monde (ce qui est une croyance hein, les psychédéliques ne vont rien sauver du tout à eux seuls). D’un autre côté on a aussi un positionnement très capitaliste/productiviste, avec les psychédéliques vus comme des moyens de développer les capacités humaines. 

Pour moi les bénéfices principaux seront d’enrichir les possibilités thérapeutiques disponibles pour les patient·es (donc ça veut pas dire remplacer les anti-dépresseurs par exemple, mais juste avoir d’autres options), et je l’espère aussi arrêter avec la prohibition des psychotropes en général, qui est une absurdité.


L’AVENIR DES PSYCHÉDÉLIQUES

De plus en plus de personnes, dont je fais partie, s’exilent jusqu’en Amazonie pour avoir accès à ces substances. Il existe de nombreux pays, notamment en Amérique du Sud, où les psychotropes (champignons, peyotl et san pedro qui sont des cactus à mescaline, bufo et ayahuasca, dont le principe actif est la DMT) sont utilisés couramment, et ce depuis toujours, parce que l’accès de l’Homme à la transe n’a jamais été interdit. Dans ces régions, elle est considérée comme essentielle à son bien-être, à la connaissance qu’il peut avoir de lui-même et de l’univers. On sait désormais que depuis la préhistoire, les états modifiés de conscience ont été recherchés par l’Homme, qui les atteignait souvent grâce à des plantes psychotropes. Certains disent même que la transe est la véritable origine de la religion. Crois-tu que les états de conscience modifiés sont un besoin et un droit, voire une nécessité pour l’humanité ? Est-ce que ta démarche s’inscrit dans un paradigme qui pose l’accès à la transcendance comme essentiel pour l’Homme ?

Alors d’abord, ça me HÉRISSE de voir écrit “l’Homme”, je suis désolée xD. Quand je lis “Homme”, mon cerveau (et le tien aussi, et celui de tout le monde, des études ont été faites pour le démontrer), pense à UN homme. Et ça donne l’impression que ce sont des hommes qui consommaient des psychotropes pendant la Préhistoire, ce qui est faux. 

Ceci étant dit, je pense effectivement que les états modifiés de conscience sont un besoin et un droit pour l’humanité, une nécessité je ne crois pas, mais on doit pouvoir y avoir accès librement et dans de bonnes conditions si on en a envie.

Aucune donnée scientifique ne permet de dire que ce sont ces expériences qui ont été à l’origine des religions, ou que ça a fait basculer nos ancêtres non-humains vers l’humanité par exemple. Ce sont des hypothèses intéressantes de manière intellectuelle mais qui restent de l’ordre de l’expérience de pensée. Je ne crois donc pas que ce soit essentiel, qu’une personne qui ne ferait jamais d’expérience intense d’état modifié de conscience ait genre “raté sa vie”. Il y a des gens qui ont peur de ça, qui n’ont pas envie de s’y confronter, et c’est très bien comme ça. Il y a des gens qui pourraient beaucoup souffrir de ces expériences, de manière définitive, même s’ils étaient bien encadrés.

Apprendre à faire entrer les psychédéliques et les psychotropes dans le paradigme occidental sans piller le savoir des indigènes.

Donc il me semble que simplement ces expériences doivent être à nouveau intégrées à notre société, qui doit leur donner un nouveau sens, propre à la société occidentale, sans vouloir adapter/s’approprier des concepts d’autres peuples humains mais en faisant une vraie démarche de recherche de sens qui nous soit propre.

Il faut arriver à penser ces expériences en dehors du cadre pathologique qui les entoure encore, en étudiant les risques qu’elles peuvent éventuellement comporter, en construisant un socle de savoirs pour les vivre en toute sécurité, en les libérant, pour celles effectuées grâce à des psychotropes, des interdits qui les entourent, bref en les pacifiant, en en faisant une possibilité d’enrichissement pour celles et ceux qui le souhaitent.


La lutte que tu mènes pour la réhabilitation des recherches sur les psychédéliques répond, j’imagine, à la vision d’un futur que tu contribues à créer. Ce serait quoi, pour toi, le futur idéal ? Quelle est l’image que tu gardes en tête pour t’aider à t’accrocher quand tu fais face aux difficultés de faire bouger les choses ?

La réhabilitation des substances psychédéliques est-elle est une question de bien-être mondial ?

Je suis en vrai très pessimiste à l’idée de l’avenir, je ne crois pas du tout que l’humanité va pouvoir continuer comme ça longtemps, je pense qu’on se dirige vers une existence qui sera bien plus dure, plus de l’ordre de la survie. Je ne veux pas d’enfants (juste parce que je n’en veux pas, pas à cause de ces questions) et j’ai du mal à comprendre les gens qui en font dans ce contexte politique, écologique, économique.

Mais en attendant je crois qu’on doit toutes et tous faire le maximum pour faire le bien, pour faire des choses justes, qui tendent vers plus de justice, de bien-être, de santé, de plaisir, de respect possible. Je ne crois pas à un futur idéal, mais à des actes qui rendront ce futur un peu moins pire.


Et si on veut t’aider à changer le statu quo et dessiner ensemble un nouveau futur, comment on doit s’y prendre ?

Je dirais (mais c’est difficile comme question !) qu’il faudrait d’abord prendre le temps. On est trop speed, on l’est de plus en plus. Des études ethnographiques dans les années 70-80 montraient que dans la plupart des sociétés non-industrielles, près d’un tiers du temps les gens ne faisaient rien. Et rien ça n’était pas “rêver” ou “discuter” ou “se reposer”. C’était vraiment rien. Un concept bien difficile à concevoir pour des occidentaux.

Je crois pourtant que c’est quelque chose d’essentiel, de ne rien faire. Ça permet de souffler, de prendre de la distance avec le quotidien, ses soucis, de regarder le monde qui nous entoure avec des yeux différents. Et c’est là, je crois, qu’on serait plus capable de prendre les bonnes décisions dans nos vies, de mieux percevoir ce qui est important pour nous, d’être moins victimes de la société capitaliste qui nous fait croire qu’il faut consommer pour être heureux et heureuses.

Les psychédéliques ouvrent la conscience vers une nouvelle appréhension de l’univers

C’est là qu’on pourrait être plus tolérant·es envers des comportements ou des manières de penser qui nous sont étrangers, et se rendre compte que c’est la diversité qui fait la richesse. C’est là aussi qu’on pourrait prendre le temps de se questionner sur “pourquoi je pense ce que je pense ? Est-ce que c’est parce que j’y ai vraiment réfléchi ou est-ce que c’est comme ça que ma société pense ?”, ce qui permettrait d’agir et de penser de manière plus consciente. 

Voilà, pour moi ça, c’est important, et ça aiderait à faire progresser l’humanité. Et faire ce pas de côté, réfléchir différemment sur un problème, comprendre une autre manière de raisonner que la sienne, les psychédéliques peuvent y aider.


POUR ALLER PLUS LOIN…

Les sites internet :

Le site de Zoë Dubus où vous trouverez l’ensemble de ses passionnants travaux.

Le site de la Société Psychédélique Française à laquelle vous pouvez adhérer ou simplement vous tenir au courant des évènements.

Psychédéliques : Manuel de réduction des risques : Le tout nouvel ouvrage de la Société Psychédélique, à télécharger gratuitement sur leur site !

Les ouvrages évoqués par Zoë Dubus :

Les Paradis artificiels de Charles Baudelaire

Mort imminente de Jelena Martinovic

Les articles évoqués par Zoë Dubus :

Effects of Schedule I drug laws on neuroscience research and treatment innovation de David Nutt (extrait)

Perverse Effects of the Precautionary Principle: How Banning Mephedrone Has Unexpected Implications for Pharmaceutical Discovery de David Nutt (article complet)

Les ouvrages recommandés pas Le Coin des Desperados :

Quand l’impossible arrive de Stanislav Grof

La révolution psychédélique de Olivier Chambon et Jocelin Morisson

LSD mon enfant terrible de Albert Hofmann


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Chamanisme, Gonzo Zoë Hababou Chamanisme, Gonzo Zoë Hababou

L’Ayahuma, le Cobra et Moi

Le Cobra est loin d’être l’animal le plus pété du cul au sein de la clique des animaux totem. C’est même un putain d’honneur d’être choisi par lui ! On dit qu’il n’apparaît que lorsque l’élève est prêt à recevoir son pouvoir. Sa qualité principale ? Le don de métamorphose ! Ce bâtard cosmique est le roi de la vie, de la mort et de la renaissance, en vertu de ce truc propre à lui, changer de peau, muer, en gros donc, savoir se débarrasser d’une ancienne partie de soi, étriquée, déjà morte et donc inutile et encombrante, pour glisser vers l’avenir avec une nouvelle version de lui-même. Pas mal pour quelqu’un comme moi qui cherche à se surpasser !

Reportage Gonzo d’un Écrivain en Cure de Plantes

Le Cobra, animal de pouvoir rencontré lors d’une cérémonie d’ayahuasca, avec une fleur d’ayahuma

PHASE 1

Et dire que je croyais que tout était foiré. C’est dingue à quel point on peut se planter total dans la vie. Faut dire, y me faut jamais beaucoup de temps avant de déclarer d'un ton sinistre que tout est perdu. C’est mon côté nihiliste. Accompagné d’une note de désespoir hystérique, comme dirait Tyler Durden.

La maloca

La maloca où se déroulent les cérémonies d’ayahuasca

La scène se situe dans une maloca, quelque part en Amazonie péruvienne. La veille, j’ai remis ça avec l’ayahuasca après la débâcle de la Colombie.

Je vous ai pas raconté ? Là-bas, j’en ai repris pour la première fois après la mort de Wish, le Shipibo qui m’a initiée au truc. Ce chaman colombien, un Tikuna, était pourtant du genre sérieux. Simplement, il avait pas du tout la même approche de la plante que Wish, et sa préparation était trop soft pour moi. Certains indigènes considèrent que les visions, c’est un trip pour les occidentaux, qui selon eux, utilisent l’ayahuasca comme une drogue, et, comment dire… Ils mangent pas de ce pain-là. Ils la préparent donc avec très peu de chacruna, ces feuilles pleines de DMT induisant les visions.

Ajouté au fait que fumer était drastiquement interdit chez lui, bref, j’étais pas du tout dans mon élément. Dommage. Son endroit était génial, et son savoir encore plus.

C’est comme ça que je me suis retrouvée à tracer la route (enfin, le fleuve Amazone en l’occurrence) direction le Pérou. Débarquée à Iquitos. La ville a putain de changé depuis 15 ans que j’y ai pas refoutu les pieds. Y flotte. Je me dégote un hôtel. J’ai pas de plans pour l’ayahuasca, et pas la moindre intention de faire confiance à internet pour en trouver un. Ce bled regorge de faussaires, Google aussi. Pour le biz de l’ayahuasca, on fait pas pire qu’Iquitos, bordel.

Et puis je tombe sur cette Française. A l’hôtel, eh ouais, même pas besoin de bouger son cul. Elle me parle de cet endroit, à 7h de bateau. De la Maestra (elle s’appelle Alicia, mais tout le monde dit La Maestra), femme chamane qui officie là-bas.

Quand je vous dis que c’est toujours l’ayahuasca qui te trouve…

Les chamans

Gardel et la Maestra, les chamans, un soir en mode chill…

Pourtant, la première cérémonie que je fais, dirigée par un chaman mec (son nom est Gardel, c'est l'autre chaman du centre, la Maestra n’est pas là) a de quoi me déprimer. Ma conscience frémit, mon corps gronde, mais même avec deux tasses d’une ayahuasca drôlement forte, ça veut pas venir, putain. Durant la session, je chiale en pensant à Wish. Je suis pas chez les Shipibo ici, et les icaros sont franchement différents. Ça me manque. Je me dis que c’est peut-être pour que ça que ma transe n’arrive pas à décoller.

Le lendemain, le boss de l’endroit, un Italien, Fabrizio il s’appelle, nous propose à la Française et moi, et à quelques gringos qui se trouvent là, une cérémonie de mambé, cette poudre de feuilles de coca qu’on se colle sur la gencive après y avoir appliqué de l’ambil, pâte de tabac. Un truc sacré chez les Colombiens, qui vivent avec en continu, tout comme les Boliviens avec les feuilles elles-mêmes, qu’ils gardent toujours au creux de la joue. Le mambé te filant un petit coup de pied au cul, l’idée du truc est de parler de la cérémonie d'ayahuasca de la veille à cœur ouvert, chacun son tour, du style cercle de parole, sans jamais interrompre celui qui cause.

Voilà comment on en arrive là. A moi, désespérée, en train de chialer ma race devant tous ces inconnus. A leur dire que je crois que l’ayahuasca veut plus de moi, et que Wish me manque. Enfin, je m’éternise pas non plus des masses à pleurer sur mon sort. Je méprise l’autoapitoiement, et puis Fabrizio m’apprend qu’il m’a sondée la veille, durant la cérémonie. Ça fait 3 ans qu’il est là, qu’il a ouvert ce centre, et l’enfoiré cumule plus de 300 sessions d’ayahuasca, donc ce qu’il a vu sur moi m’intéresse.

J’oublierai jamais cette façon qu’il a eue de dire ça. Comme ça, sans préliminaires : You are so stroooooooooong !!!

La maloca du centre Paojilhuasca, vue de l’intérieur

Ouais. Apparemment, il a jamais vu quelqu’un d’aussi fort que moi. On peut dire que ça me remet en selle, d’autant plus qu’en évoquant mes bouquins, plus tard dans la cérémonie, je capte que j’ai trouvé à qui parler : un révolutionnaire, qui place la liberté au-delà de tout. Comme moi.

Et pour finir cette soirée foireuse, ce putain de yopo. Une poudre de graines d’un arbre brésilien, dont la concentration en DMT est super élevée, qu’on t’envoie dans le nez grâce à ces espèces d’insufflateurs qu’ils ont ici, dont on se sert principalement pour le rapé, tabac à priser local.

J’ai jamais été aussi proche du badtrip de ma vie, et pourtant j’en ai pris des trucs puissants ! Les visions que j’ai eues étaient proches de celles de l’ayahuasca, à part qu’elles étaient en mode fast & furious, un truc ingérable… Moi qui recommande toujours de pas lutter contre ce qui arrive (n’importe quoi qu’arrive) avec les substances, psychédéliques ou pas, bah ce coup-ci, j’en ai été incapable. Et y se trouve que Fabrizio, je considère qu’il m’a sauvé la vie. Il s’est passé un truc très fort entre nous quand je badtripais, et je me suis complètement accrochée à lui, psychiquement et physiquement.

Je crois que c’est ça, par-dessus tout, qui m’a incitée à revenir.

PHASE 2

Je suis rentrée sur Iquitos, j’ai prévenu tout le monde que je coupais contact pendant plusieurs semaines, j’ai fait mon baluchon et trois jours plus tard j’étais de retour dans la jungle.

Avec l’ayahuasca, chaque cérémonie est intéressante, mais y en a toujours quelques-unes qui se démarquent du lot. Celles qu’on a envie d’appeler des Grandes Cérémonies. Le genre d’expérience où tout s’emboîte, où les pièces du puzzle sont enfin réunies.

C’est ce genre-là auquel j’ai eu droit le soir même de mon retour. La Maestra officiait.

J’ai finalement compris ce que je voyais depuis ma toute, toute première cérémonie, quand j’avais 20 piges. 52 cérémonies plus tard, à 34 ans, vous me direz, il était temps.

Ces formes lumineuses en mouvement, qui dansent et se transforment au rythme des icaros. Cet or que mon ancien maestro plaçait en moi. Ces architectures organiques ou au contraire effilées, comme célestes, qui colonisent ma conscience…

Tout ça, c’est l’énergie. C’est elle que je vois depuis mes débuts avec l’ayahuasca. C’est le langage visionnaire qu’elle a choisi, qu’elle a créé, pour s’adresser à moi. Notre idiome, rien qu’à toutes les deux.

Les étagères de medicina : ayahuasca, mambé, rapé, yopo, kambo… mapacho !

Les étagères de Medicina : ayahuasca, mambé, rapé, yopo, kambo… mapacho !

C’est en parlant avec les autres que j’ai réalisé que j’étais la seule à avoir ce type d’expérience. Pour eux, le schéma basique d’une cérémonie, c’est des fractales qu’ils finissent par dépasser pour entrer dans le monde des visions, qui s’apparentent en fait à des rêves. Des images réalistes. Des Hommes, des animaux, des univers. Des aliens. S’il m’est arrivé d’en avoir, c’est loin d’être ce qui constitue mon expérience majoritaire.

Ce que je vois, moi, c’est l’énergie.

Celle qui se dégage du chaman, de ses icaros, celle des plantes dont il entonne la chanson spécifique, celle des autres participants, celle de la jungle, et puis… celle des esprits.

Expliquer la façon dont j’ai tilté lors de cette session, ça va pas être possible. Avec l’ayahuasca, on sait les choses, point barre, et vu que cette compréhension ne provient pas de l’esprit logique et rationnel, elle demeure inexplicable.

Comprendre enfin la signification de mes visions, c’était une putain de révolution.

Mais c’était que le début.

Ceux qu’ont lu mes Carnets d’ayahuasca savent que des gestes, j’avais déjà commencé à en faire pas mal durant mes précédentes cérémonies. Alors que la plupart des gens se tiennent tranquilles, moi, j'arrête pas de bouger ! Recueillir la medicina dans mes mains, l’appliquer sur mon front, secouer mes épaules et sentir mes ailes pousser, frapper sur ma poitrine… Mais jamais encore j’avais été aussi déchaînée !

Mes mains se mouvaient toutes seules avec une vitesse stupéfiante pour agripper l’énergie des chants de la Maestra, m’en emparer, puis m’en parer, la faire tourbillonner autour de moi, me baigner avec, la faire danser à mon tour…

Un exemplaire de Borderline devant des bouteilles d’ayahuasca

L’exemplaire de Borderline laissé au centre histoire de filer du grain à moudre aux futurs diéteurs…

Jusqu’à ce moment où j’ai placé la tranche de ma main droite contre mon front, où l’entièreté de mon esprit s’est concentrée en une ligne au centre de ma tête, aussi fine et coupante qu’une lame acérée, pour faire jaillir mon intention.

Ce serait d’ailleurs le moment d’en parler, de mon intention. Qu’est-ce qu’une meuf comme moi, sans problème particulier, s’en va foutre dans la jungle pendant trois mois ?

Eh bien, puisque cette meuf est écrivain et que l’idée qui la hante est de terminer sa saga Borderline en explosion digne d’Hiroshima, elle s’en va chercher du pouvoir. Et de l’inspiration. Mais surtout, une volonté, une rectitude, une droiture à faire pâlir d’envie le plus enfiévré et déterminé des samouraïs. Parce que c’est de ça qu’elle a besoin pour écrire comme Travis, l’anti-héros de ses livres. Pour se rapprocher toujours plus de lui. Et être en mesure, à la toute fin, de comprendre et de transcrire le dernier de ses choix…

Et donc, mon esprit est devenu une ligne, puis une flèche, mes mains ont saisi un arc, l’univers entier est devenu ma cible, et mon esprit a projeté la flèche de son intention vers l’infini.

C’est après ça que l’Ayahuma m’a appelée. J'en savais vraiment très peu au sujet de cette plante. Elle figure même pas dans Borderline. La Maestra s’est mise à entonner son icaro (en la citant plusieurs fois dans la chanson, qui était en espagnol), et moi… je me suis mise à suffoquer ! Assise face à la chamane, la bouche ouverte, l’esprit bloqué, l’air entrait en moi par à-coups, comme si… je sais pas, comme si j’inhalais l’esprit de cette plante. Sur le moment, j’en ai pas spécialement fait cas, et pourtant le message était on ne peut plus évident.

J’ai alors plongé dans quelque chose d’autre. Quelque chose d’empoisonné…

Le monde des serpents.

Ayahuma : cet arbre puissant, magnifique, fait partie des plantes maîtresses d’Amazonie

L’Ayahuma en personne.

Je les ai vus flotter dans leur berceau de terre, sentis glisser dans mon ventre, ils m’ont fait vomir acide pour goûter leur poison, j’ai tremblé en comprenant ce que ça voulait dire, de vivre avec ce venin en soi et d’avoir le pouvoir de donner la mort en un éclair.

C’est là qu’il s’est présenté. Celui que j’attendais plus. Cet esprit bien spécial, propre à chacun, dont tout le monde au centre se targuait d’avoir identifié le sien et d’être sous sa protection. Mon animal de pouvoir.

Un cobra.

Un putain de cobra, nom de Dieu…

Enfin, il était là ! Enfin il se faisait connaître, enfin il émergeait de cette fréquence de ma conscience à laquelle j’avais jamais été foutue de me connecter ! Et il était plus beau, plus digne, plus puissant que tout ce que j’aurais pu espérer…

Je l’ai vu en face de moi, j’ai senti sa couronne se déployer atour de ma tête, il m’a observé avec ses yeux de reptile dont on ne peut jamais deviner les intentions, ce regard froid, hypnotique, comme tourné vers l’intérieur, qui contemple un monde que nous, humains, on sera jamais fichus ne serait-ce que d’imaginer…

Mon esprit gardien, c’était lui. Et en le découvrant, il me semblait récupérer enfin une part essentielle de moi-même.

C’est sans doute pour ça qu’ensuite, j’ai vu ma propre énergie. Pas celle des chants, pas celle des plantes.

La mienne.

C’est en appliquant ma main sur mon front comme je fais souvent (au niveau du troisième œil, là où se planque la glande pinéale) que je l’ai vue. Je déconne pas, j’ai fait le test. Quand j’enlevais ma main, elle disparaissait. Quand je la posais à nouveau, elle revenait. L’énergie de ma main droite, celle qui détient toute ma force, avec laquelle je fais tout. Cette main dont la tranche s’est posée sur mon front pour cibler mon intention.

Le dernier dessin que Bruno Leyval a fait de moi...

Le dernier dessin que mon pote alchimiste Bruno Leyval a fait de moi…

C’est une énergie d’un noir fumé, parcourue d’électricité bleue et rouge. Elle se meut comme la fumée d’un mapacho, et parfois elle brille comme si elle renfermait des diamants.

Elle était si belle que je suis tombée amoureuse de moi-même. Oh, je sais l’effet qu’une telle déclaration peut faire, et je vais pas me gêner pour enfoncer le clou : c’est un sentiment qu’est revenu maintes et maintes fois durant les cérémonies suivantes. C’est magnifique. C’est merveilleux de s’aimer de cette façon-là. Et vous savez quoi ? Ça n’a rien de malsain.

Cette découverte a rapidement été suivie par une autre. Ma main gauche, c’est de l’énergie blanche dorée qu’elle renferme. Cette main est beaucoup plus sensible, beaucoup plus faible que l’autre. C’est celle qui me sert pour sentir, et sa place est sur mon cœur. C’est le seul endroit qu’elle tolère. J’y reviendrai plus tard.

PHASE 3

Dès le départ, mon idée était de m’engager dans une diète de plante maîtresse en venant ici (si vous vous demandez pourquoi, filez lire cet article). Le tout était de savoir laquelle. Bien sûr, on peut toujours partir des infos qu’on a sur elles pour trouver la sienne, identifier ses problèmes personnels, et compter 1 + 1 = 2. Sauf que c’est carrément anti-intuitif, comme délire, et que la médecine amazonienne est bien plus subtile que ça.

La fleur de l’Ayahuma, plante maîtresse d’Amazonie, qui sent diaboliquement bon !

La fleur de l’Ayahuma.

C’est l’Ayahuma qui m’a appelée. C’est elle qui m’a reconnue. Lorsque la Maestra a entonné son icaro, elle a cristallisé mon esprit et m’a fait suffoquer pour que je comprenne. Et il se trouve que cette plante (tiens tiens), c’est pas ce qu’on appelle une plante de guérison. C’est une plante de pouvoir (encore une fois, si vous êtes curieux, elle se trouve dans le Répertoire des Plantes Maîtresses).

Direct, Gardel m’a mise en garde à son sujet. Voici ce qu’il m’a dit en vrac : attention à ne pas tomber dans le piège de la sorcellerie (c’est-à-dire, utiliser les enseignements de cette plante pour nuire), avec l’Ayahuma quand tu diras non, ce sera non, et enfin, j’espère que tu veux pas d’enfants (carrément pas !) parce que cette plante va te rendre stérile. Parfait.

Fabrizio avait déjà diété l’Ayahuma, mais il était chaud de remettre le couvert, c’est donc ensemble qu’on s’est engagés dans cette diète, sans savoir combien de temps ça allait durer. On partait sur un minimum de 10 jours. Plus tard, en pleine diète, l’Ayahuma lui a dit lors d’une cérémonie d’ayahuasca (c’est souvent comme ça que ça marche, les messages des plantes maîtresses nous sont véhiculés grâce à elle) que la diète devrait durer un mois minimum. Ce qui ne nous a aucunement dérangés.

Je compte pas donner tous les détails de cette diète, ni de chaque cérémonie d’ayahuasca, au rythme de deux par semaine, que j’ai faites là-bas. Mais puisque je vous ai parlé de Gardel y a quelques lignes de ça, sachez qu’il nous a bien chambrés tout le long du truc ! C’était tellement bon quand il s’adressait à nous durant les cérémonies, entre deux chants, du style : Et maintenant, un icaro pour les deux ayahumeros là-bas (ça nous tordait de rire Fabrizio et moi), avant de se mettre à chanter son icaro de l’Ayahuma, qui nous faisait rayonner de fierté !

L’arbre Ayahuma, plante de pouvoir amazonienne.

L’Ayahuma et ses fruits.

Un autre truc cool avec Gardel, après une session d’ayahuasca où j’avais été particulièrement déchaînée, à bouger mes mains pour recueillir sa medicina et frapper mes cuisses et mon torse au rythme de ses chants, il m’a appris qu’il avait eu une vision de moi en guerrière de l’Ayahuma, portant un casque constitué de la coque du fruit sur la tête, de la peinture indigène rouge sur le visage, et mes mains qui jetaient des fleurs d’Ayahuma de partout.

On voulait en faire un portrait, de cette vision, me déguiser exactement comme Gardel m’avait vue, et ça aurait donner de la matière à Bruno Leyval (quoi, z’êtes pas au courant de la putain de collab que je fais avec lui ? Foncez vers La Gardienne de la Plante, nom d’un chien !), mais finalement on a eu la flemme.

Les enseignements ont été progressifs, mais d’une clarté redoutable. Rapidement, je me suis rendue compte que ce qui m’arrivait était complètement connecté à l’histoire de Travis (c’est loin d’être la première fois que ça m’arrive. Pour ceux que ça intéresse, Les Entrailles de Borderline sont là pour ça). Et que j’étais en train de récolter un matos pour l’écriture de Borderline 5 dont j’aurais jamais pu rêver…

Ma chambre au centre d'ayahuasca, où j’ai écrit une grande partie de Borderline 5 !

Ma chambre, où j’ai écrit une grande partie de Borderline 5.

J’ai énormément écrit durant ces deux mois, incorporant directement mes expériences à mon livre. J’aurais pas pu imaginer la direction que ça allait prendre, et encore moins inventer ces idées qui me sont venues grâce à cette expérience. Quand je vous dis qu’un écrivain a besoin de VIVRE pour écrire convenablement, vous pigez ou quoi ? Ce putain de truc était un rêve éveillé ! J’ai plus évolué en 3 mois qu’en 10 ans. Et je tiens désormais la fin incendiaire que je voulais pour finir ma saga en guerre nucléaire.

Ce que je vivais était lié à Travis, mais pas que. J’ai tendance à penser ma vie selon celle de mon personnage, mais faut parfois aller plus loin qu’une simple “idée qui déchire pour son roman”.

Grâce à l’Ayahuma, j’ai travaillé sur mes croyances. Vous savez, ce concept qui décrète que c’est vous, votre conscience et vos intentions, qui créez la réalité qui vous entoure, aussi merdique soit-elle ? C’est pas que ma réalité soit dégueu, mais y avait encore quelques petits trucs qui bloquaient, et ce coup-ci, je sais que je les ai bel et bien réglés. Parce que tout ce que je veux, c’est que mon esprit soit encore plus libre, ma vie encore plus freestyle !

Assumer l’entière responsabilité de son existence, c’est fort, comme machin. Refuser catégoriquement d’être influencé, défini, étiqueté, et encore pire, déterminé par un quelconque passé, par ses peurs ou ses “traumatismes”, ça te donne un pouvoir dans le présent, une force que tu peux même pas imaginer. J’ai souvent parlé du statut de victime, opposé à celui de guerrier, dans mes articles (notamment ceux sur Nietzsche ou Bret Easton Ellis), c’est un truc qui me tient à cœur. J’étais en plein dans le thème.

Gardel et le fruit de l’Ayahuma !

Gardel et le fruit de l’Ayahuma !

L’Ayahuma, ce qu’elle m’a appris, en un mot, c’est la droiture.

Mobiliser sa volonté et son esprit, transformer son intention en flèche, viser la cible avec la rectitude d’un moine Shaolin, et tirer en plein dans l’univers. C’est comme ça qu’on devient créateur de sa putain de réalité.

D’ailleurs, elle m’a laissé une cicatrice de guerre. Je la sens lors des séances d’ayahuasca. Elle me traverse l’œil gauche et monte sur mon front, en biais, m’escaladant la tronche jusqu’au milieu de la tête. Et j'en suis putain de fière !

D’une certaine manière, tout me semble lié : l’énergie que je suis capable de voir et de manipuler. L’Ayahuma qui m’a transformée en machine de guerre. Et ce putain de cobra qui est revenu, à chaque bon Dieu de cérémonie, pour m’enseigner une nouvelle chose, au point que je l’identifie à présent comme mon maître…

 

Bordel, cet article ressemble de plus en plus aux délires d’un Raoul Duke à fond de mescaline.

Revenons à la Phase 3 :

L’Énergie

L’énergie, j’ai peu à peu appris à la gérer. Lors de ma troisième cérémonie, j’ai demandé à l’ayahuasca de m’apprendre à la contrôler, mais ça a été si intense que je suis restée paralysée, comme si la plante me disait : Arrête de te la péter, cocotte. Tu vois l’énergie, OK, mais t’es loin d’être assez forte pour commencer à jouer avec elle

La Gardienne de la Plante, par Bruno Leyval. Inspirée de Zoë Hababou.

Un autre dessin de Bruno Leyval, étrangement évocateur…

Par exemple, j’ai tenté de sonder l’énergie de Frabrizio, mais je me suis fait tej par la Mucura (plante qu’il avait diétée peu de temps auparavant, en vue de se protéger de l’attaque de sorcellerie des jaloux qui manquent jamais de se manifester quand un centre d’ayahuasca marche bien pas loin de chez eux). Impossible de la lire. Je me suis fait foutre à la porte, énergétiquement parlant. Ce n'est que plusieurs sessions plus tard que j’ai finalement été en mesure de la voir, son énergie. Elle était comme le vent du désert, mouvante, insaisissable, un putain d'écran de fumée. Mais magnifique.

Puis, y a eu le truc avec les mains. Elles se sont mises à vivre leur vie propre en cérémonie. Ça commençait toujours par un fourmillement, quand la transe était en train de monter, ensuite elles s’élevaient toutes seules dans les airs et commençaient à faire leur truc. Je me doute que ça peut sembler cinglé… Lors de sa première session, un Norvégien a vu des rayons laser sortir de mes doigts. Ça vaut ce que ça vaut.

C’est que vers la fin que j’ai compris que ma main noire, très puissante, capable de se mesurer à l’énergie des autres, était celle qui me servait à faire, à agir, tandis que la main blanche, ultra-sensible, était là pour sentir, lire l’énergie du monde… Quand elles sont ensemble à s’agiter, tout va bien. J’imagine que ça crée un certain équilibre. Le problème, c’est quand la main blanche se retrouve seule. Elle supporte à peine ce qu’elle reçoit. Alors que la noire se déchaîne et joue les chefs d’orchestre cosmiques, la blanche, quand elle se tend timidement devant moi pour se mesurer au monde, elle tremble, se rétracte, et rapidement revient contre mon cœur, seul lieu où elle se sent en sécurité.

C’est un truc que je vais devoir travailler. Je suis loin de me considérer comme hypersensible, mais je peux pas nier ce qui se passe en cérémonie. Ces mains ne sont que des récepteurs. Elles me connectent à l’univers. Donc, quand la blanche se montre si faible face à ce qu’elle perçoit, c’est que c’est moi, en réalité, qui supporte pas de ressentir le monde…

Mais bordel, ce que fait la noire est incroyable, et ça aussi, c'est réel !

L’Ayahuma

Des diètes de plantes maîtresses, j’en avais déjà fait deux : l’Ajo Sacha y a 15 ans, la Numan Rao y a 3 ans. A l’aune de mon expérience avec l’Ayahuma, je comprends maintenant que j'ignorais ce que ça signifie vraiment, devenir ami avec l’esprit d’une plante, d’en faire un allié. Un enseignant. Et, dans une certaine mesure, un maître.

Les leçons de l’Ayahuma nous sont parvenus de différentes manières, à Fabrizio et moi. Parfois, l’un recevait un message qui s’adressait à l’autre. Ces messages, on les obtenait au travers d’un rêve, d’une vision d’ayahuasca, ou encore… directement dans la réalité ordinaire, comme le soir où c’était la dernière fois qu’on la buvait (le mois de diète était fini), et que, l’un comme l’autre, alors qu’on l’avait bue un mois entier sans broncher… on l’a vomie. Le dernier verre n’est tout simplement pas passé. La plante nous disait : C’est bon, mission accomplie, z’avez plus besoin de moi les gars !

Lors de la cérémonie d’ayahuasca de cette fermeture de diète, d’ailleurs, lui et moi on a reçu le même message : succès total. Couronnement. Bon boulot, les mecs.

Forêt de bébés Ayahuma !

Quelques jours plus tard, pas loin de la douche, alors que je faisais des plantations sur le terrain, je suis tombée sur ça : un tas de petits bébés Ayahuma qu’avaient poussés tout le long du temps où on s’était lavés avec le fruit de cet arbre, répandant les graines sans y faire attention, et sans remarquer à quoi la terre était en train de donner naissance… Une putain de forêt d’Ayahuma !

Je sais ce que vous allez dire. Des graines, normal que ça pousse quand on les sème pendant un mois en pleine jungle. Sauf que Gardel a donné un millier de bains d’Ayahuma dans sa vie, et qu’il a jamais vu ça. C’était le dernier cadeau que la plante nous faisait. Pendant un mois entier, tous les 3 jours, on s’était rendus à l’autre bout du village pour aller récolter l’écorce à faire bouillir et les fruits qui pèsent trois tonnes pour les boire et se laver avec. A présent, l’Ayahuma va croître directement au centre. C’est pas un putain de trésor, ça ?

Fabrizio a aussi rencontré l’esprit de cette plante, quelques jours après la fin de notre diète. Dans le chamanisme amazonien, faut savoir que chaque plante maîtresse a son esprit, qu’on appelle sa “mère”, qui, bien qu’elle puisse prendre une apparence différente selon la personne à qui elle se montre, n’en demeure pas moins connue et reconnue par beaucoup de chamans.

Par exemple, la mère de l’ayahuasca est un anaconda, celle du tabac un homme grand et ténébreux, celle de l’arbre Chullachaki, le fameux Chullachaki évidemment, Trickster de la Selva, ce nain avec un pied tourné dans le mauvais sens évoqué dans cette nouvelle… Bref, voyez le tableau.

Eh bien, Fabrizio, il a rencontré le Doctorcito sin cabeza, le Docteur sans tête, esprit de l’Ayahuma. Elle est marrante, sa vision. Fabrizio était comme un docteur lui-même, qui recevait une foule de patients qu’attendaient dans une sorte de salle d’attente. L’un d’entre eux était un grand type avec une capuche qui lui cachait toute la tête. Au moment de se présenter face à Fabrizio, il a retiré sa capuche et là… Y avait rien en dessous ! C’était le Doctor sin cabeza ! Fabrizio sentait son sourire et pouvait entendre son rire alors que l’enfoiré n’avait pas de tête, putain !

C’est le genre de vision que peut t’offrir l’ayahuasca, en te permettant de comprendre le sens de ta diète et en te connectant à l'esprit de ta plante. Ici, il pourrait être question d’avoir reçu le don de soigner, et d’être approuvé par l’Ayahuma en personne, qui peut pas s’empêcher de faire un petit trait d’humour au passage…

Tout ça peut sembler des détails sans importance, mais quand ils s’accumulent sur 3 mois (oui, ça a commencé avant la diète, et ça s’est poursuivi après…), y a plus de doute possible en ce qui concerne le lien qu’existe entre toi et ta plante.

Mais là, on parle que des trucs les plus évidents. Le gros du boulot, il se déroule en sourdine, dans le rapport qu’une personne entretient avec elle-même. Dans les variations qu’elle sent, les changements de perspective que sa conscience expérimente, les croyances qui s’ébranlent, l’énergie vitale qui monte, les schémas de pensée et de comportement qui mutent…

Et surtout, l’inspiration qu’elle retrouve envers sa propre vie.

Zoë Hababou à Iquitos, Pérou

Quand je dis que l’Ayahuma a fait de moi une guerrière pire que celle que j’étais avant, je le sais parce que durant toutes ces semaines, j’ai observé mon mental évoluer, depuis une cacophonie schizoïde jusqu’au silence. Je l’ai regardé tenter d’échafauder des plans puériles et pathétiques pour le futur, avant de se taire enfin face à la beauté, à la puissance du présent. Je l’ai senti entrer dans une paix, une force, une foi qu’il avait jamais connues.

Je l’ai vu mourir pour laisser vivre la conscience.

Petit à petit, je me suis approchée de mon rêve éternel, devenir un Surhomme, celui qui sait utiliser son pouvoir créateur pour engendrer sa réalité, entièrement responsable de chaque chose, pensée, idée, sentiment, qu’il laisse vivre en lui et… en dehors de lui (ce qui est la même chose).

Et donc, entièrement libre.

Je sais que c’est affreusement abstrait pour ceux qui ne maîtrisent pas ces notions…

Imaginez juste ceci :

Une fille déjà bien barrée, partie sur les routes du monde dans l’idée de s’inspirer pour écrire. Pour elle, s’inspirer, ça veut dire vivre, expérimenter. Mais encore pas mal de peurs la parasitent…

Celle d’être condamnée à faire serveuse-zombie à jamais, alors qu’elle rêve de consacrer sa vie entière à la seule chose qui ait du sens pour elle : écrire. Celle que ses livres ne rencontrent aucun succès, parce que ce qu’elle écrit est trop chelou pour être apprécié d’un large public. Et surtout, celle de passer son existence à tâcher de donner du sens à quelque chose qui n’a d’importance que pour elle, et que personne ne comprendra jamais.

Borderline dans la peau… Image réalisée par Bruno Leyval en cadeau à Zoë Hababou

A présent, prenez la même fille, 3 mois plus tard :

L’Ayahuasca, l’Ayahuma et le Cobra ont conjugué leur pouvoir afin de lui révéler la force qu’elle possède. Cette force, ils l’ont réveillée avec la danse de l’énergie, lui montrant qu’elle savait s’en servir pour rendre son intention plus efficace. Elle a dézingué les fausses croyances qui limitaient sa vie, comme celle lui chuchotant que les vrais artistes doivent en chier pour y arriver, que c’est une question d’honneur, de dignité. Et surtout, elle a réalisé que vivre sa vie comme elle le faisait, suivant sa propre route si spéciale, c’était la seule récompense, le seul accomplissement qu’y avait à désirer. Dans le présent. Parce que le présent, c’est tout ce qu’elle a, et c’est déjà pas si mal.

Voir la vie comme une lutte solitaire, c’est qu’une croyance, bordel, rien de plus. Ces conneries qu’on se raconte à soi-même. Elle peut très bien la voir comme un jeu déjanté où aucun mauvais choix n’est possible, où la seule règle est de s’éclater à mort et rien prendre au sérieux, et encore moins soi-même…


Le Cobra

Tout comme avec l’Ayahuma, ma relation avec mon animal de pouvoir, ou animal totem, s’est développée au fil du temps, jusqu’à recevoir un ultime enseignement la veille de mon départ, lors de ma dernière séance d’ayahuasca.

Cependant, il m’est interdit de dévoiler la teneur de ma relation avec lui, car les apprentissages d’un animal de pouvoir doivent rester secrets. Je vais donc me contenter de vous raconter ce que ce serpent signifie et symbolise dans le monde chamanique. C’est assez fascinant en soi…

Les personnes qui ont un serpent venimeux comme esprit gardien sont réputées pour se montrer agressives et intenses dans tout ce qu’elles font, frôlant parfois l’extrémisme et risquant de tomber dans des activités dangereuses et/ou illicites (sans déconner !).

Vives et intelligentes, ces personnes poursuivent ardemment ce qu’elles désirent, puis visent et tirent avec une précision mortelle quand la cible est en vue. Autant dire qu’il vaut mieux pas les vénère, car quand elles attaquent, elles ne manquent jamais leur proie et lui laissent des marques à vie.

Très à l’aise avec les sujets métaphysiques et ésotériques, elles peuvent avaler et absorber une grande quantité de “nutrition pour la tête” sans jamais souffrir d’indigestion.

Le Serpent apparait dans la vie d’une personne quand quelque chose en elle et dans sa vie est sur le point de mourir, et donc de se transformer. On parle ici d’un changement d’identité qui peut impliquer de transformer une toxicité en énergie de guérison, par exemple. Cette évolution dans un territoire créatif inconnu implique bien souvent un passage par les ténèbres. Quand la mutation est opérée, l’intuition et les visions deviennent plus précises.

Comme vous le voyez, le Cobra est loin d’être l’animal le plus pété du cul au sein de la clique des animaux totem. C’est même un putain d’honneur d’être choisi par lui ! On dit qu’il n’apparaît que lorsque l’élève est prêt à recevoir son pouvoir (oui, comme chez les bouddhistes : quand l’élève est prêt, le maître apparaît, et ça fonctionne pour un tas de situations dans la vie). Sa qualité principale ? Le don de métamorphose ! Ce bâtard cosmique est le roi de la vie, de la mort et de la renaissance, en vertu de ce truc propre à lui, changer de peau, muer, en gros donc, savoir se débarrasser d’une ancienne partie de soi, étriquée, déjà morte et donc inutile et encombrante, pour glisser vers l’avenir avec une nouvelle version de lui-même. Pas mal pour quelqu’un comme moi qui cherche à se surpasser !

Pour conclure, le Serpent incarne l’ouverture au monde cosmique, l’inspiration créatrice, et le pouvoir de guérison (il est vrai que certains lecteurs de Borderline considèrent que mes ouvrages recèlent un pouvoir curatif sur la conscience !).

Nuit après nuit, lui et moi, on s’est apprivoisés. Chaque fois, à chaque bon Dieu de cérémonie, il s’est pointé pour m’apprendre un nouveau truc de serpent, me faire pénétrer son univers, comprendre sa nature, et réveiller en moi son énergie…

Le cobra et l’Ayahuma

Quand le Cobra devient ton animal de pouvoir, ça signifie que t’es prêt à réveiller ta puissance cachée, et à devenir… ton propre maître. C’est un alchimiste de l'âme humaine. Et j’en reviens toujours pas d’avoir été choisie par lui !

PHASE 4

J’étais loin d’être une novice de l’ayahuasca au début de cette aventure, mais pour le coup, je viens de passer mon master. A présent, elle et moi, c’est plus du tout le même délire.

Préparation de l’ayahuasca, Iquitos, Pérou.

L’ayahuasca, j’ai été la chercher en bateau dans un village paumé (avec Gardel et Fabrizio évidemment), puis j’ai accompagné Fabrizio en moto sur une route de la mort digne d’un sauvage rallye pour aller dégoter la chacruna, j’ai écrasé des kilos de lianes à coup de marteau pour la cuisiner durant deux semaines d’affilée, j’en ai bu de toutes les sortes différentes (cielo, negra, raiz), parfois sans chaman pour officier, et… j’ai même dansé et chanté avec elle. En pleine journée.

Quand on cuisine l’ayahuasca, il est d’usage d’en boire un petit verre de temps à autre, tout le long de sa cuisson (ça cuit pendant 3 jours). Une fois, Fabrizio et moi, on a fait ça une journée entière. En commençant à 11h du matin.

Le premier verre m’a foutue dans un drôle d’état, plutôt inconfortable, alors je me suis mis un peu de musique pour aider à faire passer. Sans savoir comment, je me suis retrouvée à jouer le DJ toute la journée, prise d’une frénésie impossible à contrôler ! Y avait que nous deux au centre cette semaine-là, et on a dansé comme des timbrés, en mode lâchage total, en tournoyant comme des derviches dans la maloca, avec moi qui chantais encore en plus, dans un état de transe indescriptible, reprenant un verre alors qu’on était toujours à fond, animés de cette espèce de démence qui prend possession des drogués s’alignant ligne sur ligne alors qu’ils sont déjà consumés par les effets de la dope.

A la fin de cette furieuse journée, 5 verres plus tard, allongée dans le hamac, j’avais des visions et mon esprit et mon corps nettoyés par la transe/danse étaient au summum du bonheur…

La forêt amazonienne du Pérou

Et puis y eu l’anif de Fabrizio. Même recette. Jusqu’à 5h du matin. Faut absolument que je parle de ce moment-là…

Quand, alors qu’on se déchainait sur le hardcore le plus hardcore du monde, la Maestra (qu’était de la partie) s’est levée, entraînée par notre folie, pour danser avec nous…

Je sais pas si vous voyez le délire ! Voilà cette femme, plus de 60 balais au compteur, indigène corps et âme et un peu enrobée, chamane de surcroît, qui danse avec un dreadeux et une folasse à 2h du mat dans une maloca toute sombre en plein cœur de la jungle, sur la pire musique, la plus féroce, la plus violente et la plus rapide qu’existe sur Terre, comme si de rien n’était…

Putain, mais faut le voir de ses yeux pour y croire !

Merde, c’est pour ces instants-là que je vis. C’est pour ça que je voyage comme ça, que je continue à faire tous mes trucs de ouf. Je vous le dis, les gars, ça vaut tout le putain d’or du monde…

Maintenant, l’ayahuasca, c’est ma pote. Et c’est loin d’être fini entre elle et moi…

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Road Trip, Journal de bord Zoë Hababou Road Trip, Journal de bord Zoë Hababou

El Diario Latino #6 : The End

Les rencontres de malade s’enchaînent. Les évènements explosifs s’accumulent. Les expériences se télescopent si vite les unes après les autres que tout ce que je peux faire est de… suivre. Galoper avec elles, sans reprendre mon souffle. Sans déconner, j’ai l’impression d’être Jim Carrey dans Yes Man ! Vous connaissez le principe ? Dire OUI à tout ce qui se présente, foncer tête baissée dans tout ce que la vie te propose, aussi ouf, dangereux ou stupide que ça paraisse ! Et bordel, mais c’est la meilleure manière de vivre, nom de Dieu !

Iquitos, Pérou : Jour 131

De Villa de Leyva à Iquitos

Ceci est le dernier Diario Latino que vous lirez. C’est devenu impossible pour moi de le tenir régulièrement.

Il m’est arrivé trop de choses. Trop de rencontres, trop de bouleversements, trop d’évènements que je me sens incapable de décrire, et que j’ai plus envie de partager. Parce que ça les vide de leur essence et que ça n’appartient qu’à moi. Et puis, il est hors de question de me couper de ce que je vis, ne serait-ce qu’une seconde, pour prendre le temps de le rapporter ici. Sans blague, vous me voyez refuser l’invitation d’un Anglais badass à se déchirer la gueule dans un bar miteux ou encore décliner un tour en bateau pour voir les dauphins au coucher du soleil parce que, nan, désolée, j’ai du retard dans mon carnet de bord, ce soir faut que j’écrive ? J’aimerais bien voir ça, tiens !

Et se raconter à soi-même sa propre histoire alors qu’elle est en train de s’écrire… A quoi bon ?

Depuis un moment, je me disais qu’être connectée freinait l’immersion et l’assimilation de ce voyage. J’en venais à regretter l’époque de mon premier trip, pas loin de 15 ans en arrière, quand mon unique moyen de contact avec le monde extérieur (c’est-à-dire ma mère) était un pauvre téléphone qui me coûtait 3 euros à chaque sms envoyé. Vu qu’en ce temps jadis y avait un nombre limité de caractères par sms (sinon ça en coûtait deux), autant dire que t’avais plutôt intérêt à te restreindre sur le déballage de ta life, ce qui te poussait à aller à l’essentiel. En gros donc : Maman, t’en fais pas, je suis toujours en vie (envoyé toutes les deux semaines).

J’étais complètement seule avec ce que je vivais. Et j’adorais ça, en fait.

Déjà à l’époque, tenir le Carnet de Route me demandait une certaine astreinte, mais j’étais beaucoup moins prolifique au niveau de la fiction, donc ça se résumait plus ou moins à la seule écriture que je m’imposais.

Les choses ont changé aujourd’hui.

Le truc, les gars, c’est que quand t’es capable de transformer une expérience en fiction, y a plus aucun intérêt à la relater telle quelle. Aucun intérêt personnel, du moins. La nouvelle La Passagère a constitué une sorte de révélation, à ce niveau. L’exemple le plus flagrant que je puisse trouver, c’est ces légendes que les indigènes m’ont racontées. Pourquoi les faire transiter par ici alors que je peux direct m’en inspirer pour les transformer en Histoires de l’Autre Monde ?

A partir de maintenant, voilà ce sur quoi je veux travailler. Voilà l’endroit où je veux mettre toute ma putain d’énergie. Et surtout, voilà la seule concession à l’écriture que je suis désormais prête à faire durant ce voyage.

La fiction. Utiliser ce que je vis pour l’incorporer directement à mon œuvre.

Les deux semaines passées dans la jungle colombienne sans wifi ont achevé de me convaincre que la seule vraie manière de vivre ce trip était d’oublier le reste du monde. Celui que j’ai laissé derrière moi. Physiquement, mais aussi sur les réseaux.

Les rencontres de malade s’enchaînent. Les évènements explosifs s’accumulent. Les expériences se télescopent si vite les unes après les autres que tout ce que je peux faire est de… suivre. Galoper avec elles, sans reprendre mon souffle. Sans déconner, j’ai l’impression d’être Jim Carrey dans Yes Man ! Vous connaissez le principe ? Dire OUI à tout ce qui se présente, foncer tête baissée dans tout ce que la vie te propose, aussi ouf, dangereux ou stupide que ça paraisse ! Et bordel, mais c’est la meilleure manière de vivre, nom de Dieu ! Vous voulez des exemples ? No problemo.

En vrac et dans le désordre, ces dernières semaines j’ai repris de l’ayahuasca en Colombie pour la première fois depuis la mort de Wish, j’ai vu des dauphins, des singes, des perroquets libres volant dans le ciel et des serpents mortels, j’ai quitté la Colombie pour le Pérou en naviguant sur l’Amazone, j’ai appris à préparer le rapé (tabac à priser chamanique), je suis tombée amoureuse, j’ai fait le plus beau galop de ma vie sur un cheval nommé Cambalaché, j’ai réalisé le rêve de me rendre sur les lieux du film L’Étreinte du Serpent, j’ai vu une liane d’ayahuasca vieille de 16 générations, j’ai rencontré des Italiens, des Anglais, des Lituaniens, des Polonais, des communautés indigènes de tous bords, des gens complètement fêlés et magnifiques, chacun avec sa folie singulière, qui m’ont filé du grain à moudre pour de futurs personnages, j’ai testé le yopo, graines contenant de la DMT qu’on réduit en poudre pour se l’envoyer dans le nez et c’était tellement violent que j’ai cru que j’allais jamais en revenir, je me suis lavée toute nue dans les rivières, j’ai gerbé mes tripes, je me suis décalqué la gueule à la bière, je me suis sentie seule, je me suis sentie comprise, je me suis sentie aimée, j’ai parlé de mes livres à un nombre de gens effarant, j’ai fait tellement d’heures de bateau dans la jungle que je sais même plus l’effet que ça fait de prendre un bus, je suis restée dans une grotte toute noire en plein silence, que les indigènes considèrent comme le vagin de la déesse de la Terre, la Pachamama, seulement caressée par le frôlement des chauve-souris, et en sortant de cette grotte je suis née à nouveau (selon la légende), et enfin… j’ai trouvé la communauté dans laquelle je vais rester pour faire une diète d’ayahuasca et sans doute d’autres plantes maîtresses, celles que Travis diète dans Borderline.

Là-bas, il y a un tumbo dans lequel je peux m’isoler sans voir personne pendant des semaines en pleine jungle. Et il est aussi question que je prenne de l’ayahuasca toute seule, dans ce tumbo, pour la première fois de ma vie.

Donc après 4 mois et demi de voyage, les priorités ont changé. Le seul truc qui compte à mes yeux à présent, c’est de VIVRE.

Bien sûr, en tant qu’auteure indépendante, je me disais que de maintenir un minimum de présence sur les réseaux, c’était le moins que je pouvais faire pour faire perdurer mon business. C’est bien connu, pas vrai, que si t’existes pas sur les réseaux, t’existes pas tout court.

Putain de conneries.

Bullshit de merde.

La vérité, c’est que beaucoup de gens se contentent de liker mes photos sans avoir la curiosité d’aller voir ce que j’écris. C’est marrant, mais on dirait qu’ils font pas le lien entre ce que je montre de mon voyage et l’inspiration que ça pourrait me procurer. Hey, j’adore le délire de cette meuf, quel beau voyage, dis donc ! Acheter ses livres parce que cette fille-là doit forcément avoir des trucs intéressants à dire ? Tu parles ! A part scroller, j’ai pas le temps pour ça, mon vieux. Pas le temps de lire. Pas le temps de rien.

Bah vous savez quoi ? Fuck off. J’ai plus de temps à perdre avec ça. Si Borderline doit se faire connaître pour de vrai un jour, ça se fera sans moi.

Je posterai encore quelques photos sur Twitter et Instagram, parce que c’est important pour moi de montrer aux autres la beauté du monde et peut-être d’arriver à en inciter certains à se lancer sur la route à leur tour, mais j’en ai fini avec l’étalage de mon vécu à travers ce Diario.

Tout ce qui m’incombe en tant qu’artiste, c’est juste de continuer à écrire. Et bordel m’isoler en pleine jungle avec l’ayahuasca comme guide est le seul et unique putain de truc sensé à faire à l’heure qu’il est. Et puis, ici, les gens s’intéressent vraiment à ce que j’écris. Quand ils voient le jaguar sur la couverture du tome 1, ils comprennent tout de suite ce que ça veut dire. S’il existe encore un quelconque marketing en ce qui concerne Borderline, il est à présent dans le rapport direct. Évidemment, la plupart des gens que je croise ne sont pas Français, ce qui limite le nombre de lecteurs que je peux trouver. Mais je m’en cogne, en fait. Rien que de parler de cette saga, qui compte plus que tout à mes yeux depuis plus de la putain de moitié de ma vie, à des gens qui parlent le même langage que moi, suffit à me réjouir !

Donc voilà où on en est. Mes projets ? Demain, je pars pour des semaines de diète d’ayahuasca et de plantes maîtresses dans une microscopique communauté le long d’une rivière au sud d’Iquitos. Je vais m’acheter des cahiers, à l’ancienne, pour écrire le dernier tome de Borderline exactement dans les mêmes conditions que Travis. Eh ouais, là-bas y a pas toujours l’électricité pour charger l’ordi, et je me laverai dans la rivière et je me ferai défoncer par les moustiques, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Je vais retranscrire mes cérémonies pour poursuivre les Carnets d’Ayahuasca. Je vais tout bonnement suivre ma route en silence, celle qui fend en deux le cœur de mon esprit, pour aller y débusquer les dernières flammes dont j’ai besoin pour terminer ma saga en monstrueuse apothéose !

Merci à tous ceux qu’ont suivi ce Diario Latino pendant presque 5 mois. Je veux pas entendre la moindre plainte. Si ce que je fais vous intéresse vraiment, allez acheter mes bouquins et lisez mes nouvelles. Ces journaux de voyage, c’est que de la couille en boite comparé aux étincelles que je suis capable de produire en fiction.

Le fameux “Show, don’t tell”, vous connaissez ? Bah voilà. Personne ne perd au change, et surtout pas moi.

Je suis libre.

Retour au Diario Latino #1

Update : Mon incroyable expérience chamanique dans la jungle amazonienne !

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El Diario Latino, journal de voyage de Zoë Hababou
 

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Nouvelle Littéraire, Freestyle Zoë Hababou Nouvelle Littéraire, Freestyle Zoë Hababou

La Chanteuse, Background : Une Histoire de Sexe

L’intérêt majeur d’écrire sur le sexe, c’est pas tant de parvenir à décrire les positions les plus invraisemblables de façon à ce que le lecteur puisse bien tout visualiser, sinon d’atteindre le cœur de cette fièvre animale qui prend possession des Hommes quand le feu du désir les embrase… et de la faire ressentir au lecteur. On pourrait penser que ça n’a rien de très élevé ni de très noble. Pourtant, j’éprouve un respect sans nuance pour cette partie primitive et affamée de nous-même capable de dominer l’être entier quand elle s’éveille, peu importe la forme qu’elle emprunte : sauvage, obscène, insatiable, et bien souvent, dépourvue de toute raison.

Je vais redevenir cette ombre qu’a fusionné avec la tienne quand tu me faisais l’amour, pénétrer cette dimension où tu te planques, celle où tu es le Roi, marcher dans les ténèbres, écraser les os, piétiner les autres damnés, défier tes cerbères et tous ceux qui oseront se mettre en travers de mon chemin.

Genre : Érotique

Genèse de la nouvelle La Chanteuse, par Zoë Hababou

Le Pitch

Une chanteuse en quête d'inspiration, recluse en plein désert, voit un jour le Diable se présenter à elle. Après l'avoir séduite et rendue folle amoureuse, il l'abandonne. Son amour se transforme alors peu à peu en torture.

La Genèse

L’idée de base de cette nouvelle, c’était de parvenir à transcrire les émotions suscitées par une chanson. Enfin, deux en fait. Un exercice tout ce qu’y a de personnel, en somme, mais qui se prêtait admirablement aux Chants du Désert, vous allez piger pourquoi.

Avant d’aller plus loin, voici ces deux fameux morceaux de PJ Harvey :

 

THE DANCER

 

SEND HIS LOVE TO ME

 

Transcrire la musique en mots

Ces chansons font partie d’un même album, et j’ignore si c’est une volonté de PJ Harvey, mais selon moi, elles se suivent et content la même histoire, à savoir, la rencontre de la chanteuse avec un homme charismatique, puis sa solitude et sa chute dans la folie quand cet homme s’en va.

Beaucoup d’éléments de ces chansons se trouvent dans la nouvelle, je m’en suis servis comme piliers et comme repères tout le long de la rédaction. Mon but était de parvenir à faire éprouver au lecteur ce que moi j’éprouve à l’écoute de ces musiques. Je saurai jamais si j’ai réussi, bien sûr, mais il me semble qu’il est toujours bon d’avoir une vraie ligne directrice lorsqu’on écrit. Je ne parle pas de plan, mais de volonté. S’attaquer à une émotion qu’on veut déterrer, sublimer, mettre en scène, creuser jusqu’à l’os, en gros donc, atteindre la substantifique moelle d’un sentiment humain.

Dans La Chanteuse, il y en a plusieurs : la rencontre avec son idéal, le désir sexuel insensé, la douleur de l’abandon, du manque et du deuil, et enfin, la chute dans la démence et la marche vers le suicide.

Au début, je tâtonnais avec ce personnage. Je me demandais laquelle des autres figures des Chants pourrait avoir été l’amant de la Chanteuse. Le Poète, le Sorcier peut-être ? Et puis, j’ai eu une révélation.

Le Diable.

Qui d’autre que lui aurait pu tourner la tête de cette pauvre fille à ce point ? Et puis, tout coïncidait parfaitement ! Puisque toute cette série s’articule autour du thème de la passion destructrice entraînant la perdition, le Diable était le candidat idéal pour mener la Chanteuse au point de rupture…

Et j’ai su que cette nouvelle serait du genre ÉROTIQUE.

Du sexe !

En tant qu’écrivain, c’est bien sûr un plaisir énorme de se colleter à la représentation de Satan comme amant badass ultime, fantasme ambulant, Dieu du Sexe, j’en passe et des meilleures ! Ouais, parfois, on écrit avant tout pour se faire plaisir à soi, et je peux vous dire que… j’en ai éprouvé, du plaisir, à écrire ce truc, même si l’exercice m’a fait suer pendant une semaine entière ! C’est loin d’être évident, d’écrire des scènes de cul sans tomber dans les clichés du genre, et pour être parfaitement honnête je sais très bien que je les ai pas tous évités. D’un autre côté, nos fantasmes et notre imaginaire fonctionnent pratiquement selon les mêmes règles. Z’avez qu’à cuisiner les meufs de votre entourage ou tout simplement regarder en vous-mêmes : personne ne fantasme sur un banquier bien propre sur lui affligé de calvitie. Navrée.

Et puis merde, on parle du Diable après tout, et en tant que Tentateur, il est évident que s’il y en a bien un qui se doit d’incarner l’Idéal badass qui pollue l’esprit des nymphettes, bah, c’est lui ! Donc, je me suis pas gênée pour y aller à fond.

Cela dit, l’intérêt majeur d’écrire sur le sexe, c’est pas tant de parvenir à décrire les positions les plus invraisemblables de façon à ce que le lecteur puisse bien tout visualiser, sinon d’atteindre le cœur de cette fièvre animale qui prend possession des Hommes quand le feu du désir les embrase… et de la faire ressentir au lecteur.

On pourrait penser que ça n’a rien de très élevé ni de très noble. Pourtant, j’éprouve un respect sans nuance pour cette partie primitive et affamée de nous-même capable de dominer l’être entier quand elle s’éveille, peu importe la forme qu’elle emprunte : sauvage, obscène, insatiable, et bien souvent, dépourvue de toute raison.

L’idée était donc de mettre en scène cette envie vorace et amorale qui transcende la protagoniste au contact du Diable, si doué pour réveiller ses plus bas instincts…

Et si le Diable était un symbole de la Muse ?

Mais au-delà de cet aspect purement sexuel et fantasmagorique, le lecteur attentif aura repéré un parallèle évident entre le Diable et l’Inspiration, révélant la figure de Lucifer en tant que Muse. Je ne compte pas m’étendre sur le sujet (je l’ai déjà fait en long et en large avec Le Prophète), mais il peut être intéressant de garder ça en tête à la lecture ; l’inspiration comme maléfice, la muse comme source d’excitation, de délice dionysiaque et de sublimes abîmes, l’œuvre comme rencontre avec son être intérieur mais aussi comme perte de soi et démence… Et enfin, la possibilité que l’art le plus beau soit celui que l’artiste cache en lui, celui que le public ne connaîtra jamais, comme ces chansons que la Chanteuse chante en se dirigeant vers sa mort…

Du coup, la question émerge : le Diable est-il vraiment venu, ou bien toute cette histoire n’est-elle qu’une métaphore de l’Artiste en proie à ses démons ? L’Artiste qui prie pour que sa muse le trouve, qui s’enflamme quand elle le possède, et qui devient fou quand elle s’en va… avant de réaliser qu’elle lui a laissé un cadeau caché tout au fond de lui : un art non destiné à la gloire, secret, sublime, qu’il ne pourra trouver et comprendre qu’au moment de sa mort. Mort ou suicide, qui, soit dit en passant, pourrait symboliser le retrait hors du monde et donc l’entrée dans une sphère bien plus pure où l’œuvre et la vie fusionnent. Et où le cœur de l’Artiste serait enfin en paix…

Ou alors, le fait que la Muse s’éclipse en faisant tomber l’Artiste dans la folie n’est qu’une étape afin qu’il se mette en quête de celle-ci au lieu de l’attendre passivement en regardant l’horizon ? Au début de l’histoire, c’est le Diable qui se présente, mais à la fin, c’est la Chanteuse qui sait désormais comment le retrouver… quitte à aller chercher l’inspiration jusqu’en enfer comme elle le fait à la fin, c’est-à-dire, se connecter à ses propres ténèbres (ce que j’ai fait moi aussi, dans une certaine mesure, pour écrire ce texte).

Sous cet angle, la Muse serait donc à la fois un démon et un dieu. Personnellement, je trouve ça magnifique.

Comme toujours avec moi, il y a plusieurs niveaux de lecture.

La violence de l’amour…

Je pourrais m’étendre des heures et des heures sur le deuil d’une histoire d’amour, le manque qui creuse le ventre, la façon dont on se transforme en l’ombre d’une ombre voire l’ombre d’un chien (vous avez reconnu la chanson de Brel, Ne me quitte pas ?) quand on est raide dingue amoureux, la manière dont ce qu’on éprouve envers celui qu’on aime s’apparente à un maléfice (I put a spell on you, évidemment !), ce que la solitude peut engendrer comme mirages tandis qu’on prie pour voir apparaître son idéal à l’horizon, la façon dont on devient soudain croyant, dont on se raccroche à n’importe quoi quand on est en deuil, même aux fantômes, l’envie sauvage d’aller se perdre à jamais au cœur de l’oubli quand la vie n’a plus de sens et s’apparente à une sombre attente de la mort, lorsque toute signification a disparu, ou encore, la beauté des flammes du désir qui dansent dans les yeux de son amoureux et cette violence sublime du corps quand il subit l’appel lancinant du sexe…

Bref, bien que cette nouvelle m’ait demandé beaucoup d’efforts en me forçant à me connecter à des trucs que j’aurais parfois préféré laisser dans l’Ombre, je suis heureuse de l’avoir écrite, et d'avoir pu m’approprier l’espace d’un instant ces chansons sublimes de PJ Harvey qui me hantent depuis des années.

La puissance de cette femme, sa fragilité féroce qui devient sa force, sont pour moi un exemple, presque une apothéose de ce qu’une femme peut être, et je compte bien continuer à m’en servir comme guide…

La musique, c’est quand même quelque chose, pas vrai ?

 

Déjà sept nouvelles publiées dans la série des Chants du Désert, c’est cool, ça commence à prendre forme ! En chemin, d’autres idées ont émergé, de nouveaux personnages, des lieux, des animaux, des esprits… Moi je me tire pour la jungle amazonienne dans deux jours, donc le rythme des publications va ralentir, mais restez connectés, toutes ces histoires sont en train de mûrir bien comme il faut…

DÉCOUVRIR LA NOUVELLE LA CHANTEUSE

 

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Freestyle, Coup de Gueule Zoë Hababou Freestyle, Coup de Gueule Zoë Hababou

Bukowski : Le Coup de Gueule

J’ai écrit cet article parce que trop peu de poètes rebelles ont songé à publier un manifeste sur lequel s’appuyer. Alors que les Grandes Têtes Molles et les professeurs de littérature n’arrêtent pas depuis leurs chaires de postillonner des théories d’où toute vie, une fois passée à l’essoreuse, est réduite à néant. Tel un tsunami à répétition, leur logorrhée recouvre et noie presque tout le monde. Le cul posé sur un tabouret de bar, j’espère que ces lignes, écrites tout au bout d’un comptoir, toucheront certains d’entre vous – peut-être comprendrez-vous que nos vies, seraient-elles ratées, que nos mœurs et nos poèmes participent d’un choix.

Plaidoyer en faveur d’un certain type de poésie, d’un certain type de vie, d’un certain type d’êtres de chair et de sang voués à disparaître tôt ou tard

Le manifeste de Charles Bukowski, extrait du livre Un carnet taché de vin

D’évidence, pour un certain nombre d’entre nous conscients de la dérision de la plupart des engagements humains, de la plupart des existences et de la plupart des cérémonies mortuaires, le jeu n’en vaudra jamais la chandelle. Tout autour de nous, les morts sont en position de force, ne serait-ce que parce que le pouvoir ne s’obtient qu’à condition de renoncer à la vraie vie. Aussi trouver un mort est-il facile – ils pullulent au rebours des vivants qui sont une espèce rare. Observez le premier quidam que vous croiserez sur le trottoir : son regard est terne ; sa démarche est pesante, engourdie, disgracieuse ; même ses cheveux semblent sur le point de se décoller de son crâne. Tout en lui témoigne de la non-vie – par exemple, il se pourrait qu’il vous donne l’impression d’émettre des radiations, et ce serait logique car il se dégage toujours quelque chose des morts, une puanteur accompagnant l’arrêt de leurs fonctions cérébrales, de quoi vous faire vomir votre déjeuner si vous y êtes trop longtemps exposé.

Hériter de la vie et parvenir à s’y accrocher
jusqu’à la
mort tel est,
dans notre société pusillanime, cruelle, hypocrite,
le problème, dit le chat
en retombant sur son cul
après avoir effectué un salto arrière.

En littérature, nous avons eu quelques bons professeurs. Et autant de mauvais. Mais, quand il y va de l’histoire des nations, l’équilibre est rompu : dirigeants et leaders politiques n’ont été, au fil des siècles, que de piètres professeurs, de sorte qu’ils sont responsables de la situation catastrophique dans laquelle nous nous débattons. Si nos grands hommes, ou passant pour tels, doivent, par nécessité, se montrer fourbes, incompétents et bêtes à manger du foin… c’est que, pour espérer pouvoir un jour diriger les morts-vivants, il leur faut parler le langage des cimetières et prêcher des méthodes mortifères (comme la guerre) afin d’être compris par des cerveaux en état de putréfaction avancée. L’histoire, parce qu’on l’écrit toujours au nom de l’Ordre, au nom de la Ruche, ne nous aura laissé que des flots de sang, des instruments de torture et des amoncellements d’ordures – aujourd’hui encore, après 2000 ans de civilisation judéo-chrétienne, les rues fourmillent d’ivrognes, de mendiants, d’affamés, et aussi d’assassins, de flics, et d’handicapés livrés à eux-mêmes, et voilà dans quel océan de merde nos enfants sont précipités – nous l’appelons Société.

Charles Bukowski

À moins d’un revirement phénoménal qui tiendrait du miracle, je ne suis pas certain que le monde puisse être sauvé. Et puisque le salut du monde n’est pas de notre ressort, permettez-moi au moins de dresser un état des lieux et d’examiner le sort qui nous est fait.

Les sauveurs se ramassent à la pelle. Ils sont presque aussi nombreux que les morts. Et, d’ailleurs, un grand nombre de ces rédempteurs appartiennent déjà au peuple des morts. Car, quelque part en chemin, ils ont oublié de se sauver eux-mêmes.

Ce qui, du coup, m’oblige à user d’un vilain mot : POÉSIE. Prêts ? Feu.

Membres de cette société à la dérive, les poètes y jouent par voie de conséquence un rôle dont l’importance varie précisément en fonction de leur investissement respectif dans ladite société. S’ils s’aplatissent devant elle, ils toucheront leurs trente deniers. Il en est d’autres qui, bien qu’en désaccord avec la marche de l’histoire et le gouvernement en place, s’interdisent le moindre commentaire et reçoivent eux aussi le salaire de leur silence. Le plus souvent, et quelle que soit leur attitude, tous ces poètes accouchent, non sans un certain raffinement, d’une poésie où le futile le dispute à l’inutile. Voilà qui est écœurant, tristement écœurant. La majeure partie de notre mauvaise poésie, celle que tout le monde s’arrache, est écrite par des professeurs de ces universités que financent l’État, l’establishment local ou les grandes entreprises. Ce sont des professeurs sans histoires qu’on est allé recruter afin qu’ils engendrent, de manière continue, des élèves sans histoires, lesquels, à leur tour, assureront le passage de témoin dans les classes supérieures. Et cela, tandis que les derniers du classement, les recalés de l’humanité, continueront de faire tourner la roue de la fortune et que les marionnettes de l’intelligentsia collaboreront de tout leur être au système, même si à l’occasion, par jalousie ou carriérisme, il pourra leur arriver de se disputer des bribes de pouvoir.

Personne d’un peu sensé, d’un peu sensible, n’acceptera jamais de s’inscrire dans une université même s’il en a les moyens. Il n’y apprendra rien sur la condition humaine qu’il n’ait déjà appris en errant dans les rues de n’importe quelle ville de ce pays. Laissez-moi vous dire qu’un homme vient au monde avec sa propre originalité, laquelle ira en s’émoussant au fur et à mesure qu’il grandira, qu’il mettra un pied devant l’autre, qu’il vieillira. Dans la mesure où elle n’est qu’un alinéa de l’histoire des natures mortes, l’université n’est d’aucune utilité. La société nous répète pourtant qu’un homme dépourvu d’une formation universitaire, un homme qui a refusé de jouer le jeu, finira tout en bas de l’échelle en se voyant affecter aux besognes les plus indignes comme de livrer des journaux, de faire le garçon de course, de laver des voitures, de faire la plonge, de surveiller des halls d’immeubles, et ainsi de suite.

Aussi, moins longtemps vous y réfléchirez, plus vite vous finirez par vous décider. Et, vu les deux choix proposés, enseigner la littérature ou régner sur les bacs à vaisselle, vous opterez certainement pour le second des choix. Peut-être ne sauverez-vous pas le monde mais, pour sûr, vous ne lui aurez causé aucun mal. Et si vous avez sans mentir la poésie dans la peau, rien ne vous empêchera d’en écrire, non pas comme on vous l’aurait enseigné à l’université, mais à votre rythme, rageur ou serein, un rythme qu’aura suscité dans votre âme la situation misérable qui est la vôtre. Pour peu que la chance s’en mêle, vous choisirez de crever la dalle plutôt que de crever à petit feu en lavant la vaisselle des autres.

Bukowski, le poète

Pas plus tard qu’hier, un magazine littéraire, jouissant d’une relative réputation, a atterri dans ma boîte aux lettres. Raison pour laquelle je me suis plongé dans la lecture d’un long article sur l’œuvre d’un professeur de fac, directeur d’un département et poète de surcroît – le genre de type à être unanimement respecté et craint alors qu’hostile à toute émotion, il écrit, ça va de soi, avec un marteau-piqueur. S’appliquant avec une grande ténacité à peindre l’insignifiant, il s’est ingénié à parsemer ses poèmes de considérations théoriques « en rapport avec notre essence ». Les grands mots stériles et sépulcraux coulent sous sa plume, tant et si bien que son œuvre finit presque par avoir du sens si l’on s’arme de suffisamment de patience pour l’y découvrir. Mais chacun sait que même un grillon a quelque chose à dire si on l’écoute longtemps – de quoi, parions-le, permettre à un diplômé d’aligner des kilomètres de conneries. Bref, j’ai refilé ce magazine à un type qui passait devant chez moi (le papier était trop épais pour que je me torche avec). Ce faisant, me voici condamné à polémiquer en ne m’appuyant que sur ma mémoire. Pardonnez-moi et venons-en au fait. Dans cette longue et amoureuse et servile étude sur un dieu vivant, l’un de ses propos, destinés à la méditation de ses élèves, y était rapporté, et ça ressemblait, quasiment, à ceci :

« Maintenant, peut-être que mes maux
seront aussi
les vôtres. »

À tous ceux et celles qui auront considéré ces trois lignes comme la preuve d’une très profonde, et très éclairante, sagesse, je rappellerai que ce Monsieur n’a fait que voler et répéter ce qui se dit dans les rues depuis des lustres, un refrain qui, dans sa bouche, a des relents de moisi. Ses maux ne sont pas les miens. Il a choisi la mort plutôt que de souffrir. J’ai choisi de vivre en souffrant.

Son attitude, banalement conformiste, remonte à la nuit des temps. Il n’empêche que tout l’article glorifiait son intuitivité en dépit de la fadeur, de la platitude, de la mollesse de ses écrits… en dépit de ses formules assommantes et avilissantes. Ce qui lui vaut désormais une chiée de fidèles qui copient son style – et passent de ce fait à côté de l’essentiel : LA VIE –, ajoutant leur touche de morbidité à une histoire qui n’est déjà qu’un immense mouroir, empilant artifices sur artifices, mensonges sur mensonges… moyennant quoi, sous cette avalanche de pestilentielles déjections animales, nos pauvres âmes, déjà bien mal en point, se consument d’ennui.

Mais, surtout, n’oublions pas les idiots de troisième division qui sont prêts à tout pour être admis dans le club des Grandes Têtes Molles, ceux-là pousseront le vice jusqu’à pondre de mortelles entourloupes, lesquelles, comme celles de leurs maîtres, ne parleront de rien, de rien. De RIEN…

je & moimi/////
baguettes sinoises/7…*
&
j’étais là moi &
gwatammmurrra rassemblé #9/.
1/4///…/.

Un tel poème, vous pourriez l’interpréter comme bon vous semble, vanter par exemple son intelligence fulgurante, sans craindre qu’on vous contredise. On en revient à notre grillon. Je ne refuse pas les expérimentations artistiques mais je refuse d’être pris pour un con par des individus dépourvus de talent. L’Art, ouvrez grand vos oreilles, ça se chie, ça se hurle.

Charles Bukowski et sa fidèle bouteille de vin

Les nuits que nous avons passées en prison, en HP, dans des refuges pour SDF, nous en ont plus appris sur la nature du soleil que notre lecture de Shakespeare, Keats, Shelley… On nous a engagés, puis licenciés, on a démissionné, on s’est fait tirer dessus, on nous a tabassés, on nous a piétinés, parce que nous étions soûls ; on nous a crachés à la gueule pour avoir refusé de jouer un rôle dans leur histoire, pour avoir préféré nous enfermer le plus longtemps dans un trou à rats en compagnie d’une machine à écrire et même sans elle, avec pour écrire juste notre peau et ce qu’il y avait en dessous, alors forcément, lorsque, amochés et épuisés mais toujours vivants, nous mettons un mot derrière l’autre, nous n’observons pas vraiment les conventions POÉTIQUES que ces messieurs ont établies – selon eux, nous n’en avons jamais respecté aucune. De sorte que, pour nous émanciper de ce monde de cadavres, nous n’avons pas cherché (et nous ne cherchons pas), n’en doutez pas, à plaire ou à impressionner. Or la chose que les morts détestent le plus, c’est de se heurter aux vivants. Il s’ensuit que rares sont les éditeurs qui ont le courage de nous publier. Et quand il s’en trouve, des hurlements ne tardent pas à se faire entendre :

DÉGUEULASSE ! IGNOBLE ! CE N’EST PAS DE LA POÉSIE ! Pornographes, nous allons vous dénoncer auprès de l’administration postale.

Il est clair que, pour la plupart de ces hurleurs, la poésie se présente comme un havre de paix dans lequel il est interdit d’introduire du bruit et de la fureur. La préciosité de leur poésie tient au fait qu’ils ne s’intéressent qu’à ce qui ne compte pas. Leur poésie revient à gérer un compte épargne. Elle a toute sa place dans Poetry, la revue de Chicago depuis si longtemps momifiée qu’il n’y aurait aucun mérite à s’y attaquer : ce serait comme de frapper une grand-mère de 80 ans en train de prier à genoux dans une église.

Mais j’imagine que ces tronches de macchabées, aux traits sculptés par la médiocrité, la sournoiserie, la pétoche, ne disparaîtront jamais. Et, parce que nous sommes partisans de les laisser prospérer, savourer leur confort, suivre leur chemin, dans l’espoir qu’ils nous accorderont simplement le droit de respirer… eh bien, mes frères, ils se jettent sur nous, eux qui ne sont que lilliputiens bardés de diplômes, cerveaux difformes laminés par l’histoire, époux névrosés d’insignifiantes ménagères qui ne se soucient que de leurs jardins et de la poésie d’un obsolète 17e siècle et qui savourent leur bonheur de voir leurs héritiers exploiter de pauvres bougres au nom du Progrès et du Profit. Puissent-ils être tous, hommes et femmes, damnés pour avoir traité d’invraisemblable, d’impure, d’insane, d’insensible, d’illisible notre œuvre…

Seigneur, ô seigneur, si seulement ce soir je pouvais m’arracher mon putain de cœur et le leur montrer, quoiqu’ils n’y verraient, j’en suis convaincu, qu’un abricot, un citron desséché, une vieille graine de melon.

Ils sont hermétiques au monde réel et, partant, aux choses du quotidien. Il leur est impossible d’envisager qu’un homme de ménage, chargé de la propreté des chiottes de femmes, puisse valoir autant sinon plus que le président des États-Unis d’Amérique, et cela sans disposer de moyens de destruction massive, ou bien que ce même homme surpasse en tous points le chef de n’importe laquelle de ces pseudo-nations qui n’ont pour elles que leurs passés terrifiants, honteux, putrides. Nos existences leur échappent car leurs yeux se sont habitués à ne voir, à ne reconnaître et à n’acclamer que le spectacle de la mort.

Charles Bukowski, tout est dans le regard

Beaucoup, parmi nous qui nous attachons à décrire la Vie dans nos poèmes, se laissent gangrener par la fatigue, la tristesse, la maladie, et se sentent presque vaincus (mais pas tout à fait). Nous ne sommes pas pour autant prêts à oublier que notre art n’a pas besoin d’un Dieu pour être divin et que nous serons Sauvés sans le besoin d’un Jardin et que nous ne devons pas notre Liberté à la Guerre, toutes choses qui font que je n’admire pas Creeley, que je n’admire pas davantage Ginsberg qui est en train de perdre pied sous le poids des hordes hippies vocifératrices. Quitte à pleurer, je préfère le faire sur toutes ces jolies filles que l’âge a fini par rattraper, sur toutes ces bières qu’on a bêtement renversées, et sur toutes ces bagarres qui ont éclaté pour trois fois rien devant la porte d’un appartement lorsque l’alcool rouvrait les plaies de nos pauvres amours. Membre de droit de la Génération Fourmi, je défends bec et ongles notre poésie, et je me battrai pour préserver notre droit de dire et d’écrire ce qui est. Sans l’obligation de porter un costard. En me fichant que la police saisisse pour « obscénité » les fanzines qui me publient. Et sans la crainte de perdre nos jobs de merde. S’il vous plaît, ne me faites pas un mauvais procès, je ne prétends pas à l’immortalité ; je ne réclame aucun traitement de faveur – je suis d’accord, tout est précieux, sauf que, lorsque je mets mes chaussures, je ne vois que deux pieds sur le sol. Aussi permettez-moi d’ajouter ceci : je fais partie de ces rares hommes qui, talentueux ou non, ne supportent plus ce sempiternel jeu de la mort, et qui, avec leurs bras, leurs nez, leurs cerveaux, leurs os, leurs vies brisées, essaient d’injecter un petit peu de raison dans ce monde enténébré – une sorte de piqûre de soleil. POUR VIVRE ? Oui, pour vivre, ce machintruc qui nous concerne tous, les morts-vivants et les vivants-vivants.

Le monde de la poésie attire les trous du cul. Des trous du cul à la puissance mille pour l’essentiel. Comme ils ont en commun de considérer l’Art comme une planque, ils vont se répétant qu’ils auraient préféré réussir dans un autre domaine. Il suffit de voir leurs chemises et leurs slips cradoques pour s’en convaincre. Sauf qu’à l’inverse des nations et de leurs gouvernants, l’Art sait attendre son heure. Et son heure semble être venue. La recrudescence des descentes de police atteste en effet que quelque chose de formidable est sur le point de naître. Et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que la majorité des nouveaux (les doués, pas les autres) ne s’intéresse pas, ou peu, à la politique. Voilà pourquoi la seule LAPD, et non la police de l’État, a reçu mission de les matraquer, et ce bien qu’elle soit surchargée, mais oui, de travail. Le plus dur, entre parenthèses, ce n’est pas la flicaille, mais le tribunal, car la présomption d’innocence ne signifie plus grand-chose. Il faut en avoir plein les poches si l’on veut déjouer les pièges de la loi et pénétrer les esprits étriqués des juges et des jurés. Bordel de merde, même si vous confiez à votre avocat ce que vous pensez, il va devoir repatouiller, reformuler votre déclaration afin qu’elle s’accorde avec ce code pénal que les morts-vivants ont écrit pour protéger les leurs. Plus personne d’ailleurs n’y comprend quoi que soit ; l’esprit des lois, ayant perdu tout rapport avec la réalité, s’est lentement dissout au fil des années.

Dans mes moments de sobriété, quand je m’interroge sur le futur de l’Art, j’en arrive à craindre que, malgré les RÉSERVES des fourmis, le temps, au contraire de ce que je viens d’écrire, ne lui joue un sale tour. J’entrevois ainsi le jour où l’on aura réussi à nous faire oublier que Van Gogh fut dans sa jeunesse un idiot magnifique, le jour où l’on attribuera son échec final à un manque de pureté, de cœur et de perspicacité – tout le contraire de ce qui est communément admis aujourd’hui. Que voulez-vous, on n’arrête pas le Progrès. Matisse, en revanche, continuera de trôner au sommet, car jamais on ne se lassera de sa peinture. Dostoïevski tiendra bon lui aussi, même si certains de ses romans feront sourire et il n’est pas exclu qu’on le traite d’excentrique et, peut-être même, d’agité du bocal. John Henry O’Hara, notre grand romancier actuel, tombera en un clin d’œil dans l’oubli, suivi de près par Norman Mailer. Bien que d’une totale sincérité, Kafka disparaîtra en même temps qu’on découvrira de nouvelles dimensions spatio-temporelles. D.H. Lawrence perdurera, mais je suis bien incapable de vous en expliquer la raison. Je ne possède pas toutes les réponses, je ne fonctionne qu’à l’intuition. Quelques-unes des premières nouvelles de William Saroyan se liront encore. Conrad Aiken tiendra la distance pendant un bon bout de temps avant d’être emporté par une nouvelle « nouvelle vague ». Pour Dylan Thomas, ce sera directement la trappe, comme pour Bob Dylan. Je ne peux toutefois le jurer, ma seule certitude est que je ne sais rien, oh, mon Dieu, on est foutus, n’est-ce pas ? Camus, bien sûr, restera. Artaud, de même. Voyons voir maintenant le cas de Walt Whitman, ce pédoque qui, lorsqu’il ne suçait pas la bite d’un matelot, se faisait royalement chier, alors je vous le demande, c’est cela votre culture, oui ou non ?

En tout cas, si vous estimez que la flicaille de notre époque fait montre de trop de brutalité, méditez cette lettre datée du 2 décembre 1965 que m’a adressée J. Bennett, le rédacteur de Vagabond, une revuette de Munich : « … Ils ont arrêté de réimprimer tes vieux poèmes – ici, on brûle ton genre de littérature. Prends ça comme un compliment. À Düsseldorf, ils viennent de détruire par le feu des livres de Günter Grass, Heinrich Böll et Nabokov – c’est une organisation de chrétiens intégristes qui s’en est chargée. À Berlin, ça fait partie du quotidien – figure-toi qu’ils ont incendié la vieille maison de Günter Grass, lequel s’est contenté d’afficher un sourire plein d’ironie et s’est remis illico au travail… »

Ils ont toujours été à nos trousses (regardez Lorca) ou plutôt nous n’avons cessé, armés de nos propres couteaux, de nous poursuivre nous-mêmes. Nous sommes les éphémères d’un été pourri. Quoi qu’il en paraisse, mon article se veut un plaidoyer en faveur de la poésie et une déclaration de guerre, putain oui, contre tous ceux qui, se baptisant poètes, parasitent nos vies. Nous connaissons, pour la plupart, l’échec, mais avec un peu de chance et, ô Seigneur, un peu d’amour, nous pourrions connaître la réussite, ce qui n’impliquerait pas de rouler au volant d’une Cadillac, bien au contraire – c’est justement pour s’éviter un tel piège et une flopée d’autres que nous réclamons la chance et l’amour. J’ai écrit cet article parce que trop peu de poètes rebelles ont songé à publier un manifeste sur lequel s’appuyer. Alors que les Grandes Têtes Molles et les professeurs de littérature n’arrêtent pas depuis leurs chaires de postillonner des théories d’où toute vie, une fois passée à l’essoreuse, est réduite à néant. Tel un tsunami à répétition, leur logorrhée recouvre et noie presque tout le monde. Le cul posé sur un tabouret de bar, j’espère que ces lignes, écrites tout au bout d’un comptoir, toucheront certains d’entre vous – peut-être comprendrez-vous que nos vies, seraient-elles ratées, que nos mœurs et nos poèmes participent d’un choix. En grande majorité, nous ne sommes ni des assassins ni des escrocs. Et il arrivera un jour où, sans renoncer à peindre la réalité, nous écrirons avec une telle grâce, ô combien, avec une telle justesse que vous autres, les singes savants, vous sortirez de vos jardins en assez grand nombre pour que je me tourne

vers
ce qui a rendu possible
vos visages et vos corps et vos égoïsmes
mais
je n’en serais pas effrayé dans mon foutu
lit de camp de location
malgré les douleurs physiques, morales,
et les atrocités que vous m’avez fait subir

je serais prêt à mourir en priant pour
vous
et pour moi

si je pouvais transmettre à vous tous,
tas de crevures et de pourritures,
le peu de vie qui me reste
je vous l’enfoncerais bien profond
et
je m’endormirais pour toujours.


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Le Poète, Background : Une Histoire d’Inconscient

Les lézards incitent le Poète à regarder son rêve en face, qui n’en est en fait pas un ; entre souvenir et avenir, le premier élément quantique entre en scène. Le Poète sait des choses sans les savoir, son inconscient essaye de communiquer avec sa conscience, via l’interface du rêve. D’ailleurs, le Poète connait si bien le rêve qu’il a le sentiment de l’engendrer consciemment, comme pour tenter de le comprendre. C’est ce qu’il dit au sujet de la scène qui se répète : il parle de l’accident de voiture, et tente de savoir ce qu’il s’est réellement passé ce jour-là. L’Ombre dans les ténèbres symbolise à la fois le Diable et l’Inconscient du Poète.

Écoute bien, Poète - Tout ça n’est plus de ton ressort - Tu as été choisi par lui - Il a marqué ton âme du sceau sacré - Des Esprits des Guerriers - Il t’attend pour commencer le combat

Genre : Poésie

Genèse de la nouvelle Le Poète, par Zoë Hababou

Le Pitch

Un poète hanté par un souvenir d’enfance entend en rêve qu’il doit se rendre dans le désert pour rencontrer l’esprit du peyotl. Durant ce trip, le personnage sur lequel il tombe va lui expliquer son passé et lui faire des révélations sur son avenir.


La Genèse

Considérations rapides sur la Poésie

Un truc qui m’a marquée au sujet de la poésie, c’est ce qu’en dit Stephen King dans Écriture : Mémoire d’un métier. Sa femme et lui se sont rencontrés au bahut, et ont sympathisé lors d’un atelier poésie. A l’époque, les hippies avaient envahi le monde, et leur mentalité avec, si bien que lors de ce fameux atelier, la majorité des poèmes pondus étaient du genre ésotérique, ou du moins, plus ils étaient obtus, plus on les jugeait profonds. Et quand on demandait à l’auteur ce qu’il avait voulu dire, le fait qu’il ne le sache pas lui-même était considéré comme gage d’une véritable inspiration.

Or, y se trouve que King et sa future femme fonctionnaient différemment.

Sa future avait écrit un poème sur un ours, et donc, se pliant à la règle, elle l’avait lu devant la horde de prétendants poètes chevelus avant d’être interrogée sur le sens de ce qu’elle avait écrit. Eh bien, contrairement à tous les autres, elle savait précisément ce qu’elle avait voulu dire, et selon King, était plutôt bien parvenue à le faire.

Les références au printemps, aux abeilles, aux bâillements de l’ours et à je ne sais quoi signifiaient vraiment quelque chose pour elle, et elle était tout à fait au clair avec elle-même sur les raisons qui l’avaient poussée à choisir ces mots plutôt que d’autres.

C’est à ce moment-là que King est tombé amoureux d’elle. Parce qu’ils avaient la même vision de la poésie, et, à fortiori, de l’écriture et du travail de l’artiste.

Et si, comme dirait Nietzsche, certains “troublent leurs eaux pour les faire paraître profondes”, d’autres au contraire buchent sévère pour offrir le plus de clarté possible à leurs intentions.

Permettez-moi de conclure cette modeste introduction avec les sages paroles d’un autre poète nommé Bukowski :

En gros, ça disait que je manquais de cervelle. Et ce uniquement parce que je m’exprime avec clarté. Qu’ils aillent se faire foutre. Quand je veux crier, je crie.

Et donc, cédant à cette fameuse règle et envoyant chier au passage celle qui dit qu’un auteur ne doit jamais expliquer son œuvre, je vais éclairer ce que j’ai voulu dire, d’autant plus que visiblement, l’histoire du Poète est loin d’être claire quand on n’a aucune notion de la vie de Jim Morrison dont elle s’inspire, et passerait plutôt pour un délire à la David Lynch.

La trame

Lorsqu’il était enfant, au cours d’un trajet en voiture à travers le désert, le Poète et sa famille sont tombés sur les lieux d’un accident de voiture. Des Indiens morts ou en passe de le devenir étaient étalés partout sur le bitume.

Le Poète a fait un pacte avec le Diable : il a accepté d’échanger son âme d’enfant contre celle d’un Indien, afin que celle-ci lui offre le talent nécessaire pour connaitre la gloire.

Quelques années après, avant le début de sa carrière, le Poète est hanté par un rêve, toujours le même, où il revoit la scène de l’accident, mais il semble avoir oublié son pacte. Il prend fréquemment du LSD, qui l’ouvre à des visions lui montrant que cette scène continue à vivre en lui.

Un jour, il entend qu’il doit se rendre dans le Désert et consommer du peyotl (cactus à mescaline hallucinogène) afin de convoquer l’esprit du Diable, pour y voir plus clair.

Mais c’est sur le Nagual qu’il tombe. Au travers de visions, celui-ci lui montre l’ensemble de sa vie comme si la chronologie n’existait plus. Son enfance, sa vie, sa mort, tout y passe.

Enfin, il lui apprend que le prix à payer pour avoir emprunté cette âme indienne est le suicide, qu’il devra commettre jeune, en le faisant passer pour une mort naturelle.

Parallèle entre le Poète et Jim Morrison et analyse de la nouvelle

Je vous incite à ouvrir la nouvelle à côté de cette analyse, afin de pouvoir vous y référer tout le long de votre lecture. Les parties étudiées, séparées par des lignes comme dans la nouvelle, sont décortiquées dans l’ordre.


Lorsqu’il avait 19 ans, Jim Morrison s’est débarrassé tout ce qu’il avait écrit : journal intime, notes de lecture, croquis, citations, poèmes, allez hop, il a tout jeté à la benne !

Mais… pourquoi ? Voilà sa version :

Peut-être, si je ne les avais pas jetés à la poubelle, n'aurais-je jamais rien écrit d'original. Je pense que si je ne m'en étais pas débarrassé, je n'aurais jamais été libre.

Démarche intéressante, qui signifie que pour être libre et faire œuvre originale en tant qu’artiste, il faut savoir dire adieu à ses influences mais aussi à ses premières tentatives qui, soyons honnête, dépassent rarement le vulgaire plagiat et les clichés rebelles de l’adolescence. On retrouve cette idée développée maintes fois sur ce blog que tuer une partie de soi signe la naissance d’un nouvel être, indépendant, prêt à créer ses propres valeurs.

Et, ouais, Jim Morrison a vraiment vécu sur le toit d’un entrepôt de Los Angeles, et c’était un fervent lecteur de Nietzsche, comme le montre le deuxième paragraphe faisant explicitement référence à Zarathoustra.


Jim Morrison faisait souvent référence aux reptiles, qu’il s’agisse de serpents ou de lézards. En tant que lecteur de Carl Gustav Jung, très au fait des symboles et des archétypes, Morrison voyait le reptile comme une représentation de l’inconscient primitif, incarnant la lutte initiatique de l’Homme, qui le pousse à se défaire de ses influences passées.

Toujours selon Jung, le reptile est aussi un antagoniste du héros, c’est pourquoi, dans The Celebration of the Lizard, chanson expérimentale de 17 minutes mélangeant plusieurs poèmes, Jim Morrison s’engage dans un trip intérieur afin d’affronter ses propres démons, incarnés par les reptiles. C’est en les intégrant en lui-même qu’il devient pour finir le Roi Lézard, à ses yeux comme à ceux du monde.

Avec tous ces éléments, on part déjà sur une bonne base, pas vrai ? De plus, étant moi-même folle de ces bestioles, et cette nouvelle prenant place au sein du Désert, c’était pas très compliqué de forcer un peu le trait. Mais ces lézards-là ont des cornes sur la tête et leur peau est rouge sang : première référence au Diable !

Les lézards incitent le Poète à regarder son rêve en face, qui n’en est en fait pas un ; entre souvenir et avenir, le premier élément quantique entre en scène. Apparemment, le Poète sait des choses sans les savoir, autrement dit, son inconscient tente de communiquer avec sa conscience, via l’interface du rêve. D’ailleurs, le Poète connait si bien le rêve qu’il a le sentiment de l’engendrer consciemment, comme pour tenter de le comprendre. C’est ce qu’il dit au sujet de la scène qui se répète : il parle de l’accident de voiture, et tente de savoir ce qu’il s’est réellement passé ce jour-là.

L’Ombre dans les ténèbres symbolise à la fois le Diable et l’inconscient du Poète.

Le passé qui continue à vivre insiste sur la notion quantique, qui sera davantage explorée plus tard. Le personnage sent qu’il est enchaîné à un passé qui conditionne son avenir, et pour cause. Il se demande qui est vraiment mort sur la route le jour de l’accident. La réponse est : lui.

L’âme de l’Indien a été échangée contre la sienne.


Jim Morrison était un grand consommateur de LSD, qui permettait selon lui de “nettoyer les portes de la perception”, selon la formule de Willam Blake (c’est de là que les Doors tirent leur nom). Dans ce passage, il s’en sert plus ou moins consciemment pour interpréter son rêve à la lumière de la transe, zone poreuse où inconscient et conscient communiquent.

La référence n’est pas fortuite.

En effet, comme je l’ai dit, Jim était un grand lecteur de Sigmund Freud et de Carl Gustav Jung, et se passionnait pour la psychanalyse et les névroses. Il est donc logique qu’il cherche ici à se soigner lui-même grâce à l’acide, dans une sorte de thérapie psychédélique personnelle.

Vient ensuite la référence à l’Éternel Retour de Nietzsche, ici conjugué avec le temps non-linéaire quantique. Nietzsche se base sur la vision de l’Univers cyclique des Stoïciens pour poser cette question : si un démon venait dire à l’Homme que son existence devait se répéter indéfiniment, sans aucune variation, quel serait le sentiment de l’Homme envers sa propre vie ? Souhaiterait-il la vivre à nouveau ?

Si l’Homme répond “oui” au démon, c’est le signe infaillible que son existence est gouvernée par la joie et la volonté de puissance. Puisque Jim Morrison menait une vie assez dionysiaque, ça reste parfaitement cohérent.

En ce qui concerne la nouvelle, l’idée pertinente ici est que l’Éternel Retour est aussi une affirmation du présent, supérieur aux autres temporalités, car c’est dans le présent que le choix, l’action, la décision prédomine.

Cela aura son importance dans la suite de l’histoire.

Enfin, Morrison étudiait bel et bien la démonologie (et s’est même marié à une sorcière Wicca), ce qui dans la nouvelle le prépare à la rencontre avec le Sorcier, même s’il ne le sait pas encore…


Le perroquet du motel est une pure invention de ma part. Enfin, pas tant que ça ! Là où je vis actuellement en Colombie, il y a bel et bien un perroquet dans la cour commune, qui se comporte exactement comme celui de la nouvelle. C’est à la fois triste et terrifiant. Le syndrome du miroir auquel je fais référence existe, c’est une maladie humaine, rare mais véridique.

Évidemment, je ne l’ai pas tué comme le fait le Poète. Pourtant, il semble bien victime d’un mauvais sort qui le force à parler dans “l’idiome du Diable” (qui pour lui est celui des Hommes).

Si on est intuitif, on sent ici un rapprochement entre le Poète et le perroquet : aucun des deux n’est vraiment dans son monde, et cette scène préfigure même le destin du Poète. Être contraint de chanter des mots qui ne signifient plus rien pour lui, et désirer la mort…


Ce passage parle de mensonges, de fantômes, de souffrance et d’auto-stoppeur mort.

Jim Morrison mentait tout le temps, dans le sens où il ne révélait jamais entièrement qui il était. Selon la personne avec qui il se trouvait, il adaptait son comportement comme un caméléon pour n’offrir à l’autre qu’une infime parcelle de lui, jamais un accès total. Si bien que personne ne savait vraiment qui il était.

Ensuite, les fantômes et la souffrance humaine préfigurent le rôle qu’il tiendra plus tard, en tant que star, voire berger du peuple pour les hippies paumés.

Enfin, l’auto-stoppeur fait référence à Riders on The Storm et ce tueur sur la route qui fait du stop pour buter les gentilles familles.


Le poème du Serpent joue sur plusieurs tableaux. Évidemment, les fans auront reconnu les paroles de The End, “ride the snake” (chevauche le serpent). Mais le truc intéressant, c’est que le Serpent est aussi le Diable, ça je crois que tout le monde est au courant, et donc c’est ici que ce personnage s’exprime pour la première fois.

Le Diable vient donc chercher le Poète en passant par le rêve, ce rêve de l’accident qui s’est produit “le long de cette route”. Jim Morrison parlait souvent de “route”, il était fan de Jack Kerouac, et j’imagine que comme beaucoup d’entre nous, la route symbolisait aussi pour lui le cheminement spirituel. Manque de bol, il n’y aucune issue possible : le Diable a placé une âme indienne dans le Poète, et celui-ci devra la lui rendre, car il ne s’agit que d’un prêt.

Mais avant d’en arriver là, il lui faudra accepter la longue chevauchée en compagnie du démon, qu’on peut ici comprendre comme l’affrontement qui se prépare entre lui et et le Diable, mais aussi comme la gloire qui l’attend, le pouvoir qu’il va avoir sur ses fans, le culte, même, que ceux-ci vont lui offrir, sans pour autant le rendre heureux…

D’autre part, en tant qu’écrivain-ayahuasquera, le Serpent signifie aussi pour moi la sagesse chamanique, à laquelle Jim Morrison croyait également, comme le prouve la façon dont il dansait sur scène, très proche de la transe, et son intérêt général pour le monde indigène.


La vérité finit par se faire jour dans l’esprit du Poète. Aidé par le LSD, le rêve sort de la nuit pour contaminer le monde réel, et le Poète se rend à l’évidence : cette scène qui le ronge existe, elle prend source dans l’enfance, lorsqu’il avait cinq ans.

Le Serpent, qui emprunte ici les atours de celui de la Bible, et donc de celui qui fait mordre dans la vérité, est comparé à l’abîme nietzschéen :

Celui qui combat des monstres doit prendre garde à ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l’abîme regarde aussi en toi.

La Connaissance signe l’arrêt de la période d’innocence, et l’avènement de la responsabilité de l’Homme sur lui-même, qui choisit volontairement, librement, de faire le Bien ou le Mal. Mais comme de juste, cette liberté amène avec elle la souffrance. En ce sens, la Connaissance est aussi un abîme…

Enfin, la dernière phrase de ce passage révèle que le Poète ne croit pas aux accidents, et donc au hasard. L’Intentionnel duquel il parle est celui du destin, ce qui ici inclut sa volonté à lui (c’est lui qui a accepté le pacte avec Satan), celle de l’âme indienne entrée en lui (on apprendra plus loin qu’elle s’est sacrifiée volontairement), et bien sûr celle du Diable.

Les deux puissances, c’est le Bien et le Mal, engagée dans un combat dont on ne sent encore que les prémisses, puisqu’il est dit que celles-ci s’échauffent…

Mais si le destin du monde et du Poète est écartelé entre les deux, rien ne prouve qu’il y aura un jour un vainqueur.


L’âme indienne s’adresse ici directement au Poète à travers le crâne du mort auquel elle a appartenu. Il s’agit d’une vision, et non plus seulement d’un rêve, puisque la vérité est arrivée jusqu’à la pleine conscience.

Son message est limpide : le Poète est appelé à prendre du peyotl (le cactus) afin d’apprendre directement depuis le savoir des Anciens, et non plus du LSD ou de ses lectures comme celles du Philosophe (qui est Nietzsche, donc, suivez s’il vous plaît). Il est dit que le monde dans lequel vit le Poète n’est pas vraiment le sien (puisqu’il est désormais habité par une âme indigène). Les danses et les chants qu’il porte en lui (et qu’il exprimera donc plus tard sur scène en devenant chanteur) hurlent pour naître.

Le Poète doit se plier à la volonté du Diable qui l’a élu et lui a transmis un pouvoir guerrier via l’âme indienne. Apparemment, celui-ci l’attend dans le Désert en vue d’un combat. Pour ce faire, il doit le convoquer en prononçant son nom (tout comme lui a été convoqué, voyez le parallèle avec la nouvelle du Journaliste).


Fatalement, le Poète se tape donc du peyotl ! Ici, je me suis servie de mon expérience des plantes de pouvoir pour évoquer cette fameuse intention, la requête que tout être humain est censé présenter aux plantes sacrées avant de les consommer dans un cadre rituel (un article sur comment ça se passe avec l’ayahuasca ici).

Mais le Poète s’en cogne, et pour cause : il considère qu’il a été appelé quand il n’avait que cinq ans, et que ce n’est pas à lui de rendre des comptes sur ses motivations, mais bel et bien au Mescalito, l’esprit du peyotl, comme le prouve la dernière phrase de ce passage : Si tu veux nettoyer ma putain de perception, c’est maintenant, Mescalito ! (notez encore la référence aux portes de la perception de Blake).


C’est là que se pointe un type qu’il n’attendait pas. En effet, ce mec blanc en costume n’est ni le Diable, ni vraisemblablement le Mescalito (pour peu qu’on sache quelle tête il a, celui-là !). Le Poète note que son regard est habité d’une flamme qui ne semble pas être sienne, et pour cause ; c’est celle du Diable.


Ce personnage lui apprend qu’il s’est “rendu maître de Celui qui Enseigne”. Attention, ici il ne s’agit pas du Diable, mais du Mescalito, auprès duquel il a appris. Eh oui, ce type, c’est le Nagual, autre personnage des Chants du Désert, qui se trouve être inspiré de Carlos Castaneda (je vous conseille un de ces livres dans mon Top 15 des Livres sur le Chamanisme), et dont l’histoire promet une nouvelle très intéressante que je suis impatiente d’écrire…

Bref, le Poète prononce son nom afin de lui donner vie dans la conscience, de le faire “sortir de l’Ombre” de l’inconscient, référence à Jung et à son archétype de l’Ombre, partie primitive de la psyché humaine qui ne se connait pas elle-même.

Faisant ça, le Poète s’ouvre donc à sa totalité psychique, ainsi qu’à la transe, racine de l’Humanité, autorisant ses instincts et un savoir qui le dépasse (souvenez-vous, les lézards lui ont dit qu’il sait des choses sans les savoir) à se dévoiler en lui.

Le Nagual est accepté, il peut commencer le boulot.


C’est donc le Nagual, à la fois véhicule de la volonté du Diable dont il est le messager et représentant de l’esprit du peyotl dont il est désormais le maître, qui va produire les visions hallucinatoires dans la tête du Poète. Il s’agit d’un langage, tout comme l’ayahuasca délivre ses messages par les visions induites durant la transe. Le Poète assis face au Nagual est donc en pleine cérémonie, et les révélations qu’il attend lui seront transmises par ce langage visionnaire, auquel il est tout compte fait déjà habitué grâce au rêve et au LSD.

Il constate que le Nagual n’est pas lui-même, évidemment, puisqu’il est habité par deux entités. C’est tout l’intérêt du Nagual : il manipule des pouvoirs et est manipulé par des forces à tel point qu’il devient métamorphe. Difficile de dire qui il est réellement, c’est un peu l’Homme Mystère, et c’est ce qui le rend si intriguant…


Le poème qui suit ne requiert pas des masses d’explications, si ce n’est qu’il décrit le monde des visions et la nature du Désert. Puisque le Poète est enfin au clair avec ses intentions, il a sa place dans le “vrai monde”, la matrice du réel, celui qui se cache sous la perception ordinaire, que la prise de peyotl lui a ouvert.

Pour ceux qui sont coutumiers des psychédéliques, le message sera limpide. Pour les autres, rattrapez-vous avec quelques cérémonies d’ayahuasca ou encore un voyage virtuel en compagnie de la plante !

La dernière phrase fait explicitement référence au serpent de l’ayahuasca, qui avale le psychonaute pour le faire entrer dans son monde.


Ici, on saute véritablement dans le domaine quantique de l’histoire. J’aimerais établir ce que j’entends par là, puisque je fais souvent allusion à ce monde et à ce pouvoir de la conscience sans que ce soit forcément clair pour chacun.

Le regard de l’observateur influence ce qu’il observe. La conscience possède du pouvoir sur la réalité matérielle. L’intention d’un Homme est en mesure d’imprimer sa volonté sur la vie et donc de façonner le réel et l’expérience que l’Homme en fait. Ce pouvoir s’étend aussi bien dans le futur que dans le passé.

Mais si la conscience peut influencer l’avenir comme le passé, et agir à distance dans l’espace, cela signifie que la notion d’espace-temps classique, linéaire, chronologique, est bonne à jeter à la poubelle.

L’espace-temps apparait plutôt comme un continuum où tout coexiste en même temps.

C’est ce qu’expérimente le Poète (qui en avait déjà eu un avant goût avec le rêve) grâce au Nagual qui le balade dans ce continuum en lui montrant toute son histoire tour à tour comme si elle était déjà écoulée, en train de continuer à se produire, et déjà finie, puisqu’il lui montre aussi sa propre mort.

Bien sûr, le film d’Oliver Stone sur les Doors m’a énormément influencée ici.

Quand Jim Morrison part dans le désert avec sa nana et ses potes du groupe, ils prennent du peyotl, chantent cette magnifique chanson My Wild Love a capella, se racontent leurs peurs les plus intimes, puis, Jim finit par s’éloigner du groupe pour aller à la rencontre de sa propre mort. Il revoit le visage de l’Indien qui lui a offert son âme, et se voit dans la baignoire où il trouvera la mort (merci au réalisateur qu’est vraiment le meilleur niveau visions subliminales et subconscientes, comme il l’avait déjà prouvé avec Tueurs-nés et U-turn).

Bref, la scène de l’accident est toujours en train de se produire et d’influencer le cours de la vie du Poète.


Le Nagual lui rappelle le pacte qu’il a signé avec le Diable, enfant : échanger son âme avec celle de l’Indien mort, et utiliser ce pouvoir pour devenir le chanteur génial qu’il s’apprête à être. Mais il lui explique que tout ça ne sera que temporaire (ce que l’enfant ignorait sans doute au moment de signer, mais que voulez-vous, on parle de Satan, là !), et qu’il devra la rendre, cette âme.

Les termes “d’enfants fous” font ici référence à la chanson The End : “All the children are insane”.


Et on en arrive donc à la conclusion logique de l’histoire. Le Nagual lui montre sa vie entière, qui est désormais du domaine public : l’adulation dont Jim Morrison a été la proie durant sa vie et le culte qui lui sera rendu après sa mort, son alcoolisme qui l’a conduit à l’impuissance, la solitude éprouvée malgré les hordes de fans, la trahison de son propre groupe qu’a vendu les droits de Light My Fire à une compagnie de voitures pour en faire la musique d’une pub à la téloche...

Et enfin, la révélation du véritable prix à payer pour connaître cette vie : se suicider.

En faisant passer cet acte pour une mort naturelle.

Il semblerait que la lumière ait désormais été faite sur la mort de Jim. Il se serait suicidé avec un shoot d’héroïne, une overdose dans les chiottes d’un bar parisien, et ses “amis” auraient maquillé ça en crise cardiaque dans une baignoire, parce que son fournisseur de dope était mouillé jusqu’au cou dans le trafic international de la French Connexion et que son père était diplomate.

Le Nagual prévient le Poète qu’il devra obéir au Diable sans chercher à se défiler, et le Poète lui assure que crever est ce qu’il désirera le plus au monde à cet instant de son existence. Après avoir vu sa vie entière dans les visions, il sait qu’il sera totalement désabusé et écœuré de la gloire, et c’est effectivement là où en était Morrison sur la fin : déçu du mouvement hippie, sans plus de foi dans la chanson (il commençait à publier de la poésie), en bout de course à cause de la dope et de l’alcool qui lui avaient créé des problèmes cardiaques… Ouais, on peut dire qu’il était pas fâché que toute cette comédie prenne fin !

Cela dit, dans la nouvelle, le Poète considère que son courage envers la mort ne provient pas de lui mais de l’âme guerrière indigène qui l’habite.

La pirouette finale qu’il fait au Nagual, et donc au Diable, est de refuser de se rendre en enfer pour laisser les Indiens décider du sort de son âme quand il sera mort. Puisqu’en effet son âme n’est plus vraiment la sienne, elle revient de droit aux Indiens qui la placeront dans leur enfer à eux.

Et comme peu de Blancs ont connu ce destin, il sera peut-être le seul dans cet enfer-là, et y deviendra le roi.


Le tout dernier passage révèle simplement que le Diable ne se présente pas toujours en personne pour s’adresser aux âmes qu’il détient.

Je trouve l’idée intéressante.

Pas envie de jouer la facilité. Pas envie que les pactes signés avec Satan se ressemblent tous. Comme dans la vie réelle, le démon nous possède et s’adresse à nous via de multiples formes et même, malheureusement, via l’entremise de personnes qui vont influencer ou même déterminer le cours de notre destin.

Bref, si le Poète fait du stop pour rentrer à Los Angeles alors qu’il déteste ça, c’est parce qu’il est impatient de se mettre à écrire les chansons qui envahissent maintenant son âme.

Il est prêt à accomplir sa belle et triste destinée, et fonce à bride abattue vers… l’accomplissement de sa perdition.

 

Le Diable possède de nombreux visages, les façons dont il joue avec l’Homme en manipulant son psychisme sont aussi variées que les désirs intimes de ses proies… Parlant de désir et de jeux cruels, la nouvelle qui s’annonce creusera la tombe d’une âme hantée par l’amour dans un genre qui va brûler vos yeux aussi bien que votre imagination.

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Nouvelle Littéraire, Philo Zoë Hababou Nouvelle Littéraire, Philo Zoë Hababou

Les Jumeaux, Background : Une Histoire de Feu

Tout le monde est animé d’un feu sacré. Mais ce feu nous fait parfois danser sur le fil, parce que la frontière entre passion et addiction est extrêmement ténue. Selon ma définition, la passion nous nourrit, tandis que l’addiction nous vide. Le tracas, c’est qu’une flamme sacrée est susceptible de devenir une flamme mortelle quand l’amour qu’elle inspire vire à l’obsession, voire au fanatisme. Et croyez-moi, en tant qu'artiste, on peut facilement tomber de l'autre côté sans s’en rendre compte. Et n’avoir aucun désir de faire machine arrière.

Que pouvaient-ils offrir d’autre à leur maître, sinon eux-mêmes en sacrifice ?

Genre : Conte Fantastique

Genèse de la nouvelle Les Jumeaux, par Zoë Hababou

Le Pitch

Deux êtres jumeaux incapables de trouver leur place dans l’univers choisissent de s’accoupler pour engendrer un feu sacré, afin que celui-ci les guide. Mais ce feu se révèle plus sauvage que prévu, et finit par se retourner contre eux.

La Genèse

Cette nouvelle est celle qui, jusqu’à présent, se prête le plus à l’interprétation. Son côté “conte fantastique”, voire ésotérique, habité par des images fortement symboliques, offre au lecteur la liberté d’y trouver un message entièrement personnel, tout en étant, je l’espère, universel et donc intemporel.

Évidemment, moi je sais ce que j’ai voulu dire, mais ce serait dommage de révéler les tenants et aboutissants de cette histoire, au risque de dézinguer la vision du lecteur, qui lui conviendra toujours mieux que la mienne…

C’est pas toujours facile d’accepter que ses textes soient décryptés selon un autre paradigme que le sien. On trouve même souvent que les autres sont complètement à côté de la plaque ! Mais le rôle de l’auteur n’est pas d’expliquer son message, et encore moins de justifier son travail.

Donc pour cette genèse, j’aimerais simplement survoler deux ou trois points qui m’apparaissent comme essentiels à une lecture en profondeur, et donner quelques pistes de réflexion supplémentaires à ceux qui le désirent.

Le Feu Sacré

Le feu sacré est une métaphore, ça, chaque lecteur l’aura pigé. En revanche, il revient à chacun de déterminer de quelle réalité elle tire sa source. Qu’est-ce qu’on a comme éléments au sujet du feu ?

  • Il a été mis au monde pour guider.

  • Il est sauvage et vorace.

  • Il devient le maître de celui qui le nourrit, en l’envoûtant et en l’aveuglant, et finit par l’asservir, au point de le pousser à l’autosacrifice.

  • Il faut croire en lui pour qu’il existe et qu’il ait du pouvoir sur nous.

A partir de là, c’est à vous de broder comme vous le souhaitez. Selon ce que représente le feu pour vous, le bois dont vous l’alimenterez sera quelque chose d’unique, qui vous est propre. Les sacrifices qu’il vous imposera ne seront pas les mêmes que ceux du voisin. Et personne ne sait jusqu’où vous serez prêt à aller pour le maintenir en vie.

Tout le monde est animé d’un feu sacré, qu’il s’agisse de notre art, de nos enfants, de sauver les Indiens d’Amazonie ou les chiens du quartier, ou alors de notre engagement politique ou religieux.

Mais ce feu nous fait parfois danser sur le fil, parce que la frontière entre passion et addiction est extrêmement ténue. Selon ma définition, la passion nous nourrit, tandis que l’addiction nous vide. Le tracas, c’est qu’une flamme sacrée est susceptible de devenir une flamme mortelle quand l’amour qu’elle inspire vire à l’obsession, voire au fanatisme.

Et croyez-moi, en tant qu'artiste, on peut facilement tomber de l'autre côté sans s’en rendre compte. Et n’avoir aucun désir de faire machine arrière.

C’est là que le message des Chants du Désert revient en force. La vérité est que les plus grands génies, les plus puissants artistes, les sages les plus vénérables et les révolutionnaires les plus engagés sont ceux qui ont consumé leur vie dans une seule et unique flamme, au point de devenir les meilleurs dans leur domaine ou bien des références pour l'humanité entière. Des exemples ? C’est pas ce qui manque : Rudolf Noureïev, Bruce Lee, Mozart, Rodin, Siddhartha, Nelson Mandela, Socrate, Rimbaud, Van Gogh, et ce cher Prophète naturellement…

Je ne critique ni n’encense rien. C’est comme ça, c’est tout. Some are born to sweet delight, some are born to endless night, comme dirait William Blake, et selon moi, c’est exactement la même chose…

Le Diable se niche toujours dans les plus jolies choses, n’est-ce pas ?

Les Étoiles

Ensuite, il y a ces satanées étoiles. Je vais être honnête : même moi, j’ignore ce qu’elles sont. Présence silencieuse qui, si elle ne constitue pas un véritable guide, peut néanmoins… appeler les âmes, et leur montrer une autre direction. Ajouté à ça, il semblerait qu’elles possèdent le don de transformer le destin d’un être en histoire, ce qui lui permettrait d’appréhender son existence avec un recul salutaire.

Mais elles n’interviennent jamais directement, laissant à l’âme agonisante le soin de boire sa coupe jusqu’à la lie… mais aussi de trouver sa boussole intérieure. Leur action se résume à exister. En ce sens, elles incarnent une sorte d’Absolu, première piste sérieuse à leur sujet : en philo comme en science ou en religion, l’Absolu s’oppose au Relatif. C’est un truc qui ne change jamais et se contente d’être ce qu’il est, un peu comme le soleil, quoi. La Conscience Universelle est absolue, Dieu aussi, ainsi que la Connaissance (la vraie connaissance).

Puisque les étoiles s’opposent au feu, on peut supposer que le feu personnifie une passion individuelle corrosive, tandis que les étoiles représentent la sagesse universelle éclairante.

A vous de voir ce que sont vos étoiles à vous, et si leur murmure peut faire le poids face au feu sacré dévorant.

Les Opposés

Enfin, le dernier point que je souhaite mettre en lumière est la dichotomie entre Jumeaux/Vagabond, âmes sœurs/âme solitaire, couple/individu.

Et si le jumeau du Vagabond n’avait jamais existé ? S’il ne représentait qu’une partie de lui-même qu’il a sacrifié au feu ? Et si la mort d’une partie de soi était inévitable et essentielle à toute évolution, et donc à toute renaissance ?

C’est un peu étrange que deux jumeaux, dont le sexe n’est pas précisé, s’accouplent ensemble, mais puisqu’on est dans un conte fantastique, pourquoi pas. L’important ici est que le feu soit né d’une union volontaire et réfléchie, ainsi que de gênes similaires, un peu comme le Yin et le Yang engendrant le Monde. Un système autosuffisant (comme le couple formé par les Jumeaux) a besoin d’altérité pour grandir, évoluer et se complexifier, c’est peut-être pour ça qu’ils ont choisi de le créer.

Pour se forcer à grandir. A devenir plus que ce qu’ils sont.

Ça a des faux airs de Fight Club, pas vrai ? Eh oui, encore une quête schizoïde, comme pour Le Prophète

Mais en vrai, moi je pense pas du tout qu’il s’agisse de ça. Je pense que le jumeau du Vagabond a vraiment existé, et que c’est précisément ce qui rend cette histoire si triste et si belle… Parce que la présence du jumeau mort implique que tout ce qui a été fait durant l’époque du feu a été fait par amour.

Le Vagabond savait au fond de lui que le feu n’était pas la seule réalité, et le murmure des étoiles le lui confirmait. Il était tenté de prendre le risque de le laisser s’éteindre pour aller à la rencontre d’un autre monde. Mais par amour pour son frère, terrorisé à l’idée du retour des ténèbres (phase indispensable à la découverte de la lumière intérieure ?), il a décidé de continuer à honorer leur maître et donc nourrir leur aveuglement.

Mais son jumeau l’aimait, lui aussi, et savait que tant qu’il serait en vie, ensemble, ils seraient prisonniers. Son immolation volontaire est donc le plus bel acte d’amour qu’il pouvait lui offrir, lui ouvrant la voie vers un nouveau destin, une libération.

Et si la solitude est le prix à payer pour marcher vers sa Vérité, le Vagabond est sur la route : plus de maître, plus d’absolu, et plus d’amour…

Lui-même et son cœur arraché pour seul compadre.

Mais peut-être est-ce le destin de tout Guerrier.

 

Il y a eu du Pulp, de l’Autofiction, du Gonzo, du Biblique et du Conte Fantastique… et la nouvelle à venir promet encore de s’attaquer à un nouveau genre ! La suite au prochain épisode donc. Croyez-moi, cette série est loin d’avoir dit son dernier mot…

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Nouvelle Littéraire, Philo Zoë Hababou Nouvelle Littéraire, Philo Zoë Hababou

Le Prophète, Background : Une Histoire de Foi

A bien y regarder, ce voyage apparaît comme un effroyable test, voire un piège, mais qui l’a échafaudé ? Le Prophète est-il totalement seul, engagé dans un bras de fer schizoïde avec lui-même ? Dieu est-il dans le coup, est-ce lui qui désire savoir jusqu’où peut aller l’Amour de son fils ? Et si le Diable était déjà présent, dès le début de l’intrigue ? Ces questions ne trouveront pas de réponses claires, et pour cause ; tout se confond : le Prophète, le Désert, sa quête, Dieu et son silence ne cessent de permuter, si bien qu’on n’est jamais sûr de rien.

Jusqu’où dois-je pousser ma Volonté ? Jusqu’où, pour faire partie des Véridiques ?

Genre : Biblique

Genèse de la nouvelle Le Prophète, par Zoë Hababou

Le Pitch

Un prophète s’aventure dans le désert pour éprouver sa foi. Plus les jours passent, plus le doute et la démence menacent de s’emparer de son âme. Mais c’est finalement le Diable qui va se présenter à lui.

La Genèse


LA FOI

Qu’on soit croyant ou non, le phénomène de la foi est un aspect fascinant de l’Homme, qui ne se résume pas à la religion. Qu’on décide de croire en Dieu, au destin, aux extra-terrestres ou en soi-même, la nature de la foi ne change pas : il s’agit de croire en quelque chose sans aucune preuve de son existence, de toute la force de son âme.

Ça faisait longtemps que j’avais envie de m’attaquer à ce thème. Le Prophète signe donc mon incursion sur ce terrain… glissant.

 

Qui est mis à l’épreuve : la foi, le Prophète ou Dieu ? Et surtout… par qui ?

Et la dernière partie consciente de lui-même se demande qui, de lui ou de Dieu, il est en train de mettre à l’épreuve.

Ici réside l’intérêt majeur de cette nouvelle, dans ces questions qui reviennent tout au long de l’errance du Prophète. A bien y regarder, ce voyage apparaît comme un effroyable test, voire un piège, mais qui l’a échafaudé ?

Le Prophète est-il totalement seul, engagé dans un bras de fer schizoïde avec lui-même ? Dieu est-il dans le coup, est-ce lui qui désire savoir jusqu’où peut aller l’Amour de son fils ? Et si le Diable était déjà présent, dès le début de l’intrigue ?

Ces questions ne trouveront pas de réponses claires, et pour cause ; tout se confond : le Prophète, le Désert, sa quête, Dieu et son silence ne cessent de permuter, si bien qu’on n’est jamais sûr de rien.

Mais c’est le principe de la foi, pas vrai ? Où prend-elle naissance, et qui sert-elle le plus ? Ce en quoi on croit, ou… celui qui croit ?

 

Le désert, miroir de la foi.

Est-ce que croire en Toi ne sera jamais qu’une marche sans fin vers un lieu qui m’appelle et se dérobe quand je suis près de l’atteindre ?

Le Désert est intéressant à ce niveau, parce qu’il personnifie à merveille ce que représente la foi, ce qu’elle implique, ce qu’elle inflige et ce qu’elle offre. Il est à mettre en parallèle avec l’évolution du rôle du Silence, que j’aborderai ensuite.

De la même façon que l’horizon n’est pas un lieu qui peut être atteint, la foi n’est pas un état qui peut être trouvé, du moins pas à jamais. C’est une chose vers laquelle on tend, une étoile polaire qui nous guide, mais qu’on ne pourra jamais posséder totalement. C’est un objet de réflexion, comme on dit en philosophie, presque une hypothèse de travail. Du moins moi c’est comme ça que je la vois.

Hormis Job qui s’est accroché à sa foi jusqu’au bout (pourtant, quand Dieu a laissé son destin aux mains de Satan, on peut dire que celui-ci a mis le paquet !), même Jésus a douté sur la croix (navrée, mais les interprétations de ses paroles toutes plus alambiquées, désespérées et tirées par les cheveux les unes que les autres qui tentent de justifier qu’il N’A PAS PAS DOUTÉ ne me convainquent absolument pas), comme le révèle cette phrase déchirante qu’il a prononcée sur la fin, oubliant pour la seule et unique fois le nom de Père pour celui de Dieu : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?

D’autre part, le Désert est un lieu aride, comme l’âme de celui qui croit et qui n’aura jamais la preuve qu’il a raison de le faire. Il est inflexible, à l’égal de cette âme-là. Et il est intransigeant. Cheminer à l’intérieur de lui revient à marcher seul dans son Amour. S’il est beau et puissant, il est aussi mortel. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut mater, apprivoiser et encore moins duquel on peut se rendre maître.

Il en est de même de Dieu. Croire en lui et l’aimer implique d’accepter son ascendant et sa toute-puissance, sans espoir de récompense, si ce n’est la beauté de sa lumière censée incendier l’âme des fidèles...

Voilà ce qu’il offre pour tout dédommagement. Voilà ce qu’on obtient pour tous ses sacrifices. Oui, c’est un amour à sens unique. Mais encore une fois, qui est le plus chanceux des deux : celui qui est aimé, ou alors… celui qui aime ?

 

La foi n’est pas que religieuse : Analogie avec l’artiste.

Je suivrai mon abîme, quoi qu’il m’en coûte. J’ai parcouru un trop long chemin pour reculer. M’abandonner définitivement à Ta Volonté est le seul moyen de comprendre ce qui vit en moi.

Je m’en suis aperçue en écrivant cette nouvelle, et c’est sans doute pour ça que ce thème m’intéresse, moi qui ne suis pas croyante : la foi est quelque chose que je connais, que j’ai personnellement éprouvé et expérimenté.

A un moment donné de la rédaction m’est apparu le fait que la quête du Prophète est en tout point similaire à celle de l’artiste ; suffit de remplacer la foi par l’œuvre et Dieu par l’inspiration, et on y est.

Comme le montre la citation, l’artiste est confronté aux mêmes doutes que le Prophète. S’il veut saisir le sens de son œuvre, il n’a pas d’autre choix que de la mener à terme, même s’il ne la comprend pas, qu’elle le dépasse et qu’elle lui inflige des sacrifices que personne d’autre que lui ne pourrait supporter.

Poursuivre la lutte, la création, même sans savoir pourquoi, est l’unique moyen d’entrevoir ce qui s’agite à l’intérieur. Et, oui, il s’agit probablement d’un abîme qui happe, comme pour se nourrir des tripes de celui qui le porte avant d’exploser au dehors, écartelant celui qui lui a donné vie, qui l’a nourri de sa substance et porté en lui sans l’avoir décidé. Un affreux alien, ouais.

Et y se pourrait bien que la foi ne soit rien d’autre qu’un typhon de l’âme.

 

La foi n’attend aucune récompense : Métaphore de l’artiste.

Ce monde perdu est plus libre que tout autre monde, parce que personne ne sait qu’il existe.

Ici, on entre sur un terrain encore plus personnel, mais puisqu’on y est, autant pousser le truc à fond.

Croire en Dieu, en soi ou en son œuvre doit se faire d’une manière totalement désintéressée. C’est pour ça que cette phrase n’arrive qu’à la fin de la nouvelle. Au début de sa quête, le Prophète est plongé dans l’ego. Il parle de lui, des autres, de son pouvoir et de son devoir. Les racines de ses intentions ne sont pas pures. Celles de l’artiste dans ses débuts non plus. Désir de gloire et de reconnaissance. Trucs à se prouver à soi-même. Voyez le tableau.

Quand le Prophète déclame qu’il ne cherche et n’attend rien, qu’il est juste là, dans le présent, il ment. C’est pourquoi la brèche vers le Diable s’ouvre.

Ainsi en va t-il de l’artiste.

Pardonnez l’expression, mais il n’y a qu’après une longue traversée du désert, qu’après avoir rencontré le Diable, et donc, par analogie, s’être confronté à son propre ego, que les intentions redeviennent pures.

C’est le message du Diable, pointant l’orgueil du Prophète. Mais au final, c’est grâce à lui qu’il gagne la lutte. Selon cette optique, le Diable n’est qu’un aspect de lui-même, le plus vile, qu’il personnifie pour mieux lui foutre dans les dents, lui montrer ce qu’il est vraiment. Lui faire goûter la noirceur de son âme.

La même chose arrive à l’artiste qui se pense maître de ce qu’il crée, jusqu’à ce que son œuvre devienne plus grande, plus importante que lui, au point qu’il ne puisse plus la comprendre pleinement, tout en lui imposant en chemin d’immenses sacrifices.

Et au final, seule elle compte. Peu importe les récompenses ou la reconnaissance du public. L’œuvre dépasse celui qui l’engendre.

 

Le doute métaphysique.

Je te parie que je peux croire malgré le doute. Tu veux vérifier ?

Je ne pense pas que le doute puisse être dépassé, en religion, en philosophie ou en art. Je pense qu’il faut savoir cohabiter avec lui, et même qu’il est l’aiguillon nécessaire à la foi, et à plus forte raison, à la sagesse.

Je pense que la condition humaine est bâtie sur les pôles les plus opposés de l’Univers : bête et ange, vivant en train de mourir, assoiffé d’absolu qui ne connaitra jamais que le relatif…

C’est comme ça, mais ça ne doit pas être un motif de paralysie.

Je crois qu’il faut foncer sans savoir où on va, et que c’est notre seul moyen de goûter à la puissance créatrice de Dieu, ou de n’importe quel nom qu’on lui donne.


LE SILENCE

Cette notion de silence me persécute depuis que j’ai vu le film de Scorsese qui porte ce nom, ayant pour thème des missionnaires portugais partis au Japon pour tenter de le convertir à la foi chrétienne. Inévitablement (eh oui, bande d’idiots !), tout le monde se fait torturer, les croyants, les convertis et les autres, et Dieu (comme c’est bizarre), ne lève pas le petit doigt, et surtout… ne sort jamais de son silence. C’est de là que le film tient son nom.

Et je vais vous dire : c’est déchirant.

Je m’étais toujours dit qu’il fallait que je travaille là-dessus (j’ai même lu le livre de Shûsaku Endô sur lequel est basé le film, histoire de m’inspirer), mais je pensais pas que ça naîtrait dans cette nouvelle. Bah voilà, c’est chose faite.

 

L’évolution du rôle du Silence : Refuge, Affront, Dignité Humaine.

Le silence du désert lui apparaît désormais comme un affront personnel.

Au début de la nouvelle, le Prophète est enchanté de quitter le monde des Hommes pour se consacrer à sa quête. Le silence et la solitude apparaissent comme les conditions nécessaires à la révélation qu’il attend. Il est persuadé que Dieu l’accompagne, il le sent et le voit tout autour de lui dans le Désert.

Mais plus les jours passent, plus l’absence de manifestations tangibles (apparition ou paroles) de la part de Dieu minent ses certitudes, et donc sa foi. Le Désert se transforme en supplice, l’horizon en but impossible à atteindre, et le silence en affront narquois de la part du Seigneur.

Pourtant, c’est finalement ce silence qui sauvera le Prophète. Une fois de plus, la réalité dépend de celui qui regarde. Le fait que Dieu se refuse à toute intervention est ce qui permettra à son fils de trouver en lui sa force intérieure, sa dignité, en gros, donc, d’assimiler la foi et de la reconnaître en lui-même plutôt qu’en Dieu. Il se voit comme son Père le voit, et ce regard lui rend sa dignité d’Homme, ce qui lui interdit de se morfondre dans le caprice narcissique et geignard de l’ego, qui exige que Dieu se manifeste.

 

Le silence de Dieu.

Quand sortiras-Tu enfin de ton silence ?

C’est ici qu’on bascule dans l’incertitude. Si Dieu existe, la vérité est qu’il laisse l’Homme à lui-même, si bien qu’il devient à la fois une force et une faiblesse pour celui-ci.

Ça peut signifier deux choses : soit Dieu est cruel, soit il sait que son silence est le meilleur moyen pour que l’Homme trouve en lui-même sa propre puissance.

 

La fusion entre le Prophète et son Père.

D’une certaine manière, ce silence le rapproche de son Père.

Voilà où on en arrive, déjà bien préparé par le commencement du récit, où le Prophète, Dieu et le Désert semblent parfois ne constituer qu’une seule et même chose dans l’esprit du marcheur fou. Et il est fort possible que toute cette démarche ne soit en effet, comme le dit le Diable, que la “quête schizoïde” d’un être en lutte contre son ego, à la recherche de son pouvoir personnel.

Mais quand la frontière entre folie et sagesse s’émousse, c’est là que ça devient intéressant, pas vrai ?

Le fait qu’on ne puisse pas distinguer les deux avec une parfaite certitude donne justement toute sa profondeur au récit.

Peu importe que Dieu existe ou non, que le Prophète parle tout seul au lieu de s’adresser au Diable, que le Désert n’ait jamais changé de nature et que ce soit le regard que le mourant lui porte qui le teinte de différentes intentions. L’appel de Dieu ou de ses propres entrailles, la souffrance causée par le silence d’un Père ou par cette solitude que tout esprit libre connaît, tout ça, ça revient au même.

L’être humain est trop complexe pour pouvoir définir sa réalité. Et à fortiori l’appeler sage ou fou.


LA VOLONTÉ

En tant que lectrice de Nietzsche, la notion de volonté est primordiale pour moi, d’autant plus que c’est précisément dans le désert que ce philosophe place les êtres qui selon lui sont les Véridiques. Et bien qu’on ait tendance à opposer Nietzsche à la chrétienté (ouais, ouais, Zarathoustra dit que Dieu est mort, je sais, mais faut aller un peu plus loin que ce cliché, les gars !), il y a chez lui des aphorismes qui ont la drôle de manie d’encenser… ce qui ressemble au divin.

C’est comme tel que nous devons le considérer, quand, exalté par l’ivresse dionysiaque jusqu’au mystique renoncement de soi-même, il s’affaisse solitaire, à l’écart des chœurs en délire, et qu’alors, par la puissance du rêve apollinien, son propre état, c’est-à-dire son unité, son identification avec les forces primordiales les plus essentielles du monde, lui est révélé dans une vision symbolique.

La Naissance de la Tragédie

N’est-ce pas que cette citation colle particulièrement à ma figure du Prophète ?

 

La Volonté vue par le Prophète et vue par le Diable.

- Mais qu’est-ce que la Volonté, sinon un glorieux aveuglement ?

- La Volonté est l’essence de l’Homme.

L’ambivalence de la notion de volonté oppose le Prophète au Diable, et remet une fois de plus en question la foi, qui selon le Diable s’apparente soit à la folie de l’aveuglement volontaire, soit à de sourdes manifestations de l’ego.

La question est fondamentale : l’Homme peut-il dépasser son ego pour rencontrer l’intention pure, dictée par sa conscience ?

Thème majeur de la philosophie, je ne prétendrais pas ici apporter de réponse. J’ai juste envie d’attirer votre attention sur le fait que c’est peut-être la perte de soi (folie ou sagesse), l’évanouissement des frontières du moi dans l’union mystique avec le monde (ou avec Dieu, peut-être), qui sont justement la seule voie vers la transcendance.

La quête mystique du Prophète, si elle le sort de lui-même, le ramène finalement en soi, mais un soi différent de celui qui est parti… Et ce dépassement, c’est grâce à la volonté qu’il est atteint.

 

La Volonté nietzschéenne.

Ici, je me contenterais juste d’une citation qui éclaire positivement l’histoire du Prophète :

Dans le sable jaune brûlé par le soleil, il lui arrive de regarder avec envie vers les îles aux sources abondantes où, sous les sombres feuillages, la vie se repose. Mais sa soif ne le convainc pas de devenir pareil à ces satisfaits ; car où il y a des oasis il y a aussi des idoles. Affamée, violente, solitaire, sans Dieu : ainsi se veut la volonté du lion. Libre du bonheur des esclaves, délivrée des dieux et des adorations, sans épouvante et épouvantable, grande et solitaire : telle est la volonté du véridique. C’est dans le désert qu’ont toujours vécu les véridiques, les esprits libres, maîtres du désert ; mais dans les villes habitent les sages illustres et bien nourris, les bêtes de trait.

Ainsi parlait Zarathoustra

 

Le sacrifice de soi est-il une magouille de l’ego ?

Tu étales ton “sacrifice” comme si le monde entier devait tomber à tes pieds d’adoration. Qui t’a demandé de sacrifier quoi que ce soit ? Qui t’a demandé d’éprouver ta foi ?

Eh ouais, Nietzsche est encore présent ici, dans les paroles du Diable qui présentent l’autosacrifice comme une manipulation, un aveuglement, une illusion. Rien d’autre que de l’ego, donc.

Mais là où les choses se corsent, c’est que le Prophète semble à la fois appartenir aux esclaves et aux aristocrates, selon les définitions nietzschéennes de la morale.

Certes, il se complait dans sa faiblesse et dans son rôle de victime, gamin abandonné par son Père prêt à tout pour que celui-ci daigne s’intéresser à lui. Le Diable n’a pas tort : il expose son martyre et provoque sa misère en exigeant que Dieu lui réponde ou reconnaisse le mal qu’il se donne pour lui prouver, ainsi qu’au monde et à lui-même, qu’il fait partie des “Véridiques”, comme il le dit si bien.

Mais d’un autre côté, après sa rencontre avec le Diable (qu’on peut donc voir comme la confrontation entre conscience et ego), il poursuit la lutte, se prenant désormais lui-même comme unique critère, continuant d’avancer malgré le doute qui le nargue. C’est un mouvement assez dionysiaque, en réalité, très loin du nihilisme qui est la marque de fabrique des faibles, des esclaves.

Le Diable a donc permis au Prophète de dépasser la condition d’esclave pour s’élever vers celle des forts, des aristocrates.


LE DIABLE

La douleur du Diable.

Il commence à s’éloigner quand soudain il se retourne pour rugir d’une voix étrangement brisée, son long corps tordu en deux par la force de ses cris : Va, aime-Le, ADORE-LE MÊME ! Mets-toi à genoux devant Lui et sacrifie-Lui tout ce qui fait de toi un Homme !

Comme dans la nouvelle du Journaliste, Satan est ici présenté comme proche de l’Homme. D’une certaine manière, on se demande s’il ne symbolise pas la partie juvénile et immature de celui-ci.

La remarque la plus pertinente qu’il fait est celle qui évoque le sacrifice de ses attributs humains pour mieux adorer un être qui, s’il existe, n’offre rien en retour, sinon un silencieux mépris.

Si le Diable incarne l’ego et Dieu la conscience, il est logique que les choses soient présentées ainsi. Abandonner sa personnalité et ses intérêts propres au nom d’une puissance universelle où les spécificités et qualités humaines particulières n’existent plus, c’est là tout le message du bouddhisme, et de la philo.

 

Apostasier, cesser de souffrir, et abandonner son âme au Diable.

Tu sais ce que tu dois faire. Un mot de toi, un seul mot, et tu es libre.

Renoncer à sa foi, arrêter de souffrir, mais pour avoir quoi en échange ? Où est le vrai courage, et où se situe la faiblesse ?

Le Prophète fait le choix de maintenir sa souffrance en conservant sa foi, quitte à en crever. Ici encore, le parallèle avec l’artiste est flagrant. Certains êtres ne peuvent tout simplement pas tourner le dos à leurs idéaux, même quand ceux-ci sont la cause de tout leur malheur. Certains préfèrent sacrifier leur raison sur l’autel de leur croyance, plutôt que de se retrouver… vides.

Connerie incommensurable ou force intérieure légendaire ?

Obstination délétère et puérile ou courage surhumain grandiose ?

Mépris de l’Homme et de ses instincts, ou bien encensement de l’énergie du Guerrier ?

Je crois que personne ne le sait, pas même Nietzsche.

 

Le Diable gagne t-il à la fin ?

C’est Dieu qui sera ta ruine. C’est Lui qui te mènera à ta mort, et à ta damnation.

Le message majeur des Chants du Désert est de présenter la passion et la perdition, et donc, ici, l’amour pour Dieu et la mort, comme complémentaires, voire indissociables.

A vous de voir selon votre interprétation de la crucifixion. La foi de Jésus l’aura bel et bien mené à la mort, et dans ce sens la prophétie du Diable s’est réalisée. Ensuite, il en va de la croyance de chacun de considérer qu’il a été sauvé, en tant que Fils de Dieu, ou alors qu’il est mort en tant qu’homme illuminé, par sa propre bêtise.

Une partie de moi est morte ici, mais celle qui reste vivra à jamais !


DIEU

Dieu et le Diable sur la même ligne (une voix dans la tête).

Tiens-donc ! Et pourrais-tu m’expliquer la différence, la différence FONDAMENTALE, qui existe, entre Lui, ET MOI ?

Peut-être que toute cette histoire n’est rien de plus que celle d’un fou qui se parle à lui-même, Dieu et le Diable comme ses démons personnels, ce que tendrait à prouver sa rencontre avec le Journaliste dans la nouvelle de celui-ci. Si Dieu habite le cœur du Prophète et le Diable sa tête, soit on est face à un Homme écartelé entre sa conscience et son ego, soit entre sa folie (Dieu) et sa raison (le Diable).

Mais ce n’est qu’une des interprétations possibles. Après tout, chez l’Homme, tout est personnel et intérieur. Son pire ennemi n’est personne d’autre que lui-même, et sa plus grande force réside également en lui, et non en une puissance extérieure qui lui dicterait sa conduite.

La liberté de l’être humain existe uniquement en lui-même, et la seule lutte, la seule véritable guerre qu’il mènera jamais est celle qui le confronte à lui-même.

Maintenant, il fait face à la sécheresse de son âme éprouvée et à l’aridité de son cœur assoiffé. Mais tous deux témoignent d’une volonté de vivre qui n’est discernable que pour un œil habitué à embrasser ce qui ne se voit pas.

Et alors, peut-être que vaincre le Diable ne signifie rien d’autre que se connaître soi-même.

Il n'éprouve plus la moindre pitié pour ce qu’il est, ne s’en trouve ni fier ni affligé. Il se voit juste tel qu’il est.


OK, on vient de franchir un nouvel échelon dans les cantiques de la perdition ! On continue le carnage, ou on prend le temps de respirer un coup ? La réponse avec la prochaine nouvelle…

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Road Trip, Journal de bord Zoë Hababou Road Trip, Journal de bord Zoë Hababou

El Diario Latino #5

La nouvelle vague sur laquelle je surfe à présent est celle d’une inspiration immense. Quelque chose s’est débloqué. Il s’agit plus seulement d’utiliser ce que je vis en l’incorporant plus tard à mes écrits. Désormais, au moment même du vécu, je le ressens déjà comme faisant partie de mon œuvre. Y a plus de transition, d’ajustements, de médiation. Tout m’apparaît d’emblée d’une manière littéraire, les idées jaillissent sous leur forme définitive.

Villa de Leyva, Colombie : Jour 77

De Minca à Villa de Leyva

Métamorphose

Me voilà dans une nouvelle phase du voyage. Le constat est flagrant. La tempête que je sentais monter n’était peut-être rien d’autre que ça. J’imagine que la vie d’un écrivain-voyageur est ponctuée de périodes où le voyage prend le pas sur l’écriture, et inversement.

C’est arrivé dans le désert de la Guajira, quand j’ai réalisé que ce que j’étais en train de vivre ne pourrait pas et ne devait pas être rapporté ici d’une manière qui transformerait une expérience hors du commun en un récit tristement terre à terre. C’est là que ça s’est réveillé. Et puis, la décision de louer cette maison dans ce village paumé y était aussi certainement pour quelque chose, d’autant plus que je m’y préparais, puisque je l’avais trouvée avant même de me rendre dans le désert. Tout en moi me criait : Écriture, écriture, écriture !

La nouvelle vague sur laquelle je surfe à présent est celle d’une inspiration immense. Quelque chose s’est débloqué. Il s’agit plus seulement d’utiliser ce que je vis en l’incorporant plus tard à mes écrits. Désormais, au moment même du vécu, je le ressens déjà comme faisant partie de mon œuvre. Y a plus de transition, d’ajustements, de médiation. Tout m’apparaît d’emblée d’une manière littéraire, les idées jaillissent sous leur forme définitive.

Désert de la Guajira, Colombie

Ça peut sembler malsain, comme une sorte de dédoublement qui m’empêcherait d’être dans le présent. Mais peut-être que c’est le vrai mode de fonctionnement de l’artiste. Quand son vécu et ses visions lui apparaissent direct comme… de l’art.

Plusieurs fois je me suis demandé si tout ça n’était pas qu’un monstrueux fantasme narcissique, une mise en scène de soi-même bouffie d’orgueil et entachée d’ego. Mais je peux pas nier mon ressenti, ni foutre du plomb dans l’aile de ce rêve en train de s’accomplir. J’ai jamais vraiment chercher à comprendre cette phrase qui dit que l’art imite la vie, et la vie l’art, mais bordel, je crois que je suis en plein dedans.

Et en fait, c’est pas la première fois que ça m’arrive. Je me souviens qu’il y a très longtemps, Borderline s’écrivait constamment dans ma tête, au point que parfois ce soit Travis qui passe au premier plan, dans mes actes, dans mes paroles.

Le vécu avait déjà transmuté en art, tout au fond de mon cerveau.

Transformer son voyage en histoire

J’ai quitté Minca, résolue à m’approcher du désert le plus vite possible. Y avait plein de trucs cool entre deux, que j’aurais pu m’arrêter pour voir, mais la crainte de replonger dans le tourbillon de vacanciers m’a incitée à tracer la route. La mer des caraïbes est superbe, c’est pas le problème, mais je commençais à fantasmer sur les petits villages montagnards que je savais devoir trouver plus loin, et l’appel de ce fichu désert rugissait si fort qu’il m’était impossible de le faire patienter quelques jours de plus.

J’ai aucune intention d’expliquer ce qui s’est passé dans la Guajira, et je subodore que ça risque d’arriver de plus en plus fréquemment à travers ce journal. Je sais pas ce que les lecteurs de ce type de carnet sont en droit d’attendre, et pour tout dire, je m’en contrefous. Je sais pas non plus si ce que je m’apprête à faire a déjà été fait, avec plus ou moins de succès.

Désert de la Guajira, Colombie

A partir de maintenant, certains événements de ce voyage ne seront plus rapportés comme un catalogue de faits, mais directement sous la forme qu’ils ont inspirée. Pour le désert, ce sera donc La Passagère, et ceux qui souhaiteraient quelques éclaircissements devront se contenter de sa genèse. Lors de la publication de ce journal, la nouvelle sera incorporée entièrement et il en sera de même si d’autres voient le jour.

N’est-ce pas la meilleure manière de comprendre comment travaille un écrivain ? De passer directement du vécu à la littérature ? Ça m’étonnerait que je sois la première à le tenter…

Ça m’a fait bizarre de retrouver la ville après ça. Passer d’une réalité à l’autre laisse parfois un goût étrange, bien que ce soit le but de tout voyage. La flexibilité mentale et corporelle exigée par la vie nomade est une vraie gymnastique, et une fois qu’on a chopé le coup c’est plutôt facile de s’adapter. Même si parfois l’écart est vraiment énorme.

C’est aussi de cette manière qu’on parvient à identifier le soi véritable. Qu’est-ce qui reste au cœur d’une personne ? Quel est l’élément qui ne change jamais ? Que peut-elle désigner comme “je” envers et contre tout ?

Il me restait quelque chose auquel je pouvais me connecter, et sur le toit de l’hôtel, au coucher du soleil, je l’ai fait. Ce geste, cette posture. Cette chose gravée en moi, à laquelle je pourrai désormais toujours me relier pour faire revivre ce que j’ai connu.

Sur les traces d’un autre écrivain

J’ai débarqué à Valledupar bien trop tôt à mon goût. C’est pas que cette ville soit repoussante mais il faisait une chaleur à crever et le côté non touristique de ce bled faisait que tout le monde me dévisageait et que les mecs étaient tous derrière mon cul. C’est d’ailleurs ce même aspect qui m’a contrainte à payer une pauvre bière en cannette 8000 pesos, plus du double du prix habituel. J’ai fait au barman : T’es sérieux, mec ? Et moi qui suis d’une nature très polie, j’ai balancé le fric sur le comptoir sans même attendre sa réponse et sans même me retourner. Parfois ça fout la rage d’être traitée comme une touriste.

Mompox, Colombie

J’étais bien contente de me barrer le lendemain, d’autant plus que je me rendais à Mompox, bled auquel je rêvais depuis un moment. C’est celui qu’a inspiré Gabriel García Marquez pour Cent ans de solitude, bien qu’il ne l’ait jamais présenté ainsi. La chaleur était toujours complètement maboule, mais les abords du fleuve et le charme infini du village la rendait largement supportable. C’est marrant, Mompox a l’air du truc colonial de base, avec ses édifices désuets et colorés, mais les rues poussiéreuses et les rives du Rio Magdalena qui s’animent de chants d’oiseaux exotiques et d’iguanes qui grimpent aux branches lui offrent une identité très personnelle, que j’avais jamais rencontrée ailleurs. Et son cimetière…

Le cimetière de Mompox, Colombie

Les deux jours que j’ai passés là-bas, j’ai marché et marché encore dans les rues, à toute heure du jour et de la nuit. Il y a parfois des atmosphères dont on éprouve le besoin de s’imprégner encore et encore…

Mais ma maison m’attendait et une longue journée de transport pour m’y rendre aussi.

Flics, capotes et retraite de romancier

J’ai quitté Mompox à 7h du matin, dans un bus vide et très confortable. Les champs d’un vert électrique où paissaient des vaches à l’air indien étaient parfois traversés par le fleuve, si bien que toute cette région donnait l’impression d’un berceau fertile où la vie trouvait à s’épanouir dans toutes les directions.

L’endroit où j’allais était pas mal reculé, j’ai dû changer de bus plusieurs fois. Le premier m’a lâchée au milieu de nulle part où des taxis collectifs attendaient. C’est assez fréquent dans les petits villages. De simples voitures qui attendent d’être pleines avant de décoller. Je me suis glissée au milieu de quatre bonhommes qui semblaient surpris qu’une gringa débarque dans leur monde. Ils étaient pas spécialement hostiles, mais pas vraiment chaleureux non plus.

J’ai appris à me fermer à ce genre de truc. Je suis de toute manière pas très causante moi-même, et à la différence de beaucoup de touristes qui sont enchantés dès qu’ils ont le sentiment d’avoir un “vrai contact avec des locaux”, moi ça me fatigue quand on me parle et je déteste avoir à répéter ma leçon en racontant les étapes de mon voyage au premier qui se pointe. Peut-être bien que je me coupe “d’expériences authentiques” en ayant cette attitude, mais au fond ça fait longtemps que j’ai complètement démonté le mythe du gentil sauvage, et vous m’excuserez mais cette recherche frénétique de contact local n’est selon moi ni plus ni moins que ce principe déguisé.

Chacun sa vie, et je me figure pas d’être en train de réaliser quelque chose d’exceptionnel pour avoir à le raconter au premier venu. Je prends un taxi, c’est tout. Je fais la route. Toi tu vas traire ta vache ? Cool, à la bonne heure !

Mais quand on est étranger et qu’on tombe sur un barrage de flics, bah on est comme qui dirait en ligne de mire. Le keuf nous a fait signe pour qu’on s’arrête et en me repérant il s’est immédiatement attaqué à mon sac dans le coffre. J’ai patienté deux minutes, mais connaissant la manie des flics de foutre le bordel dans tes affaires sans rien ranger derrière, j’ai fait à l’un des types qui me coinçait sur le siège du milieu : Je voudrais sortir. La situation avait l’air de le faire rire, j’ai pas du tout aimé le regard qu’il me faisait, alors j’ai insisté : Tu me laisses sortir, s’te plaît ? Merci. Il s’est écarté et je me suis radinée près du flic pour l’aider à fouiller l’entièreté de mon sac correctement. Il a pas omis une seule poche, l’enculé. La moindre zone de ma trousse de toilette y a eu droit, et j’étais bien contente quand il est tombé sur les rubans de capotes et les a tenus comme un débile devant sa gueule. Son condónes, j’ai fait en levant un sourcil narquois, comme s’il était trop jeune pour savoir à quoi ça servait. Il les a vite rangés et la fouille était finie. Tête de con, va.

Après ça, fallait encore que je me tape un autre bus, et le taxi collectif m’avait laissée un peu n’importe où. J’ai dû prendre un autre taxi pour aller au lieu d’où partaient les colectivos.

Je savais pas vraiment à quoi m’attendre en montant dans le dernier transport. Est-ce que le village que j’avais élu pour y résider une semaine me conviendrait vraiment ?

Au bout d’un quart d’heure de route, j’ai compris que j’étais encore sur un chemin tracé d’avance. On fonçait dans les montagnes rocheuses dont la terre était rouge cuivre, et la pierre montait en formations qui rappelaient celles du désert de l’Ouest américain.

J’avais atteint un nouveau nœud sacré dans l’espace-temps.

La Playa de Belén est un tout petit village. La maison se trouvait au bout d’une rue, au pied des roches, face à un champ de bananiers. Hormis la voisine très discrète, y avait personne.

Et la maison… Bordel, et ça, pour moi toute seule !

Ma maison à La Playa de Belén, Colombie

Évanouissement des frontières : Quand la vie imite l’art (et inversement)

Une partie de ce qui était né en moi quelques jours plus tôt dans le désert avait déjà fini de germer.

Dès le lendemain de mon arrivée, j’ai prévenu la propriétaire de la maison que je voulais rester deux semaines entières au lieu d’une. Quand un écrivain-voyageur tombe sur un endroit où son inspiration est à son point culminant, qu’il sent que le combustible dont il a farci son moteur durant les deux mois précédents gronde dans les entrailles de son engin pour être utilisé, il faudrait être fou, ou extrêmement stupide ou flemmard pour ne pas tout mettre sur pause et passer ses journées entières à écrire.

C’est ce que j’ai fait. La totalité de l’air que j’inspirais était imprégné d’écriture, les mots me poursuivaient lors de mes quelques sorties au village, j’étais dévorée par l’impatience de retrouver la maison pour les jeter sur l’ordi et me libérer d’eux.

Un autre événement a coïncidé avec la naissance du projet dans lequel je me suis lancée durant ces semaines-là. La nouvelle que j’avais soumise à un appel à texte avait été refusée (il s'agit de Un jour toi aussi…), et je l’avais donc publiée ici.

J’ai réalisé que d’autres nouvelles ne demandaient qu’à exploser.

Cette histoire de désert se devait d’être creusée, à travers différents regards, différentes histoires, les personnages étaient en train d’émerger les uns après les autres, chacun avec son propre chant, sa propre folie, la route de perdition singulière qu’il suivait.

Moi qu’avais jamais écrit de nouvelles, j’ai été effroyablement prolifique ! C’est fou comme l’écriture peut parfois devenir un effort surhumain quand les idées ne sont pas mûres, et à quel point elle peut être aussi furieuse qu’un étalon qui piaffe et danse sur lui-même quand elles sont en train de sortir de terre, affamées de lumière et de vie…

Borderline aussi a eu droit à sa poussée de croissance. Moi qui me croyais incapable de mener plusieurs projets de front, je me retrouve maintenant avec trois bébés sur les bras : Borderline 5, les Chants du Désert, et ce putain de Diario.

La vache, heureusement que je dors à peine depuis que je suis partie.

Le chien guide des cimetières, les aigles gardiens du désert, le gamin chaperon et des légumes secs à tous les repas

Y a quand même quelques événements qui méritent d’être rapportés ici, qui se sont produits durant ces deux furieuses semaines.

Le premier, c’est ma visite du cimetière de La Playa en compagnie du chien. Je passais devant l’église quand un jeune cabot tout maigrichon s’est foutu dans mes jambes en m’adressant un regard aimable avant de s’engager sur sa gauche. Y avait une grille, ouverte, surmontée d’une croix. Sans ce chien, j’y aurais pas vraiment fait attention. Souvent le cimetière du village se trouve près de l’église, mais c’est loin d’être systématique. En voyant la croix, et bien qu’une sorte de sentier pavé semblait monter après la grille, j’ai tout de suite su que c’était ça. Une amoureuse des cimetières latinos comme moi peut pas passer à côté sans y pénétrer. J’ai donc suivi le clébard qui paraissait m’attendre, et c’est bel et bien à une visite guidée que j’ai eu droit !

Le cimetière de La Playa de Belén, Colombie

Ce cimetière est très original, puisqu’il faut d’abord monter une sorte de chemin de croix, ponctué de miradors offrant des points de vue magnifiques sur le village et les montagnes rocheuses alentour, pour y accéder. Le chien semblait avoir à cœur que je loupe aucun de ces points de vue ; il empruntait des petits sentiers cachés pour que je grimpe derrière lui et aille admirer la perspective nouvelle que chacun ouvrait sur la région, si bien qu’au lieu d’une vague demi-heure que m’aurait normalement demandé la visite, je suis restée deux heures à le suivre dans tous les coins.

Parvenus là-haut, l’envoûtement est total, et on peut pas s’empêcher de se demander si la mort est plus douce quand on repose dans un lieu comme celui-là. Les tombes font face à la montagne, tout en hauteur, caressées par un air sec et un soleil mordoré. C’est idiot, mais les mots “repos éternel” louvoyaient dans mon esprit en continu, et pour une fois j’avais l’impression qu’ils voulaient vraiment dire quelque chose.

Le cimetière de La Playa de Belén, Colombie

Le second événement, c’est ma visite des Estoraques, lieu mythique dont je rêvais depuis un moment, et qu’avait largement contribué à ce que je loue cette fichue baraque. Il suffit que je lise “formations rocheuses étranges” ou bien “repère d’aigles et de serpents” pour être prête à me taper trois bus et me rendre à la frontière du Vénézuela dans un bled microscopique où les gens chuchotent sur mon passage tant ils voient peu d’étrangers.

En arrivant à l’entrée, l’un des deux mecs qu’étaient là pour faire payer le droit d’entrée (ouais, c’est un parc national) a tenté de m’entreprendre, mais j’ai déjoué ses plans et découragé ses tentatives foireuses de séduction. Je craignais qu’il se mette dans l’idée de m’accompagner, et déjà que j’évite autant que possible de prendre un guide quand c’est pas absolument nécessaire, c’est pas pour me taper un lourdingue de base dans les bottes.

Bref, c’est finalement seule que je me suis engagée sur le sentier. J’ai pas vu âme qui vive de toute ma visite, ça aurait pas pu être plus parfait. Encore du désert… Un autre, mais avec la même énergie. Ces senteurs de garrigue et d’argile sèche, le silence déchirant des aigles qui traversaient mon ciel pour rejoindre leurs nids, très haut perchés dans le creux des roches aux formes totémiques, le bruissement des herbes jaunes où murmurait le vent et détalaient les lézards à mon approche, la fraîcheur surprenante des grottes, ces arbustes qui croissaient sur les pierres et se tendaient entre les parois pour que leurs feuilles atteignent la lumière…

Los Estoraques, Colombie

Qu’y a t-il d’autre à espérer, sinon de se sentir appartenir à un tel monde ?

Les énergies qui s’étaient levées pour moi dans la Guajira ont tendu leurs antennes pour recevoir ce nouveau combustible. Tout était encore vivant, encore très près de la surface, j’ai pas eu d’effort à fournir pour les réanimer. J’écrivais sur le désert depuis deux semaines, le désert vivait en moi de sa vie propre, et voilà que je replongeais en lui comme un embryon dans la matrice.

Un tel niveau de connexion est l’expérience la plus proche de l’extase, la plus jumelle de la transe que je connaisse. Savoir que je peux y accéder par mes propres moyens, disparue au monde dans ma puissante solitude, c’est ça qui me maintient en vie et alimente le feu sacré qui m’incite à continuer, toujours plus loin, aussi loin qu’il le faudra, pour la faire naître encore et encore…

Los Estoraques, Colombie

Un autre jour, j’ai aussi marché jusqu’à la forêt de pins et pris les premières photos qui serviront un nouveau projet artistique avec mon ami Bruno Leyval.

Et puis une fois, en cherchant un mirador que j’ai jamais trouvé, j’ai atteint le sommet d’une colline, et j’ai vu le cimetière, juste en face, à la même hauteur. Il était beau depuis ce point de vue aussi.

Zoë Hababou dessinée par Bruno Leyval

Et puis il y a eu un autre chien guide, et un gamin aussi, Pedro. J’étais retournée au cimetière et avais repéré un chemin qui partait dans les montagnes. En m’engageant dessus, un petit chien noir m’a suivi, puis c’est un gosse que j’ai récupéré en chemin. Le sentier partait derrière sa maison et il a proposé de m’accompagner. On est retournés jusqu’aux Estoraques en passant par derrière, le chien sur les talons.

On a pas mal papoté tous les deux. Il était très ouvert pour un gamin de 11 ans, et très curieux, empli de questions intelligentes. A la fin, il m’a demandé mon nom, m’a dit le sien, et celui du chien qui nous suivait depuis le début : Niña, une chienne en fait, qui prenait un malin plaisir à guider les touristes dans le secteur (oui, y en avait quand même parfois, bien que j’en aie vu aucun durant mon séjour). Et c’est vrai que le jour de mon départ, en attendant le bus sur la place, j’ai aperçu cette petite chienne qui vivait dans la rue et des gens du coin l’appeler joyeusement par son prénom : Niña, Niña ! Un petit guide local, enjoué et gratuit, que tout le village connaît.

La dernière chose que j’aimerais rapporter ici, c’est l’étrange satisfaction que procure le fait de vivre d’une façon très simple, limite ascétique. C’est con, mais y avait pas de distributeur de fric dans ce bled, et vu que je pensais pas rester si longtemps, j’avais pas prévu d’avoir beaucoup d’espèces sur moi. Il a donc fallu gérer avec le peu que j’avais…

Ça tombait plutôt bien que les rares tiendas du village ressemblaient aux supermarchés de l’ex Union-soviétique : que du basique. Du très basique.

C’est marrant, pour nous qu’avons l’habitude d’avoir le choix entre un nombre parfaitement terrifiant de marques qui vendent pourtant exactement la même merde, de se retrouver face à ça. Tu veux du riz ? Voilà du riz. Des lentilles ? Pas de boites de conserve, prend donc ce petit sachet de lentilles sèches. Des légumes et des fruits ? Arf, y a bien une ou deux carottes qui traînent, et puis regarde, t’as de la chance, aujourd’hui on a eu un arrivage de petits pois frais.

Voyez le délire ? Eh bien, j’ai appris à me satisfaire de très peu, et surtout à cuisiner mes propres arepas, avec la farine de maïs qu’on est au moins sûr de toujours trouver ici ! Ainsi recentrée sur l’essentiel, à manger mes aliments bruts et dédiée à écrire, cette ascèse m’a rappelé ma diète d’ayahuasca, où je bouffais quasiment rien non plus : riz complet, avoine à l’eau, bananes plantain. Je me demande si ce genre de phase n’est pas bénéfique à l’écriture, ou du moins au dévouement à un but plus élevé. Débarrassé du superflu, entièrement dédié à la tâche qui t’incombe, que tu t’es choisie comme prioritaire, le boulot se fait avec une sorte d’urgence, de nécessité absolue.

Mec bourré à 7h du mat, le Seigneur, et une faille dans la Terre

Une très longue journée de bus m’attendait, mais je l’ignorais en quittant ma maison à 6h du mat. Je me suis retournée une dernière fois pour regarder cet endroit où j’avais connu une telle paix, une telle inspiration, et j’ai remercié l’univers d’avoir si bien placé ses pièces sur l’échiquier.

Arrivée à Ocaña, j’ai pris le temps de fumer une clope avant d’enchaîner les transports, et un mec un peu chelou m’a abordé. Jeune, pas menaçant, mais un brin tapé de la cafetière quand même. Il m’a abordée avec une phrase que j’ai pas pigée, j’ai voulu jouer l’idiote qui parle pas la langue, manque de bol ce type baragouinait l’anglais, et c’est donc moitié en anglais moitié en espagnol qu’on a engagé une étrange conversation, pas mal décousue.

Rapidement il m’a appris qu’il était bourré, ce qui expliquait des tas de trucs. Il se demandait ce qu’une Française foutait dans ce bled paumé, et m’a appris que son frère était mort récemment et qu’il restait quelques semaines chez ses parents. Je crois qu’il était gay, et en tant qu’homme capable de se mettre à la place des femmes, il m’a rassurée en me disant qu’il en avait pas après moi, et que ça devait être difficile à gérer parfois, en tant que femme, dans ce pays assez macho. Malgré tout, son flot de paroles de beau matin m’épuisait les neurones et j’ai coupé court en lui disant que je devais prendre mon bus. Il a eu l’air déçu, d’autant plus qu’il tenait de toute force à me payer un chocolat chaud, mais moi je suis le déversoir de personne. Si à une époque j’avais tendance à me montrer trop disponible face à n’importe quelle âme errante, c’est terminé.

Alors que j’attendais mon bus un peu plus loin, il est revenu me tenir la jambe mais le chauffeur m’a sauvée en m’appelant. Pardon, vieux, mais chacun sa route.

C’était encore un micro-bus, à croire qu’y avait que ça dans cette région, mais ça m’allait bien. Pour la pause de midi dans un comedor de bord de route, j’ai papoté avec les deux femmes qui voyageaient à mes côtés sur la banquette arrière. Une Chilienne en vacances et une Colombienne qui rentrait d’une visite à ses petits enfants. Toutes deux étaient folles de nature et une phrase de la Colombienne m’a marquée. Alors qu’on avait repris la route, elle m’a demandé en observant amoureusement le paysage : Comment Dieu a pu imaginer tant de beauté en ce monde ? Comment il a pu créer tout ça ? La partie cynique de mon esprit a répondu : L’évolution, ma bonne dame, tandis que l’autre, la partie spirituelle, lui disait : Moi aussi je me le demande…

Arrivée à Bucaramanga, c’était toujours pas fini, et j’ai donc pris un nouveau colectivo pour mon ultime destination. Je savais qu’on allait passer par le fameux canyon del Chicamocha, et malgré ma fatigue cette idée me réjouissait. J’ai pas pu faire de photos convenables depuis le bus, mais cette faille immense en plein cœur de la Terre était de toute beauté, et la route en elle-même, avec ses cactus sur les côtés et sa terre rouge, incendiée par le soleil en train de se coucher, restera pour moi un brillant souvenir.

Ça faisait longtemps que j’avais pas débarqué de nuit dans une ville sans avoir rien réservé comme hôtel. Ça m’a rappelé un soir au Pérou, pas loin de Tarapoto, quand je me dirigeais vers la frontière de l’Équateur, et que j’étais tombée dans un hôtel de passes. Le genre de bon matos pour un écrivain, et ce passage se trouve d’ailleurs dans Borderline 1. Ouais, j’y peux rien. En fait, j’ai jamais cessé d’écrire, je m’en rends compte de plus en plus…

J’ai trouvé un hôtel sans mal, vraiment pas cher et très clean. La femme qui m’a accueillie semblait toute ravie que je porte le même prénom que sa fille (ce qui est très rare dans ce pays, la plupart des gens n’arrivent même pas à prononcer “Zoë” correctement).

Je me suis douchée (eh merde, encore de l’eau froide) et suis tombée dans le lit sans même bouffer. Mais au fond, j’adore les journées de voyage épuisantes où tu pars de nuit et arrive de même. Putain, c’est tellement excitant !

Le choix de l’écriture ; quand la réalité rejoint la fiction

Barichara, Colombie

J’aurais pu faire des tas de trucs de touriste à San Gil, du style canyoning et parapente, mais si je veux que mon voyage dure longtemps, je suis forcée de me restreindre. Et je suis désormais convaincue que ce qui m’intéresse le plus, c’est de vivre sur la route, et d’écrire, alors je suis prête à renoncer à quelques trucs pour me concentrer sur ça. D’ailleurs, depuis la maison, je favorise les hôtels pourvus d’une cuisine à disposition des clients, et putain ça me fait faire de sacrées économies !

C’est ce type d’auberge que j’ai choisi à Barichara, autre village enchanteur mythique sur lequel je fantasmais depuis mon premier séjour en Colombie. Rien à faire, ce genre d’ambiance est favorable à l’écriture, beaucoup plus que celle, torride et endiablée, des caraïbes, et navrée si je défonce le mythe de l’auteur rock n’ roll, mais même cet enfoiré d’Hunter S. Thompson n’a rien pondu de valable à Puerto Rico !

Église de Barichara, Colombie

Et puis, ce village abrite la véritable église du tome 1 de Borderline, et rien que pour ça, ça valait le coup. Quand je suis entrée dedans et que j’ai vu ce Christ accroché en face avec ses yeux de souffrance au ciel et sa couronne d’épine sur la tête, j’ai su qu’une fois de plus, ma fiction rejoignait ma réalité. Et si les fans aiment visiter les lieux qui ont inspiré les livres, moi j’adore me balader au sein des miens, et découvrir que ce que j’ai décrit existe quelque part, alors que j’en savais rien en l’imaginant.

Moi j’aime la magie, surtout quand elle concerne la vie de Travis et la mienne.

Et puis cette lumière au coucher du soleil depuis les hauteurs…

Les hauteurs de Barichara, Colombie

Se bourrer la gueule avec une célébrité locale

J’ai continué ma descente vers le sud en me rendant à Guadalupe, connu pour ses rivières aux trous d’eau. J’ai enchaîné les micro-bus et pour finir suis montée dans une sorte de pick-up avec des bancs en bois et une bâche par au-dessus, comme ils ont parfois ici. Y avait seulement un type à l’arrière avec moi, alors on a taillé le bout de gras. Il m’a raconté que depuis la pandémie, il avait quitté Bogotá et sa vie de bureau pour revenir sur les terres de son enfance et reprendre la finca (ferme) familiale, à cultiver des fruits. Avec le soleil et l’eau qu’y avait dans la région, on peut dire que ça marchait plutôt bien, même s’il gagnait moins qu’avant, mais la tranquillité qu’il connaissait ici valait selon lui tout l’or du monde.

Dieu sait que c’est un truc que je peux comprendre. Vivre modestement, mais être… plus heureux ? Lui et moi, on se demandait ce qu’on était censés faire du fric quand on travaillait tellement qu’on avait même pas le temps d’en profiter, attaqué par le stress de ce genre d’existence qui bouffe sur pied l’essence même de la vie.

Ces quelques jours dans ce bled ont été sacrément cool, l’écriture marchait toujours, et avec ces splendides rivières à quelques kilomètres de marche du village, la récompense après le boulot était instantanée. Entre-deux, j’ai quand même trouvé le moyen de me faire interviewer depuis la France pour une émission de radio, et m’empilonner la gueule avec le mec le plus connu de Guadalupe !

Guadalupe, Colombie

Il m’avait fourgué sa carte à mon arrivée, alors que j’étais encore dans le pick-up (on l’avait croisé pour déposer le bureaucrate reconverti en fermier, et, repérant la gringa, il avait fait ni une ni deux), et puis quand il m’avait trouvée devant la porte de mon auberge, il s’était proposé d’appeler la proprio pour l’avertir de mon arrivée. Je savais qui était ce type rapport à mon guide Lonely Planet, qui le présentait comme le premier à avoir développé le tourisme dans la région, en offrant ses services de guide.

Du coup, quand l’envie de faire un tour de cheval s’est fait sentir (j’ai oublié de signaler que ce village était un haut lieu de cowboyerie, les hommes portaient fièrement le sombrero et on pouvait les voir, sur leurs chevaux, réunir les vaches dans les champs), j’ai ressorti sa carte de visite et lui ai envoyé un message. Il avait pas de plan pour louer un cheval, mais en revanche il m’a proposé de le retrouver à l’hôtel dont il était le dueño (tiens tiens), en plein sur la plaza mayor.

On s’y est mis direct. Cerveza sur cerveza, le courant passait foutrement bien entre nous. Au bout d’un moment, je lui ai fait : Et alors, comment on fait pour devenir le mec le plus célèbre de la région ? Apparaitre en “coup de cœur” du Lonely, Hombre, y a des gens qui tueraient pour ça !

Il s’est fendu la poire avant de me mettre au parfum du délire ; j’ai eu droit à toute sa biographie, qu’était du genre intéressant. La façon dont il avait tenté de fuir le service militaire, comment ils l’avaient finalement chopé, pour qu’au final il devienne infirmier de l’armée et sauve des vies pendant treize ans. Un mariage foireux, deux filles, puis le retour au bercail. Ouverture d’un resto qu’a bien marché, rencontre avec un gringo amerloque complètement allumé avec qui il a sympathisé, à qui il a fait découvrir la région. Y se trouve que ce mec tenait un blog de voyage, l’un des premiers sur la Colombie, et qu’il a parlé de lui. Ce type taffe désormais pour le Lonely Planet. Et voilà comment on connaît la gloire !

Déjà passablement torchés, on est partis sur sa moto pour aller voir le coucher du soleil depuis le haut des montagnes, sans oublier bien sûr de se prendre des munitions en chemin. Là-haut on a retrouvé le couple de Belges qui squattaient l’hôtel, ce qui fait qu’on a dû partager nos bières. C’était des petits jeunes (faut que je m’y fasse, désormais tous ceux que je rencontre sont des gosses de 20 ans !), avec qui j’ai eu beaucoup de plaisir à parler, au point de poursuivre la conversation en rentrant. Avec la star locale on est repartis à moto, mais vu qu’on avait un peu pitié du couple qui s’était tapé toute la route à pied, on a pris des bières et changé de véhicule pour aller les récupérer en caisse. En mettant de la zik, le mec célèbre nous apprend qu’il a eu les CD livrés avec la voiture quand il l’a achetée, mais qu’il fatigue un peu d’écouter toujours les mêmes, alors moi je fais : Bah faut que t’achètes une nouvelle caisse… Ça nous a tordus de rire.

Allumée comme je l’étais par toute cette biture quand les gosses m’ont lancée sur mes bouquins, et entourée des bonnes ondes que diffusaient ces chouettes gens tout autour de moi (z’avez jamais remarqué que c’est plus facile de s’exprimer quand les autres vous écoutent vraiment, alors que vous bafouillez quand leur attention est naze ?), j’étais là, debout face à eux posés sur les canapés, une bière à la main, une clope dans l’autre, à m’enflammer au sujet de Borderline, de l’ayahuasca, de la vie sur la route et de la liberté, et c’était bon, putain, c’était tellement bon de se sentir comprise et écoutée comme ça que je pouvais plus m’arrêter, tout en culpabilisant de monopoliser la parole, mais voilà ce qui arrive après des semaines de solitude : quand ça sort, c’est l’inondation !

Bref, les jeunes ont fini par aller se pieuter, et j’ai laissé le dueño avec les Pink Floyd en fond sonore, pour rentrer complètement pétée par les rues noires du village.

Quête personnelle, páramo et fendage de gueule à 3800 mètres d’altitude

Mongui, Colombie

J’avais repéré un tout petit village qu’avait l’air inspirant, mais j’avais omis de vérifier à quelle altitude il était, si bien que quand j’ai débarqué là-bas à 19h, après une journée complète de bus (j’étais partie à 7h), en short, j’étais frigorifiée ! Mais l’hôtel que je m’étais trouvé était du style auberge chez l’habitant, et la gentille tenancière m’a fait une soupe que j’ai avalée direct en compagnie des autres clients qu’étaient là, une Américaine et un Québécois. La gonzesse a bouffé et s’est tirée, et l’autre a fait : Ah, on peut enfin parler français !

Je sais plus comment on en est arrivés là, mais soudain on parlait de nouveau ayahuasca, quête personnelle, en se demandant si on devrait pas tout lâcher pour de bon au lieu de se comporter en touristes, qui certes voyagent sur de longues durées, mais gardent toujours au fond de leur tête l’idée que tout ça n’est que passager, que leur cocon les attend encore, et, pire encore, avec la volonté sous-jacente d’en retirer quelque chose d’exploitable (ce mec-là tenait aussi un blog, faisait des vidéos, et était musicos), comme pour transformer tout ça en… produit.

Vers la fin, on en était à parler physique quantique et synchronicités. Messages qu’un moi futur envoie au moi passé via l’intuition et les signes. Continuum temporel. Réécriture permanente de son histoire personnelle. Du lourd, en fait, même si en ce qui me concerne, ces sujets sont ceux qui me passionnent le plus. Étrange quand même de se trouver perdue dans un bled comme Monguí à 2500 mètres d’altitude avec un parfait étranger, et d’en arriver à évoquer des choses si profondes, et si intimes, en définitive, sur sa propre vie.

Dommage, ce mec-là se barrait le lendemain, mais j’ai fait le trek du páramo (plaine de haute montagne) de Ocetá avec l’Américaine, un Égyptien et deux Colombiens de Medellín. A la base, j’aurais voulu attendre le lendemain pour me taper ce truc, mais voilà, l’excursion avec le guide était prévue ce jour-là, et tant qu’à faire, j’allais pas jouer les chochottes, alors à 5h du mat j’étais debout en train de fumer ma clope face au champ des vaches, par 5 degrés. Je sais pas comment j’ai trouvé le courage de prendre une douche tiède dans la salle de bain commune glaciale. Et à 6h30 on était partis.

Le Paramo de Oceta, Mongui, Colombie

Y a toute une histoire au sujet de ce páramo que les indigènes protègent farouchement, et dont ils autorisent l’accès aux touristes ou non, et là c’était un peu sur le fil, mais notre guide a trouvé moyen de moyenner, même si on a dû se taper à pied une partie qui normalement se fait en 4x4, amenant la distance finale parcourue ce jour-là à 22km de marche, sachant qu’on passe de 2500 à 3800 d’altitude (donc méchant dénivelé). C’était rude, mais ça valait le coup. C’est pas le premier páramo que je vois (j’avais fait un trek à cheval de trois jours vers San Agustin, pour me rendre à l’endroit où naît le fameux Rio Magdalena qui traverse tout le pays, qui est aussi un páramo), mais c’est toujours aussi surréaliste et spectaculaire. Ces plantes endémiques, ces couleurs qu’on ne voit nulle part ailleurs, ce brouillard…

Le Paramo de Oceta, Mongui, Colombie

Et puis évidemment, je me suis fait pote avec le guide, lui-même poète à ses heures, et je l’ai tordu de rire en étant selon lui extrêmement direct avec mes gros mots et mon humour du genre mordant. Par exemple, on parlait du fait d’être reconnu en tant qu’artiste. D’une manière générale, tout le monde n’arrête pas de me dire que ça finira par m’arriver, qu’y faut pas que je désespère. Bah là, pour le coup, je lui ai sorti : Ouais, n’empêche que t’as tout un tas de clampins qu’ont jamais été reconnus de leur vivant, et qui sont morts dans la pauvreté comme de sombres merdes inconnues avant que, trois siècles plus tard, quelques baltringues se décident à reconnaître leur talent et crient finalement au génie. Bordel, mais fallait se réveiller avant, les gars, allez vous faire foutre ! L’autre est mort dans la misère parce que personne voulait faire l’effort de reconnaître sa valeur, et maintenant tout le monde lui jette des fleurs ? Ça vaut bien le coup, tiens ! Nan, la vérité, c’est que c’est tout à fait possible que je finisse serveuse comme une débile, et voilà, à ce stade c’est une question de destin, c’est comme ça.

Moi je trouve pas ça spécialement direct, mais j’ai fait rire tout le monde, une fois de plus. Je crois que c’est surtout le côté désabusé qui fait marrer les gens. C’est vrai, remarque, moi aussi ça me fait rire !

A force de discuter avec beaucoup de monde, j’ai appris quelque chose qui chagrine pas mal mes plans. Depuis la France, avant mon départ, j’ai prévu de rejoindre le Pérou par le fleuve Amazone. A l’extrême sud de la Colombie, les frontières du Brésil, du Pérou et de la Colombie donc, se touchent, et il est possible de rejoindre Iquitos par voie fluviale. Et vu que moi je prends jamais l’avion pour faire des sauts de puce dans un même pays ou d’un pays à l’autre (cela dit je vais devoir le faire bientôt…), c’est exactement ce qu’il me faut, d’une parce que je connais déjà l’Équateur (pays frontalier de la Colombie, seule autre voie qui permet de passer au Pérou par voie terrestre) et que c’est précisément comme ça que je suis arrivée en Colombie la dernière fois, de deux parce que j’adore l’aventure, et que même si c’est pas du Mike Horn, bah ce périple en bateau s’en approche pas mal quand même !

Mais apparemment, c’est pas possible en l’état actuel. Disons qu’ils te laissent passer, mais refusent de te tamponner le passeport, ce qui peut s’avérer très problématique (j’ai beau être une aventurière, de là à passer en mode clandestino, y a des limites).

Et donc, j’ai pris une décision, qui à vrai dire faisait déjà son chemin en moi depuis un sacré bout de temps.

Marcher sur d’anciennes traces et voir des fantômes

J’écris ces lignes depuis Villa de Leyva, le village où j’ai été confinée 4 mois en 2020. C’est quand j’étais ici que Wish est mort. Et c’est d’ici que j’ai publié le Tome 2 de Borderline (je ne compte pas revenir dessus, ceux qui souhaitent des précisions, filez lire mon autobiographie).

J’ai pris la décision de rester dans ce village pendant un mois, à écrire. Je vais demander une prolongation de visa pour rester six mois en Colombie au lieu de trois. De cette manière, je donne une chance à la situation frontalière de se réguler, à Borderline 5 de s’écrire, et ça me laisse une marge financière pour poursuivre les plans magnifiques que j’ai encore en réserve avec ce pays (plans qui comprennent, pour le coup, deux vols internes, mais j’ai pas le choix). Ces projets risquent d’être coûteux, c’est pourquoi rester ici un mois entier, dans un appartement que je loue, va me permettre d’économiser à mort afin de claquer mon fric pour ces expéditions qui me tiennent vraiment à cœur.

Et la vérité, c’est que je suis carrément ravie de me consacrer à l’écriture pendant un mois entier depuis ce village qui est porteur d’une si lourde charge émotionnelle pour moi.

Villa de Leyva, Colombie

C’est pas la première fois que je reviens sur mes propres traces, des années après. J’avais déjà fait le coup avec le Pérou, en y remettant les pieds 10 ans plus tard. Il me semble que je peux encore voir le fantôme de celle que j’ai été, en train de marcher sur les chemins hors du village…

C’est une manière unique de mesurer sa propre évolution. Quels espoirs est-ce que je nourissais à l’époque, quels étaient mes rêves, mes priorités, mes peurs ?

Me voilà pile-poil 2 ans plus tard, et le bilan est loin d’être dégueulasse. Je compte pas me jeter des fleurs, mais il est clair que j’ai accompli tout ce que je m’étais promis, et plus encore.

Et bordel, c’est exactement ce que je vais continuer à faire.

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Le Journaliste, Background : Une Histoire de Dope

La version hallucinée du Journaliste de ce qui se trame dans ce putain de désert est un truc dont j’aurais pas pu me passer. L’idée centrale qui sous-tend cette série, c’est qu’il existe différentes versions d’une même histoire. Selon le point de vue de chaque personnage perdu au sein de son enfer personnel, les autres individus, et même le Diable en personne, n’ont pas du tout le même visage. Mais au-delà du fait que le Tentateur se présente sous diverses apparences selon l’âme qu’il a choisi de séduire, c’est surtout l’idée que la réalité dépend de celui qui l’observe qui est essentielle ici, et que cette nouvelle révèle, grâce à la vision droguée et au témoignage gonzo, donc ultra-subjectif, qu’en fait le Journaliste.

Rapidement, la glace entre nos deux mondes fut brisée ; je lui proposai de la meth, il me parla des âmes en souffrance qu’il avait en cours, nous conversâmes tels deux larrons en foire légèrement surexcités par un abus de barba papa à la fête foraine.

Genre : Gonzo

Genèse de la nouvelle Le Journaliste, par Zoë Hababou

Le Pitch

Un journaliste accro au crystal meth doit trouver le Diable pour l’interviewer. Quand il met finalement la main dessus, leur rencontre se révèle beaucoup moins solennelle que prévu, mais aussi plus drôle, et plus dangereuse…


La Genèse

Quand on est fan d’Hunter S. Thompson, se glisser dans sa peau le temps d’une nouvelle est terriblement tentant. L’intérêt de l’exercice, au-delà du fait que son personnage est jouissif et qu’il offre la latitude d’aller aussi loin qu’on veut dans la dinguerie, est évidemment de s’essayer au Gonzo.

Le Gonzo, c’est un style littéraire journalistique où le narrateur, plutôt que de rapporter des faits d’une façon neutre et objective, se met lui-même en scène dans sa lutte pour “couvrir l’événement”. Ajouté à ça, il est de bon ton de faire intervenir dans le récit de la dope, et un comparse.

Voilà les éléments clés du Gonzo.

Le personnage du Journaliste s’est rapidement imposé à moi. Faut dire que Las Vegas Parano se passe déjà dans le désert, et qu’imaginer Raoul Duke (alter-ego d’H.S.T.) en train d’interviewer le Diable est comme qui dirait le summum en matière de fantasme de fan… d’autant plus que je trouvais intéressante l’idée que le Diable s’exprime en dehors de la nouvelle qui lui sera consacrée, d’une manière directe. Et ça, seul le Journaliste pouvait l’amener à le faire, c’est dire si son rôle au sein des Chants du Désert est irremplaçable !

Et puisque que chaque nouvelle possède son propre style et son propre genre, je me suis dit banco.

L’autre truc pertinent, avec ce personnage, c’est qu’en tant que journaliste en reportage, ça n’a rien de surprenant qu’il croise d’autres figures de la série, même si je dois avouer que je m’attendais pas à ce que ce soit le Prophète et les Mécanos. Pourtant, une fois rédigé, ça colle parfaitement.

La version hallucinée du Journaliste de ce qui se trame dans ce putain de désert est un truc dont j’aurais pas pu me passer, surtout après le sérieux de La Passagère. L’idée centrale qui sous-tend cette série, c’est qu’il existe différentes versions d’une même histoire. Selon le point de vue de chaque personnage perdu au sein de son enfer personnel, les autres individus, et même le Diable en personne, n’ont pas du tout le même visage. C’est d’ailleurs ce que celui-ci explique lors de son interview. Mais au-delà du fait que le Tentateur se présente sous diverses apparences selon l’âme qu’il a choisi de séduire, c’est surtout l’idée que la réalité dépend de celui qui l’observe qui est essentielle ici, et que cette nouvelle révèle, grâce à la vision droguée et au témoignage gonzo, donc ultra-subjectif, qu’en fait le Journaliste.

Pensez-vous que le Prophète rapportera la même version ? Lui, à demi-mort et trébuchant, en train de parler tout seul et de délirer sur Dieu ? Rien n’est moins sûr… C’est pourtant ce qu’a vu le Journaliste, et le Diable possède encore une autre version. Voyez l’idée ?

Si je fais bien les choses, cette série sera une fresque saisissante, polyphonique, où les histoires (autant celles de chaque perso que l’histoire générale qui les réunit) s’accouplent et s’entre-déchirent pour livrer des court-métrages dantesques hétérogènes tout en étant interconnectés, comme les différents cercles de l’enfer…

Ce que j’aime bien avec cette version du Diable, c’est qu’il est terriblement humain, et que ça le rend attachant ! Même si tout compte fait son attitude était peut-être calculée, puisqu’il baise le Journaliste en beauté à la fin (qui se figure pourtant, comme on le découvre à la toute dernière ligne, avoir fait une super affaire - mais c’est toujours le cas, avec le Diable, pas vrai ? Relisez Le Clown et La Passagère, vous comprendrez !), il n’en demeure pas moins que le temps de l’interview, on a la certitude qu’il se montre honnête, et que, oui, c’est quelqu’un qui souffre, et qu’au fond de lui il est toujours ce petit garçon qui a défié son père et s’est fait rejeter par lui…

En commençant à écrire, c’est pourtant pas du tout ce que je voulais ; j’avais dans l’idée de partir sur la figure hautaine et mystérieuse, un brin affectée, qui sied généralement à Satan, et ç’aurait été cool à rédiger aussi. Mais les choses ont pris cette tournure et ça me va très bien. Lucifer qui se défonce et picole avec Hunter en geignant sur la connerie humaine, merde, faut l’écrire soi-même pour capter à quel point c’est cool !

Cette genèse part dans tous les sens (le Gonzo est encore en moi, je le crains), alors je vais conclure avec deux éléments importants révélés ici :


  • Le Diable se cache en chacun de nous

- Qui de nous deux a trouvé l’autre ? C’est moi qui t’ai déniché, ou est-ce que c’est toi qui m’as convoqué ?

- Ça ne fait aucune différence. Dans ce désert, tout est à double tranchant.


  • La passion et la perdition sont une seule et même chose

Pour la bonne raison que c’est pour cette chose, et cette chose seulement, que tu es prêt à tout sacrifier, jusqu’à ton âme. Ce de quoi tu veux vivre est aussi ce pour quoi tu es prêt à mourir. Et donc, le désir et la passion qui te rongent et brûlent en toi d’une flamme éternelle, finiront inévitablement par dévorer ton âme. Que ce soit moi qui le fasse, ou toi, tout seul, sans l’aide de personne.


Si ces révélations avaient déjà été timidement annoncées dans les nouvelles précédentes, ici, la vraie lumière est faite sur elles. Et vous êtes suffisamment intelligent pour vous passer de mes explications.

 

Je vous demanderais juste d’être particulièrement attentif à ces éléments dans le futur. Ils vont prendre de l’ampleur et risquent fort d’atteindre la crise métaphysique…


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La Passagère, Background : Une Histoire Personnelle

Pour un artiste, il est toujours plus intéressant d’utiliser le matériel dont il dispose - surtout lorsqu’il s’agit de quelque chose qu’il a éprouvé intimement, dans sa chair - en l’incorporant à son œuvre, d’une manière détournée qui le sublimera, plutôt que de le dilapider en paroles ou en mots creux qui jamais ne sauraient rendre honneur à ses sensations et à ses visions. En tant qu’écrivain-voyageur qui tient un journal de voyage en parallèle du reste de ses œuvres, il fallait faire un choix. La Passagère est le mien. Et en dehors de cet article, je n’écrirai pas un mot de plus sur ce qui m’est arrivé dans ce désert.

Elle va marcher tout droit vers le soleil jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Genre : Autofiction

Genèse de la nouvelle La Passagère, par Zoë Hababou

Le Pitch

Une voyageuse amoureuse du désert décide de le traverser jusqu’à ce qu’elle comprenne pourquoi son appel rugit en elle depuis toujours.


La Genèse

Préambule

Quand il t’arrive quelque chose que les mots semblent incapables de transcrire, qu’est-ce que tu fais ?

Si tu es écrivain, tu t’efforces d’en parler quand même, mais en usant d’une forme qui s’éloigne de la simple description de faits, pour entrer dans une zone où le langage propre aux rêves et aux visions saura esquisser les contours d’une expérience transcendante.

Et si ton propre vécu peut servir à donner vie au personnage d’une série littéraire, alors, en tant qu’artiste, c’est jackpot !

Pour un artiste, il est toujours plus intéressant d’utiliser le matériel dont il dispose - surtout lorsqu’il s’agit de quelque chose qu’il a éprouvé intimement, dans sa chair - en l’incorporant à son œuvre, d’une manière détournée qui le sublimera, plutôt que de le dilapider en paroles ou en mots creux qui jamais ne sauraient rendre honneur à ses sensations et à ses visions.

En tant qu’écrivain-voyageur qui tient un journal de voyage en parallèle du reste de ses œuvres, il fallait faire un choix.

La Passagère est le mien. Et en dehors de cet article, je n’écrirai pas un mot de plus sur ce qui m’est arrivé dans ce désert.


Quelques éclaircissements sur la nouvelle

Je ne compte évidemment pas livrer toutes les clés de La Passagère ici, déjà parce qu’il s’agit de quelque chose de très intime, ensuite parce qu’en tant qu’œuvre de fiction (oui, je sais marier les deux, à ce niveau Borderline m’a bien préparée) qui prend place au sein des Chants du Désert, ça reviendrait à spoiler les énigmes qui vous attendent, et pour finir parce que ouais, avec moi, y a toujours un travail de réflexion personnelle à faire, c’est comme ça !

Et c’est même tout l’intérêt du truc. Si vous sentez des éléments sans pouvoir être sûrs de leur signification, et si vous croyez comprendre un message sous-jacent sans savoir si c’est bel et bien ce que j’ai voulu dire, alors, tout va bien. Ça signifie que votre imaginaire travaille, et que la nouvelle est suffisamment profonde et subtile pour laisser place à plusieurs interprétations.


En fait, j’ai envie d’attaquer ce background en vous posant des questions :

  1. Avez-vous compris à quel philosophe la Passagère fait référence ? Reconnaissez-vous certaines phrases en italiques qui sont des citations de ce philosophe ? Et surtout, est-ce que vous avez pigé que c’est ce philosophe-là qui aura droit à sa propre nouvelle ?

  2. Avez-vous saisi l’idée des synchronicités rétroactives, c’est-à-dire, des messages qu’un moi futur envoie à son moi passé pour le guider ?

  3. Savez-vous à quelle chanson la Passagère fait référence lorsqu’elle est postée sous le vieux phare ?

  4. Pensez-vous que la Passagère meurt à la fin ?

  5. Et enfin, avez-vous trouvé où se cache le Diable dans cette nouvelle ?


Allez, je suis cool, je vous donne quelques pistes…

  1. Le Philosophe, c’est Nietzsche, évidemment, mon amour éternel, et je peux pas vous dire à quel point j’ai hâte de m’attaquer à sa nouvelle ! Pour les plus curieux d’entre vous, rendez-vous ici pour un super article sur lui, et découvrir de quel livre sont extraites les citations…

  2. Hum, sur ce coup-là, il va vous falloir un éclairage vraiment balèze si vous n’êtes pas familier du concept… Je ne peux que vous conseiller de lire l’ouvrage Se souvenir du futur, véritable trésor en la matière qui pourrait bien faire basculer la façon dont vous envisagez la vie. Pour en savoir plus à son sujet, filez lire l’interview de son auteur Jocelin Morisson !

  3. C’est probablement la chanson cubaine la plus connue au monde, en fait ! Il s’agit de El Carretero, de Buena Vista Social Club ! Ça vous dit rien ? Raaah, bordel, pitié, allez m’écouter cette merveille ! Et restez jusqu’à la fin pour entendre rugir ce fameux cri : Yo soy Guajiri y Carretero !!!

  4. A vous de voir…

  5. Il est PARTOUT !


D’une façon plus personnelle…

Tout ce qui est raconté ici est vrai. Je suis amoureuse du désert depuis toujours, c’est l’écosystème qui entre le plus en résonance avec mon âme. C’est d’abord en Espagne que je l’ai connu (c’est très aride là-bas mine de rien), avant de le rencontrer partout sur ma route lors de mes voyages (Nazca au Pérou, Tupiza et le Sud-Ouest en Bolivie, la Patagonie en Argentine…). Et jamais je n’ai été aussi bouleversée et aussi heureuse de ma vie qu’en étant immergée en lui…

En marchant dans le désert de la Guajira, j’étais hantée par les paroles de Nietzsche. Je sais que c’est difficile à croire pour certains d’entre vous, mais moi, ce mec a changé ma vie. On est quelques-uns dans ce cas-là, et y a qu’à voir la manière dont nombre d’artistes tels que John Fante, Jim Morrison ou Marilyn Manson sont en boucle au sujet de ce type… Je ne saurais jamais s’il m’a révélée à moi-même en métamorphosant ma vision du monde, ou si je me suis tout simplement reconnue en lui. Peu importe. Quand un penseur fait partie de toi comme ça, tu le charries en toi jusqu’au fin fond d’un désert colombien…

Pour revenir sur cette histoire de synchronicités, on ne se rend souvent pas compte qu’elles sont à l’œuvre quand on est prisonnier du quotidien. Parce que ce genre de vie ne laisse aucune place à l’improvisation, et encore moins à la magie. D’autre part, notre niveau de conscience dans le monde matérialiste ordinaire n’est pas en mesure de les percevoir, et à fortiori, de les engendrer. S’exiler hors de ses schémas classiques, de vie, de pensée, s’offrir tout entier à l’inconnu, accepter de perdre le contrôle et de s’en remettre aux signes et au destin… Ces circonstances favorisent l’émergence d’un autre niveau de conscience, quantique, créateur, et ma foi, très mystérieux, tout en étant terriblement réel.

L’anecdote sur la chanson de Buena Vista peut paraitre stérile, voire incongrue, mais je vous assure qu’il n’en est rien. Être hantée depuis l’enfance par le pouvoir d’un cri qu’on ne comprend pas (du moins pas rationnellement) et réaliser des années plus tard qu’on se trouve précisément à l’endroit d’où ce cri de l’âme est né, comme un lieu qu’on aurait cherché toute sa putain de vie… Merde, faut le vivre pour comprendre. C’est ça, la légende personnelle chère à Paulo Coelho.

Et c’est donc quand j’étais confinée en Colombie lors de l’irruption de la pandémie que, un soir de biture avec le gérant de l’auberge où je squattais et ses potes, alors qu’on était en train de se faire écouter des chansons les uns aux autres à tour de rôle, j’ai mis El Carretero (ce qui n’a pas manqué de les réjouir, vu que c’est latino, comme morceau !). Et j’ai fait : Mais bon sang c’est quoi qu’il gueule l’autre à la fin, là ? Yo soy guajiri y carretero ? C’est quoi, guajiri ? Ils m’ont expliqué que ce terme signifiait deux choses à la fois…

Un Guajiri, c’est un habitant de la Guajira, le désert où je projetais de me rendre si je parvenais à sortir un jour de cette auberge (toute la Colombie a été mise sur pause pendant 5 mois entiers, et je suis finalement rentrée en France après 4 mois de confinement sans avoir pu voir ce désert)… Et ce n’est qu’il y a deux semaines que j’ai enfin pu m’y rendre !

Mais surtout, un Guajiri, c’est un Guerrier du Désert.

La mort ? Il y a plusieurs façons de mourir… Et il y a aussi plusieurs façons de renaître. Les lecteurs de Borderline auront saisi le lien évident avec Tyler dans ce passage sur la falaise. Mais ceci est vraiment trop intime, et je n’ai pas le désir d’en parler d’une façon rationnelle.

Le Diable… est sans doute le démon le plus beau et le plus terrible d’une vie. Celui pour qui on est prêt à tout sacrifier. C’est très ambigu, en fait. Parce que ça veut dire que notre passion la plus folle et aussi la plus destructrice. Étrange condition humaine. Splendides possibilités d’enquête pour un auteur !


Conclusion !

Cette nouvelle n’est que la deuxième publiée pour les Chants du Désert, mais certains signes commencent à apparaitre… Je vous laisse donc avec une dernière question :

 

Et si la flamme sacrée qui anime chaque Homme dans le secret de son âme était aussi le feu démoniaque qui signera sa propre perte ?


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Le Clown, Background : Une Histoire d’Alcool

Le Clown est-il déjà en Enfer ? S’agit-il d’une sorte de purgatoire, ou bien d’un simple jeu du Diable à qui il a déjà vendu son âme, lui préférant une bouteille de whisky mise à sa portée chaque jour qui recommence ? A t-il fait le choix de revenir pour toujours, du moment que de l’alcool est à sa disposition ?

Tu sais, le Clown, le cirque est parti il y a longtemps…

Genre : Pulp

Genèse de la nouvelle Le Clown, par Zoë Hababou

Le Pitch

Un clown alcoolique se réveille après une biture pour s’apercevoir que le cirque a plié bagage sans lui. Seul un dromadaire a été oublié. Tous deux s’engagent dans une errance à travers le désert.


La Genèse

Comme pas mal de gens, j’ai toujours éprouvé un sentiment ambigu envers les clowns. Un mélange de fascination et de répulsion. Que signifient ces personnages bizarres, peinturlurés, éternellement souriants ? Impossible qu’ils ne cachent pas quelque chose. J’imagine que c’est la raison pour laquelle les films d’horreur s’éclatent avec eux !

Le pire, c’est que même les gosses sentent qu’y a un truc pas net chez les clowns, et beaucoup nourrissent même une sorte de phobie envers eux. C’est à se demander pourquoi on s’en est pas encore débarrassés…

Quoi qu’il en soit, ça faisait un moment que je caressais l’idée d’en mettre un en scène. J’adore le côté “foire des ténèbres” façon Ray Bradbury ou encore “fête foraine hantée” à la manière de Carnivale. Mais j’avais pas non plus envie de partir dans le thème du Clown Diabolique. Un simple Clown Alcoolique (déjà suffisamment cliché) ferait l’affaire.

Dans Borderline, Travis avait une scène avec un clown, mais elle a été coupée au montage. Cela dit, ce n’est pas du tout la base de cette nouvelle. J’ai simplement conservé l’idée du clown, du whisky et du dromadaire.

Et au fond, qu’est-ce qu’y a de plus tragique qu’un clown forcé de sourire aux petits enfants alors qu’il est raide déchiré et malheureux comme les pierres ? Mais hors de question de tomber dans le pathos ; ce Clown est un enfoiré stupide et aigri, un péquenaud homophobe chez qui la seule humanité se concentre dans son affection envers Mimi le dromadaire, qu’il s’imagine aussi abandonné que lui (ce n’est pas le cas, Mimi n’est qu’un accessoire du Diable).

Mais parfois je me demande si c’est pas les salopards perdus de Dieu les seuls êtres vraiment aptes à engendrer la pitié… Et je crois que c’est ce sentiment-là que je voulais faire naître chez le lecteur. Parce que c’est ça qu’il m’inspire, à moi.

J’ai écrit cette nouvelle sans savoir où j’allais (comme toujours, je découvre mes textes en les écrivant). Tout ce que j’avais au départ, c’est un clown qui se réveille avec la gueule de bois et constate que le cirque est parti sans lui. Le dromadaire et son prénom ridicule, l’errance dans le désert, l’histoire pathétique du clown et même l’apparition du Diable et la personnalité un brin égrillarde qu’il adopte envers lui, tout ça, c’est venu sur le tas. Ainsi que la boucle (un lecteur a parlé du ruban de Möbius, moi j’aurais plutôt dit Un jour sans fin), qui m’a soudain semblé la direction inévitable que devait prendre le récit.

Le Clown est-il déjà en Enfer ? S’agit-il d’une sorte de purgatoire, ou bien d’un simple jeu du Diable à qui il a déjà vendu son âme, lui préférant une bouteille de whisky mise à sa portée chaque jour qui recommence ? A t-il fait le choix de revenir pour toujours, du moment que de l’alcool est à sa disposition ?

Les Chants du Désert sont des cantiques que chaque personnage entonne pour glorifier sa propre perdition. Car s’il y a bien une chose de sûre, c’est que le désert révèle la vérité des gens.

 

Lieu mythique de métamorphose ou d’errance, solitude infinie ou quête désespérée, Le Désert est un personnage à part entière, qui de part sa nature intransigeante, force les êtres qui se perdent en lui à reconnaître leur propre force, mais surtout, leurs propres mensonges.


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Un jour toi aussi… Background : Une Histoire de Transmission

Ce que raconte le grand-père à son petit-fils constitue ni plus ni moins qu’une immense et très rare porte ouverte sur l’initiation chamanique amazonienne. Je me suis largement inspirée de la vraie histoire de Wish, le chaman qui m’a initiée au monde de l’ayahuasca, ainsi que de mes années de recherches au sujet du chamanisme. Ce passage est une clé pour comprendre l’univers des plantes maîtresses, de l’ayahuasca, et des esprits présents dans le monde indigène amazonien (notamment le fameux Chullachaki, qui fait toujours forte impression aux lecteurs…).

Tu vas aller loin avec la medicina, et je vais t’accompagner. Une nuit, tu seras confronté à ça toi aussi. Il faudra faire le bon choix.

Genèse de la nouvelle Un jour toi aussi, par Zoë Hababou

Le Pitch

Un grand-père chaman raconte à son petit-fils la façon dont il a été appelé à devenir curandero. Entre rébellion enfantine et confrontation aux esprits de la jungle, son histoire hors du commun est une vraie leçon d’humilité.


La Genèse

Jusqu’à très récemment, j’étais persuadée que les nouvelles littéraires, c’était pas pour moi. Bien qu’étant une fervente lectrice de recueils en tous genres, je me voyais pas me plier à cette forme très courte qui répond à des règles différentes de celles du roman.

Et puis, une amie a attiré mon attention sur un appel à texte dont le thème était “Sorcellerie Végétale”. Inutile de préciser la raison pour laquelle cette amie a pensé à moi, et pourquoi j’ai décidé de sauter sur l’occasion…

C’était ma première participation à un appel à texte. Les auteurs sélectionnés verraient leur nouvelle publiée dans le recueil annuel de L’Imagin’arium. J’y ai vu un moyen inespéré de me faire connaître davantage.

Eh ben, ça a marché ! Un jour toi aussi… a été retenue, et c’est même l’histoire qui signe l’ouverture de ce recueil !

Cependant, je me dois d’être honnête : cette nouvelle assez longue n’est rien d’autre qu’un passage de Borderline 2 que j’ai beaucoup élagué et retravaillé pour l’occasion… Et c’est sur ça que j’aimerais revenir.

Parce que ce que raconte le grand-père à son petit-fils (dans Borderline, c’est Wish qui le raconte à Travis) constitue ni plus ni moins qu’une immense et très rare porte ouverte sur l’initiation chamanique amazonienne.

Je me suis largement inspirée de la vraie histoire de Wish, le chaman qui m’a initiée au monde de l’ayahuasca, ainsi que de mes années de recherches au sujet du chamanisme.

Ce passage est une clé pour comprendre l’univers des plantes maîtresses, de l’ayahuasca, et des esprits présents dans le monde indigène amazonien (notamment le fameux Chullachaki, qui fait toujours forte impression aux lecteurs…).

D’autre part, c’est un moment assez intime entre Wish et Travis dans Le Labyrinthe, une parenthèse qui s’étend sur une vingtaine de pages, je crois, et qui permet soudain au lecteur de réaliser dans quoi il s’est embarqué avec ma saga, et surtout de commencer à comprendre l’univers de Borderline.

Je suis profondément attachée à cette nouvelle, et je crois que de la publier ici pourrait être la brèche nécessaire pratiquée dans l’esprit des futurs lecteurs, le meilleur aperçu que je puisse offrir de mes ouvrages et de leur étrange univers…

 
 

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Road Trip, Journal de bord Zoë Hababou Road Trip, Journal de bord Zoë Hababou

El Diario Latino #4

Le petit jeu auquel je me livre pourrait bien me mettre face au cataclysme le plus brutal que j’aie jamais connu. Il existe des signes tangibles de la tempête intérieure que je suis en train d’alimenter. Mais c’est comme un feu qu’on regarde grandir et qu’on nourrit presque machinalement, presque sans y penser. Encore une branche, encore une bûche. Qu’est-ce qu’elles brillent, ces braises ! Comme les flammes sont hautes !

Minca, Colombie : Jour 40

De Bahia Aguacate à Minca.


Une fille qui marche seule le long des routes

Ça doit faire deux semaines que j’ai quitté Bahia Aguacate, mais niveau ressenti, c’est comme s’il s’était écoulé beaucoup plus... Bizarre, la façon dont le temps se dilate quand on fait la route. Est-ce la succession étourdissante d’un tas de micro-évènements qui donne cette impression ? Ou alors les changements si fréquents d’hôtels, de paysage et d’atmosphère ? Quand je regarde la carte, désormais pleine de souvenirs et de vécu s’attachant à chaque point, alors qu’avant c’était pour moi que des noms de villes inscrits sur un bout de papier et quelques fantasmes et projections inachevés de ce qu’elles pourraient incarner…

Remarque, ça m’a toujours fait cette sensation. Au fond, il est question de densité d’évènements. Sachant que dans la prison du quotidien, il peut s’écouler une année entière sans éléments marquants, sans rien qui se détache vraiment de l’amalgame de l’archi-vu, est-ce que le temps du voyage peut faire de la vie humaine quelque chose de plus significatif ? Cette densité du vécu comprimé en si peu de jours, est-ce qu’elle multiplie l’expérience de la vie par son poids ? 

Sentier côtier entre Bahia Aguacate et Capurgana au petit matin

S’il faut vivre sur la route pour arracher à l’existence sa valeur et son sens, eh bien, disons que j’ai fait mon choix il y a longtemps. Et si ce choix doit creuser toujours plus le fossé qui me sépare du reste des Hommes, jusqu’à ce qu’un jour, il soit impossible pour eux ou pour moi de le sauter, alors, ça aussi, c’est déjà une vieille décision.

La vérité est que je suis extrêmement seule. Physiquement parlant, mais surtout à l’intérieur de moi. Oh, n’allez pas croire que cet état de fait m’afflige. S’il y a bien un truc sur cette misérable planète que je recherche avec avidité, c’est l’isolement. Simplement, parfois, ça me saute aux yeux. Le temps que je passe seule, à marcher sur les chemins, m’éloignant toujours plus de toute forme de civilisation, au point de m’être programmée à me lever le plus tôt possible pour jouir du monde qui m’appartient, à moi seule, avant que les autres n’émergent de leurs songes. Je pars marcher sur les plages, dans les montagnes, sur les sentiers forestiers alors que le soleil se lève, et je reviens après avoir vagabondé 15 km tandis que les autres commencent à peine leur journée. Et je regarde les groupes de touristes, les familles de vacanciers, les couples d’étrangers, et je me demande : Est-ce moi qui suis la plus seule ?

Je crois qu’il existe un implacable isolement en soi, qu’on se traîne jusqu’à la mort, peu importe qu’on soit entouré, aimé, ou même écouté pour de vrai. Aussi loin que je regarde, j’ai toujours été seule dans ma tête. En servant les gens au resto, sur mon vélo quand j’étais petite, en regardant la mer en Espagne, en lisant. En écrivant. Tout ce que je fais en ce moment, c’est juste de laisser sortir au grand jour cette fille qui chemine en détournant le regard quand les autres tentent de l’approcher. 

Mais il faut admettre que cet effacement progressif des liens qui me tiennent attachée au reste de l’humanité est en train de faire lever une puissante, très puissante lame de fond. Le petit jeu auquel je me livre pourrait bien me mettre face au cataclysme le plus brutal que j’aie jamais connu. Il existe des signes tangibles de la tempête intérieure que je suis en train d’alimenter. Mais c’est comme un feu qu’on regarde grandir et qu’on nourrit presque machinalement, presque sans y penser. Encore une branche, encore une bûche. Qu’est-ce qu’elles brillent, ces braises ! Comme les flammes sont hautes ! Et cette odeur…

Je sais pas ce qui m’arrive, mais on dirait que je suis en train de m’entraîner, de me préparer pour quelque chose. Bien que très tonique et très résistante (le taff de serveuse a au moins ça de bon), j’ai jamais été ce qu’on appelle une sportive. Ça me dérange pas de marcher pour me rendre quelque part, au contraire, mais l’effort physique pur et dénué de but n’a jamais été mon truc. Eh bien, ça a changé. Insensiblement, une randonnée après l’autre, j’en suis venue à pousser mon corps au-delà de ses limites, chaque jour, sans savoir pourquoi. C’est arrivé lors de cette marche entre Bahia Aguacate et Sapzurro. 

D’ailleurs, les préliminaires sont terminés. Il est temps de reprendre le fil du récit.


Des gens qui parlent d’ayahuasca et des fourmis qui filent la patate

Un mec m’avait contactée sur Insta, parce que le couple de Français qu’avait passé quelques jours à l’hostal de mes potes lui avait parlé de moi. Un mec de Sapzurro, un dueño d'hôtel. Le fait que j’écrive sur l’ayahuasca lui avait mis la puce à l’oreille, et il me disait qu’il souhaitait me rencontrer. Sauvage comme je suis, j’ai évidemment attendu le dernier jour, la veille de me barrer, pour me décider à aller voir le bonhomme. C’est pas de ma faute. Je suis comme ça.

Sapzurro, Colombie

Son hôtel se trouvait donc à Sapzurro, village colombien qui se trouve à la frontière du Panama. A 7h du mat j’étais sur la route, pleine d’allant, cheminant le long de la côte avec la forêt à gauche et la mer à droite, observant les timides rayons du soleil jouer entre les cocotiers. J’ai débarqué à Capurgana sans trop savoir si j’allais continuer à pied ou alors me trouver un bateau, mais je suis tombée sur un des primos (cousins), une bande de frangins français super potes avec mes potes à moi, et il se trouve que lui et sa nana colombienne accompagnaient une horde de vacanciers (c’est leur boulot) venant de Medellín jusqu’au bled où je devais aller, en bateau, alors j’ai décidé de profiter de l’occasion. En un quart d’heure c’était réglé, et je foulais le sol de Sapzurro. Le capitaine de la lancha a oublié de me faire payer, en plus. Toujours ça de gagné. J’ai trouvé l’hôtel du mec sans difficulté. 

Il a semblé surpris de me voir débarquer comme ça, si bien que je me suis demandé si c’était moi qu’avais mal pigé ses intentions. Vieux, tu veux qu’on cause ayahuasca et écriture, pas vrai ? Bah tu vois, je suis là. Mes manières échappent encore à beaucoup de monde, mais il s’est rapidement mis en selle. Le truc relou, c’est qu’on était sans cesse interrompus par ses clients qui allaient et venaient, et s’incrustaient dans la conversation. 

Le sentier entre Sapzurro et Capurgana, Colombie

Quel était mon but en me pointant ici ? J’en savais rien. En voyage, j’ai pour habitude de suivre les signes, et je me disais que ce mec-là en était peut-être un. Je me disais qu’il pourrait me recommander un ou deux bons chamans. En même temps, mon attitude face à ça est très ambigüe. Je cherche sans chercher. On me file des pistes que je ne suis pas. Comme si j’attendais un miracle qui tombe du ciel, comme c’était arrivé avec Wish. Une évidence. Ou alors, peut-être bien que, simplement, je pressens que les pistes qu’on me donne ne sont pas les bonnes…

Bref, il m’est vite apparu que mon expérience de l’ayahuasca était bien plus profonde que la sienne, et qu’en réalité c’était plus moi qu’avais des trucs à lui apprendre que l’inverse. Le temps est passé où j’étais à l’affût de tout ce que j’entendais sur le sujet, buvant littéralement les paroles du premier péquenaud qu’avait vaguement tâté de la chose. D’une manière générale, je ne me sens plus aussi jeune que pour mon premier trip. A l’époque, c’était moi la nymphette de service, 20 ans tout vert, excitée et stupide, probablement. Ça me fait un peu bizarre de me dire ça, mais maintenant c’est moi l’ancêtre. C’est moi qui peux me positionner face aux blancs-becs que je croise en causant comme une matriarche qui sait de quoi elle cause, justement, pour le voyage comme pour l’ayahuasca.

Y avait un jeune type qu’était là aussi, avec qui j’ai discuté un moment. Une sorte d’allumé à l’origine indéfinissable (Argentin, peut-être, même s’il n’avait pas l’accent), qu’avait l’air de tâter d’un peu tout (toutes les drogues et toutes les médecines), qu’était pas désagréable, ma foi. 

Mais soyons franc, l’un dans l’autre, et bien que le dueño et l’autre gars étaient charmants, je peux pas dire que j’en ai retiré grand-chose. Tant pis. Quand on nourrit aucun espoir, y a pas de déception. Le dueño, lui, était tout de même déçu que je reste pas. Sans doute qu’il s’attendait à choper une nouvelle cliente, en réalité… Loupé. Je lui ai appris que je me barrais le lendemain, et même à l’instant même, en fait. Il était bientôt midi et j’avais déjà décidé de me taper toute la route de retour à pince jusqu’à Bahia Aguacate, et entre-deux je voulais bouffer et me balader un peu dans le village. Un bien joli village, en vérité, qu’aurait mérité que je squatte là un moment, mais tant pis. Ça faisait déjà plusieurs jours que la route m’appelait, et j’avais hâte de la retrouver. 

Un burger et une bière plus tard, j’étais donc sur le chemin qui coupe à travers la montagne pour rejoindre Capurgana. Un chemin qui rigole pas. Ça monte et ça monte, en pleine chaleur et en pleine humidité, évidemment. J’en étais à me demander pourquoi je m’infligeais ça, quand j’ai senti une drôle de douleur au pied. Une morsure. J’ai tout de suite fait le lien avec la colonie de fourmis que je venais de croiser. En tongs. J’ai regardé mon pied gauche en sentant soudain la même douleur au pied droit. Il fallait faire un choix. Mon gros orteil gauche était attaqué par une fourmi géante en train d’essayer de mordre à travers la corne (Dieu bénisse mes pieds cornés par des mois de service !). J’ai miséré à mort pour la détacher de là en criant LA PUTAIN DE TA RACE, avant de m’attaquer à celle de droite, qui s’accrochait à la chair tendre de mon troisième doigt de pied, par au-dessus. Avant de réaliser que j’en avais plein d’autres agrippées à ma tong, dans le caoutchouc. Ça a pas été simple de toutes les virer de là, et longtemps après j’étais encore en train de vérifier que je les avais bien toutes éliminées. Mais ces fourmis ont été la cause d’un effet que je ressens encore aujourd’hui. Après leur assaut, je me suis mise à marcher comme une furie, peu importe à quel point ça montait, à quel point je transpirais, à quel point mes cuisses me faisaient mal. J’avais trouvé un second souffle, et ce souffle, il me possède désormais tout entière, dès le début de mes randos. C’est très bizarre, en fait.

La frontière entre Colombie et Panama, vue depuis un mirador

Ce jour-là, j’ai marché presque 29 kilomètres. Et depuis, on dirait que je tente chaque jour de dépasser ce record.


Un vrai baroudeur doit savoir modifier ses plans en un claquement de doigts

Une demi-heure avant de prendre le bateau pour quitter mes potes et cet hostal où j’avais passé deux semaines, il pleuvait à mort, exactement comme le jour de mon arrivée. La boucle était bouclée, et au fond ça me semblait logique. Mais la pluie a eu la clémence de s’arrêter avant le décollage. Mon objectif du jour était Necoclí, où j’imaginais rester une nuit avant de me relancer dans la folie des bus. Débarquée là-bas, j’ai eu l’idée saugrenue de ne pas prendre de moto pour me rendre à l’un ou l’autre hôtel qu’on m’avait conseillé, mais de longer la plage avec mon gros sac, mes coups de soleil et le sel des vagues que je m’étais reçues qui me piquait la gueule… persuadée que je tomberais sur ces hôtels rapidement. Hum.

En effet, au bout d’une demi-heure de marche, j’ai fini par tomber dessus, harassée, rouge écrevisse, pour m’apercevoir qu’ils étaient tous complets (haute saison), et que de toute manière, la ville entière était en proie à une violente coupure d’eau qui ne me permettrait jamais de me laver de ce sel et de cette sueur… OK, on y va pour un brutal changement de programme !

Si y a bien un truc que le voyageur aguerri doit être capable de gérer, c’est ça. Paumé au milieu de nulle part ou découvrant soudain ses précieux plans foulés au pied pour je ne sais quelle raison, le baroudeur doit savoir rebondir rapidement et bouleverser ses projets -peu importe à quel point il y tient- comme s’ils n’avaient tout simplement jamais existé. J’ai donc pris une moto pour le terminal (enfin, disons, l’endroit d’où partaient les bus pour le Nord, en plein sur la grand-rue), repoussant sans ménagement les ayudantes (ceux qui accompagnent le chauffeur de bus en gueulant partout le nom de la destination de l’engin, chargeant les bagages, récoltant les sous, haranguant à tout va les malheureux piétons qu’ont rien demandé) qui se jetaient déjà sur moi en criant : CARTAGENA, MONTERIA, SANTA MARTA, pour m'asseoir sur un muret au milieu des pots d’échappement, de la poussière, de la chaleur carabinée et des vrombissement de moteurs, m’allumer une clope et consulter mon guide.

Un voyageur à la croisée des chemins…

OK. Le plus logique à faire, c’était de se rendre à Montería, bled sans intérêt, mais qui avait l’avantage de pas être trop loin (je fantasmais sur une douche) et surtout d’être à la jonction de l’itinéraire qui m’arrangeait le mieux. J’ai écrasé ma clope, me suis dirigée vers un des ayudantes, et j’ai fait : OK. Montería.


Un hôtel en face du terminal, l’odeur du gasoil et la vérité poussiéreuse du road trip

Pourquoi s’emmerder à trouver un hôtel dans le guide, prendre un taxi et s'exiler au cœur d’une ville dégueulasse quand tout ce dont on a besoin est une douche et un lit ? Une fois de plus, mon expérience m’a dépannée sur ce coup-là. Quand j’ai senti qu’on arrivait au terminal, j’ai ouvert grand les yeux et j’ai repéré un hôtel juste à côté. Parfait.

Très bonne aubaine. Il coûtait que dalle, la chambre était dotée d’un ventilateur ultra-puissant (indispensable dans ce bled étouffant de la mort), et la douche coulait bien. Bordel, j’avais pas besoin de plus ! J’ai consulté mon guide pour ma journée du lendemain. Le bled que je visais était pas à plus d’une heure et demi de route. 

J’ai fumé des clopes sur la coursive en matant la rue. Y avait un comedor (petit restaurant) où ils te servent du gras 24h/24 juste en bas, et l’odeur des hydrocarbures mêlée de poussière me remontait depuis là où j’étais postée. Ça m'a rappelé des scènes du passé, ces hôtels impersonnels où t'atterris parfois sans l’avoir prévu, en transit, comme un fantôme coincé dans l’entre-deux Monde. Une ombre furtive que personne ne remarque, qui n’existe pas vraiment, parce qu’elle ne laisse aucune marque nulle part.

Et je me suis demandé si c’était pas ça, le vrai voyage.


Un lieu mystique au bord du Río Sinú

J’ai passé une nuit bizarre, peuplée de rêves étranges, et à 6h30 du matin j’étais déjà en train de descendre les marches de l’hôtel pour me rendre au terminal. Mais j’ai même pas eu le temps de l’atteindre que j’étais déjà dans un bus. C’est marrant comment ça marche ici. En France le chauffeur te récupérerait jamais au bord d’une route comme ça, si t’es pas en train d’attendre religieusement à l’arrêt. Ici, ils te chopent n’importe où, et te font descendre où tu le souhaites.

Un bar de Lorica, Colombie

Bref, j’étais en partance pour Lorica, un bled qu’est pas du tout répertorié sur les guides. Et je dois avouer que ça faisait du bien qu’y ait aucun gringo à l’horizon. Mon voisin de bus m’a prise en main et m’a trouvé une moto pour me conduire à l’hôtel qu’il avait élu pour moi. Ça m'arrangeait bien, j’avais rien réservé, et c’est toujours un peu délicat de dire au mec chargé de te conduire : Amène-moi dans l’hôtel de ton choix, bien que je l’ai fait plus d’une fois. Mais on a parfois des mauvaises surprises. Je pensais que j’étais face à l’une d’entre elles quand la moto m’a fait descendre. On était juste à côté de l’église, à deux pas de la place centrale (là où se trouvent en général les trucs les plus chers) et l’hôtel avait l’air tellement clean que j’espérais pas une seule seconde qu’il soit dans mes prix. 

Un restaurant de Lorica, Colombie

J’en revenais pas quand le type de l’accueil m’a annoncé le montant, tout en glissant que la piaule était climatisée (limite indispensable, vu la chaleur dans ce bled). Je sais pas si vous pouvez imaginer le soulagement du gringo quand il se dégote une chambre de luxe dans ses prix, avec un petit balcon où il peut cloper en matant l’animation de la plaza mayor (place principale), une panaderia (boulangerie) à deux pas, et le fleuve en contrebas… 

Il était très tôt, à peine 9h, et je suis tout de suite ressortie pour aller explorer mon nouvel environnement et me taper un café et un croissant tout chaud. L’énergie qui faisait vibrer le cœur de cette ville était d’une nature particulière : marché très vivant avec ses nombreux comedores donnant sur le fleuve, gens flânant sur le malecón (balade au bord de l’eau) à toute heure, chaleur sèche des petites rues poussiéreuses dont les murs des quelques bars et commerces s'ornent de graffitis, barques prenant l’eau le long des rives, architecture des porches et des fenêtres aux reflets arabes, et cette église colorée qui domine la place, pareil que dans toutes les villes d’Amérique latine d'ailleurs, mais qui justement offre un côté réconfortant, n’importe où que tu te trouves…

Lorica au coucher du soleil, Colombie

Je me suis baladée longuement, revenant à l’hôtel pour me rafraîchir, et ressortant parce que je devais encore tout voir, tout sentir… Le soir en particulier, lorsque l’air devient enfin respirable et que le fleuve fait ondoyer ses couleurs au coucher du soleil, l’âme de cet endroit révèle l’ensorcellement caché qu’on pouvait sentir ou deviner pendant la journée. L’esprit se tait, et il respire, lui aussi.

Être seul dans une ville inconnue à la tombée du jour, et s'imprégner d’une énergie étrangère, c’est quelque chose de sacré quand on voyage. J’ignore à quelle partie de nous-mêmes ça nous connecte, mais on se sent plus que jamais nomade dans ces cas-là. Ce qu’on appelle bêtement citoyen du monde, je crois.

Putain de haute saison !

San Bernardo del Viento, Colombie

J’aurais dû sentir venir la merde quand je me suis rendue à San Bernardo del Viento le lendemain, village en bord de mer censé être la tranquillité même. Ouais, eh bien non. La plage était envahie de vacanciers locaux, et puisque je déteste me retrouver au milieu d’un tas de gens, je me suis contentée de marcher sur le sable des heures et des heures en faisant quelques pauses jus de fruit, avant de m’en retourner à Lorica, un poil déçue, en retrouvant le même chauffeur de moto qu’à l’aller. C’est marrant, mais peu importe les déceptions que je peux rencontrer en chemin : quand il s’agit de faire de la route, j’oublie absolument tout ce qui vient de se passer pour être dans le pur présent. Les senteurs de cette côte caribéenne sont vraiment incroyables, et j’aurais bien du mal à décrire ce que ça fait d’être perchée sur une moto en observant la végétation, les rivières, les petites maisons et les cimetières colorés comme si on m’offrait le droit d’accéder à l’intimité d’une vie qui ne sera jamais la mienne. Comme… goûter en secret à différents aspects de l’existence.

De retour à l’hôtel, un brin inquiète quant à cette histoire de haute saison en train de monter en puissance, j’ai tenté tant bien que mal de trouver un hôtel pour le prochain village que je visais sur Booking, mais tout paraissait saturé, ou bien carrément hors de prix. Ça sentait de moins en moins bon…

J’ai laissé tout ça de côté pour aller savourer une dernière fois les ondes mystiques de Lorica…

Lorica, ville mystique, Colombie

Et le lendemain j’étais dans un bus, qui lui aussi m’a paru super cher, alors de deux choses l’une : soit je me suis fait enfler, mais grave, soit les prix triplent pendant les vacances. Avec le recul que j’ai maintenant, je dirais que c’est la deuxième option. Ces périodes de fêtes et de vacances ont toujours été ma hantise, et voilà que, comme une bleue, je me retrouvais encore une fois en plein dedans ! Y serait peut-être temps que j’apprenne à calculer un peu mieux mes itinéraires en fonction des périodes…

Jesus à moto, trois bières de trop et un mal de tronche légendaire

Arrivée à San Onofre, ville d’où partent les motos pour Rincón del Mar, j’ai pas eu le temps de dire ouf que j’étais à l’arrière d’un type qui m’y conduisait, en me faisant déjà un gringue éhonté. Oh, je dis pas, c’était un sacré beau Black, et flirter avec lui n’avait rien de désagréable. Au fond, je trouvais ça limite reposant qu’il soit aussi direct, ça nous épargnait les ronds de jambes habituels en matière de séduction.

- T’aimes pas les Morenos (Noirs) ?

- Si. Enfin je veux dire, j’ai jamais essayé, mais…

- Moi non plus j’ai jamais essayé une Française. J’aimerais essayer avec toi. Comment tu t’appelles ?

- Zoë.

- C’est joli Zoë. Moi c’est Jesus.

- Ah.

- Tu veux qu’on se voit ce soir ?

- Ben…

- Allez, j’ai vraiment envie de faire l’amour à une Française !

- Je suis à peu près certaine que ça fonctionne pareil dans le monde entier, tu sais… Et puis je suis sûre que tu mens. Je suis sûre que t’as déjà tapé dans de la gringa.

- Nan, jamais !

- Carrément que si ! Je suis sûre que tu sors les mêmes conneries à toutes celles qui montent derrière toi.

- J’ai jamais parlé avec une Blanche comme ça.

- Mouais, c’est plutôt qu’elles comprennaient rien à ce que tu leur racontais, surtout.

- Haha.

- Héhé.

Sans surprise, à Rincón, ça dégueulait de gens de partout. Ce que mes potes de Doble Vista m’avaient vendu comme un petit paradis de pêcheurs loin de tout, où il faisait bon se reposer sur la plage en buvant des cervezas face au coucher de soleil, se révélait être une immonde usine à vacanciers et touristes, où, comme de juste, tous les hôtels où Jesus m’a emmenée étaient complets. J’ai fini par lui dire de me laisser me démerder toute seule, je m’en voulais de lui faire perdre son temps en cherchant avec moi, et puis il commençait déjà à me saouler… 

Rincon del Mar, Colombie

J’ai patienté deux heures dans un hostal où ils disaient qu’ils auraient peut-être une place, avant de finir par m’annoncer que la chambre coûtait 150 000 pesos, c’est-à-dire plus que mon budget quotidien. Mais ils connaissaient un type juste à côté qui proposait des piaules pour 100 000. Bordel de chiotte, je jure que j’étais à deux doigts de reprendre une moto pour me tirer de cette galère et de ce con de bled qui me sortait déjà par les yeux, mais pour aller où, en même temps ? Le prochain endroit que je visais était Cartagena et je savais que là-bas ce serait exactement le même délire, voire pire, vu la très bonne réputation de cette ville.

La mort dans l’âme, j’ai laissé le jeune du premier hostal me conduire au second en moto. Le dueño s’est montré adorable direct (tu me diras, vu le fric que je lui rapportais, ça se conçoit). Il faisait penser à un gros Hawaïen, chemise à fleurs, panse énorme, sourire chaleureux. On a un peu papoté le temps que sa femme prépare ma chambre, et il m’a branchée sur des trucs à faire dans le coin. Dans la foulée, j’ai donc réservé un tour pour visiter les mangroves en canot le soir même, et un autre pour aller voir l'archipel de San Bernardo le lendemain. Foutu pour foutu, autant que mon séjour dans cet endroit serve à quelque chose. 

J’ai découvert ma chambre qu’était pas si merdique, même si en comparaison de l'hôtel que je venais de quitter à Lorica, ce truc était parfaitement moisi, tout en coûtant le double. 

J’aurais peut-être bien dû me reposer un brin, mais j’avais surtout besoin d’une bière. Au bout de trois, j’ai réalisé que c’était une très mauvaise idée quand un mal de tronche carabiné m’a chopé la tête en étau, qui ne devait se relâcher que deux jours plus tard…

A moitié bourrée, je suis retournée à l’hôtel en attendant l’heure de sortir dans les mangroves, en priant pour qu’y ait pas trop de monde dans le bateau. Je commençais à me sentir prise à la gorge par les gens, le bruit, l’agitation, et tout ce que je désirais au monde, c’était de respirer un peu loin de tout ça.

Virée en canot dans les mangroves, paresseux et narcotrafiquants

C’est parti pour un tour en canot dans les mangroves !

Mes talents de sorcière se sont révélés utiles : les gens qui devaient venir avec le guide et moi se sont décommandés, et c’est donc seule avec ce petit mec freluquet et sympa comme tout que je me suis lancée dans les marais. Honnêtement, j’ai vu des trucs bien plus impressionnants que ça dans ma vie, mais y se trouve que passer deux heures loin de l’agitation du monde avec ce gars était tout ce que je désirais en cet instant. Il avait l’air plutôt concerné par son boulot, en plus.

Apparemment, cette mangrove reliée à la mer sur laquelle on circulait était pura basura (pure poubelle) avant que l’association pour laquelle il taffait prenne les choses en main pour tout nettoyer. Il m’a expliqué que la végétation de ces fameuses manglares (écosystème constitué de marais donc, avec de drôles d’arbres qui poussent dans l’eau avec les racines soit sortant de l’eau, soit allant vers l’eau depuis les branches) produisait plus d’oxygène que n’importe quel pauvre arbre tout sec qu’on trouvait dans les plaines, et que c’était donc super important de la préserver. Il me citait les noms latins de chaque plante, m’apprenait le nom des oiseaux, et m’a emmenée dans une plaine pour qu’on tente de voir les paresseux.

Paresseux, Rincon del Mar, Colombie

En sortant du canot, il m’a fait : Si on voit un paresseux, tu me files un pourboire, d’accord ? Sa manœuvre était plus que grillée, mais je le trouvais tellement cool que j’ai topé sans faire d’histoire. A peine sortis de l’eau, sur le premier arbre planté face à nous, non pas un mais trois paresseux étaient accrochés là comme font toujours ces bestiaux, soit roulés en boule, soit se déplaçant avec une lenteur effarante et un sourire de fumeur de ganja perdu de Dieu. Faut dire que les feuilles de cet arbre étaient leur nourriture favorite. Moi j’étais simplement contente de voir la vie sauvage ailleurs que dans un zoo. 

On a repris le canot après s’être un peu baladés. Entre-temps, il m’avait montré une célèbre piste d'atterrissage d’avions des narcotrafiquants, et m’avait expliqué qu’une grande partie de sa famille s’était fait buter par eux. C’est quand même spécial la Colombie. Elle a un sacré passé que les chochottes françaises pourront jamais comprendre, moi la première…


Parfois, la réalité est aussi merdique que la fiction

Lever de soleil à Rincon, Colombie

J’aurais voulu que cette parenthèse dure plus longtemps. De retour à l’hôtel, mon mal de tronche avait empiré et je me sentais capable de rien, ni de sortir bouffer, ni de lire, ni même de me brosser les dents, ce qui ne me ressemble vraiment pas. Je me suis tout juste contrainte à préparer une gourde de flotte histoire de pouvoir boire durant la nuit, en glissant carrément deux cachets de micropur dedans, tant elle semblait foireuse… J’avais tout sauf besoin de me choper une intoxication en plus du reste. Bordel, je me sentais comme Travis au début de Borderline, et dans un sens, ça m’a fait rire, cette connerie. Étalée à poil sur mon lit, le ventilo en pleine gueule, avec cette foutue musique qui ricochait dans toute la ville, et particulièrement chez les voisins, vraisemblablement, cette migraine me filait la nausée, elle était en train de me rendre complètement dingue…

J’ai presque pas dormi, je crois. Au petit matin, la nuit entière m’apparaissait comme une longue abomination faite de visions sordides, de musique qui s’insinue dans ta tête sans espoir d’y échapper, et d’une douleur occipitale d’une lente et rare violence, continue, intraitable. 

Ruelle d’une ile de l’archipel San Bernardo, Colombie

J’étais dans un état proche de l’Ohio, et dire que j’étais censée me taper une virée en bateau pour aller découvrir ces fameuses îles qui, je le sentais, allaient être envahies DE GENS ! La putain de sa race. J’ai avalé une gorgée d’eau ultra-chlorée qui s’est débrouillée pour avoir quand même goût de moisi. Chaud, le moisi. Putain. J’ai rampé sous la douche, qui n’était en fait qu’un vague tuyau planté dans le mur crachant un filet mou d’eau froide, histoire d’essayer de me remettre en place pour la journée. Brossé les dents. Avalé un nouveau Doliprane. Et suis descendu fumer une clope avec le dueño, qu’a eu la décence de m'offrir une tasse de tinto (le café très léger et sucré qu’ils boivent ici). J’aurais préféré un triple espresso, mais bon.

Ça allait quand même un peu mieux. Il était super tôt, pour pas changer, l’excursion décollait à 8h, j’avais le temps de faire un tour du village et de me taper un vrai café bien fort. Personne dans les rues. Le soleil en train de se lever, caressant de sa lumière les rues en sable et les petites maisons colorées… Voilà à quoi devrait toujours ressembler le monde, je me suis dit. Juste moi, la lumière, et quelques cabots qui traînaient par là.

J’ai bu mon café en regardant la mer. Elle était calme à cette heure-là, les vagues ne commençaient que vers 10 heures. Ça m'a fait du bien. Quand il a été l’heure de partir, j’avais retrouvé figure à peu près humaine.

Les Iles du Diable

Visite de l’archipel de San Bernardo, Colombie

Parfois, on sait très bien qu’on se fout dans un plan débile, mais on y va quand même. Mon idée de base en me dirigeant vers Rincón del Mar, c’était de dormir sur l’Isla Mucura, qui est réellement splendide, mais avec les récentes déconvenues que je m’étais chopées avec les hôtels, j’avais pas osé me pointer là-bas comme une fleur en mode Holà, hay habitación ? (salut, z’avez une chambre ?).

Je dis pas que j’aurais dû, mais ce qu’est sûr, c’est que ce tour de merde n’était pas la bonne option pour profiter de cette île, et que les deux autres que j’ai visitées ce jour-là valaient pas un pet de lapin. Je hais les putains de tours opérateurs. Chaque fois que j’ai dû y avoir recours, j’ai détesté ça, putain. Comment on est censé kiffer quand le bateau te largue avec un tas d’autres neuneus sur une micro-île surpeuplée en te disant : OK, rendez-vous dans une heure à l’embarcadère, les pigeons !

Eh bien, on trace direct dans le sens inverse de la cohue. Tout le monde va à droite, où y a la zik et les restos ? Va à gauche, suis le sentier le long de la mer, écarte-toi autant que possible en surveillant l’heure quand même pour pouvoir être de retour quand ce fichu bateau repartira, et marche, vite, loin, jusqu’à trouver une crique où tu pourras te tremper le cul tout seul pendant le quart d’heure qui te reste.

Quelle situation pathétique… Dans un lieu si beau, le genre de truc dont tu rêves depuis que t’es gamin ! Encore heureux que j’arrive à me connecter rapidement à la beauté qui m’entoure quand je l’ai sous le nez. Je dirais que c’est ce qui m’a sauvée. Et j’ai répété le processus sur l’île suivante, Tintipán…

Ile Mucura, Colombie

Le monde est devenu franchement moche, vous savez. Ce coup-ci, c’était Indiana Jones au pays d’Instagram. Nom d’un chien, c’est pas que j’aie le sentiment d’avoir une place à moi quelque part, mais là, j’aurais pas pu être plus loin de mon monde… J’ai fermé les yeux sur les pétasses en mode selfie avec leur gros culs cellulitiques débordant de leurs strings, et j’ai franchi la barrière supposée séparer le monde en deux : la plage publique, qui devait pas représenter plus d’un quart de l’île, sur laquelle s’ébattait donc la horde effroyable de vacanciers que je venais de croiser, et la partie privatisée, où chaque hôtel de luxe a acheté son petit coin de paradis à l’usage exclusif de ses hôtes…

Ce qui fait que je me suis retrouvée dans un no man’s land où les pilotes de bateau des tours opérateurs se reposaient à l’ombre, étonnés de voir une pauvre gringa mortifiée débarquer. J’ai tracé sans rien demander, jusqu’à trouver des rochers qui s’avançaient dans l’eau. J’entendais presque plus la musique. Y avait personne. Ouf. 

L’un des types est tout de même venu me prévenir de faire gaffe où je mettais les pieds. En effet, ici les oursins et les coraux tranchants comme des lames avaient remplacé le sable blanc. C’était le prix à payer pour la solitude. 

Ile Tintipan, Colombie

Tout était si cher sur ces îles que j’ai rien bouffé de la journée, et de retour à Rincón le soir, le mal de tête était revenu en force. En me connectant vite fait dans un bar (mon hôtel n’avait évidemment pas la wifi), j’avais découvert que celui que je croyais avoir réservé pour le lendemain était en réalité complet, ce qui me faisait changer mes plans à la dernière minute, une fois de plus… Dans l’urgence, j’ai dégoté un truc moisi pour une autre ville le long de la côte. Toute cette connerie commençait à me courir sur le haricot. J’étais impatiente d’être au lendemain pour me tirer d’ici.



Tu sais ce que ça veut dire, d’être au bout de sa vie ?

J’ai enchaîné taxi (vraie voiture, ce coup-ci, pas un Jesus en moto), puis voiture privative pour Cartagena, et puis bus et encore taxi ce jour-là. C’est chelou comment ça marche ici. Tu sais jamais dans quel transport tu vas grimper. 

Le premier taxi m’a lâchée sur une sorte de grand-route où s’arrêtaient des voitures, des bus, des motos, et les mecs qu’étaient là se sont occupés de mon cas, arrêtant une voiture dans laquelle ils m’ont fait monter, apparemment le mode de transport qu’allait m’amener à Cartagena. J’étais là, mon arepa toute grasse à la main (galette de maïs, petit dej de rue typique de la Colombie), et j’ai dû bondir dans cette caisse sans même prendre le temps de m'interroger. Ce n’est qu’une fois seule avec ce mec que j’ai réalisé que j’étais absolument pas dans un taxi officiel, que j’avais pas pris en photo sa plaque d’immatriculation (c’est conseillé de le faire dans ces cas-là), et que donc, bah, j’étais à la merci. J’avais pas peur non plus, cela dit. Il était 9h du mat, et hormis le fait que ce chauffeur avait des yeux bleus très bizarres et un accent que j’avais foutrement du mal à comprendre, il avait l’air sympa, et sa caisse était bien, elle roulait vite.

Dans le doute, je lui ai tout de même monté un bateau sur un type que j’étais censée retrouver pas loin, genre : Je suis pas toute seule dans ce pays, des tas de gens s’inquiètent pour moi ! Tu parles. La vérité, c’est que si je disparaissais, personne s’en rendrait compte avant un sacré bout de temps.

Mais j’ai pas disparu. Même si en approchant de la fin de journée et donc de mon hôtel, y restait plus grand-chose de moi, tant j’étais rincée. C’est peut-être ça d’ailleurs, cette dureté qui te possède quand t’atteins tes limites, qui m’a poussé à refuser que l’enculé de taxi me laisse à des rues et des rues de mon hôtel, prétextant que la route était fermée ou je ne sais quelle connerie. Il a tenté, il a échoué. La route n’était pas fermée et je l’ai forcé à me déposer au pied de mon logement. Hors de question que je marche des kilomètres dans les rues sablonneuses avec le sac sur le dos et le soleil qui brûle la couenne avec une migraine d’un autre monde et une journée de voyage dans l’os. Nique ta mère. Je lui ai balancé son fric et j’ai franchi les portes du taudis. Mais non, j’étais toujours pas au bout de mes surprises…

L’hôtel n’avait pas pris ma réservation en compte. Heureusement, m’a annoncé la bonne femme, il reste une place en dortoir (les DORTOIRS, ma hantise depuis mon premier trip ! Des repaires de ronfleurs que je fuis comme la peste depuis mes 20 ans !), et coup de bol, y avait personne dedans, pour le moment. Quand elle a vu ma tronche, elle a compris son erreur, et je dois d’ailleurs la remercier de m’avoir finalement laissé tout le truc sans me foutre personne d’autre, même quand une bande de clampins s’est présentée.

Est-ce que j’allais enfin pouvoir me reposer ? Je me suis tapé trois bières achetées à la tienda (épicerie) d’à côté pour favoriser mes chances, mais c’était sans compter sur… LES PUTAINS DE VOISINS QU’ONT MIS LA MUSIQUE A FOND LA CAISSE TOUTE LA PUTAIN DE NUIT ! Ces connards envoyaient même des pétards dans le ciel, au point, oui oui, de foutre le feu à la maison d’à côté…  Cela dit ça on me l’a raconté le lendemain. Y avait de la cendre dans ma piaule en me réveillant, et c’est après que j’ai pigé. 

Ça commençait à bien faire. J’ai préparé mon sac en deux temps trois mouvements et j’étais de retour à attendre le bus. Ces sales vibrations qui me poursuivaient depuis trois jours avaient méchamment entamé mon système nerveux, et j’osais même plus imaginer que l’endroit soi-disant enchanteur où je me rendais l’était bel et bien. Du coup, quand j’ai finalement débarqué, le soulagement a été IMMENSE.

Minca était vraiment le paradis qu’on m’avait vendu, l’endroit idéal où j’allais enfin me ressourcer.

Village roots, guérisseuse indigène et exorcisme intestinal

L’église de Minca, Colombie

Dans chaque pays d’Amérique du Sud, y a un bled que les gringos ont élu. Il s’agit souvent d’un petit village plein de charme à la température clémente, où il fait très bon en journée mais frais la nuit. Et dès ses premiers pas dans ce village, on ne peut que sentir qu’une énergie particulière est à l'œuvre.

Évidemment, on pourrait penser que c’est les gringos qui se sont établis là pour y vivre qu’ont amené avec eux cette sorte de vague new-age, puisque ce sont majoritairement des gens roots, portés sur les médecines naturelles, le yoga et la bouffe healthy, et qu’ils se sont employés à transformer les lieux en une sorte de refuge où on boit du tchaï, bouffe des pancakes vegan, du houmous et du granola, et où on peut prendre des cours de méditation vipassana à tous les coins de rue. Et où, d’une manière générale, tout le monde met un point d’honneur à se comporter avec ouverture et bienveillance.

Mais à y regarder de plus près, en cherchant un peu dans le passé et les légendes locales, on réalise que c’est pas le cas : l’énergie était là avant, les gringos l’ont juste identifiée, et se la sont plus ou moins appropriée… Pisac au Pérou, Samaipata en Bolivie, San Marcos de Atitlán au Guatemala, et maintenant, Minca, Colombie.

N’importe quel voyageur pourra tenter de s’en défendre, même moi qui suis pas du genre à coller à mes semblables et qui fuis comme la peste tout ce qui s’apparente à la bienveillance outrée. Mais la vérité est là : dans ces endroits, on se sent bien, et on y reste souvent bien plus longtemps que prévu…

Un refuge donc. Celui dont j’avais besoin après l’exposition démesurée et la promiscuité que j’avais vécues sur la côte comme s’il s'agissait d'une opération à cœur ouvert.

Cascade Marinka, Minca, Colombie

Cela dit, même ici, les vacanciers sont présents, sans compter les gringos donc, auxquels j’ai toujours autant de mal à m'identifier et vers qui je me dirige jamais facilement. Mais avec mes horaires de poule sous amphets, c’est pas trop difficile pour moi d’éviter la foule en cheminant aux aurores vers les cascades et autres merveilles qui peuplent ce coin de paradis.

Pourtant parfois je m'interroge sur cette impossibilité de nouer des liens avec ceux que je croise. Je marche des kilomètres, entièrement seule, et quand je rentre au village j’éprouve toujours pas l’envie de tenter d’avoir un contact avec les autres. J’ai pourtant croisé des gens cool quand j’ai été dans cet hôtel sur les flancs de la montagne (c’est tout l’intérêt de Minca, à priori : squatter dans les ecolodges somptueux avec vue sur la mer en contrebas, isolés de tout), et j’aurais eu la possibilité de les accompagner un moment pour me rendre avec eux dans la Guajira, désert qui se trouve à l’extrême nord du pays. Mais non.

Faut dire aussi qu’il s’est passé un truc qui, même si je l’avais voulu, m’aurait empêchée de le faire. 

Une Française que j’avais croisée à l’hostal de mes potes s’était rendue dans ce fameux hôtel, où elle s’était fait masser par une indigène. Mais c’était pas un massage classique. Au bout de quelque temps de palpations, la femme s’était mise à lui révéler des choses sur elle. Des choses qu’elle était techniquement incapable de savoir. Et moi, avec la lame de fond dont j’ai parlé au début de ce carnet, j’avais des trucs à régler. J’étais curieuse de voir ce qu’elle découvrirait sur moi.

Piscine de l’hôtel Casas Viejas by Massaya, Colombie

J’ai donc pris rendez-vous avec cette femme. Elle avait l’air rude, et pas spécialement amical, mais c’est un truc auquel je suis habituée avec les chamans. Rapidement, elle a commencé à me parler, évoquant des éléments de ma vie qu’elle semblait sentir à travers mon corps. Elle m’avait tout d’abord passé un linge humide, imprégné d’une sorte de tisane aux herbes, chaude, pour ouvrir les pores de ma peau afin d’être en mesure de me lire. Puis, elle avait mis ses mains sur mon ventre, dont, selon ses dires, chaque zone correspondait à un aspect de moi : familial, émotionnel, sentimental…

Mon corps lui a tout dit. Ses massages faisaient mal. Je ne veux pas entrer dans les détails, mais à la fin, au niveau du pied, ça faisait si mal, aussi bien physiquement qu’émotionnellement, que je me suis cambrée sur ma planche, comme en proie à un exorcisme, pour hurler des pleurs d’une force inouïe. Et elle qui me disait de respirer, d’inspirer par le nez, souffler par la bouche tout en faisant avec mes mains le geste de balayer, de balayer cette souffrance que je traversais, de m’en défaire, de la laisser s’en aller… Cette façon de gérer le souffle m’a rappelé le pouvoir qu’il a en cérémonie d’ayahuasca.

Elle a voulu me revoir le lendemain pour terminer le boulot. Donc, à 7h du matin, j’étais de retour sur la table de massage. C’est principalement sur mon ventre qu’elle a travaillé (la veille, toutes les glandes et méridiens qui parcourent mon corps y avaient eu droit, jusqu’à mon pied, donc). C’est peut-être ce qui explique ce qui s’est passé…

Peu de temps après l’avoir quittée, j’ai commencé à me sentir très mal. Faible, épuisée, nauséeuse, tremblante… Un brin fiévreuse, peut-être ? Je me sentais si mal que j’ai dû changer mes plans : alors que j’avais réservé une nuit dans un autre ecolodge paradisiaque, ce qui impliquait un retour à moto à Minca, puis un autre trajet à moto pour m'y rendre, et enfin une nuit dans un dortoir (trop cher la chambre solo), et surtout une exposition permanente aux gens (comme c'est le cas dans ces endroits où les gringos sympathiques pullulent), j’ai finalement choisi de retrouver mon hôtel au village, pour me cloîtrer dans ma chambre individuelle, fraîche et solitaire.

Grand bien m’a pris. Toute la sainte journée, j’ai été victime d’une diarrhée d’un autre monde, c’est-à-dire, du monde de la medicina, comme celle que j’avais déjà connue avec l’ayahuasca. Un truc émotionnel qui te vide de ta propre substance…

Coucher de soleil à Minca, Colombie

Je ne sais pas si on peut dire que cette femme était chamane, et au fond je me contrefous de l’étiquette qu’on peut lui coller. C’était une guérisseuse, et le travail de nettoyage qu’elle avait initié connaissait son ultime dénouement…

Tout ce que j’espère désormais, c’est que cette énergie néfaste, pesante, et surtout, d’une incommensurable tristesse qui m’habitait a trouvé le chemin vers la sortie. C’est ce dont je parle, quand j’aborde le thème de la confrontation avec soi-même.

On réveille la lame de fond. Et puis, on se trouve en plein centre de sa fureur. Mais il faut apprendre à la gérer, à la dominer, à surfer dessus. C’est là qu’intervient le chamanisme, de n’importe quelle tradition. Voilà la medicina, qu’elle soit personnelle, c’est-à-dire pouvoir curatif de sa propre conscience sur elle-même, ou bien apporté par une femme dont on entend parlé, et dont on se dit : Tiens tiens…

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© Zoë Hababou 2022 - Tous droits réservés

Le carnet de voyage colombien de Zoë Hababou
 

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