Road Trip, Journal de bord Zoë Hababou Road Trip, Journal de bord Zoë Hababou

El Diario Latino #6 : The End

Les rencontres de malade s’enchaînent. Les évènements explosifs s’accumulent. Les expériences se télescopent si vite les unes après les autres que tout ce que je peux faire est de… suivre. Galoper avec elles, sans reprendre mon souffle. Sans déconner, j’ai l’impression d’être Jim Carrey dans Yes Man ! Vous connaissez le principe ? Dire OUI à tout ce qui se présente, foncer tête baissée dans tout ce que la vie te propose, aussi ouf, dangereux ou stupide que ça paraisse ! Et bordel, mais c’est la meilleure manière de vivre, nom de Dieu !

Iquitos, Pérou : Jour 131

De Villa de Leyva à Iquitos

Ceci est le dernier Diario Latino que vous lirez. C’est devenu impossible pour moi de le tenir régulièrement.

Il m’est arrivé trop de choses. Trop de rencontres, trop de bouleversements, trop d’évènements que je me sens incapable de décrire, et que j’ai plus envie de partager. Parce que ça les vide de leur essence et que ça n’appartient qu’à moi. Et puis, il est hors de question de me couper de ce que je vis, ne serait-ce qu’une seconde, pour prendre le temps de le rapporter ici. Sans blague, vous me voyez refuser l’invitation d’un Anglais badass à se déchirer la gueule dans un bar miteux ou encore décliner un tour en bateau pour voir les dauphins au coucher du soleil parce que, nan, désolée, j’ai du retard dans mon carnet de bord, ce soir faut que j’écrive ? J’aimerais bien voir ça, tiens !

Et se raconter à soi-même sa propre histoire alors qu’elle est en train de s’écrire… A quoi bon ?

Depuis un moment, je me disais qu’être connectée freinait l’immersion et l’assimilation de ce voyage. J’en venais à regretter l’époque de mon premier trip, pas loin de 15 ans en arrière, quand mon unique moyen de contact avec le monde extérieur (c’est-à-dire ma mère) était un pauvre téléphone qui me coûtait 3 euros à chaque sms envoyé. Vu qu’en ce temps jadis y avait un nombre limité de caractères par sms (sinon ça en coûtait deux), autant dire que t’avais plutôt intérêt à te restreindre sur le déballage de ta life, ce qui te poussait à aller à l’essentiel. En gros donc : Maman, t’en fais pas, je suis toujours en vie (envoyé toutes les deux semaines).

J’étais complètement seule avec ce que je vivais. Et j’adorais ça, en fait.

Déjà à l’époque, tenir le Carnet de Route me demandait une certaine astreinte, mais j’étais beaucoup moins prolifique au niveau de la fiction, donc ça se résumait plus ou moins à la seule écriture que je m’imposais.

Les choses ont changé aujourd’hui.

Le truc, les gars, c’est que quand t’es capable de transformer une expérience en fiction, y a plus aucun intérêt à la relater telle quelle. Aucun intérêt personnel, du moins. La nouvelle La Passagère a constitué une sorte de révélation, à ce niveau. L’exemple le plus flagrant que je puisse trouver, c’est ces légendes que les indigènes m’ont racontées. Pourquoi les faire transiter par ici alors que je peux direct m’en inspirer pour les transformer en Histoires de l’Autre Monde ?

A partir de maintenant, voilà ce sur quoi je veux travailler. Voilà l’endroit où je veux mettre toute ma putain d’énergie. Et surtout, voilà la seule concession à l’écriture que je suis désormais prête à faire durant ce voyage.

La fiction. Utiliser ce que je vis pour l’incorporer directement à mon œuvre.

Les deux semaines passées dans la jungle colombienne sans wifi ont achevé de me convaincre que la seule vraie manière de vivre ce trip était d’oublier le reste du monde. Celui que j’ai laissé derrière moi. Physiquement, mais aussi sur les réseaux.

Les rencontres de malade s’enchaînent. Les évènements explosifs s’accumulent. Les expériences se télescopent si vite les unes après les autres que tout ce que je peux faire est de… suivre. Galoper avec elles, sans reprendre mon souffle. Sans déconner, j’ai l’impression d’être Jim Carrey dans Yes Man ! Vous connaissez le principe ? Dire OUI à tout ce qui se présente, foncer tête baissée dans tout ce que la vie te propose, aussi ouf, dangereux ou stupide que ça paraisse ! Et bordel, mais c’est la meilleure manière de vivre, nom de Dieu ! Vous voulez des exemples ? No problemo.

En vrac et dans le désordre, ces dernières semaines j’ai repris de l’ayahuasca en Colombie pour la première fois depuis la mort de Wish, j’ai vu des dauphins, des singes, des perroquets libres volant dans le ciel et des serpents mortels, j’ai quitté la Colombie pour le Pérou en naviguant sur l’Amazone, j’ai appris à préparer le rapé (tabac à priser chamanique), je suis tombée amoureuse, j’ai fait le plus beau galop de ma vie sur un cheval nommé Cambalaché, j’ai réalisé le rêve de me rendre sur les lieux du film L’Étreinte du Serpent, j’ai vu une liane d’ayahuasca vieille de 16 générations, j’ai rencontré des Italiens, des Anglais, des Lituaniens, des Polonais, des communautés indigènes de tous bords, des gens complètement fêlés et magnifiques, chacun avec sa folie singulière, qui m’ont filé du grain à moudre pour de futurs personnages, j’ai testé le yopo, graines contenant de la DMT qu’on réduit en poudre pour se l’envoyer dans le nez et c’était tellement violent que j’ai cru que j’allais jamais en revenir, je me suis lavée toute nue dans les rivières, j’ai gerbé mes tripes, je me suis décalqué la gueule à la bière, je me suis sentie seule, je me suis sentie comprise, je me suis sentie aimée, j’ai parlé de mes livres à un nombre de gens effarant, j’ai fait tellement d’heures de bateau dans la jungle que je sais même plus l’effet que ça fait de prendre un bus, je suis restée dans une grotte toute noire en plein silence, que les indigènes considèrent comme le vagin de la déesse de la Terre, la Pachamama, seulement caressée par le frôlement des chauve-souris, et en sortant de cette grotte je suis née à nouveau (selon la légende), et enfin… j’ai trouvé la communauté dans laquelle je vais rester pour faire une diète d’ayahuasca et sans doute d’autres plantes maîtresses, celles que Travis diète dans Borderline.

Là-bas, il y a un tumbo dans lequel je peux m’isoler sans voir personne pendant des semaines en pleine jungle. Et il est aussi question que je prenne de l’ayahuasca toute seule, dans ce tumbo, pour la première fois de ma vie.

Donc après 4 mois et demi de voyage, les priorités ont changé. Le seul truc qui compte à mes yeux à présent, c’est de VIVRE.

Bien sûr, en tant qu’auteure indépendante, je me disais que de maintenir un minimum de présence sur les réseaux, c’était le moins que je pouvais faire pour faire perdurer mon business. C’est bien connu, pas vrai, que si t’existes pas sur les réseaux, t’existes pas tout court.

Putain de conneries.

Bullshit de merde.

La vérité, c’est que beaucoup de gens se contentent de liker mes photos sans avoir la curiosité d’aller voir ce que j’écris. C’est marrant, mais on dirait qu’ils font pas le lien entre ce que je montre de mon voyage et l’inspiration que ça pourrait me procurer. Hey, j’adore le délire de cette meuf, quel beau voyage, dis donc ! Acheter ses livres parce que cette fille-là doit forcément avoir des trucs intéressants à dire ? Tu parles ! A part scroller, j’ai pas le temps pour ça, mon vieux. Pas le temps de lire. Pas le temps de rien.

Bah vous savez quoi ? Fuck off. J’ai plus de temps à perdre avec ça. Si Borderline doit se faire connaître pour de vrai un jour, ça se fera sans moi.

Je posterai encore quelques photos sur Twitter et Instagram, parce que c’est important pour moi de montrer aux autres la beauté du monde et peut-être d’arriver à en inciter certains à se lancer sur la route à leur tour, mais j’en ai fini avec l’étalage de mon vécu à travers ce Diario.

Tout ce qui m’incombe en tant qu’artiste, c’est juste de continuer à écrire. Et bordel m’isoler en pleine jungle avec l’ayahuasca comme guide est le seul et unique putain de truc sensé à faire à l’heure qu’il est. Et puis, ici, les gens s’intéressent vraiment à ce que j’écris. Quand ils voient le jaguar sur la couverture du tome 1, ils comprennent tout de suite ce que ça veut dire. S’il existe encore un quelconque marketing en ce qui concerne Borderline, il est à présent dans le rapport direct. Évidemment, la plupart des gens que je croise ne sont pas Français, ce qui limite le nombre de lecteurs que je peux trouver. Mais je m’en cogne, en fait. Rien que de parler de cette saga, qui compte plus que tout à mes yeux depuis plus de la putain de moitié de ma vie, à des gens qui parlent le même langage que moi, suffit à me réjouir !

Donc voilà où on en est. Mes projets ? Demain, je pars pour des semaines de diète d’ayahuasca et de plantes maîtresses dans une microscopique communauté le long d’une rivière au sud d’Iquitos. Je vais m’acheter des cahiers, à l’ancienne, pour écrire le dernier tome de Borderline exactement dans les mêmes conditions que Travis. Eh ouais, là-bas y a pas toujours l’électricité pour charger l’ordi, et je me laverai dans la rivière et je me ferai défoncer par les moustiques, mais qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Je vais retranscrire mes cérémonies pour poursuivre les Carnets d’Ayahuasca. Je vais tout bonnement suivre ma route en silence, celle qui fend en deux le cœur de mon esprit, pour aller y débusquer les dernières flammes dont j’ai besoin pour terminer ma saga en monstrueuse apothéose !

Merci à tous ceux qu’ont suivi ce Diario Latino pendant presque 5 mois. Je veux pas entendre la moindre plainte. Si ce que je fais vous intéresse vraiment, allez acheter mes bouquins et lisez mes nouvelles. Ces journaux de voyage, c’est que de la couille en boite comparé aux étincelles que je suis capable de produire en fiction.

Le fameux “Show, don’t tell”, vous connaissez ? Bah voilà. Personne ne perd au change, et surtout pas moi.

Je suis libre.

Retour au Diario Latino #1

Update : Mon incroyable expérience chamanique dans la jungle amazonienne !

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El Diario Latino #5

La nouvelle vague sur laquelle je surfe à présent est celle d’une inspiration immense. Quelque chose s’est débloqué. Il s’agit plus seulement d’utiliser ce que je vis en l’incorporant plus tard à mes écrits. Désormais, au moment même du vécu, je le ressens déjà comme faisant partie de mon œuvre. Y a plus de transition, d’ajustements, de médiation. Tout m’apparaît d’emblée d’une manière littéraire, les idées jaillissent sous leur forme définitive.

Villa de Leyva, Colombie : Jour 77

De Minca à Villa de Leyva

Métamorphose

Me voilà dans une nouvelle phase du voyage. Le constat est flagrant. La tempête que je sentais monter n’était peut-être rien d’autre que ça. J’imagine que la vie d’un écrivain-voyageur est ponctuée de périodes où le voyage prend le pas sur l’écriture, et inversement.

C’est arrivé dans le désert de la Guajira, quand j’ai réalisé que ce que j’étais en train de vivre ne pourrait pas et ne devait pas être rapporté ici d’une manière qui transformerait une expérience hors du commun en un récit tristement terre à terre. C’est là que ça s’est réveillé. Et puis, la décision de louer cette maison dans ce village paumé y était aussi certainement pour quelque chose, d’autant plus que je m’y préparais, puisque je l’avais trouvée avant même de me rendre dans le désert. Tout en moi me criait : Écriture, écriture, écriture !

La nouvelle vague sur laquelle je surfe à présent est celle d’une inspiration immense. Quelque chose s’est débloqué. Il s’agit plus seulement d’utiliser ce que je vis en l’incorporant plus tard à mes écrits. Désormais, au moment même du vécu, je le ressens déjà comme faisant partie de mon œuvre. Y a plus de transition, d’ajustements, de médiation. Tout m’apparaît d’emblée d’une manière littéraire, les idées jaillissent sous leur forme définitive.

Désert de la Guajira, Colombie

Ça peut sembler malsain, comme une sorte de dédoublement qui m’empêcherait d’être dans le présent. Mais peut-être que c’est le vrai mode de fonctionnement de l’artiste. Quand son vécu et ses visions lui apparaissent direct comme… de l’art.

Plusieurs fois je me suis demandé si tout ça n’était pas qu’un monstrueux fantasme narcissique, une mise en scène de soi-même bouffie d’orgueil et entachée d’ego. Mais je peux pas nier mon ressenti, ni foutre du plomb dans l’aile de ce rêve en train de s’accomplir. J’ai jamais vraiment chercher à comprendre cette phrase qui dit que l’art imite la vie, et la vie l’art, mais bordel, je crois que je suis en plein dedans.

Et en fait, c’est pas la première fois que ça m’arrive. Je me souviens qu’il y a très longtemps, Borderline s’écrivait constamment dans ma tête, au point que parfois ce soit Travis qui passe au premier plan, dans mes actes, dans mes paroles.

Le vécu avait déjà transmuté en art, tout au fond de mon cerveau.

Transformer son voyage en histoire

J’ai quitté Minca, résolue à m’approcher du désert le plus vite possible. Y avait plein de trucs cool entre deux, que j’aurais pu m’arrêter pour voir, mais la crainte de replonger dans le tourbillon de vacanciers m’a incitée à tracer la route. La mer des caraïbes est superbe, c’est pas le problème, mais je commençais à fantasmer sur les petits villages montagnards que je savais devoir trouver plus loin, et l’appel de ce fichu désert rugissait si fort qu’il m’était impossible de le faire patienter quelques jours de plus.

J’ai aucune intention d’expliquer ce qui s’est passé dans la Guajira, et je subodore que ça risque d’arriver de plus en plus fréquemment à travers ce journal. Je sais pas ce que les lecteurs de ce type de carnet sont en droit d’attendre, et pour tout dire, je m’en contrefous. Je sais pas non plus si ce que je m’apprête à faire a déjà été fait, avec plus ou moins de succès.

Désert de la Guajira, Colombie

A partir de maintenant, certains événements de ce voyage ne seront plus rapportés comme un catalogue de faits, mais directement sous la forme qu’ils ont inspirée. Pour le désert, ce sera donc La Passagère, et ceux qui souhaiteraient quelques éclaircissements devront se contenter de sa genèse. Lors de la publication de ce journal, la nouvelle sera incorporée entièrement et il en sera de même si d’autres voient le jour.

N’est-ce pas la meilleure manière de comprendre comment travaille un écrivain ? De passer directement du vécu à la littérature ? Ça m’étonnerait que je sois la première à le tenter…

Ça m’a fait bizarre de retrouver la ville après ça. Passer d’une réalité à l’autre laisse parfois un goût étrange, bien que ce soit le but de tout voyage. La flexibilité mentale et corporelle exigée par la vie nomade est une vraie gymnastique, et une fois qu’on a chopé le coup c’est plutôt facile de s’adapter. Même si parfois l’écart est vraiment énorme.

C’est aussi de cette manière qu’on parvient à identifier le soi véritable. Qu’est-ce qui reste au cœur d’une personne ? Quel est l’élément qui ne change jamais ? Que peut-elle désigner comme “je” envers et contre tout ?

Il me restait quelque chose auquel je pouvais me connecter, et sur le toit de l’hôtel, au coucher du soleil, je l’ai fait. Ce geste, cette posture. Cette chose gravée en moi, à laquelle je pourrai désormais toujours me relier pour faire revivre ce que j’ai connu.

Sur les traces d’un autre écrivain

J’ai débarqué à Valledupar bien trop tôt à mon goût. C’est pas que cette ville soit repoussante mais il faisait une chaleur à crever et le côté non touristique de ce bled faisait que tout le monde me dévisageait et que les mecs étaient tous derrière mon cul. C’est d’ailleurs ce même aspect qui m’a contrainte à payer une pauvre bière en cannette 8000 pesos, plus du double du prix habituel. J’ai fait au barman : T’es sérieux, mec ? Et moi qui suis d’une nature très polie, j’ai balancé le fric sur le comptoir sans même attendre sa réponse et sans même me retourner. Parfois ça fout la rage d’être traitée comme une touriste.

Mompox, Colombie

J’étais bien contente de me barrer le lendemain, d’autant plus que je me rendais à Mompox, bled auquel je rêvais depuis un moment. C’est celui qu’a inspiré Gabriel García Marquez pour Cent ans de solitude, bien qu’il ne l’ait jamais présenté ainsi. La chaleur était toujours complètement maboule, mais les abords du fleuve et le charme infini du village la rendait largement supportable. C’est marrant, Mompox a l’air du truc colonial de base, avec ses édifices désuets et colorés, mais les rues poussiéreuses et les rives du Rio Magdalena qui s’animent de chants d’oiseaux exotiques et d’iguanes qui grimpent aux branches lui offrent une identité très personnelle, que j’avais jamais rencontrée ailleurs. Et son cimetière…

Le cimetière de Mompox, Colombie

Les deux jours que j’ai passés là-bas, j’ai marché et marché encore dans les rues, à toute heure du jour et de la nuit. Il y a parfois des atmosphères dont on éprouve le besoin de s’imprégner encore et encore…

Mais ma maison m’attendait et une longue journée de transport pour m’y rendre aussi.

Flics, capotes et retraite de romancier

J’ai quitté Mompox à 7h du matin, dans un bus vide et très confortable. Les champs d’un vert électrique où paissaient des vaches à l’air indien étaient parfois traversés par le fleuve, si bien que toute cette région donnait l’impression d’un berceau fertile où la vie trouvait à s’épanouir dans toutes les directions.

L’endroit où j’allais était pas mal reculé, j’ai dû changer de bus plusieurs fois. Le premier m’a lâchée au milieu de nulle part où des taxis collectifs attendaient. C’est assez fréquent dans les petits villages. De simples voitures qui attendent d’être pleines avant de décoller. Je me suis glissée au milieu de quatre bonhommes qui semblaient surpris qu’une gringa débarque dans leur monde. Ils étaient pas spécialement hostiles, mais pas vraiment chaleureux non plus.

J’ai appris à me fermer à ce genre de truc. Je suis de toute manière pas très causante moi-même, et à la différence de beaucoup de touristes qui sont enchantés dès qu’ils ont le sentiment d’avoir un “vrai contact avec des locaux”, moi ça me fatigue quand on me parle et je déteste avoir à répéter ma leçon en racontant les étapes de mon voyage au premier qui se pointe. Peut-être bien que je me coupe “d’expériences authentiques” en ayant cette attitude, mais au fond ça fait longtemps que j’ai complètement démonté le mythe du gentil sauvage, et vous m’excuserez mais cette recherche frénétique de contact local n’est selon moi ni plus ni moins que ce principe déguisé.

Chacun sa vie, et je me figure pas d’être en train de réaliser quelque chose d’exceptionnel pour avoir à le raconter au premier venu. Je prends un taxi, c’est tout. Je fais la route. Toi tu vas traire ta vache ? Cool, à la bonne heure !

Mais quand on est étranger et qu’on tombe sur un barrage de flics, bah on est comme qui dirait en ligne de mire. Le keuf nous a fait signe pour qu’on s’arrête et en me repérant il s’est immédiatement attaqué à mon sac dans le coffre. J’ai patienté deux minutes, mais connaissant la manie des flics de foutre le bordel dans tes affaires sans rien ranger derrière, j’ai fait à l’un des types qui me coinçait sur le siège du milieu : Je voudrais sortir. La situation avait l’air de le faire rire, j’ai pas du tout aimé le regard qu’il me faisait, alors j’ai insisté : Tu me laisses sortir, s’te plaît ? Merci. Il s’est écarté et je me suis radinée près du flic pour l’aider à fouiller l’entièreté de mon sac correctement. Il a pas omis une seule poche, l’enculé. La moindre zone de ma trousse de toilette y a eu droit, et j’étais bien contente quand il est tombé sur les rubans de capotes et les a tenus comme un débile devant sa gueule. Son condónes, j’ai fait en levant un sourcil narquois, comme s’il était trop jeune pour savoir à quoi ça servait. Il les a vite rangés et la fouille était finie. Tête de con, va.

Après ça, fallait encore que je me tape un autre bus, et le taxi collectif m’avait laissée un peu n’importe où. J’ai dû prendre un autre taxi pour aller au lieu d’où partaient les colectivos.

Je savais pas vraiment à quoi m’attendre en montant dans le dernier transport. Est-ce que le village que j’avais élu pour y résider une semaine me conviendrait vraiment ?

Au bout d’un quart d’heure de route, j’ai compris que j’étais encore sur un chemin tracé d’avance. On fonçait dans les montagnes rocheuses dont la terre était rouge cuivre, et la pierre montait en formations qui rappelaient celles du désert de l’Ouest américain.

J’avais atteint un nouveau nœud sacré dans l’espace-temps.

La Playa de Belén est un tout petit village. La maison se trouvait au bout d’une rue, au pied des roches, face à un champ de bananiers. Hormis la voisine très discrète, y avait personne.

Et la maison… Bordel, et ça, pour moi toute seule !

Ma maison à La Playa de Belén, Colombie

Évanouissement des frontières : Quand la vie imite l’art (et inversement)

Une partie de ce qui était né en moi quelques jours plus tôt dans le désert avait déjà fini de germer.

Dès le lendemain de mon arrivée, j’ai prévenu la propriétaire de la maison que je voulais rester deux semaines entières au lieu d’une. Quand un écrivain-voyageur tombe sur un endroit où son inspiration est à son point culminant, qu’il sent que le combustible dont il a farci son moteur durant les deux mois précédents gronde dans les entrailles de son engin pour être utilisé, il faudrait être fou, ou extrêmement stupide ou flemmard pour ne pas tout mettre sur pause et passer ses journées entières à écrire.

C’est ce que j’ai fait. La totalité de l’air que j’inspirais était imprégné d’écriture, les mots me poursuivaient lors de mes quelques sorties au village, j’étais dévorée par l’impatience de retrouver la maison pour les jeter sur l’ordi et me libérer d’eux.

Un autre événement a coïncidé avec la naissance du projet dans lequel je me suis lancée durant ces semaines-là. La nouvelle que j’avais soumise à un appel à texte avait été refusée (il s'agit de Un jour toi aussi…), et je l’avais donc publiée ici.

J’ai réalisé que d’autres nouvelles ne demandaient qu’à exploser.

Cette histoire de désert se devait d’être creusée, à travers différents regards, différentes histoires, les personnages étaient en train d’émerger les uns après les autres, chacun avec son propre chant, sa propre folie, la route de perdition singulière qu’il suivait.

Moi qu’avais jamais écrit de nouvelles, j’ai été effroyablement prolifique ! C’est fou comme l’écriture peut parfois devenir un effort surhumain quand les idées ne sont pas mûres, et à quel point elle peut être aussi furieuse qu’un étalon qui piaffe et danse sur lui-même quand elles sont en train de sortir de terre, affamées de lumière et de vie…

Borderline aussi a eu droit à sa poussée de croissance. Moi qui me croyais incapable de mener plusieurs projets de front, je me retrouve maintenant avec trois bébés sur les bras : Borderline 5, les Chants du Désert, et ce putain de Diario.

La vache, heureusement que je dors à peine depuis que je suis partie.

Le chien guide des cimetières, les aigles gardiens du désert, le gamin chaperon et des légumes secs à tous les repas

Y a quand même quelques événements qui méritent d’être rapportés ici, qui se sont produits durant ces deux furieuses semaines.

Le premier, c’est ma visite du cimetière de La Playa en compagnie du chien. Je passais devant l’église quand un jeune cabot tout maigrichon s’est foutu dans mes jambes en m’adressant un regard aimable avant de s’engager sur sa gauche. Y avait une grille, ouverte, surmontée d’une croix. Sans ce chien, j’y aurais pas vraiment fait attention. Souvent le cimetière du village se trouve près de l’église, mais c’est loin d’être systématique. En voyant la croix, et bien qu’une sorte de sentier pavé semblait monter après la grille, j’ai tout de suite su que c’était ça. Une amoureuse des cimetières latinos comme moi peut pas passer à côté sans y pénétrer. J’ai donc suivi le clébard qui paraissait m’attendre, et c’est bel et bien à une visite guidée que j’ai eu droit !

Le cimetière de La Playa de Belén, Colombie

Ce cimetière est très original, puisqu’il faut d’abord monter une sorte de chemin de croix, ponctué de miradors offrant des points de vue magnifiques sur le village et les montagnes rocheuses alentour, pour y accéder. Le chien semblait avoir à cœur que je loupe aucun de ces points de vue ; il empruntait des petits sentiers cachés pour que je grimpe derrière lui et aille admirer la perspective nouvelle que chacun ouvrait sur la région, si bien qu’au lieu d’une vague demi-heure que m’aurait normalement demandé la visite, je suis restée deux heures à le suivre dans tous les coins.

Parvenus là-haut, l’envoûtement est total, et on peut pas s’empêcher de se demander si la mort est plus douce quand on repose dans un lieu comme celui-là. Les tombes font face à la montagne, tout en hauteur, caressées par un air sec et un soleil mordoré. C’est idiot, mais les mots “repos éternel” louvoyaient dans mon esprit en continu, et pour une fois j’avais l’impression qu’ils voulaient vraiment dire quelque chose.

Le cimetière de La Playa de Belén, Colombie

Le second événement, c’est ma visite des Estoraques, lieu mythique dont je rêvais depuis un moment, et qu’avait largement contribué à ce que je loue cette fichue baraque. Il suffit que je lise “formations rocheuses étranges” ou bien “repère d’aigles et de serpents” pour être prête à me taper trois bus et me rendre à la frontière du Vénézuela dans un bled microscopique où les gens chuchotent sur mon passage tant ils voient peu d’étrangers.

En arrivant à l’entrée, l’un des deux mecs qu’étaient là pour faire payer le droit d’entrée (ouais, c’est un parc national) a tenté de m’entreprendre, mais j’ai déjoué ses plans et découragé ses tentatives foireuses de séduction. Je craignais qu’il se mette dans l’idée de m’accompagner, et déjà que j’évite autant que possible de prendre un guide quand c’est pas absolument nécessaire, c’est pas pour me taper un lourdingue de base dans les bottes.

Bref, c’est finalement seule que je me suis engagée sur le sentier. J’ai pas vu âme qui vive de toute ma visite, ça aurait pas pu être plus parfait. Encore du désert… Un autre, mais avec la même énergie. Ces senteurs de garrigue et d’argile sèche, le silence déchirant des aigles qui traversaient mon ciel pour rejoindre leurs nids, très haut perchés dans le creux des roches aux formes totémiques, le bruissement des herbes jaunes où murmurait le vent et détalaient les lézards à mon approche, la fraîcheur surprenante des grottes, ces arbustes qui croissaient sur les pierres et se tendaient entre les parois pour que leurs feuilles atteignent la lumière…

Los Estoraques, Colombie

Qu’y a t-il d’autre à espérer, sinon de se sentir appartenir à un tel monde ?

Les énergies qui s’étaient levées pour moi dans la Guajira ont tendu leurs antennes pour recevoir ce nouveau combustible. Tout était encore vivant, encore très près de la surface, j’ai pas eu d’effort à fournir pour les réanimer. J’écrivais sur le désert depuis deux semaines, le désert vivait en moi de sa vie propre, et voilà que je replongeais en lui comme un embryon dans la matrice.

Un tel niveau de connexion est l’expérience la plus proche de l’extase, la plus jumelle de la transe que je connaisse. Savoir que je peux y accéder par mes propres moyens, disparue au monde dans ma puissante solitude, c’est ça qui me maintient en vie et alimente le feu sacré qui m’incite à continuer, toujours plus loin, aussi loin qu’il le faudra, pour la faire naître encore et encore…

Los Estoraques, Colombie

Un autre jour, j’ai aussi marché jusqu’à la forêt de pins et pris les premières photos qui serviront un nouveau projet artistique avec mon ami Bruno Leyval.

Et puis une fois, en cherchant un mirador que j’ai jamais trouvé, j’ai atteint le sommet d’une colline, et j’ai vu le cimetière, juste en face, à la même hauteur. Il était beau depuis ce point de vue aussi.

Zoë Hababou dessinée par Bruno Leyval

Et puis il y a eu un autre chien guide, et un gamin aussi, Pedro. J’étais retournée au cimetière et avais repéré un chemin qui partait dans les montagnes. En m’engageant dessus, un petit chien noir m’a suivi, puis c’est un gosse que j’ai récupéré en chemin. Le sentier partait derrière sa maison et il a proposé de m’accompagner. On est retournés jusqu’aux Estoraques en passant par derrière, le chien sur les talons.

On a pas mal papoté tous les deux. Il était très ouvert pour un gamin de 11 ans, et très curieux, empli de questions intelligentes. A la fin, il m’a demandé mon nom, m’a dit le sien, et celui du chien qui nous suivait depuis le début : Niña, une chienne en fait, qui prenait un malin plaisir à guider les touristes dans le secteur (oui, y en avait quand même parfois, bien que j’en aie vu aucun durant mon séjour). Et c’est vrai que le jour de mon départ, en attendant le bus sur la place, j’ai aperçu cette petite chienne qui vivait dans la rue et des gens du coin l’appeler joyeusement par son prénom : Niña, Niña ! Un petit guide local, enjoué et gratuit, que tout le village connaît.

La dernière chose que j’aimerais rapporter ici, c’est l’étrange satisfaction que procure le fait de vivre d’une façon très simple, limite ascétique. C’est con, mais y avait pas de distributeur de fric dans ce bled, et vu que je pensais pas rester si longtemps, j’avais pas prévu d’avoir beaucoup d’espèces sur moi. Il a donc fallu gérer avec le peu que j’avais…

Ça tombait plutôt bien que les rares tiendas du village ressemblaient aux supermarchés de l’ex Union-soviétique : que du basique. Du très basique.

C’est marrant, pour nous qu’avons l’habitude d’avoir le choix entre un nombre parfaitement terrifiant de marques qui vendent pourtant exactement la même merde, de se retrouver face à ça. Tu veux du riz ? Voilà du riz. Des lentilles ? Pas de boites de conserve, prend donc ce petit sachet de lentilles sèches. Des légumes et des fruits ? Arf, y a bien une ou deux carottes qui traînent, et puis regarde, t’as de la chance, aujourd’hui on a eu un arrivage de petits pois frais.

Voyez le délire ? Eh bien, j’ai appris à me satisfaire de très peu, et surtout à cuisiner mes propres arepas, avec la farine de maïs qu’on est au moins sûr de toujours trouver ici ! Ainsi recentrée sur l’essentiel, à manger mes aliments bruts et dédiée à écrire, cette ascèse m’a rappelé ma diète d’ayahuasca, où je bouffais quasiment rien non plus : riz complet, avoine à l’eau, bananes plantain. Je me demande si ce genre de phase n’est pas bénéfique à l’écriture, ou du moins au dévouement à un but plus élevé. Débarrassé du superflu, entièrement dédié à la tâche qui t’incombe, que tu t’es choisie comme prioritaire, le boulot se fait avec une sorte d’urgence, de nécessité absolue.

Mec bourré à 7h du mat, le Seigneur, et une faille dans la Terre

Une très longue journée de bus m’attendait, mais je l’ignorais en quittant ma maison à 6h du mat. Je me suis retournée une dernière fois pour regarder cet endroit où j’avais connu une telle paix, une telle inspiration, et j’ai remercié l’univers d’avoir si bien placé ses pièces sur l’échiquier.

Arrivée à Ocaña, j’ai pris le temps de fumer une clope avant d’enchaîner les transports, et un mec un peu chelou m’a abordé. Jeune, pas menaçant, mais un brin tapé de la cafetière quand même. Il m’a abordée avec une phrase que j’ai pas pigée, j’ai voulu jouer l’idiote qui parle pas la langue, manque de bol ce type baragouinait l’anglais, et c’est donc moitié en anglais moitié en espagnol qu’on a engagé une étrange conversation, pas mal décousue.

Rapidement il m’a appris qu’il était bourré, ce qui expliquait des tas de trucs. Il se demandait ce qu’une Française foutait dans ce bled paumé, et m’a appris que son frère était mort récemment et qu’il restait quelques semaines chez ses parents. Je crois qu’il était gay, et en tant qu’homme capable de se mettre à la place des femmes, il m’a rassurée en me disant qu’il en avait pas après moi, et que ça devait être difficile à gérer parfois, en tant que femme, dans ce pays assez macho. Malgré tout, son flot de paroles de beau matin m’épuisait les neurones et j’ai coupé court en lui disant que je devais prendre mon bus. Il a eu l’air déçu, d’autant plus qu’il tenait de toute force à me payer un chocolat chaud, mais moi je suis le déversoir de personne. Si à une époque j’avais tendance à me montrer trop disponible face à n’importe quelle âme errante, c’est terminé.

Alors que j’attendais mon bus un peu plus loin, il est revenu me tenir la jambe mais le chauffeur m’a sauvée en m’appelant. Pardon, vieux, mais chacun sa route.

C’était encore un micro-bus, à croire qu’y avait que ça dans cette région, mais ça m’allait bien. Pour la pause de midi dans un comedor de bord de route, j’ai papoté avec les deux femmes qui voyageaient à mes côtés sur la banquette arrière. Une Chilienne en vacances et une Colombienne qui rentrait d’une visite à ses petits enfants. Toutes deux étaient folles de nature et une phrase de la Colombienne m’a marquée. Alors qu’on avait repris la route, elle m’a demandé en observant amoureusement le paysage : Comment Dieu a pu imaginer tant de beauté en ce monde ? Comment il a pu créer tout ça ? La partie cynique de mon esprit a répondu : L’évolution, ma bonne dame, tandis que l’autre, la partie spirituelle, lui disait : Moi aussi je me le demande…

Arrivée à Bucaramanga, c’était toujours pas fini, et j’ai donc pris un nouveau colectivo pour mon ultime destination. Je savais qu’on allait passer par le fameux canyon del Chicamocha, et malgré ma fatigue cette idée me réjouissait. J’ai pas pu faire de photos convenables depuis le bus, mais cette faille immense en plein cœur de la Terre était de toute beauté, et la route en elle-même, avec ses cactus sur les côtés et sa terre rouge, incendiée par le soleil en train de se coucher, restera pour moi un brillant souvenir.

Ça faisait longtemps que j’avais pas débarqué de nuit dans une ville sans avoir rien réservé comme hôtel. Ça m’a rappelé un soir au Pérou, pas loin de Tarapoto, quand je me dirigeais vers la frontière de l’Équateur, et que j’étais tombée dans un hôtel de passes. Le genre de bon matos pour un écrivain, et ce passage se trouve d’ailleurs dans Borderline 1. Ouais, j’y peux rien. En fait, j’ai jamais cessé d’écrire, je m’en rends compte de plus en plus…

J’ai trouvé un hôtel sans mal, vraiment pas cher et très clean. La femme qui m’a accueillie semblait toute ravie que je porte le même prénom que sa fille (ce qui est très rare dans ce pays, la plupart des gens n’arrivent même pas à prononcer “Zoë” correctement).

Je me suis douchée (eh merde, encore de l’eau froide) et suis tombée dans le lit sans même bouffer. Mais au fond, j’adore les journées de voyage épuisantes où tu pars de nuit et arrive de même. Putain, c’est tellement excitant !

Le choix de l’écriture ; quand la réalité rejoint la fiction

Barichara, Colombie

J’aurais pu faire des tas de trucs de touriste à San Gil, du style canyoning et parapente, mais si je veux que mon voyage dure longtemps, je suis forcée de me restreindre. Et je suis désormais convaincue que ce qui m’intéresse le plus, c’est de vivre sur la route, et d’écrire, alors je suis prête à renoncer à quelques trucs pour me concentrer sur ça. D’ailleurs, depuis la maison, je favorise les hôtels pourvus d’une cuisine à disposition des clients, et putain ça me fait faire de sacrées économies !

C’est ce type d’auberge que j’ai choisi à Barichara, autre village enchanteur mythique sur lequel je fantasmais depuis mon premier séjour en Colombie. Rien à faire, ce genre d’ambiance est favorable à l’écriture, beaucoup plus que celle, torride et endiablée, des caraïbes, et navrée si je défonce le mythe de l’auteur rock n’ roll, mais même cet enfoiré d’Hunter S. Thompson n’a rien pondu de valable à Puerto Rico !

Église de Barichara, Colombie

Et puis, ce village abrite la véritable église du tome 1 de Borderline, et rien que pour ça, ça valait le coup. Quand je suis entrée dedans et que j’ai vu ce Christ accroché en face avec ses yeux de souffrance au ciel et sa couronne d’épine sur la tête, j’ai su qu’une fois de plus, ma fiction rejoignait ma réalité. Et si les fans aiment visiter les lieux qui ont inspiré les livres, moi j’adore me balader au sein des miens, et découvrir que ce que j’ai décrit existe quelque part, alors que j’en savais rien en l’imaginant.

Moi j’aime la magie, surtout quand elle concerne la vie de Travis et la mienne.

Et puis cette lumière au coucher du soleil depuis les hauteurs…

Les hauteurs de Barichara, Colombie

Se bourrer la gueule avec une célébrité locale

J’ai continué ma descente vers le sud en me rendant à Guadalupe, connu pour ses rivières aux trous d’eau. J’ai enchaîné les micro-bus et pour finir suis montée dans une sorte de pick-up avec des bancs en bois et une bâche par au-dessus, comme ils ont parfois ici. Y avait seulement un type à l’arrière avec moi, alors on a taillé le bout de gras. Il m’a raconté que depuis la pandémie, il avait quitté Bogotá et sa vie de bureau pour revenir sur les terres de son enfance et reprendre la finca (ferme) familiale, à cultiver des fruits. Avec le soleil et l’eau qu’y avait dans la région, on peut dire que ça marchait plutôt bien, même s’il gagnait moins qu’avant, mais la tranquillité qu’il connaissait ici valait selon lui tout l’or du monde.

Dieu sait que c’est un truc que je peux comprendre. Vivre modestement, mais être… plus heureux ? Lui et moi, on se demandait ce qu’on était censés faire du fric quand on travaillait tellement qu’on avait même pas le temps d’en profiter, attaqué par le stress de ce genre d’existence qui bouffe sur pied l’essence même de la vie.

Ces quelques jours dans ce bled ont été sacrément cool, l’écriture marchait toujours, et avec ces splendides rivières à quelques kilomètres de marche du village, la récompense après le boulot était instantanée. Entre-deux, j’ai quand même trouvé le moyen de me faire interviewer depuis la France pour une émission de radio, et m’empilonner la gueule avec le mec le plus connu de Guadalupe !

Guadalupe, Colombie

Il m’avait fourgué sa carte à mon arrivée, alors que j’étais encore dans le pick-up (on l’avait croisé pour déposer le bureaucrate reconverti en fermier, et, repérant la gringa, il avait fait ni une ni deux), et puis quand il m’avait trouvée devant la porte de mon auberge, il s’était proposé d’appeler la proprio pour l’avertir de mon arrivée. Je savais qui était ce type rapport à mon guide Lonely Planet, qui le présentait comme le premier à avoir développé le tourisme dans la région, en offrant ses services de guide.

Du coup, quand l’envie de faire un tour de cheval s’est fait sentir (j’ai oublié de signaler que ce village était un haut lieu de cowboyerie, les hommes portaient fièrement le sombrero et on pouvait les voir, sur leurs chevaux, réunir les vaches dans les champs), j’ai ressorti sa carte de visite et lui ai envoyé un message. Il avait pas de plan pour louer un cheval, mais en revanche il m’a proposé de le retrouver à l’hôtel dont il était le dueño (tiens tiens), en plein sur la plaza mayor.

On s’y est mis direct. Cerveza sur cerveza, le courant passait foutrement bien entre nous. Au bout d’un moment, je lui ai fait : Et alors, comment on fait pour devenir le mec le plus célèbre de la région ? Apparaitre en “coup de cœur” du Lonely, Hombre, y a des gens qui tueraient pour ça !

Il s’est fendu la poire avant de me mettre au parfum du délire ; j’ai eu droit à toute sa biographie, qu’était du genre intéressant. La façon dont il avait tenté de fuir le service militaire, comment ils l’avaient finalement chopé, pour qu’au final il devienne infirmier de l’armée et sauve des vies pendant treize ans. Un mariage foireux, deux filles, puis le retour au bercail. Ouverture d’un resto qu’a bien marché, rencontre avec un gringo amerloque complètement allumé avec qui il a sympathisé, à qui il a fait découvrir la région. Y se trouve que ce mec tenait un blog de voyage, l’un des premiers sur la Colombie, et qu’il a parlé de lui. Ce type taffe désormais pour le Lonely Planet. Et voilà comment on connaît la gloire !

Déjà passablement torchés, on est partis sur sa moto pour aller voir le coucher du soleil depuis le haut des montagnes, sans oublier bien sûr de se prendre des munitions en chemin. Là-haut on a retrouvé le couple de Belges qui squattaient l’hôtel, ce qui fait qu’on a dû partager nos bières. C’était des petits jeunes (faut que je m’y fasse, désormais tous ceux que je rencontre sont des gosses de 20 ans !), avec qui j’ai eu beaucoup de plaisir à parler, au point de poursuivre la conversation en rentrant. Avec la star locale on est repartis à moto, mais vu qu’on avait un peu pitié du couple qui s’était tapé toute la route à pied, on a pris des bières et changé de véhicule pour aller les récupérer en caisse. En mettant de la zik, le mec célèbre nous apprend qu’il a eu les CD livrés avec la voiture quand il l’a achetée, mais qu’il fatigue un peu d’écouter toujours les mêmes, alors moi je fais : Bah faut que t’achètes une nouvelle caisse… Ça nous a tordus de rire.

Allumée comme je l’étais par toute cette biture quand les gosses m’ont lancée sur mes bouquins, et entourée des bonnes ondes que diffusaient ces chouettes gens tout autour de moi (z’avez jamais remarqué que c’est plus facile de s’exprimer quand les autres vous écoutent vraiment, alors que vous bafouillez quand leur attention est naze ?), j’étais là, debout face à eux posés sur les canapés, une bière à la main, une clope dans l’autre, à m’enflammer au sujet de Borderline, de l’ayahuasca, de la vie sur la route et de la liberté, et c’était bon, putain, c’était tellement bon de se sentir comprise et écoutée comme ça que je pouvais plus m’arrêter, tout en culpabilisant de monopoliser la parole, mais voilà ce qui arrive après des semaines de solitude : quand ça sort, c’est l’inondation !

Bref, les jeunes ont fini par aller se pieuter, et j’ai laissé le dueño avec les Pink Floyd en fond sonore, pour rentrer complètement pétée par les rues noires du village.

Quête personnelle, páramo et fendage de gueule à 3800 mètres d’altitude

Mongui, Colombie

J’avais repéré un tout petit village qu’avait l’air inspirant, mais j’avais omis de vérifier à quelle altitude il était, si bien que quand j’ai débarqué là-bas à 19h, après une journée complète de bus (j’étais partie à 7h), en short, j’étais frigorifiée ! Mais l’hôtel que je m’étais trouvé était du style auberge chez l’habitant, et la gentille tenancière m’a fait une soupe que j’ai avalée direct en compagnie des autres clients qu’étaient là, une Américaine et un Québécois. La gonzesse a bouffé et s’est tirée, et l’autre a fait : Ah, on peut enfin parler français !

Je sais plus comment on en est arrivés là, mais soudain on parlait de nouveau ayahuasca, quête personnelle, en se demandant si on devrait pas tout lâcher pour de bon au lieu de se comporter en touristes, qui certes voyagent sur de longues durées, mais gardent toujours au fond de leur tête l’idée que tout ça n’est que passager, que leur cocon les attend encore, et, pire encore, avec la volonté sous-jacente d’en retirer quelque chose d’exploitable (ce mec-là tenait aussi un blog, faisait des vidéos, et était musicos), comme pour transformer tout ça en… produit.

Vers la fin, on en était à parler physique quantique et synchronicités. Messages qu’un moi futur envoie au moi passé via l’intuition et les signes. Continuum temporel. Réécriture permanente de son histoire personnelle. Du lourd, en fait, même si en ce qui me concerne, ces sujets sont ceux qui me passionnent le plus. Étrange quand même de se trouver perdue dans un bled comme Monguí à 2500 mètres d’altitude avec un parfait étranger, et d’en arriver à évoquer des choses si profondes, et si intimes, en définitive, sur sa propre vie.

Dommage, ce mec-là se barrait le lendemain, mais j’ai fait le trek du páramo (plaine de haute montagne) de Ocetá avec l’Américaine, un Égyptien et deux Colombiens de Medellín. A la base, j’aurais voulu attendre le lendemain pour me taper ce truc, mais voilà, l’excursion avec le guide était prévue ce jour-là, et tant qu’à faire, j’allais pas jouer les chochottes, alors à 5h du mat j’étais debout en train de fumer ma clope face au champ des vaches, par 5 degrés. Je sais pas comment j’ai trouvé le courage de prendre une douche tiède dans la salle de bain commune glaciale. Et à 6h30 on était partis.

Le Paramo de Oceta, Mongui, Colombie

Y a toute une histoire au sujet de ce páramo que les indigènes protègent farouchement, et dont ils autorisent l’accès aux touristes ou non, et là c’était un peu sur le fil, mais notre guide a trouvé moyen de moyenner, même si on a dû se taper à pied une partie qui normalement se fait en 4x4, amenant la distance finale parcourue ce jour-là à 22km de marche, sachant qu’on passe de 2500 à 3800 d’altitude (donc méchant dénivelé). C’était rude, mais ça valait le coup. C’est pas le premier páramo que je vois (j’avais fait un trek à cheval de trois jours vers San Agustin, pour me rendre à l’endroit où naît le fameux Rio Magdalena qui traverse tout le pays, qui est aussi un páramo), mais c’est toujours aussi surréaliste et spectaculaire. Ces plantes endémiques, ces couleurs qu’on ne voit nulle part ailleurs, ce brouillard…

Le Paramo de Oceta, Mongui, Colombie

Et puis évidemment, je me suis fait pote avec le guide, lui-même poète à ses heures, et je l’ai tordu de rire en étant selon lui extrêmement direct avec mes gros mots et mon humour du genre mordant. Par exemple, on parlait du fait d’être reconnu en tant qu’artiste. D’une manière générale, tout le monde n’arrête pas de me dire que ça finira par m’arriver, qu’y faut pas que je désespère. Bah là, pour le coup, je lui ai sorti : Ouais, n’empêche que t’as tout un tas de clampins qu’ont jamais été reconnus de leur vivant, et qui sont morts dans la pauvreté comme de sombres merdes inconnues avant que, trois siècles plus tard, quelques baltringues se décident à reconnaître leur talent et crient finalement au génie. Bordel, mais fallait se réveiller avant, les gars, allez vous faire foutre ! L’autre est mort dans la misère parce que personne voulait faire l’effort de reconnaître sa valeur, et maintenant tout le monde lui jette des fleurs ? Ça vaut bien le coup, tiens ! Nan, la vérité, c’est que c’est tout à fait possible que je finisse serveuse comme une débile, et voilà, à ce stade c’est une question de destin, c’est comme ça.

Moi je trouve pas ça spécialement direct, mais j’ai fait rire tout le monde, une fois de plus. Je crois que c’est surtout le côté désabusé qui fait marrer les gens. C’est vrai, remarque, moi aussi ça me fait rire !

A force de discuter avec beaucoup de monde, j’ai appris quelque chose qui chagrine pas mal mes plans. Depuis la France, avant mon départ, j’ai prévu de rejoindre le Pérou par le fleuve Amazone. A l’extrême sud de la Colombie, les frontières du Brésil, du Pérou et de la Colombie donc, se touchent, et il est possible de rejoindre Iquitos par voie fluviale. Et vu que moi je prends jamais l’avion pour faire des sauts de puce dans un même pays ou d’un pays à l’autre (cela dit je vais devoir le faire bientôt…), c’est exactement ce qu’il me faut, d’une parce que je connais déjà l’Équateur (pays frontalier de la Colombie, seule autre voie qui permet de passer au Pérou par voie terrestre) et que c’est précisément comme ça que je suis arrivée en Colombie la dernière fois, de deux parce que j’adore l’aventure, et que même si c’est pas du Mike Horn, bah ce périple en bateau s’en approche pas mal quand même !

Mais apparemment, c’est pas possible en l’état actuel. Disons qu’ils te laissent passer, mais refusent de te tamponner le passeport, ce qui peut s’avérer très problématique (j’ai beau être une aventurière, de là à passer en mode clandestino, y a des limites).

Et donc, j’ai pris une décision, qui à vrai dire faisait déjà son chemin en moi depuis un sacré bout de temps.

Marcher sur d’anciennes traces et voir des fantômes

J’écris ces lignes depuis Villa de Leyva, le village où j’ai été confinée 4 mois en 2020. C’est quand j’étais ici que Wish est mort. Et c’est d’ici que j’ai publié le Tome 2 de Borderline (je ne compte pas revenir dessus, ceux qui souhaitent des précisions, filez lire mon autobiographie).

J’ai pris la décision de rester dans ce village pendant un mois, à écrire. Je vais demander une prolongation de visa pour rester six mois en Colombie au lieu de trois. De cette manière, je donne une chance à la situation frontalière de se réguler, à Borderline 5 de s’écrire, et ça me laisse une marge financière pour poursuivre les plans magnifiques que j’ai encore en réserve avec ce pays (plans qui comprennent, pour le coup, deux vols internes, mais j’ai pas le choix). Ces projets risquent d’être coûteux, c’est pourquoi rester ici un mois entier, dans un appartement que je loue, va me permettre d’économiser à mort afin de claquer mon fric pour ces expéditions qui me tiennent vraiment à cœur.

Et la vérité, c’est que je suis carrément ravie de me consacrer à l’écriture pendant un mois entier depuis ce village qui est porteur d’une si lourde charge émotionnelle pour moi.

Villa de Leyva, Colombie

C’est pas la première fois que je reviens sur mes propres traces, des années après. J’avais déjà fait le coup avec le Pérou, en y remettant les pieds 10 ans plus tard. Il me semble que je peux encore voir le fantôme de celle que j’ai été, en train de marcher sur les chemins hors du village…

C’est une manière unique de mesurer sa propre évolution. Quels espoirs est-ce que je nourissais à l’époque, quels étaient mes rêves, mes priorités, mes peurs ?

Me voilà pile-poil 2 ans plus tard, et le bilan est loin d’être dégueulasse. Je compte pas me jeter des fleurs, mais il est clair que j’ai accompli tout ce que je m’étais promis, et plus encore.

Et bordel, c’est exactement ce que je vais continuer à faire.

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Le petit jeu auquel je me livre pourrait bien me mettre face au cataclysme le plus brutal que j’aie jamais connu. Il existe des signes tangibles de la tempête intérieure que je suis en train d’alimenter. Mais c’est comme un feu qu’on regarde grandir et qu’on nourrit presque machinalement, presque sans y penser. Encore une branche, encore une bûche. Qu’est-ce qu’elles brillent, ces braises ! Comme les flammes sont hautes !

Minca, Colombie : Jour 40

De Bahia Aguacate à Minca.


Une fille qui marche seule le long des routes

Ça doit faire deux semaines que j’ai quitté Bahia Aguacate, mais niveau ressenti, c’est comme s’il s’était écoulé beaucoup plus... Bizarre, la façon dont le temps se dilate quand on fait la route. Est-ce la succession étourdissante d’un tas de micro-évènements qui donne cette impression ? Ou alors les changements si fréquents d’hôtels, de paysage et d’atmosphère ? Quand je regarde la carte, désormais pleine de souvenirs et de vécu s’attachant à chaque point, alors qu’avant c’était pour moi que des noms de villes inscrits sur un bout de papier et quelques fantasmes et projections inachevés de ce qu’elles pourraient incarner…

Remarque, ça m’a toujours fait cette sensation. Au fond, il est question de densité d’évènements. Sachant que dans la prison du quotidien, il peut s’écouler une année entière sans éléments marquants, sans rien qui se détache vraiment de l’amalgame de l’archi-vu, est-ce que le temps du voyage peut faire de la vie humaine quelque chose de plus significatif ? Cette densité du vécu comprimé en si peu de jours, est-ce qu’elle multiplie l’expérience de la vie par son poids ? 

Sentier côtier entre Bahia Aguacate et Capurgana au petit matin

S’il faut vivre sur la route pour arracher à l’existence sa valeur et son sens, eh bien, disons que j’ai fait mon choix il y a longtemps. Et si ce choix doit creuser toujours plus le fossé qui me sépare du reste des Hommes, jusqu’à ce qu’un jour, il soit impossible pour eux ou pour moi de le sauter, alors, ça aussi, c’est déjà une vieille décision.

La vérité est que je suis extrêmement seule. Physiquement parlant, mais surtout à l’intérieur de moi. Oh, n’allez pas croire que cet état de fait m’afflige. S’il y a bien un truc sur cette misérable planète que je recherche avec avidité, c’est l’isolement. Simplement, parfois, ça me saute aux yeux. Le temps que je passe seule, à marcher sur les chemins, m’éloignant toujours plus de toute forme de civilisation, au point de m’être programmée à me lever le plus tôt possible pour jouir du monde qui m’appartient, à moi seule, avant que les autres n’émergent de leurs songes. Je pars marcher sur les plages, dans les montagnes, sur les sentiers forestiers alors que le soleil se lève, et je reviens après avoir vagabondé 15 km tandis que les autres commencent à peine leur journée. Et je regarde les groupes de touristes, les familles de vacanciers, les couples d’étrangers, et je me demande : Est-ce moi qui suis la plus seule ?

Je crois qu’il existe un implacable isolement en soi, qu’on se traîne jusqu’à la mort, peu importe qu’on soit entouré, aimé, ou même écouté pour de vrai. Aussi loin que je regarde, j’ai toujours été seule dans ma tête. En servant les gens au resto, sur mon vélo quand j’étais petite, en regardant la mer en Espagne, en lisant. En écrivant. Tout ce que je fais en ce moment, c’est juste de laisser sortir au grand jour cette fille qui chemine en détournant le regard quand les autres tentent de l’approcher. 

Mais il faut admettre que cet effacement progressif des liens qui me tiennent attachée au reste de l’humanité est en train de faire lever une puissante, très puissante lame de fond. Le petit jeu auquel je me livre pourrait bien me mettre face au cataclysme le plus brutal que j’aie jamais connu. Il existe des signes tangibles de la tempête intérieure que je suis en train d’alimenter. Mais c’est comme un feu qu’on regarde grandir et qu’on nourrit presque machinalement, presque sans y penser. Encore une branche, encore une bûche. Qu’est-ce qu’elles brillent, ces braises ! Comme les flammes sont hautes ! Et cette odeur…

Je sais pas ce qui m’arrive, mais on dirait que je suis en train de m’entraîner, de me préparer pour quelque chose. Bien que très tonique et très résistante (le taff de serveuse a au moins ça de bon), j’ai jamais été ce qu’on appelle une sportive. Ça me dérange pas de marcher pour me rendre quelque part, au contraire, mais l’effort physique pur et dénué de but n’a jamais été mon truc. Eh bien, ça a changé. Insensiblement, une randonnée après l’autre, j’en suis venue à pousser mon corps au-delà de ses limites, chaque jour, sans savoir pourquoi. C’est arrivé lors de cette marche entre Bahia Aguacate et Sapzurro. 

D’ailleurs, les préliminaires sont terminés. Il est temps de reprendre le fil du récit.


Des gens qui parlent d’ayahuasca et des fourmis qui filent la patate

Un mec m’avait contactée sur Insta, parce que le couple de Français qu’avait passé quelques jours à l’hostal de mes potes lui avait parlé de moi. Un mec de Sapzurro, un dueño d'hôtel. Le fait que j’écrive sur l’ayahuasca lui avait mis la puce à l’oreille, et il me disait qu’il souhaitait me rencontrer. Sauvage comme je suis, j’ai évidemment attendu le dernier jour, la veille de me barrer, pour me décider à aller voir le bonhomme. C’est pas de ma faute. Je suis comme ça.

Sapzurro, Colombie

Son hôtel se trouvait donc à Sapzurro, village colombien qui se trouve à la frontière du Panama. A 7h du mat j’étais sur la route, pleine d’allant, cheminant le long de la côte avec la forêt à gauche et la mer à droite, observant les timides rayons du soleil jouer entre les cocotiers. J’ai débarqué à Capurgana sans trop savoir si j’allais continuer à pied ou alors me trouver un bateau, mais je suis tombée sur un des primos (cousins), une bande de frangins français super potes avec mes potes à moi, et il se trouve que lui et sa nana colombienne accompagnaient une horde de vacanciers (c’est leur boulot) venant de Medellín jusqu’au bled où je devais aller, en bateau, alors j’ai décidé de profiter de l’occasion. En un quart d’heure c’était réglé, et je foulais le sol de Sapzurro. Le capitaine de la lancha a oublié de me faire payer, en plus. Toujours ça de gagné. J’ai trouvé l’hôtel du mec sans difficulté. 

Il a semblé surpris de me voir débarquer comme ça, si bien que je me suis demandé si c’était moi qu’avais mal pigé ses intentions. Vieux, tu veux qu’on cause ayahuasca et écriture, pas vrai ? Bah tu vois, je suis là. Mes manières échappent encore à beaucoup de monde, mais il s’est rapidement mis en selle. Le truc relou, c’est qu’on était sans cesse interrompus par ses clients qui allaient et venaient, et s’incrustaient dans la conversation. 

Le sentier entre Sapzurro et Capurgana, Colombie

Quel était mon but en me pointant ici ? J’en savais rien. En voyage, j’ai pour habitude de suivre les signes, et je me disais que ce mec-là en était peut-être un. Je me disais qu’il pourrait me recommander un ou deux bons chamans. En même temps, mon attitude face à ça est très ambigüe. Je cherche sans chercher. On me file des pistes que je ne suis pas. Comme si j’attendais un miracle qui tombe du ciel, comme c’était arrivé avec Wish. Une évidence. Ou alors, peut-être bien que, simplement, je pressens que les pistes qu’on me donne ne sont pas les bonnes…

Bref, il m’est vite apparu que mon expérience de l’ayahuasca était bien plus profonde que la sienne, et qu’en réalité c’était plus moi qu’avais des trucs à lui apprendre que l’inverse. Le temps est passé où j’étais à l’affût de tout ce que j’entendais sur le sujet, buvant littéralement les paroles du premier péquenaud qu’avait vaguement tâté de la chose. D’une manière générale, je ne me sens plus aussi jeune que pour mon premier trip. A l’époque, c’était moi la nymphette de service, 20 ans tout vert, excitée et stupide, probablement. Ça me fait un peu bizarre de me dire ça, mais maintenant c’est moi l’ancêtre. C’est moi qui peux me positionner face aux blancs-becs que je croise en causant comme une matriarche qui sait de quoi elle cause, justement, pour le voyage comme pour l’ayahuasca.

Y avait un jeune type qu’était là aussi, avec qui j’ai discuté un moment. Une sorte d’allumé à l’origine indéfinissable (Argentin, peut-être, même s’il n’avait pas l’accent), qu’avait l’air de tâter d’un peu tout (toutes les drogues et toutes les médecines), qu’était pas désagréable, ma foi. 

Mais soyons franc, l’un dans l’autre, et bien que le dueño et l’autre gars étaient charmants, je peux pas dire que j’en ai retiré grand-chose. Tant pis. Quand on nourrit aucun espoir, y a pas de déception. Le dueño, lui, était tout de même déçu que je reste pas. Sans doute qu’il s’attendait à choper une nouvelle cliente, en réalité… Loupé. Je lui ai appris que je me barrais le lendemain, et même à l’instant même, en fait. Il était bientôt midi et j’avais déjà décidé de me taper toute la route de retour à pince jusqu’à Bahia Aguacate, et entre-deux je voulais bouffer et me balader un peu dans le village. Un bien joli village, en vérité, qu’aurait mérité que je squatte là un moment, mais tant pis. Ça faisait déjà plusieurs jours que la route m’appelait, et j’avais hâte de la retrouver. 

Un burger et une bière plus tard, j’étais donc sur le chemin qui coupe à travers la montagne pour rejoindre Capurgana. Un chemin qui rigole pas. Ça monte et ça monte, en pleine chaleur et en pleine humidité, évidemment. J’en étais à me demander pourquoi je m’infligeais ça, quand j’ai senti une drôle de douleur au pied. Une morsure. J’ai tout de suite fait le lien avec la colonie de fourmis que je venais de croiser. En tongs. J’ai regardé mon pied gauche en sentant soudain la même douleur au pied droit. Il fallait faire un choix. Mon gros orteil gauche était attaqué par une fourmi géante en train d’essayer de mordre à travers la corne (Dieu bénisse mes pieds cornés par des mois de service !). J’ai miséré à mort pour la détacher de là en criant LA PUTAIN DE TA RACE, avant de m’attaquer à celle de droite, qui s’accrochait à la chair tendre de mon troisième doigt de pied, par au-dessus. Avant de réaliser que j’en avais plein d’autres agrippées à ma tong, dans le caoutchouc. Ça a pas été simple de toutes les virer de là, et longtemps après j’étais encore en train de vérifier que je les avais bien toutes éliminées. Mais ces fourmis ont été la cause d’un effet que je ressens encore aujourd’hui. Après leur assaut, je me suis mise à marcher comme une furie, peu importe à quel point ça montait, à quel point je transpirais, à quel point mes cuisses me faisaient mal. J’avais trouvé un second souffle, et ce souffle, il me possède désormais tout entière, dès le début de mes randos. C’est très bizarre, en fait.

La frontière entre Colombie et Panama, vue depuis un mirador

Ce jour-là, j’ai marché presque 29 kilomètres. Et depuis, on dirait que je tente chaque jour de dépasser ce record.


Un vrai baroudeur doit savoir modifier ses plans en un claquement de doigts

Une demi-heure avant de prendre le bateau pour quitter mes potes et cet hostal où j’avais passé deux semaines, il pleuvait à mort, exactement comme le jour de mon arrivée. La boucle était bouclée, et au fond ça me semblait logique. Mais la pluie a eu la clémence de s’arrêter avant le décollage. Mon objectif du jour était Necoclí, où j’imaginais rester une nuit avant de me relancer dans la folie des bus. Débarquée là-bas, j’ai eu l’idée saugrenue de ne pas prendre de moto pour me rendre à l’un ou l’autre hôtel qu’on m’avait conseillé, mais de longer la plage avec mon gros sac, mes coups de soleil et le sel des vagues que je m’étais reçues qui me piquait la gueule… persuadée que je tomberais sur ces hôtels rapidement. Hum.

En effet, au bout d’une demi-heure de marche, j’ai fini par tomber dessus, harassée, rouge écrevisse, pour m’apercevoir qu’ils étaient tous complets (haute saison), et que de toute manière, la ville entière était en proie à une violente coupure d’eau qui ne me permettrait jamais de me laver de ce sel et de cette sueur… OK, on y va pour un brutal changement de programme !

Si y a bien un truc que le voyageur aguerri doit être capable de gérer, c’est ça. Paumé au milieu de nulle part ou découvrant soudain ses précieux plans foulés au pied pour je ne sais quelle raison, le baroudeur doit savoir rebondir rapidement et bouleverser ses projets -peu importe à quel point il y tient- comme s’ils n’avaient tout simplement jamais existé. J’ai donc pris une moto pour le terminal (enfin, disons, l’endroit d’où partaient les bus pour le Nord, en plein sur la grand-rue), repoussant sans ménagement les ayudantes (ceux qui accompagnent le chauffeur de bus en gueulant partout le nom de la destination de l’engin, chargeant les bagages, récoltant les sous, haranguant à tout va les malheureux piétons qu’ont rien demandé) qui se jetaient déjà sur moi en criant : CARTAGENA, MONTERIA, SANTA MARTA, pour m'asseoir sur un muret au milieu des pots d’échappement, de la poussière, de la chaleur carabinée et des vrombissement de moteurs, m’allumer une clope et consulter mon guide.

Un voyageur à la croisée des chemins…

OK. Le plus logique à faire, c’était de se rendre à Montería, bled sans intérêt, mais qui avait l’avantage de pas être trop loin (je fantasmais sur une douche) et surtout d’être à la jonction de l’itinéraire qui m’arrangeait le mieux. J’ai écrasé ma clope, me suis dirigée vers un des ayudantes, et j’ai fait : OK. Montería.


Un hôtel en face du terminal, l’odeur du gasoil et la vérité poussiéreuse du road trip

Pourquoi s’emmerder à trouver un hôtel dans le guide, prendre un taxi et s'exiler au cœur d’une ville dégueulasse quand tout ce dont on a besoin est une douche et un lit ? Une fois de plus, mon expérience m’a dépannée sur ce coup-là. Quand j’ai senti qu’on arrivait au terminal, j’ai ouvert grand les yeux et j’ai repéré un hôtel juste à côté. Parfait.

Très bonne aubaine. Il coûtait que dalle, la chambre était dotée d’un ventilateur ultra-puissant (indispensable dans ce bled étouffant de la mort), et la douche coulait bien. Bordel, j’avais pas besoin de plus ! J’ai consulté mon guide pour ma journée du lendemain. Le bled que je visais était pas à plus d’une heure et demi de route. 

J’ai fumé des clopes sur la coursive en matant la rue. Y avait un comedor (petit restaurant) où ils te servent du gras 24h/24 juste en bas, et l’odeur des hydrocarbures mêlée de poussière me remontait depuis là où j’étais postée. Ça m'a rappelé des scènes du passé, ces hôtels impersonnels où t'atterris parfois sans l’avoir prévu, en transit, comme un fantôme coincé dans l’entre-deux Monde. Une ombre furtive que personne ne remarque, qui n’existe pas vraiment, parce qu’elle ne laisse aucune marque nulle part.

Et je me suis demandé si c’était pas ça, le vrai voyage.


Un lieu mystique au bord du Río Sinú

J’ai passé une nuit bizarre, peuplée de rêves étranges, et à 6h30 du matin j’étais déjà en train de descendre les marches de l’hôtel pour me rendre au terminal. Mais j’ai même pas eu le temps de l’atteindre que j’étais déjà dans un bus. C’est marrant comment ça marche ici. En France le chauffeur te récupérerait jamais au bord d’une route comme ça, si t’es pas en train d’attendre religieusement à l’arrêt. Ici, ils te chopent n’importe où, et te font descendre où tu le souhaites.

Un bar de Lorica, Colombie

Bref, j’étais en partance pour Lorica, un bled qu’est pas du tout répertorié sur les guides. Et je dois avouer que ça faisait du bien qu’y ait aucun gringo à l’horizon. Mon voisin de bus m’a prise en main et m’a trouvé une moto pour me conduire à l’hôtel qu’il avait élu pour moi. Ça m'arrangeait bien, j’avais rien réservé, et c’est toujours un peu délicat de dire au mec chargé de te conduire : Amène-moi dans l’hôtel de ton choix, bien que je l’ai fait plus d’une fois. Mais on a parfois des mauvaises surprises. Je pensais que j’étais face à l’une d’entre elles quand la moto m’a fait descendre. On était juste à côté de l’église, à deux pas de la place centrale (là où se trouvent en général les trucs les plus chers) et l’hôtel avait l’air tellement clean que j’espérais pas une seule seconde qu’il soit dans mes prix. 

Un restaurant de Lorica, Colombie

J’en revenais pas quand le type de l’accueil m’a annoncé le montant, tout en glissant que la piaule était climatisée (limite indispensable, vu la chaleur dans ce bled). Je sais pas si vous pouvez imaginer le soulagement du gringo quand il se dégote une chambre de luxe dans ses prix, avec un petit balcon où il peut cloper en matant l’animation de la plaza mayor (place principale), une panaderia (boulangerie) à deux pas, et le fleuve en contrebas… 

Il était très tôt, à peine 9h, et je suis tout de suite ressortie pour aller explorer mon nouvel environnement et me taper un café et un croissant tout chaud. L’énergie qui faisait vibrer le cœur de cette ville était d’une nature particulière : marché très vivant avec ses nombreux comedores donnant sur le fleuve, gens flânant sur le malecón (balade au bord de l’eau) à toute heure, chaleur sèche des petites rues poussiéreuses dont les murs des quelques bars et commerces s'ornent de graffitis, barques prenant l’eau le long des rives, architecture des porches et des fenêtres aux reflets arabes, et cette église colorée qui domine la place, pareil que dans toutes les villes d’Amérique latine d'ailleurs, mais qui justement offre un côté réconfortant, n’importe où que tu te trouves…

Lorica au coucher du soleil, Colombie

Je me suis baladée longuement, revenant à l’hôtel pour me rafraîchir, et ressortant parce que je devais encore tout voir, tout sentir… Le soir en particulier, lorsque l’air devient enfin respirable et que le fleuve fait ondoyer ses couleurs au coucher du soleil, l’âme de cet endroit révèle l’ensorcellement caché qu’on pouvait sentir ou deviner pendant la journée. L’esprit se tait, et il respire, lui aussi.

Être seul dans une ville inconnue à la tombée du jour, et s'imprégner d’une énergie étrangère, c’est quelque chose de sacré quand on voyage. J’ignore à quelle partie de nous-mêmes ça nous connecte, mais on se sent plus que jamais nomade dans ces cas-là. Ce qu’on appelle bêtement citoyen du monde, je crois.

Putain de haute saison !

San Bernardo del Viento, Colombie

J’aurais dû sentir venir la merde quand je me suis rendue à San Bernardo del Viento le lendemain, village en bord de mer censé être la tranquillité même. Ouais, eh bien non. La plage était envahie de vacanciers locaux, et puisque je déteste me retrouver au milieu d’un tas de gens, je me suis contentée de marcher sur le sable des heures et des heures en faisant quelques pauses jus de fruit, avant de m’en retourner à Lorica, un poil déçue, en retrouvant le même chauffeur de moto qu’à l’aller. C’est marrant, mais peu importe les déceptions que je peux rencontrer en chemin : quand il s’agit de faire de la route, j’oublie absolument tout ce qui vient de se passer pour être dans le pur présent. Les senteurs de cette côte caribéenne sont vraiment incroyables, et j’aurais bien du mal à décrire ce que ça fait d’être perchée sur une moto en observant la végétation, les rivières, les petites maisons et les cimetières colorés comme si on m’offrait le droit d’accéder à l’intimité d’une vie qui ne sera jamais la mienne. Comme… goûter en secret à différents aspects de l’existence.

De retour à l’hôtel, un brin inquiète quant à cette histoire de haute saison en train de monter en puissance, j’ai tenté tant bien que mal de trouver un hôtel pour le prochain village que je visais sur Booking, mais tout paraissait saturé, ou bien carrément hors de prix. Ça sentait de moins en moins bon…

J’ai laissé tout ça de côté pour aller savourer une dernière fois les ondes mystiques de Lorica…

Lorica, ville mystique, Colombie

Et le lendemain j’étais dans un bus, qui lui aussi m’a paru super cher, alors de deux choses l’une : soit je me suis fait enfler, mais grave, soit les prix triplent pendant les vacances. Avec le recul que j’ai maintenant, je dirais que c’est la deuxième option. Ces périodes de fêtes et de vacances ont toujours été ma hantise, et voilà que, comme une bleue, je me retrouvais encore une fois en plein dedans ! Y serait peut-être temps que j’apprenne à calculer un peu mieux mes itinéraires en fonction des périodes…

Jesus à moto, trois bières de trop et un mal de tronche légendaire

Arrivée à San Onofre, ville d’où partent les motos pour Rincón del Mar, j’ai pas eu le temps de dire ouf que j’étais à l’arrière d’un type qui m’y conduisait, en me faisant déjà un gringue éhonté. Oh, je dis pas, c’était un sacré beau Black, et flirter avec lui n’avait rien de désagréable. Au fond, je trouvais ça limite reposant qu’il soit aussi direct, ça nous épargnait les ronds de jambes habituels en matière de séduction.

- T’aimes pas les Morenos (Noirs) ?

- Si. Enfin je veux dire, j’ai jamais essayé, mais…

- Moi non plus j’ai jamais essayé une Française. J’aimerais essayer avec toi. Comment tu t’appelles ?

- Zoë.

- C’est joli Zoë. Moi c’est Jesus.

- Ah.

- Tu veux qu’on se voit ce soir ?

- Ben…

- Allez, j’ai vraiment envie de faire l’amour à une Française !

- Je suis à peu près certaine que ça fonctionne pareil dans le monde entier, tu sais… Et puis je suis sûre que tu mens. Je suis sûre que t’as déjà tapé dans de la gringa.

- Nan, jamais !

- Carrément que si ! Je suis sûre que tu sors les mêmes conneries à toutes celles qui montent derrière toi.

- J’ai jamais parlé avec une Blanche comme ça.

- Mouais, c’est plutôt qu’elles comprennaient rien à ce que tu leur racontais, surtout.

- Haha.

- Héhé.

Sans surprise, à Rincón, ça dégueulait de gens de partout. Ce que mes potes de Doble Vista m’avaient vendu comme un petit paradis de pêcheurs loin de tout, où il faisait bon se reposer sur la plage en buvant des cervezas face au coucher de soleil, se révélait être une immonde usine à vacanciers et touristes, où, comme de juste, tous les hôtels où Jesus m’a emmenée étaient complets. J’ai fini par lui dire de me laisser me démerder toute seule, je m’en voulais de lui faire perdre son temps en cherchant avec moi, et puis il commençait déjà à me saouler… 

Rincon del Mar, Colombie

J’ai patienté deux heures dans un hostal où ils disaient qu’ils auraient peut-être une place, avant de finir par m’annoncer que la chambre coûtait 150 000 pesos, c’est-à-dire plus que mon budget quotidien. Mais ils connaissaient un type juste à côté qui proposait des piaules pour 100 000. Bordel de chiotte, je jure que j’étais à deux doigts de reprendre une moto pour me tirer de cette galère et de ce con de bled qui me sortait déjà par les yeux, mais pour aller où, en même temps ? Le prochain endroit que je visais était Cartagena et je savais que là-bas ce serait exactement le même délire, voire pire, vu la très bonne réputation de cette ville.

La mort dans l’âme, j’ai laissé le jeune du premier hostal me conduire au second en moto. Le dueño s’est montré adorable direct (tu me diras, vu le fric que je lui rapportais, ça se conçoit). Il faisait penser à un gros Hawaïen, chemise à fleurs, panse énorme, sourire chaleureux. On a un peu papoté le temps que sa femme prépare ma chambre, et il m’a branchée sur des trucs à faire dans le coin. Dans la foulée, j’ai donc réservé un tour pour visiter les mangroves en canot le soir même, et un autre pour aller voir l'archipel de San Bernardo le lendemain. Foutu pour foutu, autant que mon séjour dans cet endroit serve à quelque chose. 

J’ai découvert ma chambre qu’était pas si merdique, même si en comparaison de l'hôtel que je venais de quitter à Lorica, ce truc était parfaitement moisi, tout en coûtant le double. 

J’aurais peut-être bien dû me reposer un brin, mais j’avais surtout besoin d’une bière. Au bout de trois, j’ai réalisé que c’était une très mauvaise idée quand un mal de tronche carabiné m’a chopé la tête en étau, qui ne devait se relâcher que deux jours plus tard…

A moitié bourrée, je suis retournée à l’hôtel en attendant l’heure de sortir dans les mangroves, en priant pour qu’y ait pas trop de monde dans le bateau. Je commençais à me sentir prise à la gorge par les gens, le bruit, l’agitation, et tout ce que je désirais au monde, c’était de respirer un peu loin de tout ça.

Virée en canot dans les mangroves, paresseux et narcotrafiquants

C’est parti pour un tour en canot dans les mangroves !

Mes talents de sorcière se sont révélés utiles : les gens qui devaient venir avec le guide et moi se sont décommandés, et c’est donc seule avec ce petit mec freluquet et sympa comme tout que je me suis lancée dans les marais. Honnêtement, j’ai vu des trucs bien plus impressionnants que ça dans ma vie, mais y se trouve que passer deux heures loin de l’agitation du monde avec ce gars était tout ce que je désirais en cet instant. Il avait l’air plutôt concerné par son boulot, en plus.

Apparemment, cette mangrove reliée à la mer sur laquelle on circulait était pura basura (pure poubelle) avant que l’association pour laquelle il taffait prenne les choses en main pour tout nettoyer. Il m’a expliqué que la végétation de ces fameuses manglares (écosystème constitué de marais donc, avec de drôles d’arbres qui poussent dans l’eau avec les racines soit sortant de l’eau, soit allant vers l’eau depuis les branches) produisait plus d’oxygène que n’importe quel pauvre arbre tout sec qu’on trouvait dans les plaines, et que c’était donc super important de la préserver. Il me citait les noms latins de chaque plante, m’apprenait le nom des oiseaux, et m’a emmenée dans une plaine pour qu’on tente de voir les paresseux.

Paresseux, Rincon del Mar, Colombie

En sortant du canot, il m’a fait : Si on voit un paresseux, tu me files un pourboire, d’accord ? Sa manœuvre était plus que grillée, mais je le trouvais tellement cool que j’ai topé sans faire d’histoire. A peine sortis de l’eau, sur le premier arbre planté face à nous, non pas un mais trois paresseux étaient accrochés là comme font toujours ces bestiaux, soit roulés en boule, soit se déplaçant avec une lenteur effarante et un sourire de fumeur de ganja perdu de Dieu. Faut dire que les feuilles de cet arbre étaient leur nourriture favorite. Moi j’étais simplement contente de voir la vie sauvage ailleurs que dans un zoo. 

On a repris le canot après s’être un peu baladés. Entre-temps, il m’avait montré une célèbre piste d'atterrissage d’avions des narcotrafiquants, et m’avait expliqué qu’une grande partie de sa famille s’était fait buter par eux. C’est quand même spécial la Colombie. Elle a un sacré passé que les chochottes françaises pourront jamais comprendre, moi la première…


Parfois, la réalité est aussi merdique que la fiction

Lever de soleil à Rincon, Colombie

J’aurais voulu que cette parenthèse dure plus longtemps. De retour à l’hôtel, mon mal de tronche avait empiré et je me sentais capable de rien, ni de sortir bouffer, ni de lire, ni même de me brosser les dents, ce qui ne me ressemble vraiment pas. Je me suis tout juste contrainte à préparer une gourde de flotte histoire de pouvoir boire durant la nuit, en glissant carrément deux cachets de micropur dedans, tant elle semblait foireuse… J’avais tout sauf besoin de me choper une intoxication en plus du reste. Bordel, je me sentais comme Travis au début de Borderline, et dans un sens, ça m’a fait rire, cette connerie. Étalée à poil sur mon lit, le ventilo en pleine gueule, avec cette foutue musique qui ricochait dans toute la ville, et particulièrement chez les voisins, vraisemblablement, cette migraine me filait la nausée, elle était en train de me rendre complètement dingue…

J’ai presque pas dormi, je crois. Au petit matin, la nuit entière m’apparaissait comme une longue abomination faite de visions sordides, de musique qui s’insinue dans ta tête sans espoir d’y échapper, et d’une douleur occipitale d’une lente et rare violence, continue, intraitable. 

Ruelle d’une ile de l’archipel San Bernardo, Colombie

J’étais dans un état proche de l’Ohio, et dire que j’étais censée me taper une virée en bateau pour aller découvrir ces fameuses îles qui, je le sentais, allaient être envahies DE GENS ! La putain de sa race. J’ai avalé une gorgée d’eau ultra-chlorée qui s’est débrouillée pour avoir quand même goût de moisi. Chaud, le moisi. Putain. J’ai rampé sous la douche, qui n’était en fait qu’un vague tuyau planté dans le mur crachant un filet mou d’eau froide, histoire d’essayer de me remettre en place pour la journée. Brossé les dents. Avalé un nouveau Doliprane. Et suis descendu fumer une clope avec le dueño, qu’a eu la décence de m'offrir une tasse de tinto (le café très léger et sucré qu’ils boivent ici). J’aurais préféré un triple espresso, mais bon.

Ça allait quand même un peu mieux. Il était super tôt, pour pas changer, l’excursion décollait à 8h, j’avais le temps de faire un tour du village et de me taper un vrai café bien fort. Personne dans les rues. Le soleil en train de se lever, caressant de sa lumière les rues en sable et les petites maisons colorées… Voilà à quoi devrait toujours ressembler le monde, je me suis dit. Juste moi, la lumière, et quelques cabots qui traînaient par là.

J’ai bu mon café en regardant la mer. Elle était calme à cette heure-là, les vagues ne commençaient que vers 10 heures. Ça m'a fait du bien. Quand il a été l’heure de partir, j’avais retrouvé figure à peu près humaine.

Les Iles du Diable

Visite de l’archipel de San Bernardo, Colombie

Parfois, on sait très bien qu’on se fout dans un plan débile, mais on y va quand même. Mon idée de base en me dirigeant vers Rincón del Mar, c’était de dormir sur l’Isla Mucura, qui est réellement splendide, mais avec les récentes déconvenues que je m’étais chopées avec les hôtels, j’avais pas osé me pointer là-bas comme une fleur en mode Holà, hay habitación ? (salut, z’avez une chambre ?).

Je dis pas que j’aurais dû, mais ce qu’est sûr, c’est que ce tour de merde n’était pas la bonne option pour profiter de cette île, et que les deux autres que j’ai visitées ce jour-là valaient pas un pet de lapin. Je hais les putains de tours opérateurs. Chaque fois que j’ai dû y avoir recours, j’ai détesté ça, putain. Comment on est censé kiffer quand le bateau te largue avec un tas d’autres neuneus sur une micro-île surpeuplée en te disant : OK, rendez-vous dans une heure à l’embarcadère, les pigeons !

Eh bien, on trace direct dans le sens inverse de la cohue. Tout le monde va à droite, où y a la zik et les restos ? Va à gauche, suis le sentier le long de la mer, écarte-toi autant que possible en surveillant l’heure quand même pour pouvoir être de retour quand ce fichu bateau repartira, et marche, vite, loin, jusqu’à trouver une crique où tu pourras te tremper le cul tout seul pendant le quart d’heure qui te reste.

Quelle situation pathétique… Dans un lieu si beau, le genre de truc dont tu rêves depuis que t’es gamin ! Encore heureux que j’arrive à me connecter rapidement à la beauté qui m’entoure quand je l’ai sous le nez. Je dirais que c’est ce qui m’a sauvée. Et j’ai répété le processus sur l’île suivante, Tintipán…

Ile Mucura, Colombie

Le monde est devenu franchement moche, vous savez. Ce coup-ci, c’était Indiana Jones au pays d’Instagram. Nom d’un chien, c’est pas que j’aie le sentiment d’avoir une place à moi quelque part, mais là, j’aurais pas pu être plus loin de mon monde… J’ai fermé les yeux sur les pétasses en mode selfie avec leur gros culs cellulitiques débordant de leurs strings, et j’ai franchi la barrière supposée séparer le monde en deux : la plage publique, qui devait pas représenter plus d’un quart de l’île, sur laquelle s’ébattait donc la horde effroyable de vacanciers que je venais de croiser, et la partie privatisée, où chaque hôtel de luxe a acheté son petit coin de paradis à l’usage exclusif de ses hôtes…

Ce qui fait que je me suis retrouvée dans un no man’s land où les pilotes de bateau des tours opérateurs se reposaient à l’ombre, étonnés de voir une pauvre gringa mortifiée débarquer. J’ai tracé sans rien demander, jusqu’à trouver des rochers qui s’avançaient dans l’eau. J’entendais presque plus la musique. Y avait personne. Ouf. 

L’un des types est tout de même venu me prévenir de faire gaffe où je mettais les pieds. En effet, ici les oursins et les coraux tranchants comme des lames avaient remplacé le sable blanc. C’était le prix à payer pour la solitude. 

Ile Tintipan, Colombie

Tout était si cher sur ces îles que j’ai rien bouffé de la journée, et de retour à Rincón le soir, le mal de tête était revenu en force. En me connectant vite fait dans un bar (mon hôtel n’avait évidemment pas la wifi), j’avais découvert que celui que je croyais avoir réservé pour le lendemain était en réalité complet, ce qui me faisait changer mes plans à la dernière minute, une fois de plus… Dans l’urgence, j’ai dégoté un truc moisi pour une autre ville le long de la côte. Toute cette connerie commençait à me courir sur le haricot. J’étais impatiente d’être au lendemain pour me tirer d’ici.



Tu sais ce que ça veut dire, d’être au bout de sa vie ?

J’ai enchaîné taxi (vraie voiture, ce coup-ci, pas un Jesus en moto), puis voiture privative pour Cartagena, et puis bus et encore taxi ce jour-là. C’est chelou comment ça marche ici. Tu sais jamais dans quel transport tu vas grimper. 

Le premier taxi m’a lâchée sur une sorte de grand-route où s’arrêtaient des voitures, des bus, des motos, et les mecs qu’étaient là se sont occupés de mon cas, arrêtant une voiture dans laquelle ils m’ont fait monter, apparemment le mode de transport qu’allait m’amener à Cartagena. J’étais là, mon arepa toute grasse à la main (galette de maïs, petit dej de rue typique de la Colombie), et j’ai dû bondir dans cette caisse sans même prendre le temps de m'interroger. Ce n’est qu’une fois seule avec ce mec que j’ai réalisé que j’étais absolument pas dans un taxi officiel, que j’avais pas pris en photo sa plaque d’immatriculation (c’est conseillé de le faire dans ces cas-là), et que donc, bah, j’étais à la merci. J’avais pas peur non plus, cela dit. Il était 9h du mat, et hormis le fait que ce chauffeur avait des yeux bleus très bizarres et un accent que j’avais foutrement du mal à comprendre, il avait l’air sympa, et sa caisse était bien, elle roulait vite.

Dans le doute, je lui ai tout de même monté un bateau sur un type que j’étais censée retrouver pas loin, genre : Je suis pas toute seule dans ce pays, des tas de gens s’inquiètent pour moi ! Tu parles. La vérité, c’est que si je disparaissais, personne s’en rendrait compte avant un sacré bout de temps.

Mais j’ai pas disparu. Même si en approchant de la fin de journée et donc de mon hôtel, y restait plus grand-chose de moi, tant j’étais rincée. C’est peut-être ça d’ailleurs, cette dureté qui te possède quand t’atteins tes limites, qui m’a poussé à refuser que l’enculé de taxi me laisse à des rues et des rues de mon hôtel, prétextant que la route était fermée ou je ne sais quelle connerie. Il a tenté, il a échoué. La route n’était pas fermée et je l’ai forcé à me déposer au pied de mon logement. Hors de question que je marche des kilomètres dans les rues sablonneuses avec le sac sur le dos et le soleil qui brûle la couenne avec une migraine d’un autre monde et une journée de voyage dans l’os. Nique ta mère. Je lui ai balancé son fric et j’ai franchi les portes du taudis. Mais non, j’étais toujours pas au bout de mes surprises…

L’hôtel n’avait pas pris ma réservation en compte. Heureusement, m’a annoncé la bonne femme, il reste une place en dortoir (les DORTOIRS, ma hantise depuis mon premier trip ! Des repaires de ronfleurs que je fuis comme la peste depuis mes 20 ans !), et coup de bol, y avait personne dedans, pour le moment. Quand elle a vu ma tronche, elle a compris son erreur, et je dois d’ailleurs la remercier de m’avoir finalement laissé tout le truc sans me foutre personne d’autre, même quand une bande de clampins s’est présentée.

Est-ce que j’allais enfin pouvoir me reposer ? Je me suis tapé trois bières achetées à la tienda (épicerie) d’à côté pour favoriser mes chances, mais c’était sans compter sur… LES PUTAINS DE VOISINS QU’ONT MIS LA MUSIQUE A FOND LA CAISSE TOUTE LA PUTAIN DE NUIT ! Ces connards envoyaient même des pétards dans le ciel, au point, oui oui, de foutre le feu à la maison d’à côté…  Cela dit ça on me l’a raconté le lendemain. Y avait de la cendre dans ma piaule en me réveillant, et c’est après que j’ai pigé. 

Ça commençait à bien faire. J’ai préparé mon sac en deux temps trois mouvements et j’étais de retour à attendre le bus. Ces sales vibrations qui me poursuivaient depuis trois jours avaient méchamment entamé mon système nerveux, et j’osais même plus imaginer que l’endroit soi-disant enchanteur où je me rendais l’était bel et bien. Du coup, quand j’ai finalement débarqué, le soulagement a été IMMENSE.

Minca était vraiment le paradis qu’on m’avait vendu, l’endroit idéal où j’allais enfin me ressourcer.

Village roots, guérisseuse indigène et exorcisme intestinal

L’église de Minca, Colombie

Dans chaque pays d’Amérique du Sud, y a un bled que les gringos ont élu. Il s’agit souvent d’un petit village plein de charme à la température clémente, où il fait très bon en journée mais frais la nuit. Et dès ses premiers pas dans ce village, on ne peut que sentir qu’une énergie particulière est à l'œuvre.

Évidemment, on pourrait penser que c’est les gringos qui se sont établis là pour y vivre qu’ont amené avec eux cette sorte de vague new-age, puisque ce sont majoritairement des gens roots, portés sur les médecines naturelles, le yoga et la bouffe healthy, et qu’ils se sont employés à transformer les lieux en une sorte de refuge où on boit du tchaï, bouffe des pancakes vegan, du houmous et du granola, et où on peut prendre des cours de méditation vipassana à tous les coins de rue. Et où, d’une manière générale, tout le monde met un point d’honneur à se comporter avec ouverture et bienveillance.

Mais à y regarder de plus près, en cherchant un peu dans le passé et les légendes locales, on réalise que c’est pas le cas : l’énergie était là avant, les gringos l’ont juste identifiée, et se la sont plus ou moins appropriée… Pisac au Pérou, Samaipata en Bolivie, San Marcos de Atitlán au Guatemala, et maintenant, Minca, Colombie.

N’importe quel voyageur pourra tenter de s’en défendre, même moi qui suis pas du genre à coller à mes semblables et qui fuis comme la peste tout ce qui s’apparente à la bienveillance outrée. Mais la vérité est là : dans ces endroits, on se sent bien, et on y reste souvent bien plus longtemps que prévu…

Un refuge donc. Celui dont j’avais besoin après l’exposition démesurée et la promiscuité que j’avais vécues sur la côte comme s’il s'agissait d'une opération à cœur ouvert.

Cascade Marinka, Minca, Colombie

Cela dit, même ici, les vacanciers sont présents, sans compter les gringos donc, auxquels j’ai toujours autant de mal à m'identifier et vers qui je me dirige jamais facilement. Mais avec mes horaires de poule sous amphets, c’est pas trop difficile pour moi d’éviter la foule en cheminant aux aurores vers les cascades et autres merveilles qui peuplent ce coin de paradis.

Pourtant parfois je m'interroge sur cette impossibilité de nouer des liens avec ceux que je croise. Je marche des kilomètres, entièrement seule, et quand je rentre au village j’éprouve toujours pas l’envie de tenter d’avoir un contact avec les autres. J’ai pourtant croisé des gens cool quand j’ai été dans cet hôtel sur les flancs de la montagne (c’est tout l’intérêt de Minca, à priori : squatter dans les ecolodges somptueux avec vue sur la mer en contrebas, isolés de tout), et j’aurais eu la possibilité de les accompagner un moment pour me rendre avec eux dans la Guajira, désert qui se trouve à l’extrême nord du pays. Mais non.

Faut dire aussi qu’il s’est passé un truc qui, même si je l’avais voulu, m’aurait empêchée de le faire. 

Une Française que j’avais croisée à l’hostal de mes potes s’était rendue dans ce fameux hôtel, où elle s’était fait masser par une indigène. Mais c’était pas un massage classique. Au bout de quelque temps de palpations, la femme s’était mise à lui révéler des choses sur elle. Des choses qu’elle était techniquement incapable de savoir. Et moi, avec la lame de fond dont j’ai parlé au début de ce carnet, j’avais des trucs à régler. J’étais curieuse de voir ce qu’elle découvrirait sur moi.

Piscine de l’hôtel Casas Viejas by Massaya, Colombie

J’ai donc pris rendez-vous avec cette femme. Elle avait l’air rude, et pas spécialement amical, mais c’est un truc auquel je suis habituée avec les chamans. Rapidement, elle a commencé à me parler, évoquant des éléments de ma vie qu’elle semblait sentir à travers mon corps. Elle m’avait tout d’abord passé un linge humide, imprégné d’une sorte de tisane aux herbes, chaude, pour ouvrir les pores de ma peau afin d’être en mesure de me lire. Puis, elle avait mis ses mains sur mon ventre, dont, selon ses dires, chaque zone correspondait à un aspect de moi : familial, émotionnel, sentimental…

Mon corps lui a tout dit. Ses massages faisaient mal. Je ne veux pas entrer dans les détails, mais à la fin, au niveau du pied, ça faisait si mal, aussi bien physiquement qu’émotionnellement, que je me suis cambrée sur ma planche, comme en proie à un exorcisme, pour hurler des pleurs d’une force inouïe. Et elle qui me disait de respirer, d’inspirer par le nez, souffler par la bouche tout en faisant avec mes mains le geste de balayer, de balayer cette souffrance que je traversais, de m’en défaire, de la laisser s’en aller… Cette façon de gérer le souffle m’a rappelé le pouvoir qu’il a en cérémonie d’ayahuasca.

Elle a voulu me revoir le lendemain pour terminer le boulot. Donc, à 7h du matin, j’étais de retour sur la table de massage. C’est principalement sur mon ventre qu’elle a travaillé (la veille, toutes les glandes et méridiens qui parcourent mon corps y avaient eu droit, jusqu’à mon pied, donc). C’est peut-être ce qui explique ce qui s’est passé…

Peu de temps après l’avoir quittée, j’ai commencé à me sentir très mal. Faible, épuisée, nauséeuse, tremblante… Un brin fiévreuse, peut-être ? Je me sentais si mal que j’ai dû changer mes plans : alors que j’avais réservé une nuit dans un autre ecolodge paradisiaque, ce qui impliquait un retour à moto à Minca, puis un autre trajet à moto pour m'y rendre, et enfin une nuit dans un dortoir (trop cher la chambre solo), et surtout une exposition permanente aux gens (comme c'est le cas dans ces endroits où les gringos sympathiques pullulent), j’ai finalement choisi de retrouver mon hôtel au village, pour me cloîtrer dans ma chambre individuelle, fraîche et solitaire.

Grand bien m’a pris. Toute la sainte journée, j’ai été victime d’une diarrhée d’un autre monde, c’est-à-dire, du monde de la medicina, comme celle que j’avais déjà connue avec l’ayahuasca. Un truc émotionnel qui te vide de ta propre substance…

Coucher de soleil à Minca, Colombie

Je ne sais pas si on peut dire que cette femme était chamane, et au fond je me contrefous de l’étiquette qu’on peut lui coller. C’était une guérisseuse, et le travail de nettoyage qu’elle avait initié connaissait son ultime dénouement…

Tout ce que j’espère désormais, c’est que cette énergie néfaste, pesante, et surtout, d’une incommensurable tristesse qui m’habitait a trouvé le chemin vers la sortie. C’est ce dont je parle, quand j’aborde le thème de la confrontation avec soi-même.

On réveille la lame de fond. Et puis, on se trouve en plein centre de sa fureur. Mais il faut apprendre à la gérer, à la dominer, à surfer dessus. C’est là qu’intervient le chamanisme, de n’importe quelle tradition. Voilà la medicina, qu’elle soit personnelle, c’est-à-dire pouvoir curatif de sa propre conscience sur elle-même, ou bien apporté par une femme dont on entend parlé, et dont on se dit : Tiens tiens…

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Le carnet de voyage colombien de Zoë Hababou
 

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El Diario Latino #3

D’emblée, la conversation a pris un tour plus qu’intéressant. C’est marrant comment ça marche. On commence à évoquer son voyage, ses passions, son taff d’écrivain, et on en arrive à parler de Pablo Escobar, Nietzsche et Bukowski. Au final, j’ai passé la journée à parler avec le Colombien. Il y avait quelque chose de surréaliste à se trouver si loin de chez soi, en plein cœur des Caraïbes, à creuser la pensée de Schopenhauer, la vision artistique de Fante et la façon d’écrire de Buko.

Bahia Aguacate, Colombie : Jour 25

De Santa Fé de Antioquia à Bahia Aguacate


Un voyage en bus qui fait pleurer

Le voyage depuis Santa Fé jusqu’à Turbo a été assez inconfortable. J’ai perdu l’habitude de pas avoir ma place à la fenêtre, mais quand j’ai grimpé dans le bus il était déjà plein. C’est la haute saison ici, et les gens débarquent en masse vers la côte depuis Medellín. Ceci dit, je l’ai plutôt bien pris, me contentant de regarder le bout de paysage à moitié caché par la tête de mon pionceur de voisin qui m’était dévolu, en bouffant les fruits que je m’étais achetés au terminal. 

Petit à petit, le bus s’est vidé de ses occupants, et durant les dernières heures de voyage j’ai retrouvé ma position fétiche, le nez collé à la vitre. Pour plonger dans quelque chose de sombre. 

J’ai déjà dit que la longue contemplation induite par les trajets qui durent des heures étaient propices à la méditation, et à une certaine introspection, un examen dépassionné de soi-même, de son passé et de son futur, bien loin du tumulte un brin pathétique et surtout affreusement stérile qui prend place au sein de notre tête dans la folie du quotidien, où quasiment toutes les pensées naissent de la peur, de la volonté mesquine de dominer les autres, et surtout de la certitude égotique que le monde tourne autour de soi.

La contrepartie de ce regard neuf, qui plonge aussi loin en soi que dans le monde, est qu’il amène vers la surface des éléments qu’on pensait enterrés. Comme une sorte d’auto-hypnose, probablement. Dans la vie normale, on ne prend jamais le temps d’être inactif pendant si longtemps (sept heures, par exemple, comme ce voyage en bus). Pas étonnant que ce matériel psychique reste hors de notre portée. Mais dans ces circonstances, pas le choix que d’être entièrement immergé en soi. C’est assez étrange, cette résonance que la contemplation du monde provoque. Cette résonance avec son moi profond.

Comme un tambour primitif qui appelle à la vie, à la lumière, les échos d’anciennes souffrances, pour les faire danser sous le regard de notre conscience devenue extralucide.

J’ai pas envie d’entrer dans les détails de ce qui s’est passé, mais j’ai pleuré en silence durant une heure, seule face à ma vitre. J’éprouve aucune honte à pleurer devant des étrangers, mais je me suis tout de même contenue du mieux possible. Parce que si la digue avait cédé autant qu’elle le souhaitait, les torrents de douleur qu’elle retenait auraient inondé l’ensemble du monde. Le mien, et probablement celui des autres.

Il y a pourtant un étrange constat à faire au sujet de cet épisode. La vérité, c’est que j’étais rassurée que cette souffrance vive encore en moi, aussi vraie, aussi profonde que le jour de sa disparition. Il m’était souvent arrivé de me sentir coupable de l’avoir si vite acceptée, d’avoir pu continuer ma vie comme si le pas avait été définitivement franchi. Réaliser qu’il n’en était rien, que la tristesse était toujours aussi vive, aussi brûlante près d’un an et demi après, m’a fait comprendre qu’elle existerait là, pour toujours, et qu’il suffisait que je plonge les yeux suffisamment longtemps dans l'abîme pour la ressusciter, et l’éprouver dans toute sa démence, dans le vide sans fond qu’elle avait creusé, et qui m’habiterait à jamais, tel un nouveau constituant de mon être.

Exister par le vide, avec un creux, un puits creusé en plein cœur… et pouvoir malgré tout continuer à fonctionner. Peut-être plus riche, plus dense, plus complexe grâce à cette place un jour habitée, désormais vide. Comme l’écho de la mer dans un coquillage. Ça faisait chaud, et aussi atrocement froid.

Mais c’était moi. C’est ça que je suis désormais.


Le vieux Black à la chariote

Une écrivain sur la route dans un endroit magique : Bahia Aguacate, Colombie

Arrivée à Turbo, la nuit n’était plus très loin, et en sortant du bus j’ai cherché des taxis sans pouvoir en trouver un seul. Ça me paraissait zarbi, étant donné que le terminal était plutôt excentré. C’est là qu’un vieux black m’a abordée, en me voyant errer comme une gourde, me proposant de me conduire à mon hôtel, moi et mes sacs, dans sa chariote à roulette qu’il manœuvrait comme un vélo. Mais ça va faire lourd pour toi, j’ai grogné en désignant mon équipement et ma propre personne. Nan, pas de problème, il a fait, je peux transbahuter beaucoup plus

C’est là que j’ai aperçu les motos. Pas des moto-taxis, des vraies motos. Dans certains bleds, c’est ça, les taxis. Mais le vieux paraissait ravi de me conduire, et il avait visiblement besoin de sous puisque quand j’ai tiqué sur le prix annoncé, il m’a demandé combien j’étais prête à lui offrir. Ça a achevé de me convaincre. Et puis je le sentais bien. Il m’appelait déjà mi amor et mi reinita (bon, comme ils font tous par ici, même entre eux, même de femme à femme ou d’homme à homme), et on a papoté comme deux vieux potos tout le long de la route jusqu’à l’hôtel (y a pas eu moyen qu’il m’emmène à celui que je voulais, mais j’ai pas trop lutté non plus, acceptant qu’il me largue à celui qu’il avait élu. S’il touchait une commission grâce à moi, tant mieux pour lui). D’ailleurs, au moment de le payer, je lui ai finalement fourgué le prix initial qu’il m’avait demandé. 

Ai-je déjà dit que je marchande quasiment jamais ? Je conchie le principe de faire baisser les prix à des gens qui ont beaucoup moins de pouvoir d’achat que moi. Baisser un prix de quelques milliers de pesos représente souvent quelques euros pour moi, mais énormément pour eux. Donc, merde à la sacro-sainte loi du touriste qui moyenne comme un perdu et se sent fier de lui quand il parvient à ses fins. Depuis mon premier voyage, j’ai adopté cette ligne de conduite et je m’y tiens.

Bref, l’hôtel donnait sur la rue hyper bruyante, mais je savais que ça allait pas m’empêcher de pioncer. J’ai observé la vie de cette ville depuis la terrasse de ma piaule, une Corona et un paquet de clopes à portée de main. Le lendemain je devais partir super tôt pour choper un bateau pour le bled de mes potes, près de Capurgana.


De la flotte plein la gueule, un paradis perdu et un Colombien fan de Bukowski qui cause scopolamine

Une cabane en pleine jungle, Marie et son fils et une mer transparente, Bahia Aguacate, Colombie

A six heures du mat, il pleuvait sa race et je m'inquiétais un peu de la traversée que j’allais me farcir avec ce temps de chiotte et la mer que j’imaginais ultra agitée. Mais le chauffeur de taxi qui m’a conduite à l’embarcadère m’a dit que les eaux étaient calmes quand il flottait comme ça. En même temps, c’est des détails dont je me moque un peu. Je savais que je pouvais protéger mes affaires avec des sacs plastique vendus sur place, et j’ai quasiment peur de rien. Une mer agitée, c'est chiant sur le moment, mais les pilotes savent gérer le truc, alors pourquoi s’en faire ?

On a décollé à huit heures. La pluie avait cessé et la mer était calme. Y avait pas grand-chose à voir au départ, mais je savais très bien que j’étais en partance pour un paradis, et ce changement de moyen de transport me ravissait. Un voyage n’est total que quand on cumule toutes les façons de se déplacer : avion, bus, 4x4, bateau, pirogue, cheval… Ça c’est du trip, bon sang de bois !

C’est quand on a débarqué les premières personnes et qu’on s’est arrêtés pour une pause pipi que j’ai réalisé l’ampleur du délire : eau turquoise, cocotiers, musique à fond dans les bars, des Blacks partout. Putain, j’étais à nouveau en plein rêve !

Manque de bol, la pluie s’est remise à tomber pour la dernière demi-heure de trajet, et je m’en suis pris plein la gueule, obligée de fermer les yeux face à la flotte, pluie et vagues salées, qui me fouettaient et me cinglaient la face en continu. Mais c’était tellement marrant de sentir le bateau cogner l’eau, les yeux clos comme dans un grand-huit, incapable de prédire le prochain coup, à la merci des flots.

Le bateau m’a larguée toute seule sur une plage qui semblait abandonnée. La pluie tombait toujours et je me suis réfugiée pour fumer une clope sous l'auvent d’une baraque qui elle aussi paraissait inhabitée. On m’avait dit que l’hôtel était en face dans la montagne, en pleine jungle, et que j’avais qu’à demander aux habitants où il se trouvait. 

Donc no panic, une fois de plus. 

J’ai repéré deux nanas qui semblaient attendre quelque chose, et me suis mise à taper la discute avec elles. Y se trouvent qu’elles attendaient un gars de l’hostal où je devais aller, qu’allait venir les chercher. Nickel. Deux secondes après il était là, et on a grimpé la pente boueuse qui menait vers les hauteurs jusqu’à ce fameux Hostal Doble Vista, qui porte bien son nom. Un mirage tout en bois et hamacs, cabanes au toit de palme, dont le QG est une plateforme sur deux étages ouvrant sur 360 degrés de jungle et de mer. J’ai salué mes potes, pris possession de ma bicoque à la Robinson, et suis revenue me taper une bière avec les femmes de Bogotá que j’avais rencontrées en bas et un jeune Colombien qui squattait dans le coin.

D’emblée, la conversation a pris un tour plus qu’intéressant. C’est marrant comment ça marche. On commence à évoquer son voyage, ses passions, son taff d’écrivain, et on en arrive à parler de Pablo Escobar, Nietzsche et Bukowski. Au final, j’ai passé la journée à parler avec le Colombien. Il y avait quelque chose de surréaliste à se trouver si loin de chez soi, en plein cœur des Caraïbes, à creuser la pensée de Schopenhauer, la vision artistique de Fante et la façon d’écrire de Buko. C’est peut-être un lieu commun, mais on aurait tort de croire que cette sphère n’appartient qu’à l'intelligentsia occidentale. Ce jeune mec avait lu ces auteurs bien plus profondément que moi, et son analyse, sa vision de leur philosophie étaient poussées à l’extrême.

C’est rare pour moi de rencontrer des gens qui s’intéressent précisément aux mêmes auteurs que moi, et ma foi, c’était son cas à lui aussi. Bière après bière, livre après livre, on a refait le monde en se racontant la manière dont l’art avait changé nos vies. Je lui ai parlé de Borderline, il m’a raconté l’histoire qu’il avait en tête.

Ici en Colombie, y a un guet-apens très répandu à base de scopolamine, qu’on appelle dans le coin burundanga ou encore Sople del diablo (le souffle du diable), dont sont victimes aussi bien les touristes que les locaux. Ça se passe principalement dans les grandes villes, avec Bogotá et ses bas quartiers en vedette. Le GHB, aussi connu sous le nom de “drogue du viol”, ça vous dit quelque chose ? J’ai de bonnes raisons de penser que cette fameuse scopolamine est le même principe actif, sauf qu’il n’est pas synthétisé chimiquement comme chez nous. C’est une poudre qu’on produit avec les graines de la Datura, de la famille des Brugmansia, des plantes qu’on a aussi en France, et dont je parle dans l’Inventaire des Plantes Maîtresses : le fameux Toé, c’est elle.

Bref, tu réduis les graines en poudre, que tu vas ensuite glisser subrepticement dans le verre de ta future victime. Les effets ? Eh bien, à partir de là, ton pigeon va faire exactement tout ce que tu lui demandes, sans manifester aucune résistance. Il se transforme en victime consentante qui va vider son compte en banque pour toi, t’inviter chez lui ou dans son hôtel, te filer son PC et son portable, et même pourquoi pas t’offrir son cul sans même un froncement de sourcils devant tes exigences. Tout au fond de lui, il sentira peut-être que quelque chose déconne, mais ça n’atteindra pas la partie dirigeante de son cortex, et les témoins de ton petit jeu ne pourront pas deviner que t’es en train de dépouiller un malheureux, d'autant plus que les barmans ou videurs sont souvent les complices avec qui tu partages le magot. Et puis pourquoi se priver après tout ? Le lendemain, ce couillon se rappellera quasiment de rien… Attention, cela dit : si tu deviens trop gourmand et lui refous une lichette de poudre dans un nouveau verre au milieu de la nuit, il se pourrait bien que le pigeon défaille d’un arrêt cardiaque, et là tu devras te débarrasser du corps, ce qui est plus emmerdant.

Tu vois le délire ? J’ai rencontré ici un nombre faramineux de personnes à qui c’est arrivé, principalement des hommes en fait, qui se sont faits avoir par une fille qu’avait même pas l’air d’une pute. Dont mon fameux pote colombien. Il avait donc envie de transformer sa sinistre aventure en nouvelle littéraire, mais en modifiant un peu la fin de l’histoire. Il avait vu un reportage (dont voici le lien) où un type ayant subi cette magouille témoignait. Mais ce type avait décidé de se venger, en punissant ceux qui lui avaient fait ça ; c’est-à-dire, en les butant les uns après les autres. 

Pas mal, n’est-ce pas ? Évidemment, je l’ai sauvagement encouragé à écrire cette putain de nouvelle ! Partir de son expérience personnelle, avec tout ce que ça suppose d’immersion psychique et corporelle, vivre cette sombre dépossession de l’intérieur, puis, comme tout bon auteur, enrichir tout ça d’une autre histoire vraie dont on s’inspire…

Mec, si on tient pas ici la recette d’une histoire fracassante de réalité, je sais pas ce que c’est !


Des rencontres qui vont à l’essentiel

Azur, lagunes et huile de coco à Bahia Aguacate, Colombie

Cette rencontre n’était que la première d’une longue série. Ici, dans cet hostal, les voyageurs ont tendance à se retrouver dans les parties communes, bar, toit-terrasse, petits salons et hamacs, et très vite on en vient à parler de ce qui nous anime. Les rapports sont différents quand on est en transit quelque part. Il y a comme une économie de mots, une volonté d’aller à l’essentiel, d’évoquer les choses qui comptent véritablement pour nous, plutôt que de se perdre dans les détails insignifiants et souvent mortifères du quotidien, dont on parle plus volontiers avec les amis proches. Ici, tout est à découvrir, et ne serait-ce que de demander à quelqu’un pourquoi il voyage, pour combien de temps, son itinéraire et les merveilles qu’il a croisées sur sa route amorce d’emblée un autre type de relation. Bon, cela dit, faut pas non plus croire qu'on tombe jamais sur de fourbes fils à papa qui prétendent être autre chose que ce qu'ils sont pour avoir l'air plus roots.

Je découvre qu’être écrivain, un écrivain-voyageur qui va faire la route pour longtemps, présente aux autres la meilleure facette de moi-même, et m’incite à leur ouvrir mes mondes sans retenue. D’ailleurs, je me dis que je devrais peut-être écrire un article là-dessus. Sur les spécificités du romancier vagabond.

Oui, j’écris. Je suis une ayahuasquera. J’ai publié cinq livres. Je tiens un blog qui parle de liberté.

Je pense que vous pouvez imaginer qu’en déballant l’affaire comme ça, les discussions qui s’ensuivent n’ont pas la même teneur que de se trouver en France et de dire : je suis serveuse, je taffe pour toute la saison. 

Faire la liste de toutes les personnes que j’ai croisées prendrait trop de temps, mais qu’il s’agisse de locaux, de travellers ou de gens qui se sont installés ici pour monter une affaire, moi qui suis d’une nature solitaire, j’éprouve en fait un grand plaisir à découvrir le parcours chaque fois différent de ces âmes réunies ici en un même lieu, en un même temps. J’aurais aimé faire des shooting de ceux qui m’ont le plus marquées, du style galerie de portraits en noir et blanc, mais je me sens pas assez confiante en mes qualités de photographe pour ça. Ce sont pourtant des visages qui mériteraient d’être gravés.


Vivre comme une sauvage qui boit des bières

Cocos, calebasses et balades à Bahia Aguacate, Colombie

Le quotidien ici est assez cool, le rythme caribéen prend rapidement possession de celui qui s’arrête dans le coin. Mais je suis quand même loin de passer ma vie dans un hamac à siroter des Coco Loco.

Le truc particulier, c’est que j’éprouve ici une détente dont je me croyais plus capable. Se réveiller avec le soleil, boire un café tout là-haut en observant la mer, les toucans et les singes dans les arbres, écrire face à l’immensité, se baigner des heures, sans penser à rien, en osmose avec la mer. Se reposer dans un hamac en lisant des livres sur l’ayahuasca, puis partir en exploration le long de la côte ou dans la forêt des montagnes. Et se sentir… vibrer au sein de cette végétation à l’odeur entêtante, capiteuse, où la nature ne cesse de croître, de se dévorer et de renaître, dans un cercle infini, et avoir la sensation d’être un de ces Hommes d’il y a longtemps, tellement connecté à ses racines qu’il ne peut plus dire : ceci est mon corps, ceci est la nature, parce qu’il fusionne avec ce que ses sens embrassent… Et puis redevenir humain en rentrant pour boire des bières et fumer des clopes avec les autres voyageurs… Et se coucher tôt, comme tout le monde ici, avec la mer qui chante au loin et les insectes et les grenouilles qui entonnent leur concert nocturne comme un envoûtement primitif…


Fiesta, danse rituelle et cocaïne

Un hostal perdu en pleine nature, des bananiers et des cocotiers, Bahia Aguacate, Colombie

La fête ici, c’est quelque chose de phénoménal. Passer Noël et le jour de l’an loin de chez soi peut donner des résultats plus ou moins foireux, et j’ai souvenir d’avoir attendu le Père Noël toute seule comme une merde sous ma tente inondée en Argentine, ou alors de m’être retrouvée à bouffer de la soupe à la tomate préparée à l’arrache par un hôtel qui ne pensait qu’à faire la fête de son côté en famille pour un 31 au Honduras…

Mais cette fois-ci, j’ai plutôt visé juste. C’est d’ailleurs la raison principale qui m’a poussée à squatter ici pendant deux semaines, en dehors du fait que l’endroit est splendide et que les dueños de l’hostal sont mes potes. Les prix grimpent à mort pendant cette période dans toute l’Amérique latine, et faut s’y prendre pas mal à l’avance pour réserver ses piaules, chose dont je suis parfaitement incapable. Une fois de plus, je me suis déjà fait niquer en Argentine à payer le triple pour une chambre miteuse, parce que tous les hôtels des environs étaient complets. Hors de question que ça m’arrive de nouveau, ce coup-ci le truc était calé.

En dehors de cet hostal, ça bouge pas des masses sur le reste de la petite plage de Bahia Aguacate (où y a pas de village, d’ailleurs, le plus proche étant celui de Capurgana), et vu que mes potes sont bien implantés et ont de bons rapports avec les locaux, bah tout le monde rapplique pour faire la fiesta là-haut où se trouve le bar et l’immense toit-terrasse avec vue à 360 degrés.

Et ça envoie du lourd. Tout le monde danse et s’enfile des bières et des shot de rhum artisanal, au son de cette musique d’ici, salsa, merengue, reggae ton, cumbia…

Les jeunes, les grosses, les vieux, les gosses, ils ont vraiment ça dans le sang, bordel ! Pour Noël, un moment en particulier m’a marquée. Y avait le petit gars qui bosse sur la construction de la future maison d’hôtes spécial digital nomad d’un Français d’ici, et El Capitan, un vieux qui s'occupe du service de lancha (bateau) pour l’hostal en transbahutant les voyageurs de Bahia Aguacate à Capurgana ou Sapzurro.

On dansait tous au milieu de la salle lorsqu’un gros type d’ici saisit une immense flûte en bois et se met à coller un son ambiance vaudou sur la musique, d’une façon totalement instinctive. Alors le vieux et le jeune commencent à s’avancer en plein centre de la danse, et les gens forment un cercle autour d’eux. Le vieux danse comme un soulman, tenant le devant de son pantalon, tandis que le jeune se meut d’une façon serpentine, à la limite de l'épilepsie parfois, et le jeu qu’ils jouent ensemble, le spectacle qu’ils offrent a quelque chose de profondément authentique, comme deux hommes des cavernes se laissant envahir par les vibrations d’un appel de la Terre… Tout le monde les encourage, crie, applaudit en cœur, tape des mains et des pieds, parce que c’est comme d’assister à un rite, une danse ancestrale, aussi vieille que l’animal qui hurle encore en chacun de nous, et je suis si heureuse d’être témoin de ça que ça me réconcilierait presque avec l’être humain !

Après plusieurs verres et des litres de sueur évacués, inévitablement, j’ai goûté la coke d’ici, incroyablement pure. Faut dire qu’on est pile-poil sur le parcours des narcos ici, ceux du Clan del Golfo, l’une des organisations criminelles les plus puissantes de Colombie. Cette zone a été rouverte au tourisme il y a peu, mais elle est encore pleine de paramilitaires. En fait, il s’agit des types qui surveillent les passeurs de drogue, qui partent à bord des bateaux chargés de poudre qu’on voit régulièrement prendre la mer pour aller livrer les États-Unis qui sont finalement tout près. Mais tout le monde vit en bonne entente. La coke est bonne et pas chère, et les touristes ne courent aucun danger. 

La bonne cocaïne te fait pas serrer des dents et t’empêche pas de dormir. Ça, c’est quand elle est coupée au speed, aux amphés, quoi. Rien de tout ça ici, on la chope au tout début de son parcours, avant qu’elle passe entre une centaine de mains qui ajouteront leur coupe afin de s’en mettre un peu plus dans les fouilles. Inutile de préciser que celle qui nous parvient en France contient à la fin plus d’additifs que de cocaïne, et que son prix a grimpé d’une manière proportionnelle à la merde qu’elle contient.

Mais j’ai sniffé deux pointes et ça m’a suffit. Depuis que j’ai découvert la transe, le vrai voyage avec l’ayahuasca, ce genre de dope m’intéresse plus des masses.

J’ai gerbé ma race avant de me coucher, ce qui était plutôt une bonne idée. Tu t’enfiles des verres, tu danses, tu te lâches, et puis tu dégobilles tout avant de dormir histoire de pas avoir à cuver, et tu te réveilles frais comme un gardon le lendemain. Technique personnelle qui a maintes fois fait ses preuves.

Jouer à Raoul Duke et prêter l’oreille à Travis Montiano

Des hamacs, du rhum et la mer, Bahia Aguacate, Colombie

J’avoue qu’il m’arrive parfois de me sentir comme ce bon vieux Hunter S. Thompson qui s’enquillait alcool et dope tout en essayant d’écrire Rhum Express lors de son séjour à Puerto Rico. Je suis peut-être un peu trop dans le fantasme, mais j’ai toujours adoré marcher dans les traces de mes idoles, et faut reconnaitre que le côté écrivain-voyageur est une casquette particulièrement agréable à porter. Mais bon, tout comme lui, j’ai parfois du mal à m’astreindre à écrire au lieu d’être dans la démence de la vie en train d’être vécue. Et puis, je sens qu’il faut encore que ça mature.

L’histoire de Travis est là, juste sous la surface de ma conscience, mais il ne me livrera pas ses derniers secrets tant que je ne me serais pas confrontée à ce qui a été désigné, loin dans le passé, comme l’ultime essence, la révélation finale qui donnera tout son sens à ce qu’il a traversé. Et à ce que j’ai traversé avec lui.

Alors j’attends. J’écris sur la périphérie. Je pose le décor. Je creuse timidement.

Je ne suis encore qu’au tout début du voyage, et si je parviens à réaliser les plans vertigineux que je fomente chaque jour un peu plus, alors ça ne fait aucun doute que Borderline aura la digne fin que cette saga mérite.

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El Diario Latino #2

Je me suis dit que c’était une réalité que les gens de chez moi ne pouvaient même pas envisager. Tout ce bordel, cette chaleur humaine et cette folie à cent à l’heure. Toute cette crasse qui pourtant se débrouille pour être accueillante. Nan, ils pouvaient pas imaginer. Et je me demandais comment moi, j’avais réussi à m’y faire.

Santa Fé de Antioquia, Colombie : Jour 10

De Manizales à Santa Fé de Antioquia

Dans la vie, y a deux sortes de personnes : les Aventuriers et les Hipsters

L’Hospedaje La Glorieta, Santa Fé de Antioquia

Enfin un endroit un peu posé pour écrire. Foutredieu, c’est pas si évident de conjuguer aventure et écriture ! J’imagine que les vrais digital nomads voyagent pas de la même façon que moi. Sans doute qu’ils favorisent les grandes villes avec leurs cafés hipsters où ils peuvent se connecter tranquillos en se tapant des latte macchiato tout comme à la maison, en louant un Airbnb plusieurs jours d’affilée. C’est pas du tout ma manière de faire, et je compte aucunement la changer. Le truc, c’est que si je veux écrire sur l’aventure, faut bien que je la vive pour de vrai avant, nan ?

Je pensais à Kerouac, hier. Y me semble bien qu’il rentrait chez môman entre deux virées avec Neal Cassady pour taper ses notes et tenter d’en faire des romans. Ma foi, si je dois me contenter de larguer quelques mots à l’arrache ici, pour les mettre en forme et reconstituer le puzzle une fois rentrée, pourquoi pas ? Hunter S. Thompson s’y prenait un peu de la même manière, et pour tout dire il aurait presque souhaité que ses patrons des grands journaux soient suffisamment freestyle pour oser publier ses bouts de reportages tels quels.

La place principale de Santa Fé de Antioquia au petit matin

On verra comment ça se goupille, aujourd’hui j’ai du temps, une connexion qui tient la route, et du produit anti-moustiques. Ces petits enculés me défonceront pas les jambes pendant que j’écris. Et puis, j’ai qu’à traverser la rue pour aller me taper une bière si jamais l’inspiration venait à manquer. 

Je me sens bien ici. J’aurais pu faire comme ces fameux hipsters et rester à Medellín, qui est soi-disant une ville géniale, ultra-vivante, moderne et compagnie. Tu parles. Je l’ai à peine traversée en taxi pour me rendre du terminal sud au terminal nord. M’avait l’air aussi moisie que les autres grandes villes ! Ce village me ressemble beaucoup plus. C’est pas hipster pour deux sous, loin s’en faut, mais imaginez Indiana Jones débarquer chez les barbus en slim et vous aurez une idée de ma dégaine.

Ouais, parfois, vaut mieux rester avec ses paires…

C’est un monde de fou

Eje Cafetero, la route entre Manizales et Pereira, Colombie

J’ai quitté Manizales le lendemain du premier Diario, déjà impatiente de continuer ma route. Aussi beau que soit un endroit, il le sera jamais autant que celui que tu connais pas encore. Le chauffeur de taxi m’a prise pour une Espagnole. Ça fait toujours plaisir de se dire qu’on parle suffisamment bien la langue pour faire illusion. Au terminal, le petit jeune qui conduisait le collectivo (mini-bus) m’a fait monter à l’avant. Rien de mieux pour avoir une vue totale sur l’Eje Cafetero, ou Zona Cafetera, bref, la région du café, quoi, constituée de montagnes où les fameux plants croissent comme des petits fous.

Ce conducteur avait l’air très fier de sa région. C’est un truc que j’ai souvent remarqué, et pas que chez les Latinos. D’où je viens, les gens sont également persuadés que rien ne vaut l’endroit où ils sont nés, alors que bien souvent, ils ont jamais foutu les pieds ailleurs. Ce sentiment d’appartenance, qu’on appelle je crois “régionalisme”, m’est totalement étranger. J’ai sans doute trop souvent déménagé pour venir encore d’où que ce soit, et être attachée à un lieu précis. Et puis, je sais que le monde qui s’étend au-delà de notre paillasson recèle un charme qu’aucun lieu connu ne pourra jamais prétendre posséder. Mais ce type n’était pas trop causant, en fin de compte. Tant mieux, je déteste parler quand j’observe le paysage. Les gens ont souvent cette sale manie de la ramener au lieu de te laisser te concentrer. Bref, ce mec-là était cool pour ça, et on se contentait de se sourire bêtement quand nos yeux se croisaient.

On a fait un arrêt dans une ville pour qu’il réceptionne d’autres voyageurs. Depuis la place du mort du micro-bus, je regardais tout ce qui se passait d’un œil à la fois habitué et surpris. Ça criait de partout dans cette rue, les rabatteurs de bus donnaient de la voix, comme ils font dans toute l’Amérique Latine, PEREIRA, PEREIRA, PEREIRITA (le bled où se dirigeait le bus), un homme orchestre attifé en rastaman est passé en claudiquant devant moi, un autre est monté dans le bus pour vendre ses chewing-gums, en appelant à Dieu pour nous inciter à céder et lui acheter ses merdes, des femmes avec leurs glacières hurlaient HAY AGUA HAY GASEOSAS (y a de l’eau, y a des sodas), ajoutant au vacarme général, et les rabatteurs continuaient, sube mi amor, te esperamos (monte chérie, on t’attend), qu’ils disaient à tout ce qui porte des seins. Un peu plus loin sur le trottoir un resto-grill de salchichas (saucisses) crachait ses vapeurs graisseuses tandis que le chauffeur, à l’aise dans son univers, poli et souriant, encaissait le fric en attendant que son bus soit plein. 

Je me suis dit que c’était une réalité que les gens de chez moi ne pouvaient même pas envisager. Tout ce bordel, cette chaleur humaine et cette folie à cent à l’heure. Toute cette crasse qui pourtant se débrouille pour être accueillante. Nan, ils pouvaient pas imaginer. Et je me demandais comment moi, j’avais réussi à m’y faire.

C’est une réalité que j’aimerais savoir transcrire davantage, surtout dans mes livres.

Le rappeur du bus

Arrivée à Pereira, j’ai direct enchaîné avec un bus pour Salento. Y avait quelques gringos à bord pour une fois, ce qui ne m’arrive pas souvent. C’est dingue, mais j’ai régulièrement l’impression d’être la seule touriste au monde ici. Pourtant, je sais qu’on est légion. Sans doute que je me lève trop tôt pour eux. Il m’arrive d’être déjà dans le bus à 7h du mat alors que le touriste de base émerge pas avant 9h.

Salento, Colombie

Peu avant la fin du trajet, un mec est monté avec son gosse. Le style roots, avec des écarteurs aux oreilles et des tatouages sur les bras. J’ai tout de suite su que celui-là aussi allait chercher à nous vendre quelque chose. 

Il a sorti un poste de radio à l’ancienne, du style qu’avaient les rapeurs à l’époque de l’arrivée du hip hop, et il a dit : La pire prison qui existe, c’est celle qu’on porte dans notre propre tête. On doit se libérer d’elle avant tout si on veut un jour essayer d’être libre. La chanson que je vais vous chanter cause de ça. Du labyrinthe de la pensée qui torture un Homme dans son cerveau.

Oui. Pour ceux qui ont lu Borderline, je pense que vous voyez très bien de quoi je veux parler, et pourquoi j’ai été si surprise. Alors il a lancé sa musique et s’est mis à rapper dessus. Un truc vraiment cool, avec des paroles profondes, un bon rythme, de la passion. Bon après, faut dire que je suis bon public avec le rap latino. Je trouve que ça envoie grave, bien plus fort, en fait, que le rap d’autres pays.

Le village de Salento au petit matin

Quand il a terminé, j’ai été la première à lui fourguer un billet. En faisant ce geste, je me suis soudain souvenue de Wish, qui donnait systématiquement aux saltimbanques et autres artesaños (artistes de rue) qui croisaient sa route. Le moindre jongleur qui faisait son truc face aux moto-taxis, profitant d’un feu rouge à Pucallpa, le plus mauvais tisseurs de bracelets à Lima, il lui filait quelque chose, alors que lui-même n’avait quasiment pas un rond. Parce que, lui-même, il avait galéré dans sa jeunesse, et vécu dans la rue, avant de devenir chaman. Qu’il savait ce que c’était, et qu’il avait pas la moindre envie d’oublier.

Moi, j’avais oublié ce trait de caractère de Wish, avant de filer 2000 pesos à ce type en lui disant que ses paroles étaient puissantes. Et puis, par la force des choses, tout le monde dans ce bus a fini par lui fourguer un peu de monnaie. J’étais contente d’avoir initié le machin. Je sais comment c’est. Faut que quelqu’un se lance avant que les autres l’imitent.

Une rando de 20 KM, des colibris et un paquet de clopes

Le début de la randonnée de Valle de Cocora, Colombie

Salento est un village très touristique, mais adorable. Comme dans tous les villages sud-américains, la vie se concentre principalement sur la place principale face à l’église, avec ses petites cabanes qui vendent de la bouffe et ses décorations de Noël. J’ai posé mon sac à l’hôtel et j’ai été me taper une bière dans un rade dont la musique m’avait attirée. D’ailleurs c’est plus ou moins devenu une habitude. Quand je débarque quelque part, je me défais de mes affaires et pars me balader de par les rues pour me boire une cerveza quelque part. 

C’est le lendemain que je suis partie pour la fameuse Valle de Cocora. A 6h30 du mat j’étais sur la place centrale pour choper une jeep qui m'emmènerait au début de la rando. Ça faisait longtemps que je m’étais pas retrouvée seule pour marcher en pleine nature comme ça, et surtout pas vingt putains de bornes entre collines et forêt de nuages !

Heureusement que j’avais eu la présence d’esprit de louer des bottes à l’hôtel. L’escapade avec le dueño de Manizales et mes chaussures trempées au retour m’avaient au moins servi de leçon. J’ai dû franchir des rivières et patauger dans la boue pour accomplir ce chemin. Ça montait sa race et j’étais essoufflée à mort, mais faut que je m’entraîne. Si je veux faire des treks plus tard, y a pas à moyenner.

La forêt de nuage de Valle de Cocora

Ça m'a pas empêchée de fumer des clopes tout le long de la route, ceci dit. Je crois bien être la seule à fumer comme ça en randonnant. Les gens d’ici ne fument qu'occasionnellement, parce que c’est un luxe, et les gringos, ma foi, la majorité d’entre eux sont trop healthy pour ça. Les Blancs ont trop bien appris leur putain de leçon. Je m’en tape, j’ai beau être très spirituelle dans certains domaines, je suis pas obligée de prendre le packaging complet. La punk qui vit en moi crache à la gueule de tout ça.

Les colibris de la finca Acaime, Valle de Cocora

J’ai fait un arrêt à la ferme de colibris, pas très raisonnable vu le prix, mais je tenais à voir ces oiseaux et puis le bout de fromage et le chocolat chaud étaient inclus. Vous pouvez rire, mais j’avais rien avalé depuis la veille tout en m’étant levée à 4h du mat, parce que j’essaye de faire des économies, et que rogner sur la bouffe est le moyen le plus efficace que j’ai trouvé. Après des heures de marche, ces maigres denrées étaient plus que bienvenues. 

Un guide et trois Français sont montés à la ferme pendant que je filmais les bestiaux. J’ai tout de suite su qu’ils étaient français, à leur rire. C’est fou qu’on puisse reconnaître sa langue natale dans un simple rire. Mais c’est pas avec eux que j’ai causé, ça non, mais avec leur guide, un jeune gars très cool qui m’a montré les photos qu’il prenait durant les treks où il accompagnait ses clients. Il avait un sacré œil ! Ses photos d’oiseaux étaient dignes d’un pro, et j’ai vraiment apprécié de papoter avec lui. Il semblait aimer son boulot, et rayonnait d’une belle énergie.

Du coup, je lui ai demandé d’essayer de me photographier ces satanés colibris bien trop rapides pour moi. C’est lui qui a pris ce cliché d’eux. Bon, mon appareil est moins bien que le sien, mais au moins j’ai une photo valable !

Les palmiers à cire de Valle de Cocora, Colombie

Ça m'a requinquée de le croiser et j’ai repris la route avec un nouvel allant. Du moins, jusqu'au milieu de la montagne qu’il fallait gravir jusqu’au sommet, quasiment tout droit. J’en ai chié sa mère. Mais une fois en haut, il restait plus que quatre kilomètres assez faciles, en descente, vers la fameuse vallée où poussent ces palmiers à cire uniques en leur genre. Ils offraient une impression bizarre, mais ma solitude et la brume sur les montagnes me laissaient un sentiment d'éternité, de puissance, que j’ai respiré à pleins poumons.

Vingt kilomètres et quatre heures de marche solitaire ont un drôle d’effet sur un Homme. Je me sentais lavée. Épuisée, mais comme nettoyée de l’intérieur.

De retour à l’hôtel, j’ai profité de la machine qui se trouvait là pour laver tout mon linge, plein de boue, de sueur et d’herbe depuis la marche avec le dueño de Manizales. L’eau de la douche était tiédasse, mais c’était le cas depuis que j’avais quitté Bogotá, et je commençais à m’y faire. Tant pis pour mes muscles crispés. Eux aussi, ils allaient finir par s’y faire.

J’ai été me prendre une bière. Manger un morceau. Le lendemain je redécollais, une longue journée de bus m’attendait.

Avant de partir, j’ai laissé un exemplaire de Borderline à l’hôtel, dans la bibliothèque prévue pour le bookexchange.

La chiva de la mort, le pollo et la DMT

La chiva colombienne, un affreux tape-cul !

Le bled que j’avais choisi n’était pas facile à atteindre, du moins, il s’écartait un peu de la route classique du gringo. Pourtant, au terminal de Salento, j’ai trouvé d’autres touristes qui prenaient la même direction que moi. Celle de Jardín, en l'occurrence, village niché en plein cœur de la Zona Cafetera. Il y avait là deux Polonais, une Thaïlandaise et un Hollandais. Les Polaks sont rapidement venus me parler. Et c’est toujours la même histoire : ils me racontent qu’ils sont là pour deux semaines, que ça fait déjà une semaine qu’ils sont là, et au vu de leur parcours c’est le genre qui se contente de quelques spots parmi les plus touristiques. Et puis le type vise mon sac, et me fait :

- Et toi, t’es là pour combien de temps ?

- Un an.

- Un an (pincement de jalousie) ? Et tu voyages qu’avec ça ? Hey, regarde chérie, elle part un an et elle a qu’un tout petit sac ! (et, se retournant vers moi) J'arrête pas de lui dire qu’elle prend toujours trop, mais bon…

- Je suis minimaliste, je fais comme pour m’excuser, en avisant son sac du coin de l’œil, qu’est pas plus léger que celui de sa copine…

La Thaïlandaise hoche la tête vigoureusement. Elle voyage avec encore moins que moi. La Polonaise s’intéresse à mon cas, est surprise que je sois écrivain, veut en savoir plus. Quand je lui dis que j’écris une saga, elle veut savoir si c’est de la fantasy. Marrant, hein, que les sagas soient forcément associées à ce genre-là. Mais non. Je finis par lui montrer mon livre.

On se tape les premières heures de bus chacun dans son coin, les touristes jouant avec leur téléphone ou en train de pioncer, moi collée à la vitre à regarder mon paysage. Lors du changement de bus au terminal, tous se précipitent pour aller bouffer vite fait du pollo con arroz (poulet avec du riz) dans le premier rade qui traîne. Moi non. Je mange pas de pollo et j’ai pas de sous. Je me contente d’un coca et de mes clopes. C’est ça quand on part longtemps. Faut une certaine ascèse, et être capable de bouffer qu’une fois par jour.

La vue depuis la chiva !

Une heure plus tard, on grimpait dans la chiva, bus typique de la Colombie. Pour des gringos comme nous, c’était le rêve, surtout pour moi qui aime être au plus près de la nature. Mais on a vite déchanté. Au bout de deux heures de route à deux à l’heure, à cahoter de partout et à rebondir sur nos fesses comme des zébulons en phase terminale, avec le froid et l’humidité qui tombaient à mesure qu’on s’élevait dans les montagnes, le trip n’était plus si folichon que ça.

On nous avait dit que le trajet durait entre deux et trois heures.

Quatre heures plus tard, il faisait nuit, on était frigorifiés et toujours pas arrivés. J’ai fini par dévier mon esprit de sa souffrance en papotant philo et DMT avec le Hollandais. C’est le genre de conversation que j’adore, suffisamment intriguante et prenante pour parvenir à se concentrer sur autre chose.

Un village en fiesta perpétuelle

La vue depuis mon hôtel à Jardín

Une fois débarqué à Jardín, ce que je me figurais comme un tout petit pueblo assoupi s’est révélé être un village endiablé à la vivacité extrême, avec une place centrale immense, une église gigantesque, illuminée à mort pour Noël, et des gens absolument partout, en train de boire du café, de la bière ou de l’aguardiente, tout ça entouré de musique provenant des différents bars tout autour de la place. Incroyable !

C’est peut-être parce que j’habite moi-même dans un trou paumé, mais ça me fait bizarre de voir tant de gens vivre à l’extérieur, à se retrouver tard le soir comme ça, toujours accompagnés de musique. C’est pas une légende. La Colombie est vraiment vivante, avec une culture de proximité entre les habitants qui fait défaut à la France, y me semble. La chambre de mon magnifique hôtel pas cher du tout donnait sur la place, mais j’étais défoncée de fatigue et le grabuge m’a pas empêchée de dormir.

Le lendemain j’ai recroisé le Hollandais et on est partis poursuivre notre conversation en se baladant en dehors de Jardín. Une chouette marche de onze kilomètres au milieu des bananiers. Au retour il prenait la route pour Medellín, et moi je me suis payé un délicieux café (c’est la région, après tout) sur la place.

C’est marrant, moi qui suis d’un naturel sauvage, je commence à accepter d’être exposée au monde. Et je m'imprègne. Je m'imprègne à mort de tout ce qui m'entoure.

Un café désert, avant l’arrivée de la foule, à Jardín, Colombie

Jungle + Colonialisme = Santa Fé de Antioquia !

Le bus partait à 7h du mat, j’allais me rendre à Medellín, mais j’y parviendrais assez tôt pour pas avoir à y passer la nuit. La ville la plus cool de Colombie, tu parles ! Ça me fera toujours marrer, ça. Elle avait l’air aussi crado que les autres. Tout ce qui dépasse le pueblo (village) me semble monstrueux et flippant. Et puis en tant que fille seule, j’ai pas la moindre intention d’aller dans un bar pour me faire draguer et me retrouver avec du GHB dans le verre, ou plutôt, toute nue et dépouillée le lendemain dans une poubelle, sans aucun souvenir de la soirée. J’exagère peut-être, mais le regard des hommes sur moi me suffit déjà amplement. Pas envie de tenter le diable, et pas mon délire non plus. Donc j’ai pris un taxi pour changer de terminal et sauté dans un collectivo pour Santa Fé de Antioquia.

Le cimetière de Santa Fé de Antioquia, Colombie

C’est marrant, mais je pensais pas débarquer dans un bled si humide, quasiment la jungle, qui a pourtant des airs coloniaux. Les moustiques m’ont attaquée dès ma première clope dehors à mon arrivée à l’hôtel. Une sorte de petite maison chez l’habitant, vraiment pas chère, où je suis en train d’écrire ces lignes. Malgré ma fatigue, je suis sortie en traversant tout le village pour aller découvrir un peu les environs et me prendre une bière au parc central. Je suis tombée sur un joli cimetière, mais il était fermé.

C’est bizarre mais c’est seulement à ce moment-là que je me suis souvenue à quel point j’aimais les cimetières latinos lors de mon tout premier voyage, au point de les rechercher avec attention, de les prendre en photos sous tous les angles, et même d’écrire Borderline, assise entre deux caveaux. Parfois je me demande pourquoi une partie de la conscience s’obscurcit comme ça, et se réveille des années après.

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Le carnet de voyage colombien de Zoë Hababou
 

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El Diario Latino #1

Le chauffeur de taxi m’a entubée direct. Pourtant, c’est pas comme si j’avais pas fait attention de bien prendre un taxi officiel à l’aéroport, étant donné le risque très concret qui existe de se faire niquer à Bogotá avec les taxis sans compteur conduits pas des types aux ambitions plus que douteuses. Et dans ce cas-là, le problème qui se pose n’est pas seulement lié au pognon. A vrai dire, le fait de se faire tirer le triple de ce que vaut la course habituelle est bien le moindre des problèmes qui peuvent t’arriver.

Manizales, Colombie : Jour 3

De Bogotá à Manizales
 

Les taxis sont des enfoirés

Le chauffeur de taxi m’a entubée direct. Pourtant, c’est pas comme si j’avais pas fait attention de bien prendre un taxi officiel à l’aéroport, étant donné le risque très concret qui existe de se faire niquer à Bogotá avec les taxis sans compteur conduits pas des types aux ambitions plus que douteuses. Et dans ce cas-là, le problème qui se pose n’est pas seulement lié au pognon. A vrai dire, le fait de se faire tirer le triple de ce que vaut la course habituelle est bien le moindre des problèmes qui peuvent t’arriver.

Quand il m’a annoncé le montant de la facture, j’ai même pas lutté. Après deux jours de voyage depuis chez moi à Barcelone, puis de Barcelone à Amsterdam, et enfin d'Amsterdam à Bogotá, sans compter les trois plombes qu’il avait fallu attendre, debout dans une file longue comme trois fois mon bras, pour passer le contrôle de migration (imagine le délire : pour ton corps il est presque minuit, t’as dormi deux heures à l’hôtel d’Amsterdam et pas un brin dans l’avion, t’as le bide en vrac rapport à la bouffe de merde que tu t’es tapée depuis ton départ, et en Colombie il est 15h, et tu sais que tu dois encore récupérer ton sac, pisser un coup, acheter une merde quelconque à boire, trouver des clopes, retirer du fric au DAB et puis dégoter un taxi en essayant de moyenner pour pas qu’il t’encule - loupé -, te farcir la route jusqu’à l’hôtel et enfin te trainer sous la douche et tomber comme une merde). 

L’hôtel San Sebastian, en plein cœur de Bogotá

Après, faut avouer que j’étais juste heureuse d’être de retour sur ce continent. En regardant les palmiers défiler et les graffitis sur les murs, avec la radio du taxi qui diffusait cette musique typique d’ici, je me suis retrouvée des années en arrière, lors de mon arrivée à Lima, pour mon tout premier trip. C’est remonté en moi, cette mémoire enfouie, qui se fait si souvent oublier, mais qui jaillit dès qu’elle est en contact avec ce qu’elle reconnaît comme sa source. J’étais animée d’un bonheur serein, profond, un peu comme quand on sait qu’on rentre à la maison, peut-être. Sauf que moi, ça me fait ça quand je retrouve la route.

Alors, il m’a dit son prix, j’ai fait Ouais, c’est ça, je lui ai fourgué sa thune et me suis dirigée vers la porte de l’hôtel. Un type m’a matée tandis que j’entrais. Bogotá me faisait déjà peur, putain, d’autant plus que c’était quasiment la nuit. Je hais les putains de capitales, de n’importe quel pays que ce soit, même Paris, bordel. Le type est entré derrière moi. C’était lui, le gérant. Il était affligé d’un handicap je crois, peut-être la polio qui lui avait déformé un bras et une jambe. Mais il était plutôt beau gosse, du moins quand on aime le style bad boy latino, et il était très serviable. Il m’a accompagnée à ma piaule qui donnait sur la rue, un chouette truc, en fait. J’ai pris une douche bouillante et me suis pieutée. Il était 20h ici, 2h du mat au pays d’où je venais. J’ai sombré.

Les flics, les clodos, besoin de fumer

Une nuit à Bogotá

Les alarmes de voitures de police m’ont réveillée. J’avais le sentiment d’avoir déjà beaucoup dormi, mais il était que minuit. J’ai vérifié ce qui se passait à la fenêtre. Les flics squattaient là, mais impossible de savoir pourquoi. Je suis retournée dormir, mais deux heures plus tard j’étais à nouveau debout. J’ai maté ce qui se tramait dehors. Ce coup-ci c’était un type en train de fouiller les poubelles, juste en face de moi. Il les a vidées en totalité sur le sol, afin de récolter des restes de bouffe dans un des sacs. Je l’ai laissé à son affaire pour aller me doucher. A mon retour un pote à lui l’avait rejoint et ils s’y mettaient à deux.

Fallait que je fume, putain. J’ai zoné dans l’hôtel en essayant de trouver un patio ou une porte de derrière ouverte. Que dalle, et la porte principale était verrouillée. Je suis retournée dans ma chambre et j’ai fait glisser la fenêtre en me penchant dehors le plus possible pour éviter que la fumée n’empuantisse tout. Un des fouilleurs a levé les yeux vers moi. Je l’ai ignoré. 

Plusieurs clopes plus tard, ils avaient tout bien rangé les ordures dans les sacs et s’en étaient allés avec leur butin. 

Il était bientôt sept heures, l’heure de me tirer avec le taxi que j’avais demandé au dueño de l'hôtel d’appeler. Quand je suis descendue il était en bas derrière son comptoir, et on a taillé le bout de gras comme deux potes en attendant ma voiture. C’est marrant comme les gérants d’hôtel se montrent curieux envers les touristes. Moi à leur place, j’en n’aurais plus rien à carrer d’entendre leurs histoires. Il a paru assez impressionné quand je lui ai décrit mes projets. Faut dire que certains sont assez couillus. A voir si j’arrive à les mettre en œuvre.

On s’est quittés en se disant qu’on se reverrait si je passais à nouveau par Bogotá. J’avais le sentiment qu’on était déjà copains, et on s’est serré la pogne avec effusion. 

J’ai sauté dans le taxi pour le terminal. Un long voyage m’attendait.

10 heures de périple en bus

Le bus avait une heure de retard. J’avais oublié le manque de précision des horaires ici. Cela dit, le terminal de bus de Bogotá est plutôt accueillant, et puis je me suis payé des petits pains au fromage tout frais comme il font ici, produits sur place. C’est comme ça que je fonctionne sur la route. J’ai jamais de bouffe sur moi, parce que je sais que je pourrais mettre la main sur des trucs à picorer en chemin.

Le bus a fini par se pointer, un truc très confortable, d’autant plus qu’avec le covid y te mettent personne à côté de toi, c’est royal. La meilleure partie du voyage commençait enfin. J’étais dans mon bus, ma place préférée au monde, avec le paysage et ma solitude comme seuls compadres. J’ai fini ma nuit le temps qu’on quitte Bogotá. Quand j’ai émergé, le décor avait changé. C’était vert, et beau.

Petit à petit, la végétation est devenue plus dense, plus humide, et la nature de mes pensées a changé. Il existe un mode voyage que seuls les voyageurs solitaires connaissent. Les souvenirs d’anciennes errances remontent. Des mémoires que tu pensais perdues dans les limbes de l’esprit. Tu regardes ta vie d’une autre façon. J’imagine que d’être collé à une vitre durant dix heures d’affilée, en observant le quotidien de gens qui vivent d’une façon différente de la tienne, avec cette nature exubérante tout autour, te connecte à une zone du cerveau dont tu te sers très peu dans le monde ordinaire. C’est une contemplation qui plonge en profondeur, tout en étant très subtile. D’autres formes de pensées entrent en éclosion. Elles ne connaissent ni la peur, ni les plans futurs. Le passé apparaît comme continuant d’exister, tissant un maillage complexe qui dessine les lignes de l’avenir. Impossible de douter de soi quand on est témoin de ça. Impossible de douter du sens de son existence. J’étais ravie de me dire que durant un an, j’allais avoir accès à ça. 

Petit pain fourré à la goyave, nourriture idéale durant un voyage en bus !

Je commençais à avoir un peu faim quand un vendeur est monté à bord avec son grand panier. Il m’a fait goûter un petit pain tout chaud fourré à la pâte de goyave, me disant qu’il en avait aussi au fromage. J'ai pris un sachet de chaque. C’était tellement bon ! Ça vaut vraiment le coup de faire confiance au destin pour t’envoyer la graille. Ces aliments du bord des routes sont les plus frais et les moins chers que tu puisses trouver. Avec ça, j’allais pouvoir patienter jusqu’au soir, parfait.

Le paysage était si beau… Des arbres fruitiers en pagaille, des palmiers, des bananiers, des papayers, des cacaoyers, et bon nombre des plantes que je venais de décrire dans mon inventaire des plantes maîtresses, un truc de fou ! J’ai vu le fameux Toé et le Piñon Blanco ! Les bords des routes s’égaillaient d’échoppes où on vendait du pain de yucca, des papayes, des ananas et des avocats énormes, il y avait aussi ces petites maisons typiques des endroits tropicaux, basses, colorées, avec du fer forgé aux fenêtres et des hamacs suspendus sous le porche. Ça m'a fait plaisir de retrouver tout ça.

Un comedor typique de bord de route, comme il y en dans toute l’Amérique latine

Cela dit, le temps était quand même long, surtout parce que j’avais le dos en vrac et une méchante pointe de douleur sous l’omoplate, due à ces putains d’heures de vol et à ma fatigue générale. On a fait un arrêt dans un rade qui m’a rappelé celui où Travis se fait offrir un sandwich par un vieux au tout début du tome 1 de Borderline. C’est si étrange de retrouver les éléments qui ont inspiré mes livres. Une fois de plus, ma réalité et celle de Travis coïncident…

Il faisait déjà nuit noire quand on a finalement débarqué à Manizales. Dix heures de route dans les bottes, pour le lendemain d’une arrivée en pays étranger, même en tant que voyageuse chevronnée comme moi, c’est quand même du lourd. J’ai chopé un taxi pour qu’il m'emmène à la finca, sans me donner la peine de négocier le prix auparavant, ce qui peut être très risqué. Si tu marchandes pas direct, t’as toutes les chances au monde pour te faire enfler ta race à l’arrivée. En plus, le type s’est à moitié paumé (j’ai le chic pour me dégoter des hôtels perdus au milieu de nulle part qui ne figurent sur aucun radar). Mais en fait, il était charmant, on s’est bien marrés ensemble en cherchant la finca, et le prix qu’il m’a fait payer était de loin très inférieur à celui des deux courses précédentes (ce qui m’incite à penser que le deuxième chauffeur m’a lui aussi entubée…). 

J’étais enfin arrivée dans mon paradis. Bon, vu qu’il faisait nuit, j’en ai rien vu avant le lendemain, mais les chants d’oiseaux me certifiaient que j’étais au bon endroit. J’ai avalé mon dîner en en laissant la moitié (trop crevée), pris une douche, et me suis jetée dans le grand lit de ma magnifique chambre en bois ciré. 

Ce coup-ci, j’allais enfin pouvoir me relaxer.

Réveil au paradis

Finca Morrogacho, Mazinales, Colombie

Imaginez une terrasse perchée à flanc de montagne, d’où partent des sentiers formés de marches en pierre, entourés de végétation. Des bananiers, des fleurs, des plants de café, et des tas d’oiseaux tous plus colorés les uns que les autres, dont le chant est une musique zen. Des nappes de brumes s'accrochent aux collines, dévoilant par moment un panorama d’un vert électrique, si dense, si profond, qu’il semble incarner une forme de vie primitive et sauvage. L’odeur, à la fois musquée et sucrée, vous pénètre comme celle d’un animal féroce, d’une beauté sans égal.

La beauté sauvage de la zona cafetera, Colombie

Le jour est en train de se lever. Et si les mots perfection et envoûtant ont jamais eu de sens, alors il est en train de se révéler, là, sous vos yeux. 

S’éveiller dans un endroit pareil après trois jours de voyage, c’est une récompense grandiose. Le genre de cadeau qu’on se fait à soi-même, qu’on ne peut recevoir que de soi-même, en fait.

Quand la réalité rejoint le rêve, à des années-lumière de la vie ordinaire, le monde apparaît comme magique, et la volonté, les désirs de l’Homme, qui le poussent sans cesse à lutter, à se dépasser, rencontrent leur accomplissement. 

Ça peut sembler stupide, voire malvenu de ressentir de la gratitude envers soi-même. Pourtant, c’est exactement ce que j’ai éprouvé. Et j’ai eu envie de remercier le monde d’être aussi beau.


La balade de la lose

Vue depuis la finca Morrogacho, Mazinales, Colombie

Le gérant de l’hôtel (ouais, cherchez pas, je me fais toujours pote avec les gérants d’hôtel) m’a proposé qu’on aille se balader dans la montagne. Évidemment, j’étais partante. On a parcouru les sentiers de la finca, lui me montrant les arbres fruitiers qu’il avait plantés, me disant à quel point la terre était fertile ici, au point que le compost lui-même donnait naissance à des arbres sains et grands en l’espace d’une paire d'années. Du café, des goyaves, des avocats, des bananes, des papayes, des ananas… Il avait tout ici, et c’est avec ça qu’il nourrissait ses clients et les oiseaux des environs. 

On a passé le portillon en bois qui menait au-delà, directement dans les collines des vaches, une merveille de verdure et d’immensité. Le panorama était à couper le souffle. On descendait en zigzag pour éviter de se ratatiner la gueule, tant le sol était humide et boueux. C’était cool de discuter le coup avec lui. C’est marrant, au début je me montre toujours un peu timide, et puis rapidement je me mets à parler librement, à jurer dans toutes les langues comme à mon habitude, et à faire rigoler celui qui m’accompagne.

Au bout d’un moment, je me suis rendue compte que j’étais en train de me faire piquer de partout. Y me semblait pourtant n’avoir vu aucun moustique dans les parages. Et puis j’ai identifié ce que c’était : des sand-flies, ou mosqueros comme on les appelle ici, sorte de petites mouches jaunes très présentes dans les lieux tropicaux, et qui, contrairement aux moustiques, piquent à toute heure du jour. Ces mouches sont ma hantise. Quand je m’occupais des singes en Bolivie, j’avais le corps littéralement défoncé par leurs morsures. Eh ben, elles étaient de retour. Mais c’est pas ça qu’allait m’empêcher de continuer à marcher. 

Les montagnes de la zona cafetera, Colombie

On cheminait, on papotait, ça devait déjà faire une heure qu’on descendait la montagne quand on a franchi un petit cours d’eau, une source, comme il me l’a appris, avant de passer sur la montagne d’à côté. Les herbes avaient doublé de volume, et de hauteur. Le sol était si boueux que, sans savoir comment, mon pied a soudain glissé, j’ai fait une roulade digne d’un pro de capoeira, en m’accrochant désespérément à une touffe d’herbe bien robuste qui se trouvait là, pour atterrir un niveau plus bas (il y a plusieurs “sentiers”, on va dire, un peu comme une culture en terrasse), saine et sauve. Enfin, c’est ce que je croyais…

Après quelques nouvelles minutes de marche, je me suis aperçue que j’avais plus mon téléphone, qui se trouvait normalement dans la poche kangourou de mon sweat. Bon, OK, on s’est dit, le dueño et moi, c’est rien, y a qu’à retourner à l’endroit de la chute et basta.

El dueno de la finca Morrogacho, Mazinales, Colombie

Ouais. Mais c’était sans compter la hauteur de ces putains d’herbes, et la raideur de la pente. Vu la roulade que j’avais faite, le maudit portable avait pu bondir très loin, rouler tout en bas, ou plus simplement s’enfouir dans une touffe pour y rester planqué comme un petit salopard, et ce, à jamais…

On l’a cherché. Trois. Putains. D’heures. Évidemment, la première idée que le dueño a eue, c’est de m’appeler pour qu’on l’entende. Mais voilà, il n’avait pas de ligne normale, seulement WhatsApp, et moi, j’ai pas de connexion sans wifi. Il a dû appeler différents potes à lui pour que l’un d’entre eux se casse les couilles à prendre un taxi, aller en ville, puis dégote une tienda qui vendait des minutes d’appel à l’international pour pouvoir faire sonner mon putain de téléphone. Entre deux, la pluie s’était mise à tomber, et nous on devenait complètement fous à fouiller ces herbes en tous sens, à la recherche de cet engin de malheur qui m’apparaissait de plus en plus comme un fléau de la civilisation. J’ai fait au mec : Dieu sait que je déteste être le genre de gourdasse qui peut pas survivre sans son tel, mais bordel j’ai absolument tout là-dedans, et sans lui voyager serait bien plus difficile. Il comprenait parfaitement, et m’a assuré qu’on le retrouverait, quitte à faire venir des employés à lui pour qu’ils ratiboisent toute la prairie avec des machettes. Mais avec la pluie, je doutais de plus en plus qu’il soit encore en état de marche le lendemain…

Au bout de trois heures, donc, le pote a réussi à passer son appel. Mais on entendait rien, sa mère. Alors on a bougé, loin de l’endroit où j’avais chuté, prêtant l’oreille comme des malades dans l’espoir d’entendre cette fichue sonnerie annonciatrice de téléphone en vie. Et putain, je l’ai entendu, ce petit bâtard. Loin du lieu où j’étais tombée. Le dueño s’est précipité pour mettre la main dessus, posé tout tranquille qu’il était, l’air de dire : Hey les mecs, j’étais là depuis le début, moi, j’ai pas bougé ! Le pire, c’est qu’il était même pas au fond d’une touffe, il était juste… là, à nous attendre gentiment depuis le commencement de cette connerie. J'avais dû le perdre après être tombée. Incroyable.

Bref, on a enfin pu prendre la route de retour, grimpant la montagne quasiment tout droit, de la boue jusqu’aux genoux, mais j’étais si soulagée que l’effort ne m’a pas paru démesuré.

On a conclu cette idiote d’aventure avec une bière, tout mouillés, tout crasseux, mais avec le sentiment d’avoir quand même gagné quelque chose.

C’est con des fois la vie.

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Le carnet de voyage colombien de Zoë Hababou
 

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Carnet d’ayahuasca : La Récap’

Le trip s’interrompt brutalement. Peut-être qu’un jour je prendrai le temps de publier ici le récit des autres cérémonies d’ayahuasca vécues durant cette diète auprès de mon chaman shipibo. Et peut-être pas. Il y a tant de choses à dire et à écrire. Mais surtout, il y a tant de choses à VIVRE. Et ça, le fait de vivre, ça implique de lâcher l’ordinateur et les trucs du passé pour y aller à fond. Aujourd’hui je cumule près de 80 cérémonies d’ayahuasca. Et les raconter sur ce blog me semble dénué de sens. Malgré tout, je ne retirerai pas les épisodes du Carnet d’ayahuasca de ce site. Ils pourraient inspirer des personnes prêtes à se lancer dans cette voie, ou en aider d’autres à comprendre les mystères du chamanisme.

Le trip s’interrompt brutalement. Peut-être qu’un jour je prendrai le temps de publier ici le récit des autres cérémonies d’ayahuasca vécues durant cette diète auprès de mon chaman shipibo. Et peut-être pas.

Il y a tant de choses à dire et à écrire. Mais surtout, il y a tant de choses à VIVRE. Et ça, le fait de vivre, ça implique de lâcher l’ordinateur et les trucs du passé pour y aller à fond.

Aujourd’hui je cumule près de 80 cérémonies d’ayahuasca. Et les raconter sur ce blog me semble dénué de sens. Malgré tout, je ne retirerai pas les épisodes du Carnet d’ayahuasca de ce site. Ils pourraient inspirer des personnes prêtes à se lancer dans cette voie, ou en aider d’autres à comprendre les mystères du chamanisme.

Quoi qu’il en soit, faite bon voyage. Dans ce monde-ci ou dans l’autre…

 

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Carnet de Route : La Récap’

Tous les épisodes du Carnet de Route réunis au même endroit. Elle est pas belle la vie ?

 
 

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Carnet d’ayahuasca #16 : Seizième Cérémonie

Comme beaucoup de chamans, Wish prépare son ayahuasca une fois l’an, ce qui lui permet d’avoir des réserves suffisantes pour tenir dans les montagnes andines où il vit la majorité du temps, sans avoir à revenir dans la jungle. Ce séjour ici à San Francisco avec moi était l’occasion de se mettre à l’ouvrage, il a donc fallu aller chercher du bois pour pouvoir cuisiner (ouais, comme dans Breaking Bad) une semaine durant.

version blanche

Virée en pirogue, cargaison de bois et préparation de l’ayahuasca

Virée en pirogue en pleine Amazonie pour aller chercher du bois afin de préparer l’ayahuasca.

Comme beaucoup de chamans, Wish prépare son ayahuasca une fois l’an, ce qui lui permet d’avoir des réserves suffisantes pour tenir dans les montagnes andines où il vit la majorité du temps, sans avoir à revenir dans la jungle. Ce séjour ici à San Francisco avec moi était l’occasion de se mettre à l’ouvrage, il a donc fallu aller chercher du bois pour pouvoir cuisiner (ouais, comme dans Breaking Bad) une semaine durant.

La préparation de l’ayahuasca, cuisson des lianes et des feuilles de chacuruna.

La préparation de l’ayahuasca (mélange de lianes d’ayahuasca et de feuilles de chacruna) nécessite des tonnes de bois, parce que la marmite doit bouillir des heures et des heures à feu extrêmement vif, et qu’on enchaîne les marmites, évidemment, jour après jour.

Vu le nombre de clients qu’a Wish, il lui faut des litres d’ayahuasca pour honorer ses cérémonies toute l’année. Mais du bon bois bien sec et bien résistant, qui donnera de bonnes flammes, ça se trouve pas si facilement dans la jungle, alors on est partis en expédition avec son oncle et son cousin pour aller en acheter dans un autre village, plus bas sur le fleuve.

Son oncle possède une pirogue à moteur, et c’est lui qui nous y a conduits. La pirogue était prisonnière des sortes de marais près des rives du fleuve, et les trois mecs ont miséré leur race pour la sortir de là, poussant dans l’eau des marécages, forçant l’avancée avec des bâtons, nous faisant passer quasiment dans les arbres qui poussaient dans l’eau.

C’était une putain d’immersion, et j’ai été impressionnée par les machines de guerre que sont ces types de la jungle !

Les indigènes shipibos sont des warriors ! Ici, ils luttent pour extraire la pirogue des herbes envahissantes du fleuve.

Une fois parvenus sur le fleuve, on s’est embarqués pour une merveilleuse heure de voyage.

Les trajets en pirogue en pleine Amazonie me rendent carrément dingue. Ça te transforme en quelqu’un d’autre. C’est difficile à expliquer, mais il se passe des choses en toi qui n’ont rien à voir avec tes courants de pensée habituels. T’es pas simplement contemplatif, ça va au-delà de ça.

C’est comme… comme si tu rentrais dans la matrice d’où tu viens, que tu renouais avec l’âme primitive qui gronde toujours en toi malgré les années de dressage.

Une sorte de soif, et de faim sauvage te possède, pour tout ce qui t’entoure. Tu observes les arbres au-dessus de toi avec l’envie d’y grimper en y plantant tes griffes, l’eau sous la pirogue avec la volonté de t’y plonger jusqu’aux abysses, le courant qui caresse tes doigts de pied comme si ta mère ancestrale jouait avec toi. Le chant de la jungle te nourrit d’un pouvoir régénérateur, un souffle, un lavement.

C’est absolument unique, et chaque fois que ça m’arrive, j’ai la sensation de pouvoir mourir en paix, parce que j’ai connu ça.

Balade en pirogue en plein cœur de la jungle amazonienne.

Arrivés au village, on a discuté le coup avec la famille qui allait nous vendre le bois, posés sur un banc face au fleuve. Quelle chance de parler espagnol et d’être en mesure d’échanger pour de vrai avec ces gens qui ont une vie si différente de la mienne !

Mais à force, je dois dire que je trouve ça presque normal. Je discute comme si j’étais née ici, et rien dans le comportement des gens que je rencontrent n’indique qu’ils me considèrent comme une sale gringa. Ils sont ouverts, rigolards. Mais c’est peut-être l’affection que Wish me porte ouvertement qui force leur respect, le fait qu’il me présente d’emblée comme… autre chose qu’une vague touriste.

Après avoir papoté pendant pas loin d’une heure, on a chargé la pirogue de tronçons de bois, en faisant des aller-retours incessants, jusqu’à ce qu’elle soit pleine à ras de la gueule.

Petit village shipibo le long des rives du fleuve.
Zoë Hababou charge du bois sur la pirogue, en vue de la préparation de l’ayahuasca.
Récolte de bois terminée ! On va pouvoir cuisiner l’ayahuasca !

Et c’est le lendemain qu’on a commencé à cuisiner. Pour info, les lianes d’ayahuasca induisent la transe, mais ce sont les feuilles de chacruna, porteuses de DMT, qui provoquent les visions. Et l’ayahuasca ne se met pas telle quelle dans la marmite, faut d’abord l’écraser à fond pour que son essence s’infuse bien dans l’eau. C’est un taff carrément épuisant de matraquer ces lianes au marteau... et qui ruine les mains !

Sa mère, je me suis récoltée une putain d’ampoule entre le pouce et l’index à force de cogner dessus comme une perdue ! Mais je suis franchement contente de pouvoir boire une medicina que j’ai contribué à créer. 

Avant de faire cuire l’ayahuasca, il faut écraser les lianes pour que les principes actifs se dissolvent bien dans l’eau.

Intention : Montre-moi comment travaille la Numan Rao avec moi 

L’ayahuasca en train de cuire à feu vif.

Entre la Numan Rao, la Malva (qu’on a aussi récoltée avec Wish sur son terrain, sorte de feuille qu’on écrase dans de l’eau, qui donne une potion gélatineuse à boire, et qui nettoie les poumons), la Hierba Luisa et la tisane spéciale méditation de la mère de Wish (il lui a demandé de la préparer pour moi), je me sentais très détendue.

J'ai le sentiment qu'on peut pressentir comment sera la cérémonie. Ou alors c'est juste toi qui influes sur le truc. Je savais que l'oncle de Wish, que j'avais beaucoup apprécié en allant chercher le bois, viendrait ce soir, et ce mec avait de bonnes ondes. Très rieur, le genre qui te met à l’aise direct, un petit homme avec un bon cœur, qui sait écouter les autres.

En plus on allait boire l'ayahuasca qu'on avait préparé nous-mêmes, dont on s'était imprégnés via sa fumée, qu'on avait écrasé à coup de bout de bois et de marteau et qui m'avait valu cette grosse ampoule que Wish avait fait cicatriser avec la sève du Pinon Negro. J'ai d'ailleurs aussi goûté les graines du Pinon Blanco. Bref, le terrain était bon.

J’étais littéralement encerclée et pénétrée par le pouvoir des plantes, et j'étais aussi impatiente de connaître les chants du tonton.

J'étais très concentrée, à nous trois on formait un cercle parfait, avec l’oncle à ma gauche et Wish à ma droite. Mes visions se sont ouvertes quand le tonton a rejoint Wish dans les chants. La façon dont il chantait me faisait penser à un truc chinois. Cette voix comme une guimbarde, tremblotante, presque grésillante, mais tellement belle. Très différente de celle de Wish.

Au début, on aurait dit qu'ils chantaient chacun de leur côté, suivant leur propre mélodie. Ça faisait quand même un peu penser à du canon, même s'ils chantaient des trucs différents. Et puis leurs voix et leurs mélodies ont fini par se rejoindre, en une fusion grandiose.

Mon chaman shipibo en train de cuisiner son ayahuasca.

Mes visions étaient celles, classiques, de l'ayahuasca, mais vu que ça faisait longtemps que j'en avais pas eu, je les ai appréciées à fond, surtout avec cet icaro si puissant qu'ils entonnaient à deux. Leurs voix m’ouvraient un monde élevé, d’une brillance presque douloureuse.

Si les cieux existent, et s’ils doivent ressembler à quelque chose, je jure qu’ils n’auraient pas d’autre visage !

Je me suis mise à me balancer, et puis j'ai posé les mains à plat sur le plancher, les jambes toujours en tailleur, et je me suis balancée encore plus, en suivant le mouvement avec ma tête. C'était tellement bon, tellement fort ! Et puis je sais pas trop comment, je crois que c'est l’oncle qui a commencé à taper sur sa cuisse, et moi aussi je me suis mise à chantonner, timidement au début, et puis de plus en plus. Rama kaya kaya ka, kaya kaya ka... Je connaissais bien ces chants, même s'ils étaient trop complexes pour que je puisse les mémoriser en entier, mais leur côté répétitif aidait, surtout les dernières phrases des strophes qui sont répétées trois-quatre fois.

Alors, je me suis mise à taper sur le plancher de la maloca du bout des doigts, d'abord doucement, et puis carrément, jusqu'à m'en faire mal. Le rythme était très rapide, mais il fallait que je le fasse, et c'était tellement bon, de sentir cette puissance, d'y participer, de l'éprouver dans mon corps ! Il me semblait que les visions se calmaient quand je faisais ça, et je me suis dit que ça devait être ça, de diriger le truc, d'apprendre à manier l'énergie de la plante.

Ensuite j'ai tapé sur ma cuisse, mais ce n'était pas assez puissant alors j'ai tapé sur ma poitrine, au niveau du plexus, fort, encore et encore, comme pour faire entrer l'énergie du chant à l'intérieur de moi. Et puis juste avant la fin de la chanson, comme si je pressentais le truc, j'ai croisé les mains sur mon cœur, et Wish a dit une sorte de bénédiction, en espagnol, toujours dans son chant.

Et je me suis véritablement sentie bénie…

On peut sentir l’essence de l’ayahuasca en train de s’exhaler de la marmite.

J'étais redescendue, il m'était à nouveau possible de pouvoir fumer un mapacho. C'était le fait de m’être enflammée comme ça qui avait contrôlé le pouvoir de la plante, j’en étais sûre. De chanter, ou du moins d'essayer, de suivre le rythme. C'est vraiment différent de juste subir les visions allongé comme une merde.

Je savais que le plus gros de la cérémonie était passé. Wish a joué de la guitare et son oncle a suivi au chant. Ils me faisaient penser à un duo de blues, des mecs super rodés, du genre de ceux qui se parlent et déconnent avec le public en même temps qu'ils jouent, se renvoyant la balle, se congratulant mutuellement, se faisant des blagues. Trop cool, et on a rigolé comme des malades à plusieurs reprises !

Pour finir Wish a entonné cette chanson que j’aime tellement, qui parle d’un jeune homme qui a perdu son amour et s’en va sur un bateau pour ne jamais revenir… Le tonton semblait ému, même s’il rigolait encore face à l’ingénuité de la jeunesse que symbolise ce morceau. C’était extrêmement touchant, d’être leur témoin.

Peu de temps après, on a rejoint la maison pour fumer encore quelques mapachos avant d’aller dormir, et ma mareacion est revenue. Wish avait mis de la musique classique, très délicate, et tandis qu'il me parlait je voyais des fleurs et des plantes croître…

Je les voyais sur son visage…

Carnet d’ayahuasca : La Récap’

Carnet d’ayahuasca #1

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Carnet de Route #17 : Deux Mois Et Huit Jours

Rien que d'envisager les deux putains de journées que j’allais me taper là-bas me foutait les boules. Arrivée à Potosi, je me suis dégoté une sorte de cellule monacale de un mètre sur deux, avec du plancher et un vieux matelas mou qui donnait sur une cour à l’allure sinistre. J’ai été faire un tour en ville et je me suis acheté à bouffer, du pain, des bananes, du yaourt à boire, puis je me suis cloitrée, résignée.

Un anniversaire à Tupiza, western bolivien

Le carnet de route de Zoë Hababou.

Les jours qui viennent de passer n’ont pas été faciles et par la force des choses, j’ai été obligée de m’adapter. Et je me rends compte que c’est exactement ce que je cherche, en fait. Être capable de réagir à l’instinct et de jongler avec des situations nouvelles, dans un environnement sans cesse changeant où j’ai aucun repère, et ainsi réveiller des forces, des capacités que j’avais pas besoin de mettre en œuvre dans la sphère sécurisée où je vivais avant. C’est pas si simple de se transformer au sein de la routine, quand on a pour seule arme un esprit ramolli par des années de jeux à répétition avec des gens qui s’y complaisent et s’y enlisent. Pas étonnant que j’étais en train de péter un câble.

Ici, les choses sont ce qu’elles sont mais y a que moi pour décider de ce que je vais en faire. Et la peur est en train de disparaître. Au final, c’est plutôt jouissif de se laisser aller dans le courant du hasard et de faire des choix en un clin d'œil. C’est un jeu qui se joue rapidement. L’esprit y possède sans doute un petit rôle, mais je pense qu’on a davantage affaire à l’instinct, à l’intuition, et encore une fois au hasard d’un choix pris sur un coup de tête parce que c’est précisément ce que requiert la situation. Une personne passe, tu vas lui causer ou non, et le futur en dépend, sans que tu saches à quoi t’attendre, ce que t’y gagnes ou ce que t’y perds. Une fois les dés lancés, le truc suit sa route et t’as plus qu’à courir derrière sans même avoir le temps de te demander si t’as pris ou non la bonne décision. Tout s’enchaîne, sans cesse t’es confronté à de nouveaux choix à prendre très vite, et quand enfin te voilà, plusieurs jours plus tard, seul et en mesure de t'interroger sur le cours des événements, tu ne peux que constater avec fascination l’imbrication inextricable du destin, et te dire que tout est à sa juste place (alors qu’au fond t’en sais rien, pas vrai ? Mais c’est l’impression que ça donne).

C’est un jeu que j’aime beaucoup. Impossible de savoir si j’y joue bien ou pas, mais je dois pas m’en tirer trop mal puisque j’adore ça. Et désormais, je refuse de juger ce que je suis en train de vivre. Je me contente de jouer avec les cartes qu’on me donne, et au fond c’était sans doute pareil dans l’autre vie. On croit avoir un pouvoir, mais on se contente de réagir tant bien que mal.

On dirait que je commence à apprendre la patience et l’acceptation. Moi ! Franchement, c’est un comble. 

J’ai quitté Sucre avec mon linge tout propre et mes boutons et autres piqûres de moustique en train de cicatriser. Après deux nuits dans cet hôtel, j’avais déjà une forte envie de me tirer pour aller voir ailleurs. Je savais précisément où je voulais aller, mais avant ça je devais obligatoirement passer par une autre ville qui me disait rien, mais j’allais devoir faire avec, et plus que je l’imaginais. D’emblée, le chauffeur de taxi m’avait mise en garde : le lendemain, inutile de chercher à prendre un bus, c’était les élections, toute la ville serait enfermée chez elle à je ne sais quoi foutre (regarder la téloche ? Picoler pour le vainqueur ou le vaincu ?). OK, prends ça dans les dents. Rien que d'envisager les deux putains de journées que j’allais me taper là-bas me foutait les boules. Arrivée à Potosi, je me suis dégoté une sorte de cellule monacale de un mètre sur deux, avec du plancher et un vieux matelas mou qui donnait sur une cour à l’allure sinistre. J’ai été faire un tour en ville et je me suis acheté à bouffer, du pain, des bananes, du yaourt à boire, puis je me suis cloitrée, résignée.

Cimetière de Potosi, Bolivie.

J’ai lu en boucle mes guides de voyage, seules merdes que j’avais à lire, et la première journée est passée. Le soir j’ai été dans un resto végétarien et j’ai maté un bout des Monthy Python avec le patron. La deuxième journée a été encore plus hardcore, une véritable épreuve de patience pour les nerfs, mais l’idée de me barrer le jour d’après m’a aidée à tenir. Et le lendemain, enfin, je me suis levée tôt et je me suis tirée. Mais je suis quand même arrivée trop tard au terminal, les bus pour Tupiza partaient encore plus tôt. Je vous dis pas la rage. J’ai failli prendre un bus pour une autre destination qui m’arrangeait pas du tout vu les connexions, de dépit, quoi, mais Dieu soit loué c’était trop tard pour celui-là aussi. Pleine d’amertume, je me suis traînée vers un hôtel juste en face du terminal. L’idée de retourner dans cette putain de cellule de prisonnier me révoltait, mais cet hôtel-là était trop cher, j’avais pas le choix, c’est donc la mort dans l’âme que j’ai hélé un taxi et suis retournée dans mon cloître la queue entre les jambes. La patronne m’a dit que je pouvais récupérer la même piaule, qu’elle avait pas encore été nettoyée (génial…). Retour à la case départ. 

Alors fuck off. Pou compenser, je me suis payé un putain de petit dej et deux bouquins, histoire de tenir le coup. Ça n’avait rien de raisonnable au vu de mon budget super ric-rac, mais parfois dans la vie faut savoir se faire plaisir, merde ! En plus j’ai découvert que je savais lire l’espagnol. J’avais fait exprès de prendre deux livres que j’avais déjà lus (L’Alchimiste et un autre de Paulo Coelho) histoire de pas être trop paumée, de pouvoir deviner les mots que je comprenais pas, et en fait j’adore lire dans cette langue ! Et j’ignore comment mais cette saloperie de journée est passée. Le lendemain j’étais tellement flippée que je me suis réveillée super en avance. La porte de la cour était fermée. J’ai dû faire tout un foin pour que la patronne se lève m’ouvrir. J’ai pris un taxi. Il était 6h du mat. J’étais toujours aussi fébrile en attendant le bus qu’avait évidemment une heure de retard, l’enculé, à fumer clope sur clope. C’était mon anif et je voulais à tout prix atteindre Tupiza le jour même, cet endroit qui me faisait rêver depuis les quelques photos que j’avais vues dans mon guide, où la terre est rouge feu et pleine de cactus. 

Arrivée à Tupiza, Bolivie.

Dans le bus, il faisait une chaleur à crever, et au début j’étais contente car la zic n’était pas trop merdique, mais je sais pas comment une autre musique a été mise par au-dessus, et c’était une abomination tonitruante, cumulé avec la chaleur, j’ai bien failli tuer quelqu’un. 

Lors de la pause, j’ai entendu deux nanas parler français, alors je leur ai glissé au milieu des klaxons et des gens qui gueulaient dans la rue : Ils aiment le bruit, ici, pas vrai ? L’une d’entre elle m’a répondu : On est d’accord, c’est pas nous qui hallucinons ! Je pensais pas que ça irait plus loin, mais va savoir pourquoi quand on a débarqué je les ai collées en leur demandant où elles allaient et on a choisi un hôtel ensemble, un hôtel cher (10 euros la nuit, une dinguerie pour moi, puisque c’est mon budget journalier normalement) avec une piscine et un buffet petit dej, mais je leur ai dit que c’était mon anniversaire et que fuck.

On a papoté un peu dans la chambre en prenant nos quartiers. Les filles se sont montrées étonnées que j’aie pas profité de mon séjour à Potosi pour visiter les mines (seule attraction touristique de ce bled de merde, no comment). Elles m’ont raconté ce qu’elles avaient vu : des mecs qui triment leur race jour après jour, se défoncent à l’aguardiente après le boulot, et meurent à 40 ans des suites de toutes les saloperies qu’ils inhalent à la mine, et bien souvent à moitié aveugles à cause de cette fameuse eau-de-vie qu’ils s’envoient pour tenir. J’étais révoltée qu’on puisse envisager de considérer ça comme une “étape à ne pas manquer d’un voyage en Bolivie”, mais elles semblaient penser que leur démarche n’avaient rien de voyeuriste, que c’était au contraire une façon de soutenir ces hommes… Ces hommes qui sont heureux de mourir jeunes parce que leur famille, veuve et enfants, toucheront une pension à vie pour leur sacrifice. Je crois que je préfère ne rien dire à ce sujet.

C’est à la piscine qu’on a croisé l’Allemand. De loin, je l’ai pris pour un sportif prétentiard avec son ventre musclé et ses lunettes de soleil. Il s’est aperçu qu’on causait français et s’est approché pour faire connaissance. Il vit en France, en fait, vraiment pas loin de chez moi, et il a un tel débit de paroles que très vite on a été au courant de toute sa life. Ce mec a débuté son trip au Canada. Il fait tout à vélo. Il a taffé un moment en Floride, à Key West, à réparer des bateaux, histoire de refaire du fric pour poursuivre le voyage jusqu’ici, et il projette d’aller jusqu'en Terre de Feu, à l’extrême sud de l’Argentine. Il était cool alors on s’est mis d’accord pour tous se retrouver le soir au resto. Ça a été une putain de soirée. Pizzas, bières, clip de Michael Jackson à la télé (trop de la chance, je suis fan !), et une putain d’ambiance. Une soirée d’anniversaire dont je me souviendrai toute ma vie !

Les magnifiques canyons de Tupiza, Bolivie.

Et vous savez quoi ? Aujourd’hui, à l’aube d’un nouveau jour, avec cette terre rouge splendide incendiée par le soleil que j’observe depuis la fenêtre, je me dis que tous ces contre-temps n’avaient en réalité pas d’autre but que de me faire arriver ici au moment parfait. C’est ça, que moi j’appelle le destin.

Carnet de Route : La Récap’

Carnet de Route #1

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Carnet d’ayahuasca #15 : Quinzième Cérémonie

C'était pourtant comme une sorte de voyage, comme de survoler des mondes par la pensée, se rendre en esprit dans plein de lieux différents pour visiter des communautés humaines de toutes sortes. Je voyais beaucoup de gens provenant vraisemblablement de cultures diverses, des tribus ou des villageois, toujours réunis en petits groupes. Ils me regardaient eux aussi, me faisant souvent face, comme s’ils pouvaient percevoir ma présence spirituelle. Le problème, c'est qu'à chaque fois, dans chaque groupe, il y avait un intrus.

Intention : Montre-moi ce que je veux vraiment, et dis-moi comment l'obtenir

Je pensais à mon livre avec cette intention, et j'espérais que l’ayahuasca allait me montrer comment appliquer pour de vrai la loi de l'attraction dans ma vie, qu'elle m’aiderait à me visualiser ayant déjà atteint mon but, vivant de ma plume, le cœur apaisé. Tu parles.

Même si je me dis maintenant qu'elle a quand même répondu à mon intention, à sa manière à elle, et que ce qu’elle m’a montré est un aspect du désir qui s’agite en sourdine dans les tripes de tout artiste avide de gloire, quelque chose qui rampe et gronde à l’intérieur, animé de mouvements animaux, voraces et saccadés… Quelque chose qui n’a rien de joli.

Je me suis à moitié renversé la tasse dessus en buvant, c’est malin, mais je craignais qu’il y ait encore des morceaux dégueulasses dedans, comme pour la cérémonie d’avant. Mais y en avait pas en fait.

Rapidement, la transe m’a prise en assaut et je me suis allongée pour partir dans un trip très étrange. Est-ce qu’il s’agissait d'un rêve, ou de visions ? Difficile à dire... Ces visions-là n’avaient rien de commun avec celles auxquelles j’étais habituée. Elles n’étaient ni abstraites, ni en 3D, mais au contraire d’une réalité… monstrueuse.

Mon tumbo durant ma diète d’ayahuasca, village shipibo de San Francisco, Pérou.

C'était pourtant comme une sorte de voyage, comme de survoler des mondes par la pensée, se rendre en esprit dans plein de lieux différents pour visiter des communautés humaines de toutes sortes. Je voyais beaucoup de gens provenant vraisemblablement de cultures diverses, des tribus ou des villageois, toujours réunis en petits groupes. Ils me regardaient eux aussi, me faisant souvent face, comme s’ils pouvaient percevoir ma présence spirituelle.

Le problème, c'est qu'à chaque fois, dans chaque groupe, il y avait un intrus. Un être qui se démarquait des autres. Une sorte d'avorton avec des proportions étranges, un visage mongoloïde, ou alors à moitié atrophié à certains endroits du corps.

Je percevais direct qu'y avait un truc pas net chez lui, et ça me mettait grave mal à l’aise. Mais le pire, c'est quand il se mettait à sourire, toutes dents dehors. Avec une lueur franchement diabolique dans les yeux, et quelque chose de carnassier dans le rictus. Dans toutes les communautés, invariablement, les intrus étaient là, et ils étaient effrayants, et révulsants aussi. Infiniment perturbants.

Pourtant, ils semblaient tout à fait légitimes, puisque chaque groupe avait le sien, et que les gens qui les entouraient ne manifestaient aucune peur ou révulsion à leur égard. Je peux pas vraiment dire que j’avais peur, cela dit. Parce que mes visions allaient trop vite pour ça, sans doute. J’arrêtais pas de découvrir de nouveaux villages, de nouvelles tribus, et chaque fois que je réalisais que l’intrus était encore là, et qu’il dévoilait ses dents pour me sourire, hop, ça passait à un autre groupe.

Mais je dois quand même avouer que cette transe-là, et cette espèce de rêve visionnaire entièrement nouveau pour moi, m’étaient très inconfortables.

Mais le pire, c’est quand je suis sortie pisser dans la jungle, après être un peu redescendue mais encore mareada, et qu’en fermant les yeux, accroupie près du sol, je me suis vue ramper en m’accrochant aux herbes, grattant la terre, les doigts tordus, les cheveux dans la gueule, à la manière de Samara dans The Ring. Mais avec quelque chose du jaguar aussi, dans ce déplacement félin.

Ça a été très bref, mais suffisant pour me plonger dans un trouble sans nom. Qu’est-ce que ça voulait dire, putain ?

En me repositionnant près de Wish sur ma couverture, j’ai vomi tout ça presque immédiatement, avant de repartir pour… autre chose. Toujours incapable de rester assise, je me suis rallongée et la plante m’a immergée dans des sables mouvants, au sein de visions (classiques cette fois-ci) très très organiques, d’un vert terreux, tel un berceau de lianes et de serpents. C'était très fort, et je respirais profondément pour essayer de contrôler l’effet de cette transe totalement physique, que je sentais dans mon ventre comme si ces lianes et ces serpents se trouvaient à l’intérieur de lui.

C’était une connexion surprenante, et qui au fond n’était pas si désagréable. J’étais entièrement reliée dans mon corps aux visions qui prenaient place dans ma tête, et j’avais la sensation que tout ça, c’était l’ayahuasca. Que j’avais fusionnée avec la plante, au point de me transformer en végétal à mon tour, avec l’énergie de la jungle exsudant de moi, par ma peau, par mon esprit, et que c’était aussi elle qui faisait battre mon cœur…

Wish a fini par intervenir, en apposant ses mains sur mon estomac et mon plexus, tout en continuant à chanter ses icaros, et ça a complètement modifié ce que j’étais en train de vivre.

Allongée, les yeux toujours clos, j’ai vu de l’or sortir de sa bouche, de ses chants, et de ses mains. J’ai vu son énergie se déverser en moi. J’ai réalisé le taff qu’il effectuait en cérémonie, la façon dont il chassait les ombres de mes souterrains, avec ses paroles répétitives et précipitées, puis comment il remplaçait ces ombres par de l’or, comme s’il engendrait une armure de bijoux et la rentrait dans mon corps pour me rendre plus forte et me protéger de l’intérieur.

Mon chaman shipibo en pleine cérémonie d’ayahuasca.

Je me suis alors mise à comprendre des choses. Ces intrus. Ces freaks au sein des groupes. Cette vision de moi, rampant au sol, mélange de sorcière et de jaguar. Ces lianes et ces serpents qui m’étranglaient avec délice tout en croissant à l’intérieur de moi.

Tout ça, c’était l’avidité de l’artiste. Ce mélange d’unicité, cette place à part au sein de l’humanité, de pouvoir sorcier couplé à un désir latent de puissance, enfiévré et maladif, qui le faisait se tordre de désir, l’asservissant parfois jusqu’à le faire ramper au sol, tout en produisant dans ses tripes un plaisir orgiaque et malsain, telle la strangulation censée rendre la jouissance plus profonde…

Je me disais que c’était probablement le risque encouru à vouloir réussir comme écrivain. Ce sombre désir de gloire, cette soif amère de reconnaissance…

Elle était là, la leçon de cette nuit-là. Et ça n’avait rien d’agréable.

Vers la fin, je suis tombée dans un étrange état de vide, le bide en vrac, à être mal. J’aurais certainement dû me rendre direct aux chiottes pour évacuer par une bonne diarrhée cette triste descente en flammes que l’enseignement de l’ayahuasca avait infligé à mes ambitions artistiques, mais j’étais encore trop mareada pour envisager cette virée. Je sais pas si j'avais vraiment des visions, mais je pouvais pas sortir de la transe.

Et même après m’être décidée à franchir le pas, au retour j'étais toujours mal, et surtout vide. Ce vide étrange, sans fond, que je connaissais malheureusement trop bien, et qui a perduré longtemps après la cérémonie.

J’ai quand même trouvé la force de demander à Wish qui étaient ces intrus que j’avais vus. Il m’a répondu qu’il s’agissait de sorciers, et que c’était pour ça que chaque tribu en avait un. Il semblait plutôt satisfait que je les ai rencontrés par moi-même…

Plus tard dans la nuit, toujours dans la maloca, alors qu’on disait plus rien depuis un moment, on a entendu des cris et des hurlements très puissants dans la selva. Un brin alarmée, quand même, j'ai demandé à Wish si c'était des singes qui gueulaient. Il m’a répondu que non (évidemment, j’aurais dû m’en douter, et en réalité je le savais au fond de moi. Je savais ce que c’était).

Il m’a dit que c’était les esprits des sorciers. Transformés en loups.

Carnet d’ayahuasca #16

Carnet d’ayahuasca #1

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Carnet de Route #16 : Deux Mois et Quatre Jours

Et je regarde en arrière, ce mois de dingue que je viens de vivre en Amazonie en pleine saison des pluies, à m’occuper d’animaux sauvages comme dans mes rêves de gosse, et tout ce qui m’est arrivé depuis seulement deux mois que je suis partie, et je me demande pourquoi j’ai tant de chance, est-ce qu’il y a quelqu’un là-haut, une force quelconque qui se démène pour que ma vie coïncide enfin avec ce que j’ai toujours voulu qu’elle soit ?

Départ de la jungle, galère de bus, arrivée à Sucre

Le journal de bord de Zoë Hababou.

Ça a été la misère pour quitter cette putain de jungle. Et Dieu sait qu’il était temps de se tailler. Y avait plus d’eau à Vegas depuis une semaine, à cause de la pluie torrentielle qu’avait fait péter une canalisation, et les moyens qu’on trouvait pour se laver étaient de plus en plus désespérés.

J’ai d’abord fait comme pas mal des villageois qui ne doivent pas disposer de douche, et je suis partie avec mon maillot de bain et ma serviette à la cascade où un torrent d’eau plus ou moins propre te décape le scalp gratos, en compagnie d’une demi-douzaine de locaux lavant leur gosses et leur linge et se foutant pas mal que l’eau pleine d’Omo aille direct dans la rivière (dans laquelle nous on balançait la merde des singes et la javel, d’ailleurs. Vive la contamination !).

Un soir il flottait tellement fort que j’avais pas la moindre envie de me traîner à la cascade, alors j’ai carrément pris une douche sous la pluie, postée sous une gouttière (ou plutôt un trou du toit) de Vegas. Et le dernier jour, il pleuvait pas mais j’avais la flemme alors j’ai pris un seau qui traînait dans la cours, plein d’eau de pluie, et me le suis vidé sur la tronche. Ouais, j’en étais là. C’était mieux que rien, et même franchement indispensable après le genre de journée que je me tapais, à charrier des seaux de fruits à travers la jungle, nettoyer la merde et me faire pisser dessus à longueur de temps par Danielito, en transpirant toute la journée.

En plus, impossible de faire sa lessive (pas d’eau) et à force c’était hardcore de remettre constamment la même chemise imbibée de pisse et imprégnée de merde, encore humide de la veille et de la pluie de la nuit. Ma peau commençait à présenter des signes de réactions épidermiques bizarres, à me démanger, à boutonner, mais la cause pourrait être n’importe quoi, de toute façon l’environnement entier dans lequel j’étais plongée était une aberration totale à l'hygiène de soi. Des tas de volontaires avaient chopé des parasites intestinaux super coriaces et se gavaient d’antibios, et à vrai dire je m’en tirais pas trop mal avec mes piqûres de moustiques et de sand-flies et mon espèce d’eczéma.

Ça sentait la fin, et j’étais heureuse de repartir. J’ai été dire au revoir aux singes et aux tejones avec une drôle de boule dans la gorge, triste à l’idée que la majorité de ces petits gars allaient poursuivre leur vie dans une cage à cause de la connerie des Hommes…

Certes, au départ, mon projet était de partir vers l’est et de continuer dans la jungle, vers un bled qui me tentait énormément, mais j’ai attendu trois plombes un bus qu’est jamais venu pour aller dans cette direction (plus tard j’ai compris qu’il était bloqué en amont). J’étais en nage, pour changer, plantée comme un navet au bord de cette route, et la pluie recommençait à tomber, alors je me suis dit : Eh merde, j’en ai plein le cul ! et j’ai traversé la route. En moins de deux, j’étais dans un minibus partant pour l’endroit opposé, d'où j’étais arrivée un mois plus tôt et où je voulais à priori pas refoutre les pieds (je déteste revenir sur mes pas, ça me donne le sentiment de ne pas avancer), mais fallait s'adapter et fallait surtout que je me tire. C’est vrai, quand j’ai décidé de me barrer, faut juste que je me barre, je peux pas attendre trois heures qu’un putain de bus daigne ramener ses fesses. En plus tous les gens à qui je demandais m’ont filé des réponses différentes, donc c’était hors de question que je poireaute en attendant un bus hypothétique.

Donc OK, je prends le minibus et arrivée au terminal de Cochabamba illico je décide d’enchaîner direction Sucre. Un premier bus, et ensuite un deuxième, de nuit. On roulait pas depuis une demi-heure qu’on a été forcés de s'arrêter. Et là je me suis rappelée que cette satanée route était tout le temps inondée, effondrée ou je ne sais quoi (j’avais entendu des mecs du refuge raconter qu’ils avaient galéré 5 à 10 heures, sans déconner, le temps que ça se débloque, et arriver en pleine jungle à 4h du mat, sympa comme délire), et je me suis dit : Eh remeeeeeeerde, je vais jamais arriver à quitter cette foutue jungle ! 

Le premier arrêt a duré une trentaine minutes, et les deux ou trois fois d’après un peu moins, et putain on y est arrivés. Je crois que j’ai eu du bol encore une fois. Débarquée au terminal, je me suis fait agrafer par un mec qui voulait de toutes forces me vendre un billet. Moi je demandais : C’est combien ? et il me répondait pas et était déjà en train d’écrire sur le papelard, et moi je répète : Combien c’est ? (ho, ça va de se faire entuber). Il finit par me dire le prix, alors je me casse. Faudrait voir à arrêter de me prendre pour un con. Deux secondes après, j'ai trouvé une autre compagnie qui vendait des billets bien moins chers. Merde à la fin.

J’avais rien bouffé de la journée, mais dans mon larfeuille j’avais qu’un billet de cinquante et une pièce de un, et je savais d’expérience qu’il était inutile de tenter d’acheter un petit truc avec le bifton parce qu’ils ont jamais de monnaie dans ce pays, et d’un autre côté je crevais d'envie de pisser et ça coûtait précisément un sol. Dilemme. J’ai acheté un petit pain avec cette pièce mais en fait j’avais toujours autant envie de pisser, et dix heures de transports, ça allait être rude, jamais je tiendrais toute la nuit. J’allais pas pouvoir dormir. Dehors y avait des gens partout, impossible de s’isoler derrière un bus ou quoi. Alors j’ai accosté un vieux et je lui ai dit : C’est stupide mais tu sais pas où je pourrais trouver un coin pour pisser ? J’ai plus de pièces et à l’intérieur ils veulent absolument pas que je paie avec mon billet.

Il m’a regardée avec un air mi-consterné mi-compréhensif (je sais c’est dur de se représenter mais c’est bien ça) et il m’a filé une pièce. Cool. Je l’ai balancée à la dame pipi qui m’avait jetée deux minutes plus tôt et au vu des litres que j’ai évacués c’était pas du luxe. Je suis ressortie de là, j’ai fumé deux clopes à la chaîne histoire de tenir les dix heures du trajet, et j’ai grimpé dans le bus, heureuse et soulagée avec ma vessie vide, ma nicotine dans le sang et mon bout de pain dans l’estomac.

Vieille femme devant une église, Sucre, Bolivie.

La route était super cahoteuse et c’était franchement dur de pioncer. Je me retournais d’un côté et de l’autre. A un moment j’ai eu conscience que le bus était arrêté et je me suis vaguement demandé si c’était normal ou si c’était encore un blocage mais en fait c’était mieux pour tenter de dormir alors je suis repartie en somnolence, mais quand j’ai rouvert les yeux le bus était toujours à l’arrêt. J’ai regardé ma montre, il était 6h du mat, heure à laquelle on était censés arriver. Quoique ça m’arrangeait, ça me faisait chier d’arriver trop tôt dans une ville endormie avec ma gueule de gringa. Quand je me suis à nouveau réveillée, il était 8h. Toujours pas bougé. Ils nous ont fait descendre le temps que le bus et les autres qui étaient devant empruntent un détour moins boueux, et on est remontés. Enfin.

C’est ma deuxième nuit dans cette ville, qui est très mignonne, dans un hôtel à mille lieux de Vegas. Tout est sec, propre et douillet. Même mon vieux linge ramené de la jungle, encore plein de pisse et de merde, que j’ai fourgué à la laverie du coin (j’ai eu peur que la meuf refuse mon sac. Avant de l’amener, je me suis rendue compte qu’il était était gavé de fourmis) sent maintenant si bon que j’arrive pas à le croire.

Merde, que demander de plus ? Et je regarde en arrière, ce mois de dingue que je viens de vivre en Amazonie en pleine saison des pluies, à m’occuper d’animaux sauvages comme dans mes rêves de gosse, et tout ce qui m’est arrivé depuis seulement deux mois que je suis partie, et je me demande pourquoi j’ai tant de chance, est-ce qu’il y a quelqu’un là-haut, une force quelconque qui se démène pour que ma vie coïncide enfin avec ce que j’ai toujours voulu qu’elle soit ? Cette liberté, cette indépendance à faire pâlir d’envie tous les jeunes de cette foutue planète, cette audace folle avec laquelle je tiens les rênes de mon destin, je peux les sentir dans mon corps et dans mon esprit, comme une puissance qui n’appartient qu’à moi, dont je peux disposer selon tous mes caprices…

Et pourtant, il y a quelque chose, en sourdine, qui ne cesse de me rappeler que tout ce que je fais, tout ce que je pense, n’est en réalité que la transformation en acte et en pensée d’un chemin tracé pour moi, qui me préexiste, auquel je me livre tout entière parce que je sais que je suis au bon endroit, au bon moment.

Carnet de Route #17

Carnet de Route #1

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Carnet d’ayahuasca #14 : Quatorzième Cérémonie

Tous ces sons d'insectes, d'oiseaux, de branches et de feuilles. Entendre ça de cette façon-là, c’est inexplicable, la sensation que ça peut faire. Même le mot “connexion” semble faible pour décrire une telle chose. Les yeux fermés, je me suis accroupie sur le plancher en face du feu, et j’ai écouté, et écouté encore. Je pouvais plus sortir de cette écoute, et j’en avais pas envie. Le feu m’avait convoquée ici, j’en étais sûre, il m’avait fait sortir de la maloca intentionnellement pour que je vienne écouter la jungle. Qui avait fait ce feu ? Cette question me tarabustait un peu. Je savais qu’il s’agissait de quelque chose de... différent.

San Francisco, en pleine jungle !

Le lieu où je vis durant ma diète d’ayahuasca, dans le village shipibo de San Francisco au Pérou !

Les oiseaux m’ont réveillée. Le matin dans la jungle, ça chante et ça sifflote dans tous les coins. L’air était frais, les moustiques plutôt calmes. J’ai bu un peu de flotte en me fumant un mapacho, puis je me suis lavée dans la douche dehors en frissonnant, puisant des baquets d’eau dans le seau prévu pour ça et m’aspergeant avec.

D’après ce que m’a dit Wish, l’eau courante ne vient que deux fois par jour, et quand c’est le cas on remplit des seaux en prévision des coupures et surtout des bouteilles d’eau filtrée. Ici au Pérou ils ont un ingénieux système de filtration au charbon qui se pose direct sur le robinet. L’eau coule lentement, mais elle est pure, alors on peut en faire des réserves.

C’est très sommaire, ici, mais y a quand même des toilettes sèches et une cuisinière au gaz disposée sur le sol en terre, à côté d’une table en bois, sous un toit de palme. De toute façon pour le peu que j’ai le droit de bouffer, ça fera l’affaire.

Quand Wish s’est levé on a été faire un tour au village. Les habitations s’étendent sur les bords de la piste principale, et tout au bout, il y a un pont immense qui survole la jungle et mène à un ponton où on peut se baigner dans le fleuve. Inutile de dire qu’on en a bien profité.

Mon chaman shipibo en train de peler la Numan Rao, plante maîtresse que je diète.

L'après-midi, on a été récolter des plantes avec Wish. Il a taillé à la machette la racine suspendue de la Numan Rao, qui pousse à l’extérieur du sol et s’accroche aux autres arbres, plante maîtresse que je vais diéter en plus de l’ayahuasca.

De retour, on s'est mis à gratter l'écorce, pour ensuite peler la partie marron jusqu'au blanc tendre du bois. Ensuite il a coupé les différents morceaux en tronçons, les a taillés en deux.

La diète de la Numan Rao se fait de deux façons : on boit l’eau dans laquelle a macéré l’écorce, et on se lave avec les autres parties. C’est ce qu’on appelle un bain de plantes. Pas de savon, pas de shampoing, mais de l’eau infusée à froid avec la plante maîtresse, mais aussi des feuilles, des racines, des fleurs et du citron vert, récoltés directement sur le terrain du chaman. On peut pas faire plus zéro déchet. Et ça sent bon !

Infusion de Numan Rao, plante maîtresse.

On s'est arrosés avec la préparation, sans se sécher derrière, en laissant les feuilles collées à nos corps. Quelques temps après on a bu la tisane. Ça sent la cannelle et le clou de girofle, et c’est super bon.

Je la prends trois fois par jour. J'ai dit à la plante que j'entamais une nouvelle diète et que je voulais aller plus loin dans la medicina.

La Numan Rao est une plante à l’esprit féminin, qui ouvre à l'amour, apaise et donne confiance. En me baignant avec et on la consommant régulièrement, le but de la diète est d’incorporer son essence.

Ouverture de diète

Intention : Réveille mon moi profond, fais-moi aller plus loin dans le monde de la Medicina

Wish m'a donné une petite tasse d'ayahuasca. Tant mieux, parce que celle-ci contenait des morceaux... Je sais pas si c'est un bug dans la cuisine, mais déjà qu’en temps normal cette sacrée potion est infâme, là c’était carrément hard d’en venir à bout sans gerber direct.

Les visions ne sont pas vraiment venues. Mais j'ai vécu quelque chose d'intense, et de très intéressant.

La maloca où se déroule les cérémonies d’ayahuasca durant ma diète près de Pucallpa.

J'ai commencé par sombrer dans une transe très lourde, qui m'a contrainte à m'allonger. Mais comparé à d’autres cérémonies où cette station couchée t’embarque dans les tunnels de ton subconscient, à lutter contre des visions vertes électriques démoniaques, cette fois-ci, ça n’a pas été un calvaire. Je me sentais au contraire pleine de force et très déterminée.

Sans savoir pourquoi, j’ai ramené mes bras devant moi, pour les croiser devant, chaque main sur une épaule, comme un chef Indien des plaines du Dakota, et d’une manière ou d’une autre j’ai compris l’importance et surtout la signification de cette position.

Ce moyen de s’affirmer, cette attitude de guerrier. Je l’ai tenue longtemps, complètement connectée aux icaros, recevant leur pouvoir sans vaciller.

Je me suis redressée pour vomir puis je suis restée assise, très centrée, très droite, dans une posture de méditation incroyable. La rectitude de ma colonne vertébrale était d'une intensité merveilleuse. Je me suis étirée, j'ai apposé ma main sur mon front, comme je le fais fréquemment désormais, mes épaules se sont secouées d’elles-mêmes comme souvent aussi quand mes ailes se mettent à percer.

Et là, j’ai aperçu des flammes dehors. Quelque chose de rouge dansait à côté de la maloca.

C’était quoi encore, ce délire ? J’ai regardé Wish, mais il était silencieux et semblait plongé dans une méditation profonde, alors j’ai rien dit et suis sortie voir, croyant que l'encens anti-moustiques était en train de faire flamber le plancher devant les chiottes.

Il y avait un feu dehors, juste en face de l'endroit où s’arrête le plancher. Un petit feu entouré de pierres. Qui en était l’auteur, et pourquoi les flammes s’étaient soudain élevées comme ça ? C’était la première fois que je sortais dehors durant une cérémonie, en étant encore mareada.

Et alors, j'ai entendu la forêt. Le vrai chant de la Selva.

Tous ces sons d'insectes, d'oiseaux, de branches et de feuilles. Entendre ça de cette façon-là, c’est inexplicable, la sensation que ça peut faire. Même le mot connexion semble faible pour décrire une telle chose.

Les yeux fermés, je me suis accroupie sur le plancher en face du feu, et j’ai écouté, et écouté encore. Je pouvais plus sortir de cette écoute, et j’en avais pas envie. Le feu m’avait convoquée ici, j’en étais sûre, il m’avait fait sortir de la maloca intentionnellement pour que je vienne écouter la jungle. Qui avait fait ce feu ? Cette question me tarabustait un peu. Je savais qu’il s’agissait de quelque chose de... différent.

La maloca vue de l’intérieur, avec ses murs en moustiquaire.

Je suis restée un très long moment dehors, les yeux ouverts ou fermés, hypnotisée par le son, tous ces croassements, ces vrombissements, ces grésillements… Les flammes ont disparu, il restait plus que deux braises qui me regardaient. Les yeux du serpent.

Leur envoûtement était d’une puissance rare, paralysante, et je les regardais la bouche ouverte, complètement déchirée par la transe, en continuant à écouter. J’étais capturée, perdue dans ces yeux rougeoyants, branchée sur la selva, et c’est seulement quand les braises se sont éteintes que je suis revenue à mon corps.

Je suis retournée à l’intérieur me chercher un mapacho mais fallait que je ressorte, c’était trop beau dehors, j’étais trop bien là-bas. C’était là-bas que ça se passait. Jamais de ma vie, même avec tout ce que j’avais vécu, j’avais été à ce point possédée par quelque chose.

J'ai songé qu'il faudrait que je le mette dans le livre. Quand la forêt appelle Travis, dès qu'il ferme les yeux. C'était ça qu'il devait ressentir. Et aussi qu'il faudrait que ça lui arrive durant une cérémonie. J'avais des pensées très profondes au sujet de Borderline. Je vais devoir m’atteler à transcrire tout ça.

Assise dehors, pompant avidement mon mapacho, j’ai entendu Wish entonner cette fameuse chanson à la guitare, celle qui dit : Antes yo vivía, perdido perdido. Pero Raíz de la Tierra, su misterio me ha cambiado (avant je vivais perdu, perdu, mais, Racine de la Terre - l’ayahuasca donc - ton mystère m’a fait changer). Et moi aussi, depuis mon plancher face à la forêt, j'ai commencé à chanter. À force, je connais tous ses morceaux. Mais j’ai été interrompue par quelque chose qui s’est mis à siffler, longuement, dans les arbres devant moi.

Bien sûr je savais pas de quoi y s’agissait. Cet esprit siffleur (dont Wish m’avait parlé quelque temps auparavant) ou quoi que ce fût ne semblait pas mauvais mais sa présence était tout de même dérangeante pour moi. C'est ma première rencontre avec un esprit. Et puis y a eu de plus en plus de sons que je parvenais pas à identifier, à rattacher à des trucs qui existeraient dans la réalité ordinaire.

Quelque chose qui approchait. Des branches cassées. Des courants d’air. Des pas.

J’ai résisté tant que j’ai pu, mais la peur a fini par prendre le dessus et j’ai préféré rentrer dans la maloca, demandant direct à Wish qui avait fait ce putain de feu. Il en savait rien, mais ça avait pas l’air de le traumatiser. Il se conduisait comme si rien d’anormal ne se produisait en ce moment même là-dehors.

J’étais animée de l’étrange certitude que ce feu n’avait existé que pour moi, que pour me convoquer dehors, et l’absence de réaction de Wish ne faisait rien pour m’en dissuader. Quand je fermais les yeux, je voyais encore le chant de la jungle. Je le voyais dans ma tête, et je me demandais comment c’était possible de ne pas le voir, en fait. Comment j’avais fait pour ne pas être possédée par lui plus tôt.

J'ai pensé à l'esprit de mon livre, à la façon dont il tourne autour de la maloca. J'étais un peu paumée, et j'en venais même carrément à douter de l'existence du feu. Je me demandais si, comme dans ma saga, au petit matin, il n'y aurait plus aucune trace de lui.

On a parlé des esprits avec Wish. Il m’a fait remarquer qu’y avait deux esprits siffleurs, celui que j’avais entendu et un autre un peu plus loin. L’autre esprit que j’avais capté, celui qui détruisait les branches, était selon lui une entité ambiguë. Il m’a appris qu’y avait des tombes pas loin, et un petit étang qui possédait aussi son esprit, sans compter les iboros, gardiens de la selva, qui pouvaient souhaiter me rencontrer, ou ne faisaient que passer.

Il est sorti pisser en me lançant par-dessus son épaule :

-  A ver si los duendes me llevan a mi (voyons voir si les gardiens m’emportent, moi).

Il est revenu sans dommages.

On papotait depuis un moment quand les flammes ont repris dehors. Grâce à la lumière qu’elles produisaient, j’ai vu qu’y avait plein de nouvelles branches dans le feu. Là, j’ai vraiment eu un raté.

- C’est pas vrai, putain, c’est toi qui viens de remettre du bois dans le feu ?

- Carrément pas.

J’étais sidérée.

- Tu sais une fois une de mes cousines a accouché et on a trouvé plein de nourriture et d’offrandes pas loin de la maison dans les bois, et je peux te jurer que ça venait d’aucun d’entre nous. C’est comme ça. Les esprits font ce genre de chose, parfois.

La place où je m’assoies dans la maloca, durant les cérémonies d’ayahuasca.

Il m'a raconté pas mal d'histoires datant de l’époque de son apprentissage, les initiations qu’il a faites ici même, pour devenir chaman, auprès de son grand-père. J'adore ces moments où on cause tous les deux comme ça. Les souvenirs et le vécu qu’il me transmet sont d’une rareté et d’une richesse inouïe.

Ce matin on s'est purgés à la hierba luisa, sorte de grosse tige d’herbe verte qui pousse sur le terrain de sa mère, et qu’elle a préparée pour nous, de bon matin. Une bassine de 10 litres pleine devant toi, un pichet de plastique à la main, tu plonges ton truc dedans, et tu bois, tu bois, tu bois. Au bout de cinq pichets tu te mets à vomir le trop plein. Un dégueulis bien clean, un peu mousseux. Tu mouches du nez, aussi. Ça sort de partout. Et puis tu rebois, encore et encore, jusqu'à ce que ta bassine soit vide.

De la purge pure et dure.

Mais voilà comment ça marche, une diète. Faut que le terrain soit propre.

Carnet d’ayahuasca #15

Carnet d’ayahuasca #1

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Carnet de Route #15 : Un Mois et Vingt Jours

Moi je m’occupe des capucins, y en avait trois au début, bientôt prêts à être relâchés en pleine nature, afin qu’ils reprennent leur vie libre, et puis le petit dernier est arrivé, Danielito, clairement traumatisé et effrayé au dernier stade. Il s’est de suite pris d’affection pour moi et donc je passe ma journée avec lui sur le dos en train de m’étouffer avec ses petits bras qu’il tient crochetés autour de mon cou, à serrer comme un maboule dès qu’un autre singe fait mine de s’approcher ou que je fais un mouvement trop brusque, et surtout à me pisser dessus chaque fois qu’il a trop peur (c’est-à-dire quinze fois par jour).

Mon pote l’Anglais s’en va et moi je taffe avec les singes

Le journal de voyage de Zoë Hababou.

L’Anglais et moi, on était devenus pas mal pote. On avait vite pris l’habitude d’aller dîner ensemble le soir, au Puma, le resto du village où se retrouvent tous les volontaires, et de se taper deux bières (les modèles extra-larges qu’ils servent ici) qu’on partageait l’une après l’autre. Ils passent toujours de la bonne musique dans ce rade, notamment du jazz qu’il adorait, et c’était un putain de bon moyen de décompresser après les journées éreintantes qu’on se cogne dans la jungle. On parlait de plein de trucs, du processus artistique, de comment changer sa vie. Il m’a dit un truc qui m’a marquée au sujet de la création, quelque chose que j’avais pas capté toute seule. Je sais plus trop comment, mais je lui ai demandé pourquoi les génies et les fous étaient si souvent associés et confondus. Selon lui, c’est parce que ces deux types de personnes sont capables de se concentrer si totalement sur leur vision que le monde alentour finit par disparaître. Ils savent se dédier tout entiers à une chose unique, qu’eux seuls peuvent percevoir, mais qui acquiert pourtant une importance telle sur leur vie qu’ils en oublient de manger, de dormir, ou encore d’entretenir un quelconque rapport humain ou social. J’ai trouvé ça beau, et pertinent. Je crois que j’aimerais devenir ce type de personne.

Hier c’était son dernier soir et je suis tombée sur lui, assis sur un banc du village avec une bouteille de rouge, en train de regarder ce qu’il avait filmé avec les singes du Mirador, sa place à la réserve. Je me suis assise avec lui et on a sifflé la bouteille à deux, ce qui était en définitive la meilleure façon de se faire des adieux en bonne et due forme. C’est comme ça les voyages. On se croise, on squatte la même fréquence quelque temps, et puis chacun reprend sa route, s’en va poursuivre ses propres chimères, tracer une nouvelle ligne droit devant.

J’ai les boules qu’il se soit barré, maintenant je partage ma piaule avec un Australien qui ressemble à un Marine, exactement le style de mec que je peux pas saquer. 

Danielito, le capucin dont je m’occupe à la réserve d’Inti Wara Yassi en Bolivie.

Je taffe avec les singes moi aussi désormais, au Monkey Park, là où se trouvent les spécimens les moins agressifs, que les locaux peuvent venir visiter comme dans un zoo. Des singes, y en a aussi en bas, une trentaine, près de la clinique vétérinaire. Des pauvres petits bonhommes dans des cages, traumatisés ou malades, qui nécessitent des soins constants, et d’autres encore au Mirador où travaillait l’Anglais. Des singes araignées, très violents pour cause de mauvais traitements encore une fois, les noirs avec des longs bras et des longues queues.

Moi je m’occupe des capucins, y en avait trois au début, bientôt prêts à être relâchés en pleine nature, afin qu’ils reprennent leur vie libre, et puis le petit dernier est arrivé, Danielito, clairement traumatisé et effrayé au dernier stade. Il s’est de suite pris d’affection pour moi et donc je passe ma journée avec lui sur le dos en train de m’étouffer avec ses petits bras qu’il tient crochetés autour de mon cou, à serrer comme un maboule dès qu’un autre singe fait mine de s’approcher ou que je fais un mouvement trop brusque, et surtout à me pisser dessus chaque fois qu’il a trop peur (c’est-à-dire quinze fois par jour). Je subis ça d’une façon relativement stoïque. Ce gosse a besoin d’être rassuré, et il va mettre du temps à s’adapter, à trouver ses marques et s’émanciper un peu.

L’heure du repas pour les singes de la réserve !

Malgré tout, c’est génial d’être au milieu de ces petits êtres et d’essayer de communiquer avec eux, même si ça représente un taff épuisant de s'en occuper. Le matin quand on arrive, on prépare les seaux de fruits qu’on monte tout là-haut dans la jungle où se trouve le Monkey Park. Sur le chemin faut faire gaffe de pas se faire agresser par les singes sauvages bien évidemment attirés par la bouffe, et notamment ne surtout pas regarder l’Alpha Male de cette petite troupe dans les yeux, car il y verrait un signe de provocation et pourrait nous mordre et nous déchirer les tendons du poignet comme il l’a fait avec un ancien volontaire. Arrivé là-haut, on vide les seaux dans les mangeoires et toute la jungle se précipite pour bouffer, ce qui est toujours agréable à regarder : singes-araignées, capucins, singes-écureuils et oiseaux font disparaître la tonne de fruits en quelques minutes, et nous pendant ce temps-là on est censés nettoyer les cages des capucins et des gros singes qu’on ne libère que le temps du repas. Leurs cages sont dégueulasses, de la merde partout, et faut y aller à grandes eaux sans jamais parvenir à un résultat satisfaisant… Un truc qui me chagrine : les singes ont des bouts de tissu en guise de couette ou de doudou, et chaque jour on doit les laver à la javel pour éviter les parasites et les infections, mais l’eau des bacs où on les lave va directement… dans la rivière, ouais, celle qui passe sous le pont. Faudra m’expliquer le délire… J’ai de plus en plus de mal à le faire, et je vois pas l’intérêt de sauver des animaux pour pourrir chaque jour l’écosystème où on est censés les relâcher ensuite… 

Fidélia mange de la pastèque.

Bref, une fois les cages propres, on balade les singes en laisse dans la jungle histoire qu’ils se défoulent un peu. J’adore les voir courir, grimper aux arbres, puis sauter sur mes épaules, m’agripper, jouer entre eux. Puis c’est déjà la pause de midi, on les remet en cage, on descend bouffer, et au retour rebelote les seaux de fruits et la promenade. Et puis c’est la fin de journée et tant mieux parce que fatalement après tout ça, avec la chaleur, l’humidité, la pluie, les sand-flies (pire que les moustiques, c’est des espèces de petites mouches qui piquent à tout heure du jour et laissent des marques rouges qui démangent sa mère à fond), la pisse de singe dans le dos, les bottes lourdes de terre, et le crapahutage dans la jungle, t’en peux plus. 

Mais je regrette pas d’avoir décidé de squatter un mois dans cet endroit. C’est une réelle immersion dans ce pays, une manière vraiment unique de vivre et ressentir la Bolivie et l’Amazonie que j’aurais pas connue autrement. Et puis maintenant je sais ce que c’est une averse tropicale, ça dure des nuits entières sans faiblir, ça tonne comme si c’était la fin du monde, et tes fringues puantes pleines de merde de singe, tes chaussettes pendues devant la fenêtre de ta piaule sur un pauvre fil accolé à la moustiquaire ne veulent pas sécher, alors tu mets et tu remets le dernier T-shirt qui te reste jour après jour et ça schlingue à mort mais tu t’en branles puisque tout le monde sent aussi fort que toi. Au fond j’adore être fringuée n’importe comment, sentir la sueur, être couverte de boutons d’insectes et transpirer sans faire même y faire attention parce que maintenant je suis habituée à ce climat de fou.

Et je veux jamais oublier la sensation de plénitude que j’éprouve chaque matin aux aurores, quand je traverse le pont pour aller bosser, et chaque soir après ma journée de taff, quand je suis lessivée et dégueulasse pour rentrer à Vegas. Lessivée mais heureuse, apaisée, comme je l’ai jamais été de ma vie. Comme si j’étais là où je dois être, et c’est tout. Je veux pas oublier ça.

Carnet de Route #16

Carnet de Route #1

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Carnet d’ayahuasca #Pause : Pause entre deux Diètes

Le soleil était en train de se coucher. Ce trajet m’a bouleversée. L’odeur de la végétation de chaque côté de la piste, le fleuve, le chant de la selva, la beauté de la lumière rasante… Et cette sensation d’aventure et de liberté…

De Cuzco à San Francisco

Les jolies ruelles du village andin de Pisac, Pérou.

Pisac

J’ai passé une semaine à Pisac, juste en face de Taray où j’ai fait ma diète d’ayahuasca, avant qu’on parte pour San Francisco avec Wish. C’est son village natal, une communauté Shipibo sur les rives de l’Ucayali, près de Pucallpa, en Amazonie. Ça m'a fait bizarre de remettre les pieds ici, dix ans après mon premier voyage solo. Wish habitait là avant, c’est ici-même que je l’ai rencontré, dans les mêmes circonstances que Travis dans Borderline.

Mon livre Borderline face au marché de Pisac, Pérou.

En me baladant dans les ruelles pavées de ce joli petit village andin, j’avais à la fois l’impression d’être sur les traces de mon personnage, et à la fois celle de pouvoir croiser la Zoë du passé, ignorant qu’elle allait un jour écrire sur ce qui lui arriverait ici.

Posée dans un café surplombant la place du marché, je regardais les ruines sur la montagne, et je voyais Travis se diriger vers ce chaman sans le savoir, à fumer ses clopes sur un muret écroulé. Je suis repassée devant le bar où Wish avait joué de la guitare ce soir-là. Alfredo l’avait vendu depuis longtemps.

Pour marquer le coup, j’ai laissé un exemplaire de mon livre, assorti d’une dédicace de circonstance, dans un café book exchange. Vu le nombre de gens qui viennent spécialement ici pour prendre de l’ayahuasca avec les néo-chamans qui pullulent, et les voyageurs qui s’entrecroisent en traversant toute l’Amérique Latine, y a de fortes chances qu’il tombe entre de bonnes mains. 

Pisac, village de la vallée sacrée, Pérou.

Une petite pause après un mois intensif de prise d’ayahuasca faisait du bien. Je me levais aux aurores (ouais, depuis que je suis arrivée, je me suis pas vraiment faite à l’heure locale : je me lève vers 4h30 du mat. Mais vu que les gens d’ici ont coutume de commencer la journée super tôt, c’est pas vraiment dérangeant), et je crapahutais dans les ruelles et les champs en regardant le soleil en train de se lever, et la lumière magnifique inonder peu à peu la vallée.

La jungle, ce serait différent comme climat, alors j’avais intérêt d’en profiter.

C’était marrant de se dire que j’allais faire exactement le même cheminement que Travis. D’avoir écrit son histoire avant de tracer la mienne. Le pire, c’est que c’était même pas prévu.

Mais y se trouve que Wish projetait d’aller dans son village dans la jungle pile-poil à cette époque. Je suis bien tombée, quoi. 

Lima

Wish mon chaman à Cuzco, Pérou.

Après ces quelques jours de détente, Wish et moi on s’est embarqués pour trois jours de voyage à travers le Pérou. On a pris un taxi jusqu’à Cuzco, et de là on a chopé un bus pour Lima. Vingt-quatre heures de trajet. Vu qu’on dort jamais bien dans ces trucs-là, la nuit suivante on est restés à Lima, dans le quartier de Barranco, sans doute le plus cool de la capitale.

Au bord de l’océan, le street art y va à fond : artesanos qui vendent leur bijoux en macramé, musiciens, danseurs, graffeurs, c’est aussi le haut lieu de rendez-vous de la jet set locale, mais ça fait plutôt bon ménage, et les bars sont sympas comme tout.

Wish m’a raconté quelques histoires de l’époque où il vivait ici, à la rue, quand il avait la vingtaine. Beaucoup de gens l’ont reconnus, d’ailleurs. On dirait qu’il est inoubliable, n’importe où qu’il aille. C’était franchement cool comme soirée.

Wish mon chaman joue de la flûte à Lima, Pérou, avec son fidèle didgeridoo à ses pieds.

Le lendemain, galère de bus pour le départ à Pucallpa. On devait partir vers 13h, il était 18h quand on a finalement décollé. L’attente a été un peu reloue, il faisait une chaleur de mort ce jour-là, on s’était posés au parc en face de l’agence de bus. J’ai bouffé une glace pendant Wish jouait de la flûte et du didgeridoo.

Mais le bus déconnait et on a dû en changer vers 20h avant de finalement réussir à quitter Lima. Ça décalait pas mal l’heure de notre arrivée le lendemain, mais c’était marrant toutes ces conneries, au fond, et on s’est fendu la poire comme des dégénérés rendus hystériques par l’accumulation de la malchance.

J’ai reconnu des bleds par lesquels j’étais passée dix ans en arrière. C’est fou ce que ça peut faire bizarre. Je me rappelais encore de ce terminal de bus où on a fait une pause pour pisser. La nuit que j’avais passée dans un hôtel tout chelou. Cette folie des bus que ça avait été pendant une semaine, quand j’avais quitté Pisac pour me rendre à Pucallpa, où j’avais ensuite pris ce cargo, dix jours de voyage en pleine jungle sans toucher terre, pour arriver à Iquitos…

Le passé et le présent semblent parfois s'interpénétrer. Et le futur aussi, en fait. Ce serait presque flippant, par moment.

On est arrivés à Pucallpa le lendemain vers 16h. Moto taxi jusqu’à Yarinacocha, sur les rives du fleuve, où on s’est accordé le plaisir d’une bière (nan, quatre plutôt, et le format magnum). Il faisait une chaleur démentielle, mais j’adorais ça !

Putain, j’arrivais pas à croire que j’étais aux portes de la jungle pour aller dièter l’ayahuasca avec Wish, exactement comme Travis ! Ce bled, Yarinacocha, c’est celui où débarque Travis au tout début du Tome 1. Encore une fois, je pouvais presque suivre ses traces…

Yarinacocha

Arrivée à Yarinacocha ! On boit une bière dans un bar avec Wish, mon chaman.

Bien beurrés après nos bières, on s’en est pris encore deux à emporter avant de choper un moto taxi pour se rendre enfin à San Francisco (ouais, à la différence de Borderline, désormais le bled de Wish est accessible par une piste, et non uniquement en pirogue).

Le soleil était en train de se coucher. Ce trajet m’a bouleversée. L’odeur de la végétation de chaque côté de la piste, le fleuve, le chant de la selva, la beauté de la lumière rasante… Et cette sensation d’aventure et de liberté…

Il faisait nuit quand on est arrivés au village. Vraiment nuit noire, et puis j’étais raide, alors j’ai à peine entrevu l’endroit où j’allais vivre. Mais j’ai rarement été aussi heureuse au plus profond de mon cœur. 

San Francisco

Course en mototaxi depuis Yarinacocha jusqu’à San Francisco, Pérou.

Carnet d’ayahuasca #14

Carnet d’ayahuasca #1

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Carnet de Route #14 : Un Mois et Quinze Jours

Un soir à Vegas, l’Anglais m’a entendue chanter les Pink Floyd en revenant de la douche et il m’a demandé si je connaissais Shine On You Crazy Diamond. Aussi fou que ça puisse paraître, vu comment j’adore ce groupe, je l’avais jamais entendue, alors il me l’a mise sur son PC avant d’aller se doucher à son tour. Je l’ai écoutée allongée sur mon lit et quand il est revenu j’étais en train d’écrire. Voilà le passage.

Un roman écrit sur la route

Le vieux carnet de voyage de Zoë Hababou.

Un soir à Vegas, l’Anglais m’a entendue chanter les Pink Floyd en revenant de la douche (le solo de guitare de The Wall, que j’adore reproduire note pour note rien qu’avec ma voix), et il m’a demandé si je connaissais Shine On You Crazy Diamond.

Aussi fou que ça puisse paraître, vu comment j’adore ce groupe, je l’avais jamais entendue, alors il me l’a mise sur son PC avant d’aller se doucher à son tour.

Je l’ai écoutée allongée sur mon lit et quand il est revenu j’étais en train d’écrire.

A ce moment même je savais que ce que je rédigeais allait changer la face de Borderline.



Extrait de Borderline

Le soir même du jour où mon cerveau s'est remis à fonctionner, j'ai été chercher la caisse et j'ai pris la route sans savoir ce que je faisais. D'ailleurs j'aime autant vous prévenir qu'à partir de maintenant faudra pas chercher à comprendre ce que je raconte ou tenter de trouver une cohérence à ce que j'ai branlé après ça. Suivez le truc, comme je l'ai fait, c'est tout ce qu'on vous demande.

En fait ça m'étonne que j'ai pu me barrer comme ça, sans dire au revoir. Je crois pas que c'était ce que l'hôpital avait prévu, sans compter qu’y avait sans doute des trucs juridiques à régler et tout, m'enfin on peut le faire, on peut se casser comme ça, même si y a sans doute peu de gens qu’osent le faire tout simplement.

Tout le long du chemin jusqu'à la voiture, j'ai eu comme des flashs des moments que j'avais passés à l'H.P, des trucs, des paroles qui reviennent et s'évanouissent de nouveau, qui s'échappent quand on veut des précisions, et qui se blottissent dans l'inconscient pour mieux rejaillir en temps voulu.

J'ai laissé filer. De toute manière j'étais fracassé en mille morceaux, décomposé, l'esprit comme un puzzle où y manque des pièces, et vous connaissez le principe du puzzle : tu mets d'abord les coins, les bords, et petit à petit tu te rapproches du centre, t'as un bout à moitié fait qui traîne au milieu et que pour le moment tu sais pas où mettre, et y a qu'à la fin que tu découvres l'image, si t'as pas pété un câble et tout envoyé valser.

Quand j'ai grimpé dans la bagnole, Tyler s'est installée à l'avant, a envoyé valdinguer ses grolles comme elle faisait tout le temps et a posé ses pieds nus sur le tableau de bord. Et elle a commencé à tourner son visage vers moi. Je m'apprêtais à voir ce sourire si particulier qu'elle avait quand elle savait qu'on allait faire de la route. Elle adorait faire de la route, c'était toujours elle qui gérait l'autoradio, elle savait exactement quoi mettre au bon moment pour que musique et paysage s'accordent et intensifient mutuellement leurs effets.

Elle allait se tourner vers moi. Elle allait me faire ce sourire.

Mais elle a disparu d'un coup, le siège était vide, comme si elle avait jamais existé.

Je me suis pris une suée instantanée, le cœur à balle, le dos trempé, le souffle coupé.

J'ai pensé : Au secours.

Tous ses trucs traînaient partout encore, un short en jean, des lunettes de soleil, le CD des Pink Floyd où elle préparait toujours nos traces. Son aura imprégnait toute la caisse.

Alors j'ai fermé les yeux en faisant comme si j'allais pas devenir fou, et j'ai démarré comme un bourrin, parce que je savais que la seule chose à faire était de regarder droit devant moi, de me concentrer sur la route comme un acharné, de serrer le volant jusqu'à ce que j'en aie mal aux épaules, et surtout, surtout, éviter à tout prix d'appuyer sur le bouton de l’autoradio, au risque de faire jaillir la dernière musique qu'elle avait mise, et bordel je savais trop bien laquelle c'était.

J'ai roulé toute la nuit, ça m'a fait du bien, parce que je me suis retrouvé proche d’un état qui m’était devenu familier. Une semi-conscience telle que celle que doivent connaître les mollusques, une réconfortante annihilation de la pensée, sans troubles ni soubresauts, un coma blanc et salvateur. Je me rappelle le défilé hypnotique des lumières, le noir de la route avalée si vite, l'engourdissement.

Le soleil m'a réveillé. Je me rapprochais de l'Ouest, le paysage avait changé. J'étais si heureux que j'ai failli réveiller Tyler qui dormait sur le siège à côté.

Je me suis arrêté à une station-service. J'ai commandé un café, mais mes mains tremblaient tellement que j'ai pas été foutu de le boire. La serveuse m'a demandé si ça allait alors j'ai éclaté en sanglots et je suis reparti vers la caisse juste avant de m'évanouir.

J'ai recommencé à rouler. L'air devenait plus chaud à mesure que j'approchais du désert. Et soudain j'ai réalisé à quel endroit j'étais en train d'aller. C'est là que j'ai vraiment commencé à flipper. J'étais tétanisé de peur et d'appréhension, et alors la haine s'est mise à monter. D'un coup j'ai enfoncé la pédale et la bagnole a bondi en avant en grognant comme une monstrueuse bestiole affamée.

Je me suis dit que j'étais complètement planté de vouloir retourner là-bas, et les restes de mon esprit disloqué se sont recroquevillés sur eux-mêmes à cette idée terrifiante. Et quelqu'un au fond de mon âme s'est affaissé contre le mur en gémissant, a entouré ses jambes avec ses bras, et s'est mis à se balancer d'avant en arrière comme un psychotique, en secouant la tête. Jamais, jamais plus il ne faudrait retourner là-bas.

Mais il y en avait un autre qui criait, qui hurlait qu'il voulait se projeter au plus profond de la souffrance, que le seul endroit où aller c'était précisément là-bas, que c'était la dernière chose qu'il restait à faire, la seule chose qui ait encore un sens. Il serrait les dents tellement fort que de la mousse commençait à apparaître au coin de ses lèvres, et son hurlement s'est mué en un rire fanatique, démentiel. Et c'est celui-là qu’enfonçait l'accélérateur, pour qu'on en finisse.

Et au loin, une voix, comme un simple frémissement, proche d'une impression sans origine définie, une voix disait qu'elle serait là-bas.

C'est alors qu'un pneu a crevé. Je roulais si vite que la caisse a fait une embardée de fou et s'est mise à tourner, putain, j'avais jamais vu ça de ma vie. Et quand ça s'est arrêté j'étais tellement loin de la route que j'ai eu du mal à le croire. Mais c'était une région assez plate, et j'étais toujours vivant, apparemment. Ça a au moins eu le mérite de me calmer. J'ai allumé une clope en tremblant de partout et passé une main dans mes cheveux trempés de sueur.

Je me suis senti frustré dans mon délire, mais j'avais surtout pitié de moi. J'étais en train d'agir comme si ma vie avait encore un sens. Comme s'il y avait encore quoi que ce soit à sauver. Quelque chose qui mérite qu'on se mette dans un état pareil. À vrai dire, le seul truc encore sensé à faire était de s'asseoir par terre contre la bagnole et de se laisser crever, dévoré par les vautours. Je méritais pas mieux. Mon orgueil m'a donné envie de me foutre une balle dans la tête. Et j'étais tellement minable que j'avais même pas de flingue.

Il faisait chaud. Et y avait pas un seul putain d'arbre dans ce désert de merde. J'ai ouvert deux portières et je me suis allongé dans l'ombre. J'ai sombré dans un sommeil sans rêves.

J'ignore combien de temps j'ai pioncé, mais quand j'ai ouvert les yeux il faisait nuit. Le ciel était rempli d'étoiles. J'ai entendu des pas, et avant que j’aie pu me redresser, son visage est apparu au-dessus du mien. Je savais que c'était elle, mais je ne pouvais pas distinguer ses traits. Ses longs cheveux ont frôlé mon front. Elle a dit :

— Faut qu'on se magne le cul de changer cette putain de roue si on veut arriver avant demain soir.

J'ai demandé en me levant :

— Quelle heure il est ?

Elle a tendu une main devant elle, paume en l'air, et m'a dit :

— L'orage arrive. Ça va pas tarder à flotter.

Et elle a ouvert le coffre et entrepris de sortir la roue de secours.

— Impossible que ça flotte. Le ciel est gavé d'étoiles.

— J'espère qu'on a pas oublié de prendre le cric.

J'ai changé la roue et on est montés dans la caisse. Et au moment où on rejoignait la route, une goutte s'est écrasée sur le pare-brise. Tyler m'a lancé un regard satisfait et a commencé à trifouiller les CD. Elle a mis les Doors, je vous laisse deviner laquelle.

Je crevais d'envie de la toucher, mais j'étais paralysé par l'idée qu'elle s'évanouisse de nouveau, qu'elle m'abandonne comme la dernière fois, et j'osais même pas lui parler. Je jouissais juste de sa présence. C'était ça qui me manquait le plus finalement. Une partie de moi savait qu'elle était pas vraiment là. Mais ce n'était qu’une vague idée qui stagnait à la périphérie de ma conscience. L’impression floue qu'un truc n'était pas à sa place. Mais j'étais si heureux de pouvoir juste la contempler que j'ai eu aucun mal à l'occulter, jusqu'à la faire complètement disparaître de mon esprit.

C'est donc bercé par le rythme des musiques qui s'enchaînaient parfaitement que j'ai avalé les bornes sans y faire attention.

Et à un moment j'ai ouvert les yeux, et je faisais face à l'endroit où j'avais tant redouté d'aller. J'ai pas eu le temps de comprendre ce que je ressentais car Tyler a bondi sur son siège et a pointé d'un doigt fébrile ce nœud hors de l'espace-temps qui est devenu ma pire hantise et mon fantasme absolu, ce lieu mythique au cœur de mon esprit où se mêlent attraction et répulsion, dans un combat sanglant qui ne prendra jamais fin, et qui finira par me rendre taré. Et bordel je demande pas mieux que de même plus savoir qui je suis.

Et Tyler a gueulé :

— C’est là ! C’est là qu’il faut qu’on s'arrête ! Là-bas où ça s’avance dans le vide ! Attends attends attends faut que je mette la musique !

C'est là qu'une étrange lumière a scintillé au fond de ma conscience. Et avant même qu'elle mette la musique, une symphonie inquiétante a commencé à se jouer dans ma tête.

Mon cœur a sauté une marche et j'ai avalé ma salive.

J'ai fermé les yeux une brève seconde et je lui ai demandé :

— Qu'est-ce qu'on fait ici ?

Elle jouait la mélodie de la guitare avec sa bouche, reproduisant chaque note parfaitement.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Enfin on y est, depuis le temps que j'en rêve !

— D'où est-ce que tu viens ?

Mais elle continuait à chanter, comme si elle m'entendait pas. Comme si on appartenait à deux mondes différents.

Une larme a coulé le long de ma joue et j'ai senti mon esprit se hérisser et s'acharner contre les parois de mon crâne pour s'échapper. Fuir cette horreur. Et la musique qui continuait à monter. La route qui filait de plus en plus vite. La terreur de la révélation qui croissait à mesure qu'elle se frayait un chemin jusqu'à la conscience.

J'ai crié en pleurant :

— Réponds-moi Tyler !

Mais elle a juste murmuré, le regard perdu au loin, comme elle l'avait fait dans une autre vie :

— Le soleil est en train de se coucher...

C'était fini. Je ne pouvais plus nier. Je faisais face à ce que j'avais tant redouté, esquivant l'évidence en ne posant pas de questions, alors que le défilé des musiques me rappelait dangereusement quelque chose, quelque chose de trop ignoble, que mon esprit ne pouvait que refouler désespérément.

Elle n'était pas là. Elle ne serait jamais plus là désormais. Elle n'avait fait que répéter les gestes et les paroles qu'elle avait déjà faits et dites. Elle ne m'avait jamais répondu. Et alors j'ai tourné la tête dans sa direction mais le siège était vide, comme il l'avait toujours été depuis que j'avais quitté l'hôpital.

Des vagues de pensées m'ont assailli d'un coup. La musique continuait à se déverser en moi, mais j’étais plus dans la voiture. Ça ressemblait à un bad trip, et j'ai soudain entendu les paroles des toubibs : Parfois, quand le cerveau reçoit une information qu'il ne peut tolérer car elle génère d'un coup trop de souffrance, il agit comme un système électrique et pète une durite pour éviter la surtension. C'est un moyen de survie. C'est ce qui vous est arrivé.

(Je suis en plein bad trip et Tyler doit pas être loin, faut juste que j'attende que ça passe, l'effet du truc va passer et je vais finir par rejoindre la réalité)

J'ai vu ce qui nous était arrivé ici à tous les deux.

Nous sommes navrés, Mr. Montiano, mais vous devez le comprendre : votre sœur est morte.

Est-ce que j'avais seulement quitté l'H.P ? Est-ce que j'étais en plein bad trip, en plein rêve ? Est-ce que j'avais rompu le charme, gâché la seule chance que j'avais de la revoir une dernière fois, de revivre ce moment unique et de rectifier le cours du destin, parce que j'étais incapable d'y croire assez fort ?

Shine On You Crazy Diamond a atteint son paroxysme et un spasme de douleur a incendié tout mon être, un orgasme de haine qui m'a poussé à continuer tout droit, à dépasser cet endroit maudit où flottaient encore les fantômes de ce que nous avions été, qui cherchaient à m'agripper mollement, à m'attirer avec leurs plaintes, pour que je sombre et rejoigne leur macabre cérémonie, où la même tragédie était jouée éternellement, et à ne pas céder à la tentation de regarder une dernière fois la silhouette qui se tenait au milieu de la route, loin derrière la voiture, dressée contre le ciel, et qui me regardait l'abandonner.


Découvrir la saga dont ce texte est extrait.


Carnet de Route #15

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Carnet d’ayahuasca #13 : Treizième Cérémonie

Toute cette tapisserie de chromosomes s’est transformée en ces formes géométriques qu’on voit partout dans l’artisanat shipibo. Le maillage du monde. Le code secret qui régit les formes perceptibles. J’avais le sentiment d’en avoir partout sur mon visage, sur mes mains, dans mon ventre. Je pouvais les sentir, comme si moi-même j’étais tricotée avec tous ces dessins par en-dessous, que ma peau était un assemblage très complexe tissé des mêmes patterns. Et ça me donnait de la force, et aussi, peut-être, une sorte de protection, comme une armure indestructible.

Fermeture de diète

Intention : Inscris en moi l’énergie de la diète

On était seul à seul avec Wish pour cette cérémonie qui marquerait la fermeture de ma première diète. Aujourd’hui je quitte sa maison et je vais me prendre un hôtel à Pisac pendant quelques jours avant de le suivre dans la jungle pour continuer le boulot.

J’étais heureuse qu’y ait personne d’autre, ça me semblait important de conclure ce mois de diète sans interférences extérieures. Juste le maestro et sa disciple, quoi.

A(rt)yahuasca : peinture représentant un jaguar, des dauphins et un serpent, animaux chamaniques.

Il m’a filé une grosse dose et j’ai maintenu la tasse contre moi, les yeux fermés, un long moment, en sentant monter en moi mon intention. J’avais traversé des choses dures et d’autres très belles avec l’ayahuasca. Je me sentais différente, bien que j’aurais eu du mal à dire précisément ce qui avait changé.

Mais je crois que quand tu t’imposes des sessions hardcore, encore et encore, des trucs qui te scotchent au plafond parce qu’ils sont trop rudes ou au contraire sublimes, pendant un mois d’affilé sans moufter, ben à force, t’acquières une maîtrise de toi-même qui peut pas se comparer aux petites épreuves que tu vis dans le monde ordinaire. Parce que tout ça, ça se passe au sein de ta propre tête, et qu’y a personne pour te tenir la main.

Même si le chaman te guide et te tire des sables mouvants avec ses chants, au final, toi seul peux réellement décider, au prix d’un effort très grand, de traverser jusqu’à l’autre rive. C’est une lutte de l’esprit contre lui-même, contre ses propres limitations. Accepter ces visions en soi, les embrasser avec son âme, ouvrir son cœur à leur sens, je sais pas, mais ça ressemble à un voyage dangereux dans un univers inconnu.

Le problème, c’est que cet univers parallèle, c’est aussi le tien, en fait. Une dimension de toi qui t’est parfaitement secrète et mystérieuse. Et pourtant… elle vit en toi à ton insu.

Inévitablement, ce travail constant d’acceptation, d’ouverture à ces mondes insondables, aiguise ta volonté. Un peu comme une promesse faite à soi-même. Celle de continuer à avancer au sein de la tourmente. De ne pas faiblir. D’essayer de ne pas céder à l’autocomplaisance ou à la prostration ou le déni.

Bref, avant de boire ma tasse d’ayahuasca, j’avais tout ça qui s’agitait en moi. Toutes ces impressions confuses et en même temps, très ancrées. Et j’avais envie de remercier l’Abuelita pour cette force qu’elle avait éveillée en moi. Et lui demander de m’aider à conserver ce pouvoir à jamais.

Wish a siffloté un long moment tandis qu’on dérivait dans les prémisses de la transe. Des ombres serpentines tapissaient les parois de mon cerveau. J’avais l’impression de le voir depuis l’intérieur. Toutes ces circonvolutions étranges et limite écœurantes du cortex. L’esprit de la plante semblait l’avoir envahi. Tous ces petits serpents noirs qui rentraient et sortaient de sa chair… Comme de la vermine en train de bouffer un organe putréfié.

Mais je trouvais ça rassurant, en fait. Je me disais que l’énergie de la diète était vraiment en moi. 

Alors que je me faisais cette réflexion, Wish s’est marré dans son coin. J’ai eu un raté avant de me foutre à rire moi aussi. Mais ce genre de synchronicité existait souvent entre nous, d’autant plus quand on était dans cette dimension-là, alors ça m’a pas étonnée. Je savais qu’il riait pour mes peurs idiotes, pour mes doutes. Pour cette crainte que j’avais de rentrer chez moi en ayant tout oublié, comme si tout ce que j’avais vécu avec lui et l’ayahuasca n’avait été qu’un très long rêve.

Juste avec un rire, Wish effaçait d’un coup toutes mes questions débiles. Ce mec-là sait rire d’une façon qui exprime tout un tas de trucs à la fois.

Soudain il s’est mis à chanter, d’une voix forte et lascive à la fois. Son chant a transformé les serpents qui se baladaient dans mon cerveau en… chromosomes, je crois. Ces trucs en double hélice. Ils arrêtaient pas de se diviser, y en avait de plus en plus, si bien qu’on aurait dit les cristaux d’un kaléidoscope en train de muter encore et encore.

C’est le savoir, je me suis dit. L’enseignement qui s'engendre lui-même et qui se répand partout.

Toute cette tapisserie de chromosomes s’est petit à petit transformée en ces formes géométriques qu’on voit partout dans l’artisanat shipibo. Le maillage du monde. Le code secret qui régit les formes perceptibles. C’est ce que je me suis dit. J’avais le sentiment d’en avoir partout sur mon visage, sur mes mains, dans mon ventre. Je pouvais les sentir, comme si moi-même j’étais tricotée avec tous ces dessins par en-dessous, que ma peau était un assemblage très complexe tissé des mêmes patterns.

Et ça me donnait de la force, et aussi, peut-être, une sorte de protection, comme une armure indestructible. Ouais, comme ces jolis habits des samouraïs. C’est à ça que j’ai pensé, et je me suis sentie fière. Et j’étais surtout éperdument reconnaissante envers Wish de m’avoir acceptée et dans un sens, initiée à ce monde, présentée à l’Abuelita. Plus que jamais, je me sentais comme son élève. 

D’un coup j’ai senti du mouillé dans ma main. Il venait de me verser du parfum dedans et me chuchotait de me l’appliquer sur les cheveux. Lui-même m’en foutait sur le visage avec sa main, et il appuyait fort sur mon front, à l’endroit où moi-même j’appuie parfois pour faire entrer le savoir de la plante. Et puis il est resté comme ça, sa main mouillée sur ma tête, en appuyant et en la faisant trembler, tandis qu’il scandait un nouvel icaro, très rapide, celui-ci. 

Je suis partie dans un tourbillon. Une spirale déferlait dans ma tête par le sommet de mon crâne en contact avec sa main. C’était si rapide, si fort, que j’ai vite agrippé ma bassine pour dégueuler à n’en plus finir. C’est bizarre que tu doives expulser quelque chose quand on t’en transmet une autre…

Est-ce que c’est pour faire de la place ? Est-ce que les nouvelles énergies que le chaman et la plante déversent en toi évacuent les anciennes en pénétrant par torrent comme ça ? Ou alors, est-ce que c’est juste que c’est une transe si forte que ça te fait dégobiller ta race ?

C’était ouf, en tout cas. J’avais le cœur à balle, je tremblais et grognais en me vidant comme un chien, et Wish continuait à chanter comme un maboul en me caressant les cheveux mais genre, super fort. Franchement, ça ressemblait à une passation de pouvoir, mais du style ultra violent, tiens, un coup d’épée, deviens un guerrier, bordel !

J’ai fini par rugir la gueule dans mon seau de vomi comme Wish me l’avait appris parce que c’était pas gérable de continuer comme ça. J’ai crié comme une perdue. Ça a marché. D’un instant à l’autre les vagues de nausée ont cessé, et je suis restée à trembler et presque chialer d'épuisement la gueule au-dessus ma gerbe, crachant, soufflant par le nez, reprenant mes esprits.

Puis je me suis redressée en soufflant une dernière fois, l’air de dire : Putain, voilà une bonne chose de faite, j’ai posé ma bassine et me suis adossée contre le mur.

Wish m’a demandé si ça allait et j’ai fait : Ahora si (maintenant oui).

Zoë de la Selva, peinture visionnaire du chaman shipibo Wish inspirée par Zoë Hababou.

Il s’est posté à côté de moi, le dos contre le mur lui aussi, et il a entamé un nouveau chant. On avait quitté les souterrains et les trucs organiques. Maintenant c’est vers l’espace qu’on se dirigeait.

Je peux pas dire à quel point j’étais soulagée de filer vers le cosmique. Je sais que la phase corporelle-organique-animale est essentielle, surtout pour se nettoyer, mais putain une fois qu’on en est sorti, c’est un pur plaisir de fuser dans l’infini, libéré, nettoyé, à respirer avec une force incroyable, un souffle long, profond, qui n’en finit plus, comme si tes poumons contenaient tant d’air que tu ne pourrais jamais les vider, comme si c’est l’énergie de l’univers elle-même que tu respirais.

Ça, c’est ce que j’appelle vivre dans la plante, exister dans le même sein qu’elle. 

C’était un monde éthéré, lumineux, d’une immensité à faire pâlir Dieu en personne. Ma transe était super forte quand même, et des larmes coulaient sur mes joues, mais c’était parce que sa beauté m’en mettait plein la gueule. Je crois que c’est normal de pleurer quand on est subjugué, et quand ça brille autant que ça.

J’avais froid, malgré tout, j’étais toute contractée les genoux serrés contre ma poitrine. Quand je rentrais la tête pour me recueillir en moi, ce monde transcendantal m'apparaissait comme très intime, comme un joyau secret que je portais en moi. Et quand je levais la tête vers le ciel, il s'apparentait davantage aux cieux, à cette merveille qu’était la vie. Ces deux mondes coïncidaient, tels deux univers en miroir.

L’ayahuasca et moi, les chants de Wish et moi : tout ça, c’était la même chose. C’était le tout. Et c’était magnifique de vivre, de respirer, d’éprouver ça.

Il a fallu que j’étende les bras pour relier mon corps à cette impression, pour le faire participer à ce savoir. Mes épaules se sont encore secouées toutes seules, mes ailes se sont étendues. Je les ai senties dans mon dos, en train de se déployer. J’ai levé les bras au-dessus de ma tête, la maintenant, elle, bien dans l’axe de ma colonne vertébrale, comme si je regardais juste en face de moi. J’ai bougé mes doigts en contact avec le ciel, comme si je pouvais caresser mes visions célestes, les tirer vers moi. Comme Dieu tendrait son doigt pour faire jaillir la foudre sur la Terre.

C’était énorme, comme sentiment. Presque un truc de toute-puissance. Et puis j’ai rejeté la tête en arrière en exhalant un immense soupir d’extase. Pour la première fois de ma vie, j’ai su ce que ça voulait dire, d’être béni des dieux.

J’ai fini par m’allonger tandis que la force des visions décroissait. Wish a posé ses mains sur mon ventre, sur mes épaules et ma tête, en soufflant rapidement chaque fois qu’il appuyait sur l’une de ces parties de mon corps, et en disant des trucs en espagnol au sujet de la fermeture de diète. Je m’en souviens pas tellement, malheureusement.

On a fumé un mapacho ensemble, plus ou moins silencieux, même si on arrêtait pas de se sourire. Et puis il a pris sa guitare et je me suis laissée aller, allongée sur le matelas, le laissant nous transporter jusque tout au bout du bout du monde, flottant sur ces chants comme une cavalcade sauvage et magnifique, là où l’horizon devient le ciel, et l’espace, l’infini. 

Carnet d’ayahuasca #Pause

Carnet d’ayahuasca #1

La seconde peinture de cet article est de Wish. Elle s’appelle Zoë de la Selva (Zoë de la jungle).

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Carnet de Route #13 : Un Mois et Dix Jours

La plupart des animaux qui sont ici ont subi des mauvais traitements. C’est toujours pareil : les gens les trouvent mignons quand ils sont petits, et puis un jour le tejone ou le singe niaque le gosse de la famille et on s’en débarrasse. Le problème, c’est qu’ensuite ils sont complètement inadaptés à la nature, et bien peu d’entre eux auront un jour la chance d’y retourner…

S’occuper d’animaux sauvages, Réserve Inti Wara Yassi

Le fidèle carnet de bord du voyage de Zoë Hababou.

Plus le temps d’écrire, des journées de dingue ! Je me lève à 6h et je me prépare vite fait (c’est-à-dire que je remets mes fringues raides de crasse de la veille et mes bottes en caoutchouc merdeuses) puis je traverse le pont pour me rendre à la réserve où je prends le petit dej avec les autres volontaires. Ensuite je vais m’occuper des tejones (coatis, en français) avec ceux qui taffent avec moi. Y a tout un système de mis en place pour essayer qu’elles kiffent un peu leur life, ces pauvres bêtes.

La plupart des animaux qui sont ici ont subi des mauvais traitements (différentes espèces de singes, petits mammifères, oiseaux, tortues, et même un ours et un jaguar). C’est toujours pareil : les gens les trouvent mignons quand ils sont petits, et puis un jour le tejone ou le singe niaque le gosse de la famille et on s’en débarrasse, ou alors ils sont retirés de force à des gens qui les maltraitaient. Le problème, c’est qu’ensuite ils sont complètement inadaptés à la nature, et bien peu d’entre eux auront un jour la chance d’y retourner…

C’est le cas des tejones. Aucun d'entre eux ne sauraient survivre seul, alors ils sont condamnés à vivre dans des cages, et on les sort la journée en les attachant à un réseau de cordes avec une laisse munie d’un mousqueton pour qu’ils puissent bouger un peu dans la jungle, m’enfin, peuvent pas aller bien loin, puis beaucoup ne s’entendent pas entre eux, alors faut gérer pour qu’ils se fritent pas. Parfois ils s’entortillent dans leur laisse et l’autre jour j’ai dû en sauver un en train de s’étrangler en bataillant pour le détacher sans me faire mordre. Heureusement que j’ai un bon feeling avec eux, et que je suis très rapide dans mes gestes, parce que personne voulait se dévouer. 

Mais je vais trop vite. Petite récap des dix jours qui viennent de passer. 

Tejone, petit mammifère de la réserve Inti Wara Yassi, Bolivie.

Le lendemain de mon arrivée, j’ai dû me foutre en culotte devant le véto du centre pour qu’il me désinfecte la cuisse (le chien m’a mordu assez haut, presque sous la fesse, et maintenant j’ai une belle cicatrice). Dans l’absolu, il aurait fallu que je me fasse vacciner contre la rage, mais personne ne pouvait me le faire ici, et c’était hors de question que je retourne à Cochabamba pour aller me faire chier à l’hôpital. Donc j’ai décidé que fuck. J’ai été me chercher des fringues de seconde main et des bottes en caoutchouc dans la remise de la réserve et ensuite les autres volontaires assignés au même poste que moi m’ont expliqué la marche à suivre avec les animaux dont on a la charge : les tejones, les tyras (sorte de petits félins), les tortues. Chaque espèce a un régime spécial et il faut préparer les gamelles de fruits avec chaque portion dans une salle dédiée où s’amoncellent des tonnes de bananes, papayes, oranges, mangues, ananas, pommes et j’en passe… Après le repas des animaux, il faut les sortir et les attacher dehors pour nettoyer leur cage, ce qui est loin d'être évident, vu que tout est en bois bouffé par l’humidité et en fer dévoré par la rouille. Certains tejones sont si agressifs qu’on ne peut pas les sortir, et les tyras s’enfuiraient illico si on le faisait, alors faut essayer de nettoyer leur merde sans se faire mordre. Pas évident. Les bébés tejones donnent aussi du fil à retordre, ils sont si vifs qu’il faut s’appeler Flash Gordon pour arriver à foutre leur gamelle dans leur grande cage sans qu’ils s'échappent comme des petits enculés ou se jettent sur nous pour nous bouffer.

Mine de rien, c’est du taff tout ça, et on a pas un poil de sec. On fait une pause d’une heure le midi pour bouffer sur la grande table et on y retourne jusqu’à 18h30. Ensuite retour à Vegas et c’est la queue pour la douche (un vieux boxe en ciment avec un filet d’eau qui vient d’un tuyau relié directement à la rivière qui gronde plus bas), on essaye de rincer un peu ses fringues pleine de sueur et de boue et on les accroche sur les fils qui courent le long des moustiquaires devant chaque piaule, mais inutile de prétendre que tout ce putain de truc ne sent pas le vieux fromage et cette odeur très particulière qui émane de la sueur rance et des fringues qui ne sèchent jamais, parce que le climat est trop humide. Mais on s’habitue vite au fait de puer sa race toute la journée, surtout quand tout le monde sent pareil. 

La zone des tejones, Inti Wara Yassi, Bolivie.

A Vegas, je partage ma piaule (une simple pièce minuscule avec un lit une place de chaque côté) avec un Anglais qui vit en Malaisie, un mec de quarante ans. Je l’avais repéré le premier matin, en me faisant la réflexion qu’il avait une gueule de fou, et quand plus tard la directrice m’a donné le nom du mec avec qui je devais partager la chambre, j’ai su que ça devait être lui. En rentrant le soir après avoir récupéré mes affaires dans l’hôtel d’avant je l’ai croisé sur le pont et je lui ai fait : C’est toi, l’Anglais. Banco. Et au final, ça m’étonne pas de moi d’être tombé sur lui. En fait, c’est un type génial. Un artiste, évidemment. Il compose des B.O. de films, et il est trompettiste aussi. C’est carrément cool de causer avec lui le soir face à une bière après une journée de taff épuisante.

Franchement, je me plais bien ici.

Carnet de Route #14

Carnet de Route #1

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Carnet d’ayahuasca #12 : Douzième Cérémonie

Je voyais et j’écoutais mon mental en plein mélodrame, produisant sans cesse de nouvelles pensées relatives à ma situation passée, présente et future, d’une inconsistance pitoyable et pourtant hautement nocives. Elles semblaient posséder une volonté de briser, de détruire, de piétiner allègrement tout ce qui passait à leur portée. J’avais atrocement conscience de leur négativité, et je comprenais pas leur raison d’être.

Intention : Fais de moi une guerrière

J’étais fatiguée et nerveuse avant de boire, je sais pas trop pourquoi. Wish m’a filé une petite dose, et on est restés au calme un long moment avant qu’il arrive quelque chose.

J'observais ce qui se passait en moi, à la manière d’un témoin pas vraiment concerné par le spectacle qu’il contemple. C’était un drôle de dédoublement. Je voyais et j’écoutais mon mental en plein mélodrame, produisant sans cesse de nouvelles pensées relatives à ma situation passée, présente et future, d’une inconsistance pitoyable et pourtant hautement nocives.

Elles semblaient posséder une volonté de briser, de détruire, de piétiner allègrement tout ce qui passait à leur portée. J’avais atrocement conscience de leur négativité, et je comprenais pas leur raison d’être. Les visions que j’avais leur rendaient un parfait écho. Des ombres marrons, reptiliennes, proliférant comme des lianes étranglant quelque chose. Mais ce décalage qu’y avait entre mon mental et ma conscience faisait que c’était pas si terrible, parce que je me sentais pas franchement concernée. J’étais un observateur neutre. 

Lutter contre ses démons durant une cérémonie d’ayahuasca.

Pourtant, c’était en soi une sorte de train fantôme complètement emballé, presque psychotique. Pourquoi est-ce que mes pensées s’acharnaient comme ça, de plus en plus vite, comme si une machine à calculer furieuse et stupide avait assiégé mon cerveau ? Et je voyais la façon dont mon mental luttait contre lui-même. Arrête de penser, il suppliait. Et puis ensuite : Mais non, putain, c’est encore de la pensée, ça ! Silence, silence ! 

L’ayahuasca semblait être en train de déterrer une partie de moi éternellement insatisfaite, qui n’avait foi en rien, et se moquait des efforts et des vérités que j’avais réussi à faire naître en moi comme s’il ne s’agissait que de néant, quelque chose que je pourrais jamais vraiment posséder, qui passerait son temps à s’enfuir, à fuir hors de ma conscience.

Je me suis foutue à gerber, fatalement, parce que toutes ces conneries me filaient le tournis, et que j’avais surtout envie de les évacuer. Le truc cool avec l'ayahuasca, c’est que c’est tellement lié au physique qu’un truc qui te fait souffrir mentalement tu peux l'expulser en le gerbant. Pratique, faut reconnaître.

En vomissant dans ma bassine, j’ai compris ce qui se passait. C’était l’ego. L’ego qui revenait à la charge après avoir été destitué quand j’avais atteint la conscience universelle. Il voulait pas que je le foute dehors, et il était prêt à dénigrer tout ce que je croyais avoir compris en le reléguant au domaine du rêve, quelque chose d'enfermé à triple tour, que je pourrais jamais retrouver seule, sans ayahuasca. Et la vérité, c’est que par moment il arrivait à m’en persuader. Il me faisait rechuter dans le mental comme si rien d’autre n’existait.

C’était écœurant, révoltant, et d’une bêtise crépusculaire. J’en finissais plus de vomir, tant son manège me révulsait. L’idée d'abriter une telle abomination en plein cœur de ma tête me rendait malade, et triste aussi.

L’ego est notre pire frein. L’ayahuasca nous dévoile ses manigances.

A ce moment-là, je suis passée à un autre stade de la transe. J’ai plongé dans la colère. Une colère contre moi-même, encore plus énorme que celle à laquelle je suis déjà bien habituée. J’étais tellement vénère que j'en chialais presque de rage.

Je me haïssais d’être infoutue de perdurer un tant soit peu en dehors de cette connerie d’ego. Et le pire, c’est que cette colère aussi était encore de l’ego. J’avais atrocement conscience de tout ça, et pourtant, ça diminuait en rien la haine que je ressentais.

Et puis j’avais peur, je crois. Que tout ça serve à rien, que je rentre chez moi comme une pauvre cloche sans être foutue d’appliquer à ma vie ce que j’aurais vécu ici, comme tous ces gringos qui se croient sauvés alors que leur expérience de l’ayahuasca leur a juste fourni un nouveau prétexte pour se sentir supérieurs.

L’ayahuasca fait de nous des guerriers.

Ça n'en finissait plus, et heureusement que Wish a levé son cul pour me souffler du parfum dessus et interrompre le cercle infernal. Quelque chose a changé dans les visions au contact du parfum sur le sommet de mon crâne.

J’ai vu une brillance argentée, presque blanche, couler de la voix de Wish et du parfum jusqu’à l’intérieur de mon cerveau. Et sans vraiment le vouloir, je me suis mise à chuchoter les icaros qu’il scandait au-dessus de moi. Je m’y suis agrippée en les répétant furieusement, m'étourdissant moi-même dans leur spirale. Et ça semblait tout changer. Me connecter à ces espèces de formules magiques dont j’ignorais pourtant le sens faisait évoluer la transe vers autre chose, comme une autre planète.

La brillance argentée ressemblait de plus en plus à une sorte de galaxie, comme la voie lactée qui tourne sur elle-même. Je me suis demandé si c’était le monde de la medicina que j’entrevoyais, vers lequel je voguais en me reliant aux chants. Le truc bizarre, c’est qu’il semblait à la fois à l’intérieur de moi, comme un truc à creuser, et à la fois un monde vers lequel je me dirigeais. Mais j’avais pas envie de m’attarder sur le sujet. J’étais juste heureuse d’avoir quitté le mental pour entrer dans la contemplation qui ne nécessite aucune pensée. 

J’ai fini par m’allonger, apaisée, inondée de cette drôle de lumière. Wish s’est rassis à côté de moi et il est resté silencieux.

Ça fait toujours bizarre quand il cesse de chanter après une frénésie d’icaros. On dirait qu’on est en orbite, comme un satellite qui flotte au sein de l’espace. Le silence est si poignant qu’il en est presque effrayant. Mais je crois que c’est dans ces moments-là que je sens véritablement l’esprit de la plante. Dans ce silence éternel, cette plénitude si absolue qu’elle ressemble au vide…

Il a joué quelques chansons à la guitare, j’ai fumé un mapacho, et je crois que je me suis endormie. 

Carnet d’ayahuasca #13

Carnet d’ayahuasca #1

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Carnet de Route #12 : Un Mois

La première sensation, c’est la chaleur. Dans le bus déjà, la moiteur de l’air croissait à mesure qu’on quittait les montagnes pour s’enfoncer dans la jungle. J’ai adoré ça. J’adore quand on peut sentir le changement d’une façon physique, palpable. Et je peux vous dire que l’humidité te palpait de partout, jusqu’au slip, avec la sueur qui te dégouline entre la raie des fesses.

Première rencontre avec l’Amazonie, Villa Tunari

Le carnet de route d’Amérique latine de Zoë Hababou.

La première sensation, c’est la chaleur. Dans le bus déjà, la moiteur de l’air croissait à mesure qu’on quittait les montagnes pour s’enfoncer dans la jungle. J’ai adoré ça. J’adore quand on peut sentir le changement d’une façon physique, palpable. Et je peux vous dire que l’humidité te palpait de partout, jusqu’au slip, avec la sueur qui te dégouline entre la raie des fesses. J’ai d’ailleurs fini par céder et m’acheter une glace à la papaye foireuse (bien que ce soit fortement déconseillé par tous les guides de voyage) au mec qu’était monté à bord pour vendre ses trucs sa glacière à la main, et je me suis jetée dessus comme tous les passagers qui m’accompagnaient.

J’étais franchement scotchée. J’en revenais pas, merde, enfin j’étais dans la jungle ! Rien que le mot me faisait frémir. C’était à la hauteur de ce que j’avais imaginé. Une végétation de fou, des arbres immenses, des rivières, des cascades qui dévalaient les montagnes… J’étais en plein cœur d’un putain de rêve ! Je l’avais fait, nom d’un chien, j’étais là où je m’étais promis d’aller. Dans ma tête j’ai crié : Je vous encule tous ! (ouais je sais, c’est mesquin, mais j’ai toujours une petite pensée pour ceux que j’ai laissé derrière).

Quand je suis descendue du bus, j’étais toujours en nage, et en plus j’avais maintenant ce putain de sac de 18 kilos sur le dos, mais j’avais le diable dans le cul et je me suis lancée direct droit devant. J’avais lu dans mon guide que l’hôtel Las Vegas était dans mes prix. J’ai acheté un paquet de clopes à une tienda de bord de route et m’en suis allumé une, même si j’étais ratatinée de chaleur, déshydratée et écrasée par mon sac, rien à foutre, j’avais fantasmé dessus pendant les cinq heures du trajet, alors fuck off. J’ai demandé à des villageois qui traînaient là de m’indiquer l’hôtel. C’était pas compliqué, j’avais qu’à continuer le long de la grande route où le bus m’avait larguée, que je suivais depuis le début, il se trouvait juste avant le pont. 

J’avoue que quand j’y suis parvenue, j’ai eu comme un choc. Premièrement du fait que c’était pas vraiment un hôtel, mais des piaules accolées les unes aux autres en longueur dans un genre de jardin… Enfin quand je dis jardin, n’allez pas vous imaginer le petit truc coquet avec de l’herbe rase et des fleurs, mais plutôt un espace tout boueux, non fermé, accessible par quelques vieilles marches en pierre, avec du linge qui séchait de partout, des chiens hargneux, trois poulets rachitiques qui pataugeaient dans leur merde, bref, un bout de brousse dirty à mort, quoi. J’ai demandé au gamin qui se trouvait là si c’était bien l’hôtel Las Vegas, et il m’a fait : Ouais, c’est ici, Vegas (bon, pour ce qui est du clinquant, on repassera). Mais il m’a dit que c’était que pour les volontaires de la réserve (mon guide s’était gouré, mais ça tombait plutôt bien), que je devais d’abord y aller et m'inscrire avant d’avoir une piaule. OK. J’ai posé mon cul deux secondes histoire de soulager mes épaules et finir cette saloperie de clope, et je suis repartie. Au point où j’en étais, autant poursuivre sur ma lancée, de toute manière j’étais en transe et je me fichais de devoir marcher encore. 

Arrivée à Villa Tunari, première rencontre avec la jungle amazonienne, Bolivie.

Juste après Vegas, j’ai donc franchi ce pont immense, et la rivière était là, une rivière d’Amazonie, avec la jungle de chaque côté, les montagnes dévorées par les arbres au loin, et c’est à cet instant que j’ai vraiment réalisé ce qui m’arrivait. J’avais la bouche grande ouverte et dans ma tête tournait en boucle : Putain j’en reviens pas, putain de merde, ça alors, ça alors putain de bordel j’en reviens pas.

La beauté de la jungle bolivienne.

Et j’ai débarqué au refuge. Direct je me suis fait agrafer par un blond à l’air halluciné avec des cheveux bouclés à la Jim Morrison qui lui arrivaient aux épaules, un débardeur délavé à l’eau de javel, un short baggy et des bottes en caoutchouc, le regard bleu et pénétrant, le tout bien trash, comme d’ailleurs tous les gens que j’ai croisés par la suite. Chacun faisait son truc, portait des seaux de fruits, des branches, ou buvaient une bière sur la grande table en bois devant l’entrée du truc, tous plus sales les uns que les autres, et j’ai eu envie de faire partie de ça, moi aussi. Alors après la visite guidée faite par une volontaire (voilà les tejones, voilà les singes, voilà les oiseaux), j’ai été dans le bureau de la directrice et j’ai signé pour un mois sans réfléchir, comme je fais toujours quand je suis emballée par quelque chose. Je vais m'occuper des petits animaux pendant les deux premières semaines, et ensuite des singes pour les deux dernières.

Y a plus de place à Vegas pour le moment, alors la première nuit je la passe dans un autre hôtel bien plus classe (y en a trois en tout, selon les moyens de chacun. Moi je peux juste me payer le plus pourrave, évidemment). Y avait une sorte de fête et j'ai pu faire un peu connaissance avec les autres volontaires. Beaucoup d'Américains, quelques Français. On a picolé, et au retour je me suis paumée pour rentrer à ma piaule, et je me suis fait mordre à la cuisse par un chien qui défendait son territoire (à moitié bourrée dans la jungle, j’ai loupé l’embranchement pour rentrer et me suis retrouvée chez des locaux. Le chien a fait ni une ni deux).

Je viens de désinfecter comme j’ai pu. Ce salopard m’a vraiment rentré la dent dans la cuisse. Et maintenant je vais me pieuter. Demain je commence le taff direct et faudra que je déménage pour Vegas. La journée a été longue.

Carnet de Route #13

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