Wanted Dead or Alive : Yan, Explorateur interdimensionnel de la Salvia Divinorum
On ne sait presque rien au sujet de la Salvia. On ignore ses origines, aucun usage traditionnel n’a vraiment été établi. Pourtant, sa terrifiante réputation la précède. Hormis la Datura peut-être, aucune plante ne souffre d’une aussi sale notoriété. Vous trouvez pas ça étrange, vous, que ce soit précisément la plante psychotrope qui recense le plus de bad trips qui soit la plus aisée à se procurer sur le net ? Sa facilité d’accès ne laisse en rien présumer de sa puissance, et comme dirait Yan, la Salvia, c’est un peu le croque-mitaine des psychédéliques. J’ajouterais même l’extraterrestre, l’OVNI du monde psychonaute. Et pour cause… Lors de nos premières incursions dans son royaume, illico après l’avoir fumée, on oublie tout : le fait d’avoir fumé, le monde duquel on vient, jusqu’au souvenir de qui on est. Nombreux témoignent de l’impression d’être d’un coup devenu totalement fou et de devoir le rester pour toujours. Scènes vécues en boucle, sensation d’être piégé dans le même cycle pour l’éternité, vision du monde fait de Legos, réalité encastrée dans une roue qui tourne à l’infini, ou encore transformation en objet ou en partie d’un objet… Il est évident que la consommation de Salvia Divinorum ne peut s’inscrire ni dans un but récréatif, ni dans une quête spirituelle, et sans doute encore moins avec une volonté de thérapie. Personne n’a semble-t-il osé aller très loin avec elle, tant elle se montre redoutable dès la première rencontre… Personne ? Pas exactement.
Salvia Divinorum. Rien que son nom est déjà flippant.
On ne sait presque rien au sujet de la Salvia. On ignore ses origines, aucun usage traditionnel n’a vraiment été établi. Plus surprenant encore, ses effets s’amplifient si l’on imbibe ses feuilles de son propre principe actif, la salvinorine A, avant de la fumer…
Pourtant, sa terrifiante réputation la précède. Hormis la Datura peut-être, aucune plante ne souffre d’une aussi sale notoriété. Vous trouvez pas ça étrange, vous, que ce soit précisément la plante psychotrope qui recense le plus de bad trips qui soit la plus aisée à se procurer sur le net ? Sa facilité d’accès ne laisse en rien présumer de sa puissance, et comme dirait Yan, la Salvia, c’est un peu le croque-mitaine des psychédéliques. J’ajouterais même l’extraterrestre, l’OVNI du monde psychonaute.
Et pour cause… Lors de nos premières incursions dans son royaume, illico après l’avoir fumée, on oublie tout : le fait d’avoir fumé, le monde duquel on vient, jusqu’au souvenir de qui on est. Nombreux témoignent de l’impression d’être d’un coup devenu totalement fou et de devoir le rester pour toujours. Scènes vécues en boucle, sensation d’être piégé dans le même cycle pour l’éternité, vision du monde fait de Legos, réalité encastrée dans une roue qui tourne à l’infini, ou encore transformation en objet ou en partie d’un objet…
Il est évident que la consommation de Salvia Divinorum ne peut s’inscrire ni dans un but récréatif, ni dans une quête spirituelle, et sans doute encore moins avec une volonté de thérapie (bien qu’évidemment, toute exploration de la conscience porte en elle une dimension de guérison).
Malgré sa facilité d’accès, donc, les informations et les retours d’expérience qu’on possède à son sujet sont remarquablement pauvres, parce que personne n’a semble-t-il osé aller très loin avec elle, tant elle se montre redoutable dès la première rencontre…
Personne ? Pas exactement. Il se trouve que pour Yan, la Salvia Divinorum est sa plante de prédilection, et qu’il a décidé d’écrire un livre dessus (dont j’ai eu l’honneur de pondre la postface). Et son cas est particulièrement intrigant.
Yan considère que la Salvia n’a pas fait irruption dans sa vie pour résoudre un problème de dissociation qu’il avait depuis une quasi-noyade, mais au contraire pour l’exploiter. Ce mec a appris à utiliser ce que la majorité des gens sur cette Terre conçoivent comme un problème pour entrer dans la multidimensionnalité, en se faufilant dans la fracture de sa conscience comme s’il s’agissait d’un portail interdimensionnel… Intéressant, pas vrai ?
Son ouvrage va bien au-delà d’un simple trip report. Grâce au fait qu’il ait persévéré avec la Salvia bien au-delà de n’importe quelle personne saine d’esprit, Yan a découvert dans l’expérience qu’il faisait d’elle une sorte de processus initiatique constitué de paliers à franchir, de tests, de différents niveaux de “jeu” auxquels il ne pouvait accéder qu’en comprenant certaines choses… Et si la Salvia avait finalement des enseignements à transmettre aux Hommes ?
L’interview que je lui ai proposée, épousant les thèmes de son livre, L’abîme plonge aussi son regard en toi, explore donc des sujets aussi vastes et éclectiques que la nature de la conscience, le multivers, la dissociation identitaire, le temps non linéaire et les traumas comme portails interdimensionnels…
Allez, petit extrait histoire de vous mettre l’eau à la bouche :
Pour entrer dans le monde de la Salvia, et c'est valable avec toutes les plantes maîtresses, il faut déjà commencer par accepter la réalité telle qu'elle est : vertigineuse et fondamentalement inaccessible. Il faut accepter sa propre insignifiance dans un Univers qui n'est pas plus tangible et permanent qu'un rêve. Nous rêvons à la surface de ce rêve, les formes d'intelligence nous apparaissant en tant que règne végétal le maîtrisent à des niveaux de profondeurs insondables ; profondeurs qui sont peuplées de tout ce qui a modelé notre imaginaire collectif et dont il est le pâle reflet ; des manifestations les plus archaïques de la conscience qui préexistent à l'humanité, à la vie, à l'espace et au temps tels que nous les connaissons. Franchir le seuil, c'est être prêt à laisser derrière tout ce que l'on tient pour acquis.
L’abîme plonge aussi son regard en toi - Une exploration du monde de la Salvia Divinorum
Quand Yan raconte son étrange relation avec la plante qui fait flipper le monde des psychonautes
PRÉSENTATION DE YAN
Pour commencer, histoire que nos lecteurs sachent à qui ils ont affaire et pourquoi tu es spécialement qualifié pour t’attaquer au thème foutrement épineux de la Salvia Divinorum, j’aimerais que tu te présentes, en nous parlant un peu de ton parcours général avec les plantes psychotropes et les états modifiés de conscience.
Comme beaucoup de personnes, dans mon enfance j’ai expérimenté spontanément certains états modifiés de conscience, à commencer par une activité onirique assez intense et marquante. J’ai connu mes premiers rêves lucides et prémonitoires, cela m’a très tôt poussé à m’interroger sur la réalité. Je ne faisais pas de distinction nette entre mes rêves et l’état de veille, et comme je faisais beaucoup de cauchemars, c'était aussi anxiogène qu’exaltant. Si je pouvais amener des éléments de la réalité consensuelle dans mes rêves, l’inverse était aussi possible. Rien dans mon environnement ne m’expliquait quoi que ce soit de tout ça, et j’étais un peu seul avec ma perception. À l'époque il y avait la saga Freddy Krueger, et je l’ai plus regardée comme un manuel d’éducation onirique que comme un divertissement horrifique. Ça m’a pas mal appris à me défendre.
En grandissant j’ai gardé une sorte de “pensée magique”, et je me suis intéressé à l’ésotérisme et à Jung, ce qui a continué à me faire mon éducation. Au début de l’âge adulte, j’ai failli me noyer et cet accident a eu un impact sur moi que je mettrai des années à comprendre. J’en suis revenu dans un état de déréalisation qui s’est plus ou moins tassé par la suite, mais dont je me suis rendu compte qu’il avait en fait toujours été omniprésent.
Suite à cet événement, j’ai commencé à faire de la paralysie du sommeil avec hallucinations hypnagogiques, selon les termes cliniques. C’est quelque chose d’assez terrifiant, que j’ai réussi à plus ou moins contrôler avec le temps. J’ai notamment expérimenté des sortes de “sorties hors du corps”, mais jamais volontairement.
C’est tout ça qui m’a amené aux plantes maîtresses, mais juste par intérêt intellectuel dans un premier temps. Pour moi la pratique était réservée aux cultures amazoniennes dans des cadres rituels bien spécifiques. Quand j’ai commencé à m’y intéresser je n’avais même jamais expérimenté le cannabis, qui s’avérera ne pas du tout me réussir physiquement. Quant aux substances synthétiques, l’aspect récréatif, qui était le seul dont j’avais eu vent, ne m’emballait pas. Du coup je suis allé direct à l’Ayahuasca, en saisissant l’opportunité de faire du volontariat dans un centre au Pérou. En quelques semaines je me suis retrouvé dans un village shipibo, où j’ai fait des diètes et plusieurs dizaines de cérémonies. Ça fait sept ans et j’ai continué à pratiquer lors de plusieurs voyages au Pérou, la plupart du temps dans le contexte traditionnel.
LA SALVIA DIVINORUM
OK, maintenant qu’on te connaît un peu mieux, Yan, c’est la véritable star de cette interview qu’on doit introduire auprès de nos lecteurs : la Salvia en personne ! Le truc étrange avec la Salvia, contrairement aux autres plantes psychédéliques telles que l’Ayahuasca ou le Peyotl, c’est qu’elle est davantage réputée chez les psychonautes underground que dans la sphère de la medicina. A vrai dire, il semble même que son origine, tout comme sa consommation traditionnelle dans un cadre chamanique, nous soient plus ou moins inconnues. D’où la Salvia est-elle originaire ? Qui sont ses gardiens ? Existe-t-il un cadre rituel dans lequel elle est consommée, et si oui, sous quelle forme ?
Déjà en ce qui me concerne, mon approche des plantes n’a jamais vraiment été axée “medicina”. Ce n’est pas la dimension thérapeutique qui m’intéresse le plus. Évidemment elle fait partie du processus mais elle n’est pas forcément une fin en soi. C’est la relation inter-espèces elle-même qui m’intéresse, de la même manière que relationner avec le monde animal a toujours été très important pour moi. Pour peu qu’on fasse l’effort de comprendre les moyens de communiquer des autres espèces, on accède déjà littéralement à d’autres mondes, ou on élargit le sien. Perso j’ai vraiment besoin de ça.
C’est clair que la Salvia est très particulière dans le monde des plantes. De ce que l’on sait de la tradition mazatèque du Mexique, la seule connue qui intègre la Salvia, elle est mangée fraîche ou infusée, et non fumée. C’est à priori plus par ce biais qu’elle est utilisée comme médecine. Je ne connais pas le cadre rituel, mais d’après les noms que les Mazatèques lui donnent, “Hierba Maria” ou “Ska Maria Pastora”, il est possible qu’il soit teinté de catholicisme. Cette tradition semble beaucoup plus récente que celle des champignons, pour rester au Mexique, bien qu’effectivement ses origines ne soient pas déterminées. Elle était peut-être trop rare à l’état sauvage pour faire l’objet d’une pratique importante par le passé, et l’espèce que nous connaissons est possiblement issue d’une hybridation. Quand R. Gordon Wasson a récolté le premier spécimen en 1962 dans la Sierra Madre, il ne l’a trouvée que cultivée.
Depuis sa redécouverte dans les années 90, elle est devenue très relativement populaire chez les psychonautes, sous une forme sèche à fumer. Elle procure une expérience singulière qui n’est pas du goût de tout le monde, même dans la sphère psychonautique. Ce n’est effectivement pas une plante que je conseillerais à quelqu’un en recherche de guérison ou fragile psychologiquement.
L’autre truc chelou qui personnellement me surprend pas mal, c’est la façon dont elle est proposée sur le net. C’est-à-dire, des feuilles sèches imprégnées de différentes concentrations de salvinorine A, son propre principe actif, dont on la dope à des doses plus ou moins élevées. Est-ce que tu sais qui a découvert cette manière de la booster, et pourquoi il l’a fait ?
C’est surtout sous cette forme qu’elle s’est fait connaître. C’est l’ethnobotaniste Daniel Siebert, en 1993, qui a vraiment découvert les effets puissamment psychotropes de la salvinorine, en l’extrayant puis en la fixant sur la feuille à différents niveaux de concentration. Cette molécule est très active à haute température, donc le fait de fumer la feuille induit une montée fulgurante qui peut projeter vraiment loin, selon la concentration. D’après lui c’est l’esprit de la plante qui lui a inspiré ça.
Dans le monde du psychaunotisme et du chamanisme, où la plupart des plantes, des molécules et des substances de synthèse sont archi consommées avec plus ou moins de rituels autour, la Salvia fait figure d'extraterrestre. Le genre d’OVNI qu’on croise une fois en passant mais vers lequel on n’a pas la moindre intention de revenir. Sa réputation la précède, et les histoires qu’on entend à son sujet ont de quoi te faire flipper à mort avant même d’avoir osé la fumer. Selon toi, est-ce à cause des expériences bizarres et effrayantes (voire humiliantes) qu’elle provoque que cette plante est tellement boudée ? Ou bien existe-t-il une autre raison sous-jacente ?
Sa facilité d’accès n’est de prime abord pas révélatrice de sa puissance, et elle en a traumatisé plus d'un qui voulaient la tester en mode récréatif. Heureusement pour eux que les effets se dissipent rapidement. La Salvia, c’est un peu le croque-mitaine des psychédéliques. La plupart des gens passent à côté de son potentiel sans le savoir. Parce qu’il y a une manière d’aborder la plante, une implication, des stades à franchir.
En fait elle n’est pas du tout facile d’accès. La Salvia n’est pas gratifiante, elle est intransigeante et cette intransigeance se ressent dès les premières expériences, que l'on soit allé loin ou pas. Je pense que c’est davantage ce ressenti qui met mal à l’aise. On est clairement pas dans l'amour universel ou dans la béatitude.
La Salvia sélectionne ceux à qui elle ouvre son monde et il y a moyen de se faire éliminer de manière assez violente psychologiquement.
Y a un truc que tu notes dans ton livre, et qui semble se retrouver dans la majorité des premières expériences avec la Salvia : à peine quelques secondes après l’avoir fumée, on oublie totalement le monde duquel on vient, on oublie même d’avoir fumé une plante, et pire encore, on est incapable de se souvenir de son corps et de sa personnalité… Le rire hystérique qui s’empare du fumeur désœuvré et accompagne cette triste scène donne à voir un tableau assez pathétique ! Cette impression d’être soudain devenu parfaitement fou et de risquer de le rester pour toujours (ouais, en plus, y a ce truc de la boucle, aussi, pire hantise du drogué !), est-ce que c’est une étape inévitable avec la Salvia ? Si oui, comment on en sort ?
Je crois que c’est une étape cruciale de son enseignement et que ouais, il faut y passer. Après même s’il y a des thématiques récurrentes, ça sera de toute façon très spécifique à la psyché de chacun, selon sa configuration. Il y a des expériences assez communes que moi je n’ai jamais eues, comme le fait de se retrouver transformer en objet quelconque, ou de voir le monde version Legos. Mais je me suis tapé des boucles à n’en plus finir et j’ai dû m'accrocher pour y retourner. C’est un processus.
En plus de te faire oublier de quelle réalité tu viens, je pense que l’état de folie spécifique à la Salvia est dû au fait que tout d’un coup, la conscience se prend la structure fractale de l’espace-temps en pleine poire, c’est le gros vertige existentiel et elle n’est plus capable d’appréhender quoi que ce soit. Le seul moyen de naviguer dans ces espaces-là est d’apprendre à se déconditionner des modalités de perception habituelles, surtout que le monde de la Salvia échappe au référentiel humain, bien plus que les autres psychédéliques.
Il faut lâcher prise avec la notion d’identité, ce qui est je pense le plus difficile pour la plupart des gens. Avec la Salvia, mieux vaut ne pas trop rester dans une tentative de compréhension psychologique de l’expérience, ou on risque de rester coincé dans une boucle. Il faut développer la capacité de se dissocier du fait d’être quelqu’un de spécifique, dans un espace, à un moment.
C’est un enseignement ; en tout cas moi c’est avec ces dispositions que j’ai pu passer à d’autres phases. Il faut presque y voir une sorte de défi pour la conscience, tant que l’on a l’impression d’avoir quelque chose à en retirer. Il ne faut pas se faire du mal non plus.
J’aimerais à présent qu’on aborde le thème de la personnalité de la Salvia. Une fois de plus, à peu près tout le monde s’accorde sur son caractère, ou du moins, sur la façon dont elle se présente à ceux qui la fument lors de leurs premières visites dans son monde. Terrifiante d’intelligence, effroyablement impressionnante, intransigeante, moqueuse, malicieuse… Y a pas à dire, ça donne envie de la rencontrer celle-là ! L’une de ses particularités, je te cite, est de tordre et distendre la réalité pour montrer à quel point notre perception tridimensionnelle est limitée et dérisoire. On reviendra largement sur cet aspect de la Salvia dans la suite de l’interview, mais la question que j’ai envie de te poser maintenant, c’est : Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’accrocher malgré la difficulté de l’expérience ? Tu sentais qu’il y avait un truc à la clé ?
Du coup j’ai déjà un peu commencé à répondre. Prendre une plante maîtresse, c’est une rencontre avec un esprit, une relation qui se crée. Il y a des affinités ou pas, voire des natures qui sont en conflit. À mon sens il faut déjà bien se connaître avant de vouloir entrer dans ce type de relation, et de toute façon elle sera perturbante et redéfinira pas mal de choses.
Moi bizarrement j’ai tout de suite été attiré par la personnalité de la Salvia. Et j’ai senti qu’elle était attirée par la mienne aussi, ce qui est plus une façon de parler car je ne pense pas que les plantes nous perçoivent fondamentalement comme des individus au sens où on l’entend. Elle a sa manière très particulière d’aimer ceux qu’elle appelle à explorer son monde, mais elle est très généreuse. À chaque retour de session j’étais hyperstimulé par ce à quoi j’avais eu accès, même si c’était éprouvant. Et c’est exponentiel.
Pour moi son potentiel est évident dès le départ et se révèle amplement à mesure que se développe la relation et la complicité avec cette plante.
Comme on l’a vu, la répétition est un élément récurrent de la Salvia, ainsi que la sensation d'être piégé dans un cycle pour l’éternité, sans compter l’histoire des Legos, schème diabolique de cette plante qui personnellement m’effraie encore plus que tout le reste ! Dans ton livre, tu évoques aussi une réalité imprimée encore et encore sur des feuilles de papier par une photocopieuse, encastrée dans une roue qui tourne sans cesse… Et puis y a aussi les expériences où on se retrouve à être un objet ou encore une partie d’un objet, comme un barreau de chaise ! Que signifie ce petit jeu auquel se livre la Salvia avec les êtres humains ? Est-ce une sorte de test qui écrème direct les candidats qui souhaitent la rencontrer, en éliminant d’emblée ceux qui ne seront pas assez couillus et marteau pour persévérer dans son monde ?
C’est clair que la Salvia joue. De la même manière qu’un réalisateur joue avec le spectateur pour lui faire faire une expérience, même si à la fin ce dernier n’a pas forcément saisi tous les codes et les symboliques utilisés dans le film, qui sont souvent propres au réalisateur. Certains films demandent plusieurs visionnages pour être appréhendés selon les intentions du réalisateur. Et en fait aucun visionnage n’est la même expérience, selon comment on se sent, ce sur quoi on porte son attention, les liens que l’on va faire. Entre la première fois où on voit un film et la troisième ou quatrième fois, notre perception aura pu beaucoup évoluer et nous faire accéder à une autre lecture, une autre dimension du film.
Dans l’idée, la Salvia serait plus du Lynch ou du Aronofsky, le genre de propositions qui feront quitter la salle à la moitié des spectateurs avant la fin, qui seront une révélation pour certains et trop hermétiques, trop dérangeantes ou sans intérêt pour d’autres. Là où par exemple les champignons ou le LSD s’adressent à mon sens à un plus large public.
Après, l’intention même des plantes en tant qu’esprit nous reste mystérieuse et je ne me targue pas du tout de pouvoir la traduire. Je pense juste que leur “but” est de toute façon évolutif.
Comme dans beaucoup de pratiques chamaniques (ou même, soyons honnête, dans toute consommation festive de dope), le set & setting est quelque chose de primordial si on souhaite vivre au mieux l’expérience. Quel est le set & setting idéal de la Salvia ? Et comment ça se passe, le retour à la réalité de base ?
Là encore, dame Salvia aime se démarquer. Avec elle tout stimuli extérieur est rapidement très perturbant, surtout en redescente. De toute façon au plus fort des effets on est complètement déconnecté de la réalité de base. Donc pas de musique, silence maximal, obscurité complète. Un gardien qui récupère la pipe et qui veille sans interagir, qui n’intervient que si nécessaire comme par exemple en cas de panique. L’expérience est courte, donc dans l’absolu un “bad trip” n’aura pas le temps d’aller trop loin. Bon, je connais quand même quelqu’un qui a démoli sa chambre en se voyant tuer sa mère, mais c’était en ayant fumé un paquet entier d’extrait (si si). Je ne sais plus exactement à quel niveau de concentration.
Il y a d'autres aspects que j’évoque dans le bouquin mais ça reste plus personnel, donc je ne sais pas dans quelle mesure ça peut être utile pour d’autres. Mais je suis curieux des retours.
La redescente des effets est toujours un moment perturbant, on ne sait pas à quelle réalité se référer pendant quelques instants, on ne sait pas si les choses vont rester comme elles sont, mais on revient quand même vite et bien, avec même le petit effet neurostructurant de la Salvia qui est assez stimulant.
Les choses sont susceptibles de changer à mesure que l’on se familiarise avec la plante et que l’on appréhende l’expérience ; on réajuste, on teste, on se crée son rituel perso à défaut de tradition de référence.
Pour conclure cette première partie de l’interview, ce serait cool que tu nous parles de ta démarche d’avoir écrit un livre sur la Salvia (poussé au cul par moi, ouais, j’avoue). Avant de te laisser la parole, j’aimerais revenir sur un aspect de cette plante que tu évoques, à savoir : sa consommation ne peut véritablement s’inscrire ni dans la recherche d’un trip, ni dans une véritable quête spirituelle, et probablement encore moins dans un but thérapeutique (même si les explorations qu’elle nous amène à faire finissent fatalement par avoir un aspect de guérison, comme à peu près toute exploration de la conscience, cela dit, mais on y reviendra plus en détails). Et c’est justement ce qui la rend si fascinante et fait qu’elle mérite un ouvrage de vulgarisation comme le tien. Alors, dis-nous un peu. Toi, quel est ton but en publiant ce livre ? Qu’est-ce que tu espères avec lui ?
Pour moi ce n'est rien d’autre qu’une relation inter-espèces. Il n’y a pas de but personnel à atteindre. À mon sens le but est global, c’est en ce sens qu’il y a une forme de transcendance. Dans le réseau du Vivant, l’interconnexion entre toutes les formes de vie est un but en soi. C’est ce que font les plantes, naviguer et interagir à travers le réseau planétaire, elles font le lien entre toutes les espèces. Pour entrer dans une vraie relation avec le Vivant, il faut s’envisager soi-même comme un élément du réseau, par lequel circule de l’information. C’est dans l’interconnexion que se trouve la vraie spiritualité, la vraie guérison, qui à mon sens ne peut être que globale. Et ça se passe au niveau de l’ADN, l’expression fondamentale de la conscience.
Dans ce bouquin je parle de ma propre relation avec la Salvia mais elle ne fait que remplir une fonction dont je ne suis pas la finalité. Ce que j’en retire comme expérience personnelle n’est que le processus qui me conduit à en prendre conscience.
Ce qui m’intéresse en partageant mon expérience, c’est que d’autres partagent à leur tour la leur avec moi afin de pouvoir dégager ce qui est commun dans la relation de cette plante avec l’espèce humaine. Nos expériences personnelles n’ont pas d’importance en soi, elles ne sont qu’un prisme. C’est dans une perspective collective que l’on peut vraiment comprendre l’esprit d’une plante, qui est lui-même une entité collective.
J’ai écrit dans un but de recherche, une démarche de compréhension de la nature de la relation entre la Salvia et l’interface humaine, qui est bien particulière dans le monde des plantes maîtresses.
UN CHEMINEMENT PERSONNEL AVEC LA SALVIA DIVINORUM
A présent qu’on a fait le point sur toi et la Salvia de façon succincte, on va attaquer en profondeur le thème de ta relation personnelle avec cette plante. A ce niveau, ton livre est plutôt bien foutu puisqu’il relate dans l’ordre chronologique les étapes de ton alliance avec elle, depuis tes premiers pas dans son royaume jusqu’à votre amitié actuelle. De mon côté, je ne vais pas forcément respecter l’ordre chronologique de ce processus, mais y aller à la freestyle, comme à mon habitude. Bref, le premier truc que j’ai envie de mettre en lumière, c’est le côté Trickster de la Salvia. Tu la présentes toi-même comme une sorte de Gardien du Seuil (du moins dans ses premières manifestations) qui fait subir un examen d’entrée, sorte de froide et austère mise à l’épreuve qui te fait sentir que tu n’es pas spécialement le bienvenu, à ceux qui prétendent pénétrer son monde. Parle-nous de tes premières incursions dans son univers ainsi que de l’archétype du Trickster que la Salvia incarne si bien.
Je pense que la Salvia recherche des caractéristiques bien spécifiques de la psyché. Ses effets dissociatifs nous disent déjà quelque chose. Je sais qu’on y viendra.
Franchement pour s'y retrouver dans le genre d’expérience que fait vivre cette plante il faut déjà avoir un rapport assez particulier à la réalité, déjà quelque peu inconfortable. Il faut avoir perçu “l’inquiétante étrangeté” qui sous-tend ce qui nous apparaît comme normal et habituel. C’est là où pour moi le processus que fait traverser la Salvia est complètement lovecraftien. Le récit lovecraftien archétypal, c’est la recherche de compréhension d’un personnage, généralement versé dans quelque science, qui va être amené à explorer la dimension profondément dérangeante voire terrifiante de la réalité, non-appréhendable pour la conscience humaine, et qui va sombrer dans la folie, frappé de terreur existentielle. C’est l’aspect le plus connu des récits de Lovecraft. Mais certains de ses personnages vont transcender la folie pour accéder à autre chose.
Chez lui, l’humanité insignifiante s’agite sur son îlot d’ignorance dans un Univers habité par des entités incommensurables, manipulé par elles, voire engendré par elles. L’impact qu'a cette découverte sur la psyché traduit assez bien la stupéfaction qui frappe l’expérienceur de Salvia, surtout les premières fois. C’est le sol de la réalité tangible, stable et “rassurante” qui se dérobe sous nos pieds et ça change la perception à jamais, qu’on le veuille ou non.
Moi ce qui m'a marqué dès la première expérience, c'est l'évidence de ce que sont les choses. Comme si une partie de moi avait toujours su ce qui se tramait en arrière-plan. Bizarrement, c’est ce sentiment qui accompagnait mon hilarité, genre “tadaaaaaa !”
Comme si les trois visages qui m’observaient venaient de me faire une grosse blague et que je découvrais le pot-aux-roses. “Haha, elle est bien bonne”. À la limite on ne comprend même pas pourquoi on retourne se la faire faire encore.
L’archétype du Trickster, c’est le visage grimaçant de la réalité de notre condition, qui nous balance en pleine face l’absurdité de toute cette mascarade sur laquelle on essaye désespérément de plaquer du sens avec notre perception limitée. Je crois que c’est un archétype propre à l’inconscient collectif humain (je ne crois pas qu’il ait lieu d’être pour les animaux), que la Salvia utilise comme véhicule de son enseignement, là où d'autres plantes se présentent sous des atours plus accueillants. Elle ne cherche pas à se rendre engageante. C’est marrant parce que c’est exactement comme ça que Lovecraft écrivait, en dissuadant d’office ses lecteurs potentiels.
Il y a une idée qui revient souvent dans ton livre, et qui à vrai dire pourrait s’appliquer à pas mal de psychédéliques, mais qui semble encore davantage prégnant dans l’expérience de la Salvia : celle de “sortir de la matrice, d'ôter un casque de réalité virtuelle” pour enfin ouvrir les yeux sur le “vrai monde”. Si beaucoup de gens pensent avoir connu cette impression, il apparaît qu’avec la prise de Salvia, cela acquiert un éclat de vérité démultiplié (probablement multiplié par le nombre de mondes qu’elle ouvre !). J’aimerais t’entendre sur le sujet. Qu’est-ce que ça fait exactement, de quitter la matrice, et quelles interprétations tu poses dessus ?
J’ai l’impression que le monde de la Salvia est ce qu’il y a de plus éloigné des modes de perception habituels dans le corpus des expériences psychédéliques. Je ne suis pas non plus un expert en la matière, mais entre ce que j’ai expérimenté et ce que j’ai lu ou entendu, je dirais qu’il y a un continuum entre tous les types d’expériences que l’on peut faire avec différentes molécules. Je pense que la psilocybine, la DMT ou le LSD procurent des expériences que l’on peut relater en utilisant le même champ lexical des états modifiés de conscience, en termes d’impressions sensorielles, de ressentis.
Avec la Salvia on se rend compte qu’il n’est plus vraiment approprié. En ce qui me concerne c’est beaucoup plus difficile de décrire (et de se rappeler) une expérience de Salvia que de quoi que ce soit d’autre, à forte dose. Par ailleurs en rendre compte dans le bouquin a été assez compliqué et j’ai dû faire des choix, procéder par analogie et utiliser beaucoup de guillemets. Par exemple ça me semble improbable qu’un film en VR tente de restituer une expérience de Salvia comme Jan Kounen l’a fait pour l’Ayahuasca ; pourtant il y a bien un monde. Ce qui marque avec la Salvia, c’est à quel point on est dans quelque chose de totalement étranger, comme si elle n’était même pas vraiment faite pour les humains. C’est ça qui me fait utiliser la formulation “sortir de la matrice”.
Il y a quelque chose de très cru dans l’expérience, de très abrupt. Encore une fois Lovecraft vient à ma rescousse pour tenter de restituer ce que ça fait avec sa notion de “cosmicisme”. Ce vertige existentiel de faire face à quelque chose d’incommensurable qui peut déchirer notre réalité, la désintégrer, faire même qu’elle n’ait jamais été. J’ai d’ailleurs du mal à utiliser le terme “d’enthéogène” pour définir la Salvia. Ou alors les notions de “spirituel” ou de “divin” sont encore trop anthropocentristes.
En même temps, c’est, en termes d’impressions, les expériences les plus “concrètes” que j’aie pu faire. Ma sensation “d’aller quelque part”, de “changer de dimension”, d’avoir affaire à d’autres entités, est effectivement extrêmement “réelle”. On n’est plus vraiment dans un monde visionnaire qui se déploie là où on est. Quand je suis “là-bas”, c’est paradoxalement la réalité normale ; elle a juste été remplacée sans transition.
Selon tes propres termes, les entités qui peuplent le monde de la Salvia font fréquemment référence à notre réalité comme étant “la surface” ou encore “la grande surface”, avec tout ce que ce concept implique. Est-ce qu’elles considèrent le monde humain comme superficiel, ou bien pensent-elles que nous traitons le Vivant comme un produit de consommation ?
Quand on regarde la surface de l’eau depuis l’extérieur, on voit surtout ce qui s’y reflète. Ce reflet, c’est ce que nous percevons de la réalité. La Salvia fait plonger sous la surface et se rendre compte de toute la profondeur qu’il y a en dessous. Franchement, c’est plus ou moins une analogie.
Effectivement on dirait que quand on est une entité des profondeurs, la surface n’est que la projection d’images plus ou moins nettes et claires selon la distance à laquelle on se trouve. Je pense que perçue à travers l’interface humaine, la réalité est à la fois une parodie et un film d’horreur, dont le titre pourrait être “La Grande Surface.” C’est toujours cet aspect Trickster qui s’exprime et qui permet peut-être à ces entités de manier un cynisme très humain, avec des concepts propres à notre monde et en langue française s’il vous plaît.
Difficile de faire la distinction entre ma psyché, les entités et la Salvia pendant l’expérience, s’il y en a une à faire, mais il y a une ambiance d’aversion générale pour la condition humaine qui même moi me laisse dans un certain malaise.
Tu parles souvent des paliers que la Salvia t’a fait franchir les uns après les autres, sorte de processus d’initiation constitué de tests passant par différents niveaux de “jeu”, auxquels tu ne pouvais accéder qu’en comprenant certaines choses. Sans ça, la Salvia te faisait revivre encore et encore la même scène. Je dois dire que cette initiation me fascine, autant par sa forme que par ses enseignements sur la nature de la conscience. Je pense notamment à ces phrases que je trouve magnifiques : Il n’y a ni intérieur ni extérieur ; il y a seulement la conscience. Il y a seulement la conscience qui observe la conscience. Tu peux nous raconter rapidement les étapes que tu as traversées ? Celle de “la maison d’enfance”, “la ville”, et surtout les clés de fonctionnement que tu as acquises en cours de route ?
Encore une fois je ne sais pas dans quelle mesure ce processus m’est personnel, mais déjà il semblerait que se retrouver en enfance est un schème récurrent avec la Salvia. En me basant sur le paradigme qui place l’espace-temps “à l’intérieur” de la conscience, j'émets l’hypothèse que les chocs survenant dans l’enfance sont susceptibles de créer des brèches dans la psyché et que ces brèches sont des sortes de “portails”.
En ce qui me concerne il a fallu que je revive une scène familiale énigmatique jusqu'à réussir à m’en servir comme portail avant d’arriver dans cette “ville” où je me faisais assaillir par les habitants jusqu'à trouver encore comment en sortir. Dans le bouquin j’essaye d’analyser ces niveaux de réalité successifs mais ce qui importe dans l’absolu c’est qu’on est obligé de garder à l’esprit que toute réalité est une projection de la conscience, plus ou moins individuelle, plus ou moins collective, et que ce sont nos dispositions qui déterminent la nature de l’expérience. C’est le seul moyen de rester centré et de ne pas se laisser accaparer par ce qu’il se passe. Surtout quand on est pris dans une boucle.
On apprend à se connaître soi-même en tant que système de navigation et on se rend compte que c’est valable à chaque instant, quelle que soit la réalité qu’on est en train de vivre. On est en permanence dans une expérience psychédélique.
Fatalement, on en arrive à la notion “d’identité”, qui est selon moi le thème majeur de ton livre, et peut-être de l’enseignement de la Salvia tout court. Pour commencer, j’aimerais citer à mon tour cette réplique de Ghost in the Shell que tu as mise dans ton livre : Nous évoluons dans un environnement dynamique. Vouloir rester ce que tu es te limite. Je sais que cette citation est importante pour toi, car ton rapport à l’identité est très particulier. Alors vas-y, parle-nous en. Et raconte-nous comment la Salvia a travaillé sur cet aspect de toi.
Franchement, c’est le propos que j’appréhende le plus à évoquer comme ça, en interview, parce que tout le bouquin est déjà une tentative en soi de rendre concise la manière dont je l’envisage. La question de l'identité est notre plus grosse problématique en tant qu’expérience subjective de conscience de la conscience. On est piégés dans cette subjectivité qui nous persuade que l’on est un individu spécifique et unique. Et là la Salvia vient nous montrer à quel point on est loin du compte. Elle vient semer tellement de chaos et de confusion dans le rapport à l’identité qu’elle la rend complètement insignifiante.
Mais il y a quelque chose de libérateur là-dedans. On se rend compte qu’effectivement, “qui” on est n’est pas si important que ça. C’est même une forme d’aliénation, comme une addiction. Quand je vois à quel point à notre époque on revendique tellement telle ou telle identité (ou plutôt identification à la Persona, au sens jungien) que ça en devient un enjeu idéologique et politique, pour moi c’est symptomatique. Ça exprime que collectivement on est plus en train de s’enfermer davantage dans notre condition que de s’en émanciper. C’est l’inverse du processus d’individuation dont parlait Jung.
Et ouais, si vous ne connaissez pas, regardez Ghost in the Shell (l’anime japonais de 1995 ; la version américaine de 2017 trahit complètement le propos).
Dans ton livre, tu dis qu’un nouveau champ de connaissances et d’expériences est accessible à un niveau de conscience supérieur à travers la transcendance de la notion d’individualité. Selon toi, voilà la véritable nature du processus traversé avec la Salvia. Mais concrètement, transcender son individualité, à quel type d’expériences est-ce que ça donne accès ?
Je précise que je ne parle pas de “mort de l’ego”, qui est selon moi une formule très romantique si ce n’est un abus de langage utilisé un peu à tort et à travers.
Pour moi transcender la notion d’individualité, ou l’étendre, c’est surtout le seule issue à ma claustrophobie existentielle. Déjà dans la relation avec l’esprit des plantes il y a une forme de fusion qui s’opère, je parle même de symbiotisme, qui étend la psyché à une sphère plus vaste. On peut voir ça version matriochka. À mon sens ce qui circonscrit la psyché, ce ne sont que des filtres. En en enlevant une partie on l’étend à un champ plus collectif, à différents degrés.
Selon les pouvoirs spécifiques des plantes et nos affinités, en quelque sorte, on peut naviguer en dehors de la sphère humaine, interagir avec celle des animaux ou d’autres manifestations de la conscience à travers l’espace-temps. En soi naviguer dans le réseau du Vivant signifie ne plus être qu’un être humain. C’est ce que font les “chamans”, avec ou sans plantes.
En l'occurrence je crois que la Salvia a le pouvoir spécifique de donner accès à d'autres versions de “soi”, dans d'autres temporalités voire dans d’autres mondes. En ce qui me concerne c’est dans un monde complètement exogène qu’elle a fini par systématiquement me ramener, à travers l’expérience d’un autre “moi” qui en fait partie.
C’est donc le bon moment pour évoquer ton autre identité dans le monde de la Salvia. En effet, au stade où tu es parvenu désormais, la quasi-totalité de ton vécu sous Salvia se déroule dans une dimension où tu es quelqu’un d’autre : un alter non-humain, amnésique, schizophrène, pourvu d’une famille, qui sait même parler une autre langue ! Ce serait un plaisir que tu nous parles des êtres de ton monde de Salvia et de celui que tu es là-bas...
À ce stade je ne cherche plus à savoir si cet être est plus “moi” qu’autre chose ; ça n’a plus vraiment de sens, mais je crois qu’il existe bel et bien en dehors d’une projection de ma psyché. Ce qui n’a pas été si simple à accepter. Pour le présenter il s’agit d’une entité appartenant à une espèce pseudo-amphibienne, à tendance protéiforme. Il semble avoir une histoire qui lui est propre, mais dont je pense qu'elle est interconnectée à la mienne via une mémoire plus ou moins commune. C’est comme si chacun était l’alter de l’autre, dans sa strate d’espace-temps.
Il y a aussi le fait de faire l’expérience d’un autre corps. C’est un peu Avatar, mais en plus bordélique pour la conscience. Surtout qu’effectivement mon alter est en proie à une certaine confusion mentale. C’est comme si ma réalité présente était ses épisodes schizophrènes à lui, et qu’il en émergeait à chaque fois que je devenais lui dans le monde de la Salvia, entouré par des entités qui attendent son réveil.
Elles sont trois la plupart du temps, une féminine et deux masculines, qu’en étant cet alter je reconnais comme ma famille. Elles n’ont rien à voir avec des “guides” ou quelque chose dans le genre. Avec eux l’atmosphère est solennelle et sévère, et aussi empreinte d’une certaine tristesse. Je ne sais pas pourquoi quand je me réveille dans ce monde, je me sens désolé, voire accablé. C’est quelque chose que je continue d’explorer. Avec le temps j’ai malgré tout fini par éprouver une certaine exaltation à devenir cet être.
Dans le bouquin j’essaye de comprendre la nature de ce changement de réalité, ce qu’il veut dire déjà pour moi. Le fait d’écrire la dernière partie en diète de plante (en fait il y en aura eu deux au cours de la rédaction du livre), aura été vraiment intéressant pour la récapitulation de tout ce processus, de l’impact qu’il a eu sur ma psyché.
Un truc intéressant dans ton parcours avec la Salvia, c’est son évolution graduelle. Qu’il s’agisse des étapes par lesquelles tu es passé (ou qu’elle t’a fait passer), des conditions dans lesquelles tu l’as prise ou encore de ta manière de la consommer (je pense aux différences de concentration des feuilles en salvinorine A), on peut dire que l’éventail de ta pratique avec elle est foutrement large ! Et il se trouve que tu as aussi présenté cette plante à d’autres personnes, à l’époque où tu vivais dans un écolieu… Sans compter que tu as commencé à la consommer dans d’autres conditions, notamment en forêt, dans le but d’apprendre à garder conscience de la réalité de base lors d’un voyage. J’ai donc plusieurs questions : Qu’est-ce que ça t’a appris, de donner de la Salvia aux autres ? Et comment as-tu peaufiné la maîtrise psychique et corporelle de tes incursions dans son monde ?
Les deux premières années j’étais seul dans mon coin à explorer les effets de la Salvia sur la psyché, avec juste mon expérience de l’Ayahuasca pour m’aider à comprendre ce que je vivais. Quand on est tout seul avec ce genre d’expériences, on n’est jamais sûr de ne pas être parti dans son délire, surtout quand c’est aussi perturbant. Dans les débuts je n’ai même pas spécialement été fouiller internet pour voir ce que je pouvais trouver comme infos parce que chez moi ce n’est pas du tout un réflexe. En jetant un coup d’œil par la suite, je n’ai pas trouvé tant de témoignages que ça qui faisaient écho à ce que j’expérimentais, surtout que la plupart des gens qui publiaient n'avaient pris la Salvia au maximum qu’une poignée de fois. Après un certain nombre de sessions j’ai commencé à penser être en train de me révéler des troubles psychiques, ou de les déclencher. C’est le genre de truc qui peut arriver avec les psychédéliques quand on prend sans cadre.
Quand je suis parti vivre en écolieu et que mon entourage s’est intéressé à mes expériences, ça a été pour moi l'opportunité d’avoir des retours en directs. Le plus important pour moi était de commencer à comprendre ce qui était commun et récurrent dans l'effet de la plante sur la psyché ; ça a été assez prolifique, même s’il y avait peu de personnes vraiment réceptives. Par ailleurs j’ai pu observer que certains schèmes très récurrents ne s’étaient jamais produits pour moi. Ça a été très intéressant aussi de voir que mon accompagnement et mes conseils avaient des effets positifs sur la manière d’appréhender l’expérience. Et ce fut mes premières sessions avec un, voire des gardiens, à un moment où ça devenait assez nécessaire. Avec les premiers retours quant à mon comportement quand j’avais complètement déconnecté, comme par exemple avoir baragouiné un truc qui pouvait ressembler à une langue non-identifiée.
Plutôt que de maîtrise, je parlerais d’aisance dans la navigation. Le principe de base c’est de ne pas se laisser accaparer par la réalité qui se projette. Quand on porte son attention sur quelque chose, on densifie l’espace, alors plus on interagit avec (ne serait-ce qu’en le percevant), plus on est en quelque sorte pris dedans ; comme englué. Et plus l'espace est peuplé, plus c’est difficile de s’en “déconnecter”. C’est pour ça que même dans la réalité de base, max un gardien c’est mieux pour les sessions (et aussi d’où le set & setting silence/obscurité pour réduire tout ce qui peut y connecter). C’est un peu ça le didacticiel, pour ceux qui connaissent le jargon du jeu vidéo.
Pour moi ça a vraiment été un entraînement de ne pas me laisser accaparer par le moindre son, surtout. Et par la suite j’ai appris à l’utiliser pour modifier l’espace, le rendre malléable ; c’est grisant, même si je ne sais pas forcément ce que je fais.
Quant à mon corps dans le monde de la Salvia justement l’intérêt est de le densifier pour me le rendre “tangible”. Plus j’y arrive, plus je me sens “dedans” et plus cette réalité m’est “palpable”.
Il y a quelque chose que t’as tenté, et que moi, sérieux, aussi cramée de la cervelle que je suis, j’aurais pas osé : le mix de la Salvia avec de la kétamine, de la DMT et de l’Ayahuasca (pas les quatre en même temps, je vous rassure !). Plusieurs éléments intéressants ressortent de ces surprenantes expériences : le fait que la Salvia se serve de la kétamine comme d’un support de stabilité pour envoyer son plein potentiel, le fait que les entités de la DMT et celles de la Salvia ne soient pas franchement copines, et enfin l’interaction entre l’Ayahuasca et la Salvia qui se servent de ta psyché comme interface de communication... La Salvia est décidément incroyable ! Fais-nous un peu le point là-dessus : comment t’est venue cette idée de marier cette plante à d’autres psychotropes ? N’as-tu pas redouté son courroux ? Qu’est-ce que t’as tiré de ces expériences ?
L’idée n’est pas de moi ! Ça ne me serait jamais venu à l’esprit ; pour moi c’était le truc genre carrément profane dans le rapport aux plantes maîtresses. Par contre j’ai un ami très résistant aux molécules en général qui du coup teste toute sorte de mélanges pour trouver celui qui va l’envoyer dans les étoiles. C’est lui qui m’a fait découvrir la Salvia, et des années plus tard le mix avec la kétamine, quand j’étais installé sur son terrain au Pérou.
J’étais devenu, moi, très sensible à la Salvia qui était devenue limite trop intense même à faible dose et j’étais dans une phase de doutes quant à la finalité de tous ces “switch” d’identité qui me faisaient me sentir toujours plus étranger au monde. Mon ami m’a parlé de ce mix comme ayant des effets stabilisants et je me suis dit “faut que je voie ça avec la Salvia”.
Ça a été super probant et ça m’a permis d’accéder à une nouvelle phase. Franchement même la Salvia a kiffé. Du coup je me suis senti libre de voir ce que ça donnait avec d’autres molécules que je connaissais déjà un tant soit peu. Le mélange avec l’Ayahuasca (avec laquelle je traversais aussi une période compliquée) a été l’apogée et après deux fois je dois dire que je n’ai pas éprouvé le besoin de réitérer.
J’ai approché une frontière qui je crois ne peut être franchie qu’à la mort.
Toi et moi, on a souvent parlé de notre rapport global au Vivant, et c’est d’ailleurs l’un des points qui nous relient dans notre travail avec les plantes maîtresses. Alors que beaucoup de gens ne les considèrent que dans un but utilitaire, c’est-à-dire thérapeutique ou à visée “spirituelle”, nous, on les voit plutôt comme des êtres à part entière qui n’ont pas forcément pour fonction de nous aider dans nos quêtes plus ou moins égocentriques de guérison ou “d’élévation spirituelle” (je mets le terme “spirituel” entre guillemets car on va y revenir). Entre nous, on s’est souvent dit : Ouais, l'alliance avec les plantes, c’est comme l’amitié. Est-ce qu’on demande toujours à nos potes de nous aider, de nous sauver, de nous apporter quelque chose ? Nope. On se contente d’apprécier leur compagnie et d’échanger des idées, basta… Aussi, je pense qu’il serait intéressant qu’on revienne sur ça, qu’on redéfinisse ce qu’est véritablement l'alliance avec les plantes sacrées, leur “fonction” ainsi que la nôtre au cœur du Vivant, et enfin qu’on décortique ce terme de “spirituel” qui nous hérisse l’un comme l’autre, car son usage forcené de nos jours ne fait qu’appuyer la distinction erronée qu’on fait entre l’Homme et le monde…
Déjà il suffit de voir comment la notion de “spiritualité” est différente pour par exemple les Shipibo, que toi et moi on connaît un tant soit peu. En Occident c’est la surface projective de tous nos espoirs, nos désirs, de ce que l’on voudrait être et ce que l’on voudrait que le monde soit. C’est toujours la quête du paradis, l’attente d’un sauveur ou vouloir être soi-même un sauveur, quelle que soit la forme que ça prend.
Pour les Shipibo, c’est surtout apprendre à être vigilant et autonome, car les autres mondes sont une continuité du nôtre, ou plutôt du leur, la jungle, qui garantit leur survie mais qui est aussi inhospitalière. Je ne suis pas en train de dire que leur paradigme est le meilleur, mais qu’il rend leur rapport à la réalité indéniablement plus pragmatique. Ils n’ont pas le choix. Il suffit de voir ce que font les Occidentaux de l’Ayahuasca par rapport à ce qu’est la tradition. La relation des Shipibo aux plantes maîtresses est très technique et ils ont bien du mal à comprendre que les Gringos fassent des cérémonies pour partir en expérience “mystique”. Et je ne crois pas non plus qu’ils relationnent avec les “esprits” pour relationner. Eux guérissent, ou retirent du pouvoir, souvent les deux, un point c’est tout. Ils n’ont pas de vision romantique de la Nature.
Nous j’ai l’impression qu’on se situe un peu entre les deux. Il y a certains aspects de la “spiritualité” moderne dans lesquels je peux me retrouver, même si j’ai souvent bien du mal à supporter la manière dont c’est amené et le champ lexical qui l’entoure. De la même manière que j’ai beaucoup de mal avec le rapport des Shipibo aux animaux.
De toute façon l’être humain étant ce qu’il est (en tout cas l’espèce d’hominidés qui a colonisé le monde), il ne peut à mon sens y avoir de paradigme idéal. La réalité n’est pas idéale.
Plus haut j’ai déjà plus ou moins évoqué la manière dont je perçois la relation au Vivant. C’est un processus évolutif global dont j’ai l’impression qu’il est plus une tentative de la Nature qu’un dessein établi. J’y vois fondamentalement une compensation à l’entropie qui est à l’origine même de toutes les formes de vie. Ce processus n’a peut-être aucune finalité.
LES DIMENSIONS PSYCHIQUES, PHYSIQUES ET MÉTAPHYSIQUES DE LA SALVIA DIVINORUM
La réalité que nous connaissons est une expérience psychédélique à laquelle nous sommes habitués. L'expérience subjective d'avoir conscience d'une réalité est psychédélique en soi, dans le sens étymologique de ce qui "révèle la psyché". La conscience qui se révèle à elle-même, ça me semble être une bonne manière de définir l'existence même. Je crois que la subjectivité de la conscience qui à travers un filtrage de la perception interprété par les sens, procure l'expérience d'un "moi", peut être vécue bien différemment sans filtres, ou avec d'autres filtres correspondant à d'autres types de perception, d'autres modalités de la réalité. Et la transition d'un mode à l'autre, dans un système de vases communicants spatio-temporels, n'est qu'une question d'adaptation. Ou de ré-adaptation. Peut-être sommes-nous suradaptés à notre expérience de la réalité.
Cette citation est de toi. Elle met en exergue une idée qui me fascine, que j’ai découverte chez Nietzsche il y a des années, explorée de fond en comble avec l’Ayahuasca, et qu’on retrouve aussi chez Lovecraft (sans compter nombre de penseurs actuels que tu évoques toi-même largement). Pour commencer cette nouvelle partie de l’interview, ce serait génial que tu t’exprimes à ce sujet. Vas-y en freestyle, comme tu le sens.
J’ai juste envie de citer Philip K. Dick :
Je parle souvent dans mes romans et nouvelles de mondes contrefaits, de mondes à moitié réels, autant que de mondes personnels détraqués qu’habite généralement une seule personne, les autres restant dans leur monde à eux, ou bien étant progressivement happés dans l’un de ces mondes déréglés. C’est un thème que j’ai souvent abordé au cours de mes vingt-sept années d’écriture […] ; je pense à présent en comprendre l’origine. Ce que je sentais, c’était la pluralité des réalités partiellement actualisées et situées tangentiellement à ce qui, de toute évidence, est le réel le plus actualisé, celui que la majorité d’entre nous […] acceptons de voir comme tel […]
Les psychonautes de notre espèce se rejoignent tous sur un truc : l’expérience psychédélique est bien souvent 100 fois plus réelle que le réel ! C’est quelque chose que t’évoques dans ton livre, cette idée que pour la conscience, faire une expérience quelle qu’elle soit, c’est la réalité, même temporairement. Il semble que la conscience soit complètement disposée à accepter comme “réel” ce qu’elle expérimente, même si c’est carrément ouf ! Selon toi, qu’est-ce que cette propension de la conscience révèle à son sujet ?
J’aime bien en revenir aux rêves, parce que rêver en dit déjà beaucoup sur le rapport à la réalité. Et on verra vite ce que l’évolution de la VR dira aussi du rapport à la réalité.
On ne peut jamais parler de réalité en soi, juste de l’expérience qu’on en fait selon son état de conscience et son mode de perception. Pour moi c’est la “sensation” de réalité qui est plus intense sous psychédélique, parce que le mode de perception est élargi ; mais ça n’a pas vraiment de sens de dire que la réalité de l’état de veille est moins “réelle”. C’est juste que le prisme subjectif est insuffisant. Quand je parle de “matrice” pour faciliter les choses, ce n’est pas non plus pour dire que ce n’est pas la réalité (la question de “ce qui est réel” et “ce qui ne l’est pas” est selon moi une impasse sémantique). Par contre ce qu’on projette dedans individuellement et collectivement, nos constructions mentales, nos filtres, nos représentations, nos biais, là c’est autre chose.
Toute réalité est virtuelle et “temporaire”, avec plus ou moins d’amplitude selon le champ de conscience/perception. Et là en termes de modalités et de possibilités, je vois l’Univers comme une espèce de boîte de Pandore existentielle.
LA Réalité en tant que telle est intrinsèquement inaccessible à la conscience “individuelle” et éventuellement réside dans la somme des perceptions de toutes les formes de conscience existantes, pour tenter une approche conceptuelle.
Une autre idée fascinante qu’on trouve à plusieurs reprises dans ton ouvrage, c’est la question du Temps. Tu pourrais nous expliquer ta théorie de la “lentille-conscience” qui se déplace du présent dans une autre temporalité et permet parfois la reviviscence complète du “passé” ? Cette extension de la conscience du présent qui fait entrer dans son champ une temporalité plus vaste ?
C’est la métaphore du CD, qui contient des informations stockées en suite de trames qui sont lues par un faisceau laser projeté sur la surface du disque par une lentille. Donc en gros, le faisceau c’est la conscience projetée par la lentille du présent sur les trames de l’espace-temps. La lentille passe le long du CD-Univers qui tourne sur lui-même en lisant les trames.
Le passé est ce qui a été lu, le futur ce qui ne l’est pas encore ; c’est l’expérience de l’écoulement du temps. On peut relire une trame en faisant reculer la lentille, on peut sauter un segment en l’avançant, on peut changer de trame en la déplaçant latéralement. Dans l’idée.
Justement, cette possibilité de reviviscence du passé que semble offrir la Salvia (et d’autres plantes maîtresses comme l’Ayahuasca) ouvre peut-être vers une vertu thérapeutique de cette plante… Comme on l’a vu avec tes propres avancées au cœur du monde de la Salvia, le fait d’apprendre à manœuvrer sa conscience pour la détacher de ce qu’elle vit et la rendre observatrice d’elle-même est en soi déjà infiniment thérapeutique, mais là, on entre dans un autre domaine de la plante que j’ai envie d’appeler “quantique”, puisqu’il est carrément question d’un saut dans l’espace-temps qui permettrait de défaire des boucles ou de “guérir” les traumas du passé en les “réalignant”. Comme tu es très bien placé pour en parler, ce serait cool, si tu le sens, que tu racontes ton cas très personnel, qu’il s’agisse de ta quasi-noyade ou encore du quasi-meurtre de ta mère (ces situations “limites” m’apparaissent clairement comme révélatrices). De quelle manière la Salvia et son potentiel quantique t’ont aidé à ce niveau ?
L’aspect thérapeutique n’est vraiment pas un aspect que je me sens légitime à aborder parce qu’il est très délicat et peut entraîner sur de mauvaises pistes des personnes qui sont en recherche. En ce qui me concerne je parle plus d'un processus cathartique que thérapeutique. Sinon je pense qu’il faut se pencher sur la tradition mazatèque qui en a fait une toute autre utilisation que celle des Occidentaux (considérée comme sacrilège) ou sur les travaux de Daniel Siebert, qui est aussi pharmacologue.
Mais effectivement je pense qu’il est possible d’intervenir dans la trame de notre existence par des actions “rétrocausales”, c’est-à-dire le fait d’envoyer de l’information vers ce qui est le passé pour notre conscience “d’ici et maintenant”. Je ne voudrais pas reprendre à ma sauce les travaux de Philippe Guillemant ou Romuald Leterrier par exemple, donc je renvoie vers eux.
En tout cas je crois que les boucles vécues avec la Salvia sont des segments de trames d’espace-temps qui ont besoin d’être actualisés car une partie de la conscience y est piégée, potentiellement par un trauma. C’est comme ça que je pense avoir traversé les différentes phases, à partir de la boucle où je suis enfant, dont je pense qu’elle se situe dans une trame potentielle. Maintenant je suis projeté dans ce que je crois être les conséquences du trauma d’un “moi” exogène. Si j’avais le choix j’aimerais bien juste aller dans une trame où Guillermo Del Toro a réalisé Les Montagnes Hallucinées de Lovecraft.
Quand on parle traumas, on est forcé de parler de “fracture” de la conscience et de dissociation de la psyché. Dans les cas les plus graves (mais peut-être pas seulement, en fait…), il se produit même une sorte de “fragmentation” de la psyché en un ou plusieurs alters (que la majorité d’entre nous connaissent via le Trouble Dissociatif de l’Identité). Il s’agit d’une stratégie du subconscient pour contenir le trauma et, dans une certaine mesure, protéger l’identité de la victime. Aussi surprenant que ça paraisse de prime abord, c’est un truc que le chamanisme et le projet MK-Ultra maîtrisent tout à fait. Les bâtards du MK parce qu’ils savaient le provoquer afin de s’en servir dans des buts tout sauf bienveillants, les chamans parce qu’ils naviguent dans les strates de la psyché afin de la guérir. Ton cas est particulièrement intéressant, car d’une part tu considères que la Salvia n’est pas venue résoudre ton problème de dissociation mais au contraire l’exploiter. Et d’autre part parce que tu as appris à utiliser ta dissociation pour entrer dans la multidimensionnalité, en te faufilant dans la fracture de ta conscience comme portail interdimensionnel, sorte de point d’intersection spatio-temporel te permettant de travailler sur les lignes temporelles dont on parlait plus haut. Est-ce que tu penses que ce serait une piste thérapeutique pertinente à suivre ? Des trucs comme l’hypnose travaillent-ils déjà à ce niveau ?
Là encore, sujet extrêmement délicat, que je ne maîtrise pas et dont la manière dont je le vis et l’envisage n’engage que moi.
Je ne connais de tels états de dissociation que sous les effets de la Salvia, donc je ne les subis pas au quotidien et c’est important pour comprendre quel est mon rapport à ça. Par contre je suis très familier de certains symptômes de dissociation, comme la déréalisation.
La tendance à la dissociation dans l’enfance a toujours été exploitée à travers le chamanisme et l’ésotérisme, pour guérir ou pour du pouvoir, comme avec les rituels de possession. C’est la faculté à être investi par des “esprits” ou des “divinités” en obtenant leurs aptitudes. Même quand Jung parle d’inflation par un archétype, dont il dit qu'elle est une grande source d’énergie, c’est une forme de dissociation. L’hypnose qui fait faire et dire des choses qui nous sont inaccessibles à l’état ordinaire, c’est ce qu’elle exploite aussi.
Le fait que la dissociation soit une fonction d’auto-préservation de la conscience veut dire quelque chose. Il y a de toute évidence des ressources auxquelles elle permet d’accéder, mais je ne sais pas si elle peut en tant que telle aboutir à une forme de guérison. Je crois que dans mon cas c’est ce terrain psychique qui m’a prédisposé à pouvoir aller loin avec la Salvia, qui entre dans la catégorie des substances dissociatives, comme la kétamine. Je ne suis pas sûr que ce soit indiqué pour les personnes qui souffrent précisément de trouble dissociatif. Ni même probablement aucun psychédélique.
En accédant à l’inconscient qui est atemporel, l’hypnose est effectivement un outil puissant de navigation dans le “passé” afin d’actualiser ce qui y est enfoui. Et je crois que la Salvia permet d’appréhender la dimension probabiliste de l’espace-temps en faisant naviguer non pas dans le passé que l’on a vécu, mais spécifiquement dans les trames potentielles.
Pour terminer sur le thème des dimensions, j’aimerais que tu racontes un peu aux personnes qui ne connaissent absolument pas la Salvia comment se présente la réalité de ce monde-là. J’ai été saisie par tes descriptions de l’imbrication des différentes dimensions façon bibliothèque d’Interstellar, des tunnels de réalité, et enfin de la façon dont on ne se déplace pas dans ces tunnels, mais dont on se “densifie” d’un espace à l’autre… Allez, fais-nous rêver !
C’est hyper compliqué de tenter des descriptions. Tout ça se passe complètement en dehors du mode de perception habituel et dès que l’on cherche à interpréter on ne peut le faire qu'avec celui-ci, surtout que la mémoire consciente est impropre à restituer l’expérience dans son entièreté. Du coup il faut toujours garder à l’esprit que l’on reste dans l’analogie. Moi je me suis relativement limité dans cet aspect justement pour ne pas faire confondre au lecteur l’analogie et l’expérience en soi. Souvent par facilité je fais référence au cinéma qui on dirait cherche parfois vraiment, consciemment ou inconsciemment, à retranscrire ce type d’expérience, mais le plus important n’est pas tant ce que l’on perçoit que comment on perçoit. Ce que le langage, conditionné par la tridimensionnalité et le temps linéaire, est impropre à traduire.
En tout cas j’ai essayé de comprendre certaines “règles” qui ont cours dans ce type d’espaces et qui sont éventuellement plus proches de celles des rêves. Mais là où dans les rêves on peut encore se faire croire qu’il y a par exemple des objets solides et de la gravité, avec la Salvia ça ne tient plus du tout.
J’ai repris l’expression “tunnel de réalité” au sens le plus littéral parce que c’est vraiment comme ça que je fais la transition d’un monde à un autre, par un changement de mode de perception. Il y a un effet “tunnel” entre deux modes, comme si la conscience s’étirait en longueur avant de se recondenser “dans” un nouvel espace. Pour moi c’est accompagné de la sensation de se décoller et de se recoller comme un morceau de scotch. Et l’immersion dans le monde de la Salvia est assez proche de la sensation d’être dans du liquide.
Pour moi le plus intéressant c’est qu’il semble y avoir un comportement de la “matière”. C’est-à-dire que je peux interagir avec l’espace et le voir se modifier en fonction. Il y a une certaine densité, qui donne un aspect presque tangible à l’environnement ; ce ne sont pas juste des visions éthérées. L’espace a une certaine texture et une architecture, même si encore une fois il ne faut pas la penser en trois dimensions. Quand je suis “là-bas” je manipule spontanément cette “matière” et en modifie la structure. À vrai dire je n’ai aucune idée de ce que je fais mais cela semble très naturel pour mon alter.
C’est vraiment tout un panel d’impressions et de sensations (dont d’autres que j’ai renoncé à essayer d’évoquer) que j’ai complétement découvert avec la Salvia, encore bien différentes de celles que me procure l’Ayahuasca par exemple, et que le fait de retrouver à chaque fois rend familières et que je me suis approprié pour naviguer.
Toi et moi, on a souvent causé de mettre en place une sorte de protocole expérimental autour des plantes. Perdus au fond de la jungle dans un labo végétal où il ne serait absolument pas question de thérapie ou de “quête spirituelle”, quelques passionnés dans notre genre seraient réunis pour de longs mois d’exploration psychique et métaphysique en compagnie des plantes, tout en rapportant leurs expériences individuelles et collectives avec la rigueur des plus purs procédés scientifiques. Il y avait cette idée qui revenait souvent, due à certaines histoires lues ou entendues, telle celle que conte Romuald Leterrier qui a croisé un autre participant d’une cérémonie d’Ayahuasca en plein cœur de ses visions (et l’autre l’a vu aussi !), celle de notre ami commun qui connaît un chaman capable de transporter toute la maloca et ses membres sur une autre planète et de les y faire se rencontrer, ou encore celle que tu racontes toi-même dans ton livre… Ma question est : Quel type de protocole scientifique tu envisagerais avec la Salvia, et quel serait son but ?
Moi je vois cinq personnes enfermées dans un sous-sol, qu’on exploite en les mettant sous Salvia contre leur gré. Mon bouquin offert à la première personne qui a la ref.
Sinon, n'étant pas scientifique, ce n’est pas vraiment sous cet angle-là que j’imaginerais un projet du genre. Bon déjà ça ne se ferait pas en France parce que ça serait illégal.
L’idée ne serait pas de fixer un but dès le départ, mais plutôt déjà de regrouper les expériences pour arriver à voir, comme je l’évoquais, ce qui ressort de commun. Pour les reviviscences de l'enfance par exemple, ça serait intéressant de voir qui en a et qui n’en a pas ; qui vit des boucles et qui n’en vit pas ; qui devient un objet et qui n’en devient pas ; qui “switch” en une autre identité et qui perd juste la sienne, qui retourne dans un monde spécifique… Ce genre de choses.
C’est aussi intéressant de voir les effets qui concernent la conscience humaine en général que de voir ce qui est spécifique à la psyché d’une personne. Mes questionnements sont basés sur ce que je connais comme type d’expérience, pour l’avoir vécu ou pour en avoir eu des retours, mais je serais très intéressé d’en découvrir que je ne connais pas.
Tenter des expériences partagées pourraient être l’évolution d’un tel projet ; ça demanderait juste que chaque expérienceur soit déjà bien familiarisé avec la plante. Ça serait carrément passionnant de chercher comment mettre en place un set & setting propre à de telles expériences. Pour en avoir vécu une accidentellement (disons une et demi), je me dis que ça ne doit pas être si inaccessible.
Pour conclure notre rencontre, et puisque notre amitié a démarré avec l’Ayahuasca, je pense qu’il serait de bon ton qu’on leur fasse honneur, aux plantes. J’aime particulièrement tes idées au sujet de la nature de la relation entre la conscience végétale et les autres formes de vie. L’exploration du Vivant et le fait d’apprendre à entrer en relation avec lui (on parle au niveau animal et végétal principalement, car ce sont les domaines que tu connais bien) est pour toi capital, et je sais que lorsque tu parles d’intelligence végétale, tu ne le fais pas à la légère. Je te laisse donc le micro pour t’exprimer comme bon te semble sur ce thème, et peut-être, si le cœur t’en dit, envoyer un message au monde que nos potes les plantes apprécieront…
Je crois que c’est important de sacraliser la relation aux plantes, comme toutes les relations, avec humilité mais dans un rapport d’égal à égal, de forme de vie à forme de vie. C’est effectivement souvent soit de l’utilitarisme pur et simple, soit une forme de soumission à une autorité. On aura facilement tendance à en faire des êtres “supérieurs” en tombant dans une fascination qui est encore une forme de déification ; c’est plus ou moins la tendance, en voulant s’en remettre à quelque chose de plus vaste ; la compensation à notre finitude. Une petite vision chatoyante et nous voilà “missionnés”, prêts à convaincre le monde qu’on a vu la vérité, quand d’autres vont y voir les manipulations de l’astral.
Mais tout ça n’est que l'interface de notre conscience collective à travers laquelle interagissent avec nous tout un tas d’êtres selon leurs propres natures. Il n’y a pas de supériorité ou d’infériorité, il n’y a que des modalités d’existence. Tout ce bordel dimensionnel organisé n’est que l’Univers qui tend à se complexifier et à se stabiliser pour compenser l’entropie, que chaque forme de vie a pour fonction de contenir.
Nous ne sommes pas spéciaux. Nous sommes une possibilité.
Tout ce que nous pouvons projeter comme représentations n’est qu’un filtre qui brouille plus ou moins la communication entre les plantes et notre espèce. Elle n'ont pas besoin qu’on en fasse des caisses. Si je dois avoir un message, en gros voilà.
Wop, une dernière chose ! Est-ce que t’aurais deux ou trois bouquins à conseiller à ceux qui aimeraient explorer plus en profondeur les thèmes abordés dans cette interview ?
Démons et Merveilles, de H.P. Lovecraft
L’Exégèse, de Philip K. Dick
Pourquoi le matérialisme est absurde, de Bernardo Kastrup
L’ABIME PLONGE AUSSI SON REGARD EN TOI : UNE EXPLORATION DU MONDE DE LA SALVIA DIVINORUM
Yan Darcy n'est pas spécialiste en thérapies psychédéliques ni de quelque formation scientifique, mais il est un explorateur authentique des états modifiés de conscience, avec ou sans plantes. Il a ainsi passé presque deux ans en Amazonie péruvienne où il s’est immergé dans la tradition des natifs Shipibo.
« J’avais compris avoir affaire à tout autre chose que ce que j’avais connu jusque-là. Pourtant l’impression d’une étrange familiarité était évidente alors que j’avais oublié de quelle réalité je venais. »
Ce livre parle d’une relation inter-espèces, entre l’auteur et une plante, connue pour ses propriétés hautement psychoactives. Mais la Salvia Divinorum reste finalement très méconnue, comparativement à d’autres enthéogènes. L’intensité et l’étrangeté de l’expérience qu’elle procure sont dissuasives, alors que sa consommation n’est devenue illégale que depuis quelques années. C’est parce que l’auteur, loin de faire l’apologie de son utilisation, est passionné par le sujet de la conscience qu’il cherche à comprendre la nature des effets très particuliers de cette plante, et par là même, la nature de la réalité.
ACHETER L’ABIME PLONGE AUSSI SON REGARD EN TOI
Les liens Amazon de la page sont affiliés. Pour tout achat via ces liens, le blog perçoit une petite commission.
Ainsi vous contribuez sans effort à la vie de ce blog, en participant aux frais d'hébergement.
Wanted Dead or Alive : Brice Amiot, Artiste Martial engagé dans la Voie du Guerrier
Ce type, il parle de la vie comme d’un maître, du mal dont tu peux dompter l’énergie afin de le transmuter en bien. Il voit chaque souffrance comme une épreuve initiatique, t’apprend comment exprimer tes émotions par le corps, comment devenir responsable de ta propre réalité. Il compare l’ego à un logiciel informatique malveillant et te chuchote que les Guerriers sont ceux qui décident d’entrer dans la machine pour la déprogrammer. Il ose redonner sa légitimité à l’expérience personnelle, en rétablissant le vivant qui circule à l’intérieur de toi comme seule vérité. Il évoque la vraie force, aussi. Celle qui te permet d’employer l’énergie des choses néfastes pour nourrir le changement positif que tu veux voir se produire. Cette force qui peut faire de toi un être indestructible, car capable de tout accepter. Et enfin, il parle de l’intention. De cette conviction qui t’habite lorsque tu décides de devenir enfin ce que tu rêves d’être. Jusqu’à ce que chaque cellule de ton âme en soit imprégnée et que tu parviennes… à la totale réalisation de toi-même. Ce mec dont je cause, ce qu’il fait, en réalité, c’est de rendre son pouvoir à l’être humain.
Fallait que je trouve quelqu’un à qui m’adresser. Ce truc du Guerrier m’obsédait depuis trop longtemps, mais je savais pas par quel bout l’attaquer. Moi-même évidemment je me sentais l’âme d’une Guerrière, et quand on connait un tantinet le terrain que je pratique, pas besoin d’avoir inventé l’eau chaude pour capter que l’Ayahuasca en mode traditionnel, c’est carrément une Voie du Guerrier. Mais c'était pas assez pour oser me colleter à ce thème foutrement vaste en pleine légitimité.
Et puis je suis tombée sur un mec. Un maestro d’Art Martial. Du style traditionaliste.
Une seule vidéo de lui m’a suffit. J’ai su que j’avais trouvé celui qu’il me fallait.
Ce type, il parle de la vie comme d’un maître, du mal dont tu peux dompter l’énergie afin de le transmuter en bien. Il voit chaque souffrance comme une épreuve initiatique, t’apprend comment exprimer tes émotions par le corps, comment devenir responsable de ta propre réalité.
Il compare l’ego à un logiciel informatique malveillant et te chuchote que les Guerriers sont ceux qui décident d’entrer dans la machine pour la déprogrammer.
Il ose redonner sa légitimité à l’expérience personnelle, en rétablissant le vivant qui circule à l’intérieur de toi comme seule vérité.
Il évoque la vraie force, aussi. Celle qui te permet d’employer l’énergie des choses néfastes pour nourrir le changement positif que tu veux voir se produire. Cette force qui peut faire de toi un être indestructible, car capable de tout accepter.
Et enfin, il parle de l’intention. De cette conviction qui t’habite lorsque tu décides de devenir enfin ce que tu rêves d’être. Jusqu’à ce que chaque cellule de ton âme en soit imprégnée et que tu parviennes… à la totale réalisation de toi-même.
Ce mec dont je cause, ce qu’il fait, en réalité, c’est de rendre son pouvoir à l’être humain.
Son nom, c’est Brice Amiot.
Et putain, il va te fracasser la tête.
Quand Brice Amiot affûte ton être comme un sabre en déployant son ardente vision du Guerrier
Cette interview est la version écrite de la série de 4 vidéos réalisées en duo avec Brice Amiot, La Voie du Guerrier.
On a décidé de la publier ici parce qu’elle constitue un parfait Manuel du Guerrier.
PRÉSENTATION DE BRICE AMIOT
Bon, soyons clairs, Guerrier : toi et moi, on se serait jamais croisés si t’avais pas eu la bonne idée d’écrire des livres. C’est marrant, c’est un truc qu’on retrouve dans pas mal d’ouvrages de samouraïs, justement ; cette idée que l’Art du Sabre doit s’allier à celui de la Plume pour transformer le monde (et probablement aussi celui qui tient le sabre dans une main et la plume dans l’autre). C’est d’ailleurs l’une des choses qu’on a en commun, nous deux. Parler de nos pratiques guerrières à travers des livres. Celui sur lequel je me suis basée pour faire cette interview, c’est Esprit Martial, dont je propose pas mal de citations à la fin de notre rencontre. Je me doute qu’il serait fastidieux pour toi de revenir ici sur ta longue (et pour tout dire époustouflante) carrière, mais y a pas le choix. Faut que tu te présentes. Faut que les gens sachent à qui ils ont affaire, et pourquoi t’es qualifié pour t’attaquer avec moi au thème de la Voie du Guerrier. Je sais pas, parle-nous de l’école que t’as créée, de ce qui te pousse à écrire des livres, de la raison pour laquelle ce thème du Guerrier est si important pour toi… Je t’écoute. Bon courage.
OK Guerrière, je vais tenter de me présenter mais pas en te faisant le traditionnel CV qui viendrait énumérer mes compétences ! Je vais plutôt te raconter comment aujourd’hui, j’en arrive à amorcer un virage assez serré dans la pratique et l’enseignement des Arts Martiaux. Cela me semble beaucoup plus pertinent pour mettre en lumière ce qui m’anime lorsque j’aborde à tes côtés le sujet de la Voie du Guerrier.
Beaucoup de tes lecteurs reconnaîtront sûrement qu’ils sont à la fin d’un cycle de vie qui fut nourri par une certaine conscience qu’ils ont aujourd’hui totalement dépassée. Peut-être que comme toi et moi, ils ont traversé certaines épreuves et acquis certains enseignements qui ont changé leur vision d’eux-mêmes et du monde. Si c’est le cas, ils sentent inévitablement que cette transmutation les amène à s’inscrire dans un nouveau processus de réalisation ou, en d’autres termes, dans une nouvelle quête. Ils ont alors un regard bienveillant sur les éléments de leur passé qui ont contribué à leur croissance spirituelle mais il se peut qu’ils soient encore en train de travailler à balancer des coups de hache dans certaines attaches que la vie leur demande de rompre. Le nouveau ne fait pas de concessions : « On ne met pas de vin nouveau dans de vieilles outres… ».
Il me semble en effet que l’époque actuelle fait l’office d’une charnière à l’échelle de l’humanité et que nous sommes nombreux à avoir l’impression que notre âme (ou notre Soi si je me réfère au travail de Jung) a décidé de nous foutre la pression afin que notre incarnation lui soit à présent totalement dédiée. Elle le fait en nous montrant que le chemin que nous avons parcouru jusqu’ici était un apprentissage et qu’à présent il va falloir non seulement apprendre quelque chose de totalement différent pour équilibrer notre Être, mais qu’il va surtout falloir se mettre à appliquer les leçons reçues.
Elle exige un acte de foi, un saut dans le vide pour que nous puissions découvrir nos réels pouvoirs et prendre un nouveau départ. Elle nous met au défi mais elle le fait en nous donnant les armes nécessaires pour les relever. À nous d’avoir le courage de saisir ces armes, de nous exercer à les manier avec dextérité et à affronter, grâce à elles, ce ou ces défis avec foi, sagesse et courage. Notre âme nous veut totalement libre et disposé à la servir : le moi au service du Soi ! Elle nous montre notre Voie sous la forme d’une trame reliant les évènements de notre vie et cela en leur donnant un sens. Puis elle nous donne le choix d’en faire une légende, d’accomplir une destinée. Si nous y consentons cette voie devient ce que j’appelle “la Voie du Guerrier”.
Je suis de ceux qui sont persuadés qu’une existence n’est rien d’autre qu’un grand processus alchimique. Nous y subissons de grandes étapes de transmutation destinées à nous détacher d’une certaine conception limitée de nous-même. Ainsi, nos incarnations nous permettent d’avancer vers une réalisation complète de notre essence divine : le Soi.
Celui qui, dans une de ses existences, choisit d’accompagner consciemment ce détachement du “petit moi” devient donc un Guerrier. Un Guerrier qui, sous l’appel du Soi, a le courage de s’attaquer aux armées du moi dont les soldats sont nommés Pensées, Croyances, Peurs, Désirs, Sentiments, Mémoires Ancestrales, Blessures, Conventions, Système, etc...
À l’heure où je t’écris, je me demande si finalement, ce n’est pas la Voie du Guerrier qui nous choisit. Je me demande si elle ne vient pas inévitablement s’imposer à nous au cours d’une de nos incarnations parce que le moment est venu pour notre âme de se révéler à travers l’archétype du Guerrier ou celui du Héros, mais ce n’est pas le propos du jour. Tu me demandes d’avoir un regard sur mon parcours et je vais à présent pouvoir te le livrer à travers le prisme de cette vision de l’existence que je viens de te décrire.
Ce prisme je le chéris car il me permet de donner un sens à ma vie, aux épreuves et aux cadeaux qu’elle m’a offerts, aux rencontres qu’elle a mises sur ma route, aux passions et aux vocations qu’elle a suscitées. Ce prisme m’amène à me dire que rien n’arrive par hasard et que nous servons le plan d’un grand architecte en charge de mener l’humanité vers sa source.
Mon attirance vers les Arts Martiaux s’est forgée dans la croyance qu’il existe une lutte entre “le Bien et le Mal”, entre la lumière et les ténèbres, entre des gentils et des méchants… Fils d’un Père flic et d’une Mère travaillant dans la Justice, je te laisse imaginer à quel point le terreau de mon enfance était propice à ce qu’émergent en moi de tels concepts. L’image du puissant héros défenseur des faibles face aux injustices commises à leur encontre par de cruels oppresseurs était celle à laquelle je choisis instinctivement de m’identifier et dès mon plus jeune âge, il me parut crucial d’acquérir des compétences en matière de lutte contre “le Mal”. Je souris en évoquant cette réalité, Guerrière, mais tu vas te rendre compte que cette croyance, qui peut se révéler extrêmement nocive pour soi-même et les autres, peut également devenir le moteur de grandes réalisations.
Donc, à la base de ma conception de la vie résidait un combat. Forcément, étant donné que nous créons notre réalité, les combats et les injustices ne se sont pas fait attendre et mon enfance a très vite été marquée par de sombres évènements. En effet, mon Père fit l’objet de pressions politiques dans l’exercice de ses fonctions de commissaire divisionnaire au sein de la Police d’une commune du Val d’Oise et sa prise de position en faveur de ce qui lui semblait juste valut à notre famille d’être menacée. Un grand processus de destruction bien vicelard comme savent les mettre au point les Hommes avides de pouvoir s’enclencha autour de la nécessité d’éliminer un homme gênant et mon Père sombra dans une profonde dépression avant d’être tué par le poids des attaques incessantes dont il était la cible. J’avais alors sept ans.
On dit qu’on constitue la base de sa relation au monde dans les sept premières années de sa vie. Me voilà donc parti avec un bagage bien lourd rempli de l’idée que le monde des Hommes est dangereux car il y règne massivement des êtres sombres, corrompus et malveillants, que ces êtres m’ont pris mon Père, que je suis seul pour me défendre et défendre ma Mère. Bienvenue en enfer !
Dès lors, la nature devient mon refuge. Je suis un enfant solitaire errant la plupart du temps dans les profondes forêts vivantes qui bordent la propriété que mes parents avaient achetée. Les arbres et les animaux deviennent mes compagnons de jeux ou plutôt d’entraînement car je n’ai qu’une seule idée en tête : devenir fort.
Mes moindres actions sont dictées par la volonté d’être capable de me protéger, d’incarner les nobles valeurs que mon éducation m’avait inculquées et par celle de me tenir loin de la noirceur des Hommes. Le problème, c’est que je rencontre cette noirceur partout car elle est ancrée en moi : on voit ce qu’on croit. À l’école je n’ai que très peu de camarades de mon âge, en dehors je suis seul ou je traîne dans les pattes de tout un tas “d’anciens” des campagnes qui m’apprennent des trucs d’anciens remplis de bon sens, de magie et de connaissances des lois de la nature. Je suis déjà en train d’apprendre ce qui constitue aujourd’hui le cœur de mon enseignement.
Le combat continue et la vie m’arrache à mes racines : je pars vivre chez ma Grand-Mère maternelle dans le Pas-de-Calais. Ce fut de belles années qui me permirent d’être complètement bercé par la sagesse de tout un tas de personnes âgées aimantes et bienveillantes qui constituaient mon entourage proche. L’une d’entre elles fut mon premier professeur d’Arts Martiaux. Un homme discret et profondément bon qui s’occupait de son jardin lorsqu’il n’enseignait pas le Judo. Et son jardin était juste au bout de celui de ma Grand-Mère.
Autant te dire que cet homme patient et d’une profonde sagesse avait souvent un petit pot de colle nommé Brice aux miches lorsqu’il foutait le nez dehors. Et lorsqu’il se rendait dans son Dojo, j’y était également car forcément, les Arts Martiaux se sont révélés comme incontournables dès lors que leur existence fut portée à ma connaissance. Ma Mère n’hésita pas à financer mes cours jusqu’à ce que je sois moi-même en capacité de les payer et mes professeurs d’Arts Martiaux sont devenus mes Pères de substitution. Chacun d’entre eux a développé en moi des qualités ou inspiré des quêtes de compétences. Ils ont tous façonné ma vie en parallèle de deux autres sources d’inspiration : le cinéma et la littérature. Si le cinéma continuait à nourrir le misanthrope assoiffé de justice, de droiture et bouillant du désir de punir le “déviant”, la littérature, elle, commençait à m’apporter d’autres visions des buts de la pratique des Arts Martiaux.
Mon adolescence prit alors une espèce de double direction. Je devais à la fois aller au bout de ma quête de force mais commencer également à envisager que ce que j’entendais être un homme fort n’était qu’un petit aspect très éphémère du thème de la force humaine. J’étais aussi invité à me poser quelques questions au sujet de ma réalité. Mais tu sais comme moi que c’est lorsqu’on est allé au bout d’une idée que celle-ci peut laisser place à une autre.
J’ai donc continué à pratiquer différents Arts Martiaux, sports de combat et méthodes de self défense dans le but quasi unique d’affronter ce monde si dangereux. Je m’entraînais chaque jour avec ferveur et enthousiasme, alimenté par la passion et la fougue juvénile, toujours plus exigeant envers moi-même mais aussi envers les autres par extension. Bref, s’ouvrait à moi le programme idéal pour devenir un connard violent, intolérant, prétentieux, rigide, semeur de haine et de désastres comme il y en a des masses aujourd’hui dans le monde du sport d’inspiration martial mais en même temps, la vie m’empêchait de tomber dans ce piège.
L’intérêt que je nourrissais de plus en plus pour les dimensions subtiles de l’être constituaient un garde-fou et me ramenait vers une certaine tempérance dans mes actes et mes pensées. Si jamais je transgressais une certaine éthique, je me prenais dans la foulée une leçon à la hauteur de la transgression. Je devais “filer droit” et rester un minimum dans la lumière, c’est-à-dire dans la reconnaissance qu’il n’y avait pas que des ennemis autour de moi et cela jusqu’à ce que je comprenne que le seul véritable ennemi était à l’intérieur de moi-même, semé dans mon programme interne (classique, me diras-tu). Malheureusement ce n’est pas à l’adolescence que je l’ai compris mais plus tard.
Entre-temps, cet ennemi, se sentant menacé, s'est tapi dans l’ombre au fond de mes entrailles pour prendre de la force tout en faisant croire qu’il n’existait plus. Pourquoi s’est-il senti menacé ? Parce que j’avais beaucoup d’amour autour de moi. L’amour d’êtres humains sages, d’amis sains, d’animaux de compagnie incroyablement ressourçants. Je m’ouvrais de plus en plus aux autres et les écoles martiales que je fréquentais me donnaient en plus, des frères et des sœurs investis des mêmes recherches de beauté dans les relations.
Cette transmutation interne a créé les conséquences d’une transmutation externe. J’ai dû quitter le nord de la France pour descendre dans le sud à l’âge de 16-17 ans. J’ai eu la conviction d’arriver chez moi en mettant le pied sur ce sol “inconnu de cette vie” : une impression de retour. Tout m’était familier. Mon idée du monde n’était plus aussi sombre et je créais des conditions de vie épanouissantes mais j’avais toujours soif de combattre. Mon ego le souhaitait. Je me sentais capable d’affronter n’importe qui dans ma catégorie et la vie étant un maître, elle m’a mené à entrer dans des sphères martiales extrêmes où les catégories n’existaient pas forcément. C’est certain, dans ces sphères je pouvais y aller à fond et expulser la colère qui m’habitait. Je pouvais frapper aussi fort que je le voulais mais j’ai dû aussi apprendre l’humilité, apprendre à plier, à mettre parfois un genou à terre, à entrer en harmonie plutôt qu’en opposition.
J’ai dû affronter la peur, la douleur, la reconnaissance que la défaite faisait partie de la vie et qu’elle n’était qu’une opportunité de reconsidérer les choses pour faire autrement. Puis j’ai aimé serrer mes adversaires dans mes bras après les combats, j’ai adoré les marques de respect et de fraternité que nous avions les uns envers les autres et je me mis peu à peu, à avoir du dégoût à l’idée de faire mal à quelqu’un. Cela devenait même plus honorable pour moi de vaincre sans blesser et sans exprimer la moindre haine. J’avais vidé mon sac de démons et j’aspirais à beaucoup plus de “beauté” dans l’expression de mon art et la conduite de ma vie.
J’ai alors entrepris un changement radical dans le choix des styles martiaux que je souhaitais étudier et je suis passé d’un cadre majoritairement influencé par les cultures Japonaises et Okinawaïennes pour la pratique du Wushu, c’est-à-dire des arts martiaux purement chinois. Le courant dit “moderne” fut celui qui s’imposa à moi car il alliait le développement technique, esthétique et personnel dans différents types d’expressions martiales avec des armes ou à mains nues mais surtout il n’excluait pas la pratique du combat dans un cadre plus sportif et réglementé, ce qui me convenait alors tout à fait.
J’ai travaillé extrêmement dur durant quinze ans pour parvenir à transformer mon corps, mon sens du mouvement, ma perception de l’unité corps-souffle-esprit et la compréhension de la dimension purement sportive du Wushu moderne. J’ai atteint un niveau qui me permit de disputer de belles compétitions internationales et de rencontrer de très grands noms de la discipline. J’ai été aussi loin que je pouvais aller dans cette nouvelle sphère, c’est-à-dire jusqu’à être profondément écœuré et en désaccord avec le monde du sport martial et de la compétition. Je ne faisais absolument pas ce à quoi j’aspirais.
J’étais peut-être devenu un athlète de compétition capable de représenter son pays sur des évènements internationaux et lui faire honneur mais je n’étais pas un artiste martial. Pas selon les critères que mon âme exigeait. La guerre en moi était à son paroxysme et incapable d’écouter le silence pour qu’il me ramène à la raison, mon âme a demandé à ce que je me blesse gravement pour que je sois à l’arrêt et que j’écoute enfin son appel au changement.
Je me souviens alors d’une sorte de traversée du désert durant laquelle j’ai instinctivement prié. J’ai toujours eu le sens du sacré en ayant en même temps une aversion profonde pour les religions. Depuis mon plus jeune âge je m’adresse à des forces supérieures pour qu’elles m’aident dans mes épreuves, je les remercie et les honore et je n’ai aucun doute en ce qui concerne le pouvoir de la prière. Je me sentais perdu mais soutenu et la résilience me permit de très vite me faire une raison quant à cette blessure.
Ce que j’avais connu des Arts Martiaux me semblait loin de la voie initiatique que j’entendais y trouver et je devais absolument comprendre pourquoi ces disciplines que l’on prétendait capables de nourrir autant le corps que l’esprit étaient devenues aussi vides de sens et aussi destructrices. Je me suis mis en quête de tout ce qui me permettrait de comprendre les différents contextes culturels et historiques qui avaient permis aux Arts Martiaux asiatiques de naître et de devenir peu à peu les sports de combat ou de démonstration qu’ils sont aujourd’hui.
Ce fut très formateur et forcément, mon filtre de base m’amena à tirer une conclusion très précise de l’assimilation de la gigantesque somme de livres, de témoignages et d’entretiens que j’ai menés durant des années : les Arts Martiaux, en tant que voies d’éveil, en tant qu’écoles des mystères, en tant qu’écoles alchimiques attachées à proposer ce qu’on appelle « la Voie Royale » sont morts ! Ce qu’il en reste aujourd’hui est une coquille vide, un mensonge.
Face à l’occidentalisation, à la modernisation et aux épurations culturelles engendrées par les différents régimes politiques qui se sont succédés au cours des XIXème et XXème siècle, les Arts Martiaux ont dû se transformer en sports et ainsi devenir l’antithèse de ce qu’ils étaient à l’origine. Comme tout ce qui fut jadis sacré, ils ont subi une vulgarisation, une complète épuration des éléments constructifs et nourrissants sur les plans subtils pour devenir un produit commercialisable auprès des masses. Ce constat fut décisif pour moi puisqu’il motiva et motive encore le but que j’ai donné à mon existence : replacer les Arts Martiaux dans leur rôle de voies vers le Soi.
Je te passe les détails mais ce cap m’a mené à guérir de ma blessure, à devenir l’élève de deux des plus grands professeurs d’Arts Martiaux Chinois traditionnels au monde, à ouvrir mon école et à la voir prospérer jusqu’à me permettre de vivre intégralement de ma passion et bien entendu, à écrire mon premier livre : Esprit Martial.
Esprit Martial a jailli de moi comme s’il fallait absolument que je couche sur papier les bases fondamentales de mon projet de vie. Durant quelques semaines, j’ai été scotché sur mon ordinateur à canaliser la gigantesque vague d’inspiration qui me venait. J’ai rapidement accouché de ce livre que je destinais uniquement à mes jeunes élèves mais une fois écrit, une amie me proposa de s’occuper de le mettre en pages et de le faire imprimer à une centaine d’exemplaires afin qu’il soit proposé en dehors des murs de l’école. Je me suis dit que j’allais me retrouver avec plus de la moitié du stock sur les bras.
Ce petit volume de livres fut décimé en quelques mois et je dû très vite faire un second tirage dans un format plus grand avec des améliorations. Idem, la quasi-totalité du second tirage fut assez vite épuisée et, accaparé par l’écriture d’un second livre spécifique à la pratique du Wing Chun, je n’ai pas relancé d’impression. C’est toi qui permets aujourd’hui à Esprit Martial de bénéficier d’un nouveau tirage puisque la promotion que tu en as faite après lecture m’a valu d’avoir de nouvelles commandes.
Aujourd’hui, Esprit Martial mériterait une suite car forcément, depuis sa première édition, je n’ai cessé de développer des connaissances dans les domaines qui me passionnent et qui gravitent autour du thème de la réalisation du Soi. Le terme “réalisation” doit ici prendre le sens de “reconnaissance”. La reconnaissance du Soi se fait lorsque l’on rencontre la part d’immortalité qui est en nous, ce centre immuable, imperturbable et de toute éternité qui se trouve au-delà de la conception très limitée que nous avons de nous-même.
Les écoles initiatiques de Chine, héritières des enseignements Confucéens, Taoïstes ou Bouddhistes avaient élaboré des méthodes capables de mener ceux qui en avaient le courage et la destinée à préparer cette rencontre. Les Arts Martiaux faisaient partie intégrante de ces méthodes dont l’ensemble ne pouvait être fragmenté au risque de perdre toute sa cohérence et sa raison d’être. C’est donc au sein d’un état d’esprit particulier, d’une quête personnelle et d’un véritable art de vivre qu’il faut les reconsidérer et non pas comme des “sports”.
La notion de sport est occidentale et fut d’abord associée à celle de divertissement, de plaisir, de jeu. Ensuite, elle devint également synonyme de compétition. Le terme alchimique « KUNG FU » qui fut rapporté par le Père Jésuite Joseph-Marie AMIOT (oui, je sais ce que tu vas dire…) pour désigner les pratiques corporelles énergétiques et martiales qu’il observa en Chine au XVIIIème siècle remet bien les pendules à l’heure ! Il désigne les efforts réguliers qu’un Homme fournit sur une longue période de temps au service d’une discipline (quelle qu’elle soit) pour en acquérir la maîtrise. Mais ce n’est pas tout ! Une partie de l’idéogramme KUNG FU montre un être humain accompli entre le Ciel et la Terre : un homme (ou une femme bien entendu) qui relie ces deux polarités et qui est donc capable, à travers son corps (sa propre matière) et ses actes sur la Terre, de faire descendre les volontés du Ciel, du grand plan divin.
Tu imagines bien que pour arriver à être “un fils ou une fille du Ciel et de la Terre”, il faut avoir éliminé toutes les identifications au petit moi. Le terme KUNG FU désigne donc bien le but et le moyen pour y parvenir. Le but est de réaliser sa nature divine et le moyen est le travail incessant sur le moi pour découvrir le Soi. La discipline choisie fera ici office d’outil. En maîtrisant cet outil à l’extérieur, on se maîtrise à l’intérieur… C’est un principe d’alchimie opérative.
Tu vois bien qu’il n’est nullement ici question de compétition contre les autres, de jeu, de divertissement ou de plaisir. Tout cela j’aimerais l’expliquer plus en détail dans un ouvrage dédié non plus à l’Esprit Martial uniquement, mais à la Voie du Guerrier comme je la conçois. Une Voie à la portée d’un homme ou d’une femme perdu(e)s dans l’incohérence du monde moderne, prêt à se retrousser les manches pour se dépouiller de ce qui l’empêche de se connaître dans toute sa lumière.
Revenons à mon parcours. Après Esprit Martial, comme je l’ai mentionné précédemment, j’ai écrit un livre spécifique sur le WING CHUN. Il fut d’abord auto-édité puis, fut ensuite signé chez BUDO ÉDITIONS, ce qui constitua pour moi une certaine consécration vu la qualité des ouvrages martiaux que cet éditeur a coutume de produire. Tout allait dans une direction qui me semblait tracée pour mon avenir et c’est lorsque tu crois avoir tout compris que la vie a le don de te montrer à quel point tu te goures.
L’épisode de la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID 19 a réveillé mon ennemi juré, le démon caché au fond de moi, celui qui faisait le mort depuis si longtemps… Dans cet épisode révélateur de l’état du Monde dans lequel nous vivons, j’ai oublié une règle essentielle. Tu connais forcément l’affirmation de Nietzsche qui dit « qu’à trop regarder l’abîme, l’abîme finit par regarder en toi ». J’ai pu mesurer à quel point c’était vrai. Ce sur quoi nous portons notre regard nous possède.
Ma blessure constitutionnelle me fit ne plus voir qu’un monde hideux tournant autour du Dieu argent, un monde malade, coupé de la nature et du sacré, une humanité esclave d’une poignée de financiers fous, des masses hypnotisées par des médias corrompus, des hordes de zombies prêtes à renier toutes les valeurs humaines et toute notion de dignité pour du divertissement, une industrie de la santé orchestrant la maladie au côté d’un système broyeur de consciences, des milliers de robots vides de “bon sens” prêts à gober n’importe quel mensonge pour avoir le droit de consommer, une nature à l’agonie souffrant d’un cancer nommé “Homme”.
Le démon en moi se déchaînait et me faisait perdre toute ma lumière. Mon discours quotidien était empreint de négativité, de dégoût, de haine… J’étais devenu sombre et toxique pour mes proches. Et puisque les pensées, la parole et le regard que l’on porte sur l’extérieur ont un grand pouvoir, j’ai créé ma descente aux enfers.
On ne descend jamais au fond pour rien. On y descend pour y prendre des leçons. J’ai appris que pour un “Guerrier”, les leçons se prennent un genou à Terre : un genou plié symbole d’humilité devant la force de la vie et un pied déjà prêt à pousser sur la Terre pour nous relever. J’ai réalisé qu’on pouvait servir les ténèbres en pensant faire tout le contraire. Cela m’a permis de prendre beaucoup de recul sur mon fonctionnement de base et à en saisir les mécanismes mais aussi à mieux percevoir la source du mal chez les autres.
Corriger une erreur dans notre programme constitutionnel n’est pas chose facile. Il faut des armes, de l’entraînement, du temps, des petites victoires et parfois des échecs pour constater que le travail n’est jamais fini. Il faut être vigilant, surveiller incessamment nos pensées, nos sentiments, nos volontés et nos actes pour déceler les vieilles habitudes nocives et en créer d’autres par des répétitions conscientes. Il faut être un Guerrier à l'affût, prêt à bondir le sabre à la main pour trancher net les schémas destructeurs à la racine. Un maître de l’instant présent qui ne se laisse pas enchaîner par son passé ni perturber par son futur. C’est ça selon moi la Voie du Guerrier et c’est ce travail que la pratique des Arts Martiaux est censée symboliser à l’origine.
À l’heure à laquelle je t’écris, me voilà à nouveau debout entre le Ciel et la Terre, le sabre à la main. J’ai à cœur de transmettre cette vision personnelle par tous les moyens qui me sembleront stimulants et donner à ceux qui se sentiront appelés par la Voie du Guerrier, le fruit de mon vécu ainsi que des méthodes concrètes pour avancer dessus. J’ai des projets et des idées plein la tête. J’ai un nouveau livre en phase d’achèvement et des champs d’action qui s’ouvrent peu à peu à moi parce que je m’ouvre à nouveau à la beauté de ce qu’est la vie. J’amorce un virage qui m’éloignera d’un public que je ne veux plus dans mes cours. Un public de consommateurs nourris aux productions Netflix et assoiffés de clichés pensant que j’ai une baguette magique capable de les transformer en super Ninja en une semaine de cours. Je propose des formats de formation intensifs en immersion et je commence à intervenir dans des sphères où il y a beaucoup à faire mais dans lesquelles les demandeurs sont déjà dans une démarche de travail personnel.
Voilà, Guerrière, j’espère t’avoir livré une trame assez claire des éléments de mon parcours dont tu fais à présent partie. Nous savons tous deux combien notre collaboration semble avoir été orchestrée par une volonté qui nous dépasse et qui nous amène à rassembler nos compétences, nos personnalités et nos énergies. Je nous souhaite donc courage, foi et joie dans nos entreprises personnelles et communes.
LE GUERRIER
La notion de “Guerrier” n’est pas forcément la plus facile à manier. Qu’elle soit jugée trop hardcore par les adeptes de la “spiritualité” bon enfant, qui la rejettent catégoriquement comme une voie où la lutte est trop prégnante et l’acceptation pas assez et qui n’a donc aucune chance de mener à l’éveil, ou au contraire encensée par un paquet d’égocentriques qui se planquent derrière en espérant que l’étiquette fera le taff pour eux, le moins qu’on puisse dire, c’est que ce qu’on met derrière ce terme est tout sauf net. Toi, tu le définis comment, le Guerrier ?
L’image que j’ai aujourd’hui du Guerrier, c’est celle d’un être humain qui entreprend de s’attaquer à la conception qu’il a de lui-même et qu’il a du monde extérieur en partant du principe qu’il reconnait que le monde qu’il voit n’est que le reflet de son monde intérieur.
Lorsqu’un être humain prend conscience de cela, il va chercher à rencontrer son monde intérieur fait de désirs, de sentiments, de pensées, de conditionnements, de peurs, d’héritages ancestraux et il va alors lui falloir beaucoup de courage et de force pour refuser que tout cela le définisse. Lorsqu’un Homme s’attaque à faire le ménage dans ce monde-là, on peut le qualifier réellement de Guerrier car la guerre contre le soi illusoire est la plus difficile des guerres à mener.
J’ai tendance à considérer l’être humain dans sa totalité. Pour qu’un changement soit effectif, il doit selon moi atteindre l’ensemble des parties de l’Homme, des racines jusqu’à la cime, ce qui signifie, des intentions jusqu’aux actes. Pourtant, j’ai le sentiment que pas mal de gens se cantonnent à l’un ou l’autre, c’est-à-dire nourrir de nobles intentions sans passer à l’action pour les mettre en application, ou alors se limiter aux actions extérieures bien visibles histoire de faire les paons, sans interroger les causes profondes qui les poussent à agir et les croyances qui alimentent leurs actes. Être un Guerrier, tu dirais que c’est un état d’esprit, une philosophie, des règles, une morale, ou alors une pratique ?
C’est tout cela à la fois car c’est dans toutes les dimensions de l’être, des croyances jusqu’aux actes, que cette responsabilité que l’on prend de ce que l’on vit et de ce que l’on voit doit se manifester.
Forcément si je me considère d’une part comme responsable de tout ce que je vis et que je considère d’autre part qu’une existence est une occasion de découvrir qui je suis au-delà de ce que je crois être, la quête du vrai moi va influencer ma pensée, mes sentiments et mes actes…
Si en plus je reconnais que je suis soumis, en tant qu’être humain, à un ensemble de lois universelles, je vais forcément chercher à vivre en conformité avec ces lois. Cela m’amènera à penser et à agir au service de cette vérité, de cette quête du Soi.
Une sorte “d’art de vivre” impliquant des règles, une éthique et des pratiques en naîtra irrémédiablement.
Dans le monde spirituel d’aujourd’hui, il est souvent question de la dissolution ou même de la mort de l’ego comme premier pas vers la guérison et la connaissance de soi. Bien que je ne sois pas forcément d’accord avec ça, il me semble tout de même inévitable de savoir abandonner régulièrement une partie de soi pour évoluer. Selon toi, un Guerrier doit-il se déconstruire avant d’espérer grandir ?
Avant de découvrir qui je suis, je dois forcément tuer celui que je ne suis pas. La vie m’en donnera toujours l’occasion, à moi de la saisir mais cela signifie également affronter ses peurs.
Qu’est-ce que la discipline spirituelle ?
Selon moi, c’est choisir une voie d’élévation spirituelle avec tout ce qu’elle implique et s’y tenir.
J’ai l’impression que souvent, on a tendance à considérer la vie comme une lutte, presque comme une ennemie. Beaucoup d’entre nous passent énormément de temps à se plaindre des difficultés et des obstacles rencontrés en chemin. Toi, tu proposes de voir la vie comme un maître qui cherche à nous enseigner notre vraie nature. C’est un putain de changement de regard ! La vie serait-elle donc une série d’épreuves initiatiques ?
Assurément, je pense que la vie est un procédé qui consiste, par les épreuves que nous vivons, à nous amener vers la lumière, c’est-à-dire vers la connaissance de Soi.
Dans le chamanisme que je pratique, on travaille auprès d’un maestro (si du moins on veut faire du bon boulot), et ce sont aussi les plantes maîtresses qui tiennent ce rôle pour nous. Toi, est-ce que tu penses qu’un Guerrier a forcément besoin d’un maître ?
Je pense que c’est nécessaire mais un Maître ne doit pas forcément être un autre être humain. Du moment que nous sommes invités à grandir par une intelligence supérieure qui nous offre une méthode pour le faire, nous pouvons considérer celle-ci comme un Maître. D’ailleurs la vie elle-même est un Maître !
Maintenant je pense que nous sommes tous reliés et que nous sommes tous sur des stades d’évolution différents au niveau de la conscience et les plus élevés tirent ceux qui sont juste en dessous, c’est une chaîne. Si nous décidons de nous placer sur un chemin d’élévation quel qu’il soit, nous trouverons inévitablement, à un moment, un Maître. Quelqu’un de plus élevé qui nous tendra la main.
Tu as des idées intéressantes sur le Bien et le Mal. Pour toi, le Mal n’est pas quelque chose qu’on doit combattre, car l’énergie qu’on met à lutter contre lui ne fait que le nourrir. Tu préconises au contraire de l’accepter, en dirigeant ses efforts et ses pensées vers le changement qu’on veut opérer, ce qui fait de lui, en définitive, la source du Bien. Ma question est donc : Un Guerrier lutte-t-il vraiment contre le Mal ?
Dès que tu perces un peu tes schémas de fonctionnement et que tu te désidentifies de ce que tu penses, désires, ressens et crois, tu arrives dans une strate de toi-même faite de lois et d’archétypes. Tu reconnais ces lois dans la nature, dans l’univers et tu te rends compte que tout ce que te demande la vie finalement, c’est de vivre en harmonie avec ces lois.
Pour vivre en harmonie avec ces lois il ne s’agit pas d’être bon ou mauvais selon nos conceptions humaines du Bien et du Mal qui sont très variables, il s’agit d’être juste. Juste envers nous-même et les autres en accord avec les grandes lois universelles et pas forcément en accord avec ce que l’Homme en fait pour son intérêt.
S’il y a bien un truc que tout le monde lui envie, au Guerrier, c’est sa force ! Je pense que dans le fantasme de base qui fait baver face à cet archétype, ses qualités primales, c’est la puissance et l’indestructibilité… Évidemment, chacun place quelque chose de différent sous ces termes, mais n’empêche… D’où elle lui vient, sa force, au Guerrier ?
De son niveau d’incorruptibilité je pense. C’est-à-dire de sa capacité à vivre en accord avec qui il est en tant que fils de l’univers et non en tant que fils de Monsieur et Madame Untel… S’il est aligné devant ce qui est vrai et de toute éternité, il est fort, solide.
Dans les Arts Martiaux traditionnels asiatiques, c’est quelque chose qui est mis en place dès le début de l’apprentissage. Lorsque tu entres dans une école traditionnelle digne de ce nom, on te demande d’abord de renoncer à ton identité sociale. On t’impose une tenue vestimentaire qui est la même pour tout le monde, parfois on t’impose également de te raser la tête en signe de renoncement ou, au contraire, de te laisser pousser les cheveux. On te donne un nom qui sera celui que tu porteras dans l’école. On fait en sorte que tu reconnaisses la communauté qui t’accueille comme une nouvelle famille de cœur puis, une fois que tu as oublié majoritairement qui tu étais par tes références au passé, on te demande de te construire afin de faire passer l’énergie de vie / de l’Univers à travers toi “entre le Ciel et la Terre”.
L’enseignement martial va alors prendre tout son sens parce qu’il te demandera de t’épurer, de te séparer de tout ce qui n’est pas toi et de travailler ton véhicule d’incarnation pour qu’il soit capable d’être le porteur et le canal de l’énergie de ton âme que tu vas peu à peu découvrir en t’affranchissant de ton petit moi et de ses limites. Tes gestes martiaux devront être émis à partir d’une structure corporelle alignée devant la Terre… C’est-à-dire devant ce qui te porte dans le moment présent.
Il n’y a rien de plus vrai que ce qui te porte dans le moment présent. Lorsque tu as derrière toi un élément de vérité telle que la Terre et que tu es aligné, droit, tu es fort. C’est exactement comme lorsque tu présentes un argument verbal qui s’appuie sur une démonstration mathématique : il ne peut être réfuté car il s’appuie sur un élément qui est vrai de toute éternité.
L’Homme en s’appuyant sur une illusion de ce qu’il est en se référant à ses croyances, à ses parents ou encore à son éducation, s’aligne sur des mensonges. Il en devient faible.
J’ai souvent la tristesse de constater que l’expérience est loin de faire toujours le poids dans l’esprit des gens, face au savoir théorique ou encyclopédique. Pourtant, pour accéder à la connaissance, c’est-à-dire au savoir fait chair, l’expérience m’apparait comme foutrement indispensable. Dans la Voie du Guerrier, quelle est l’importance de l’expérience personnelle ?
Tout apprentissage initiatique implique de la théorie et de la pratique. Il faut vivre les choses pour les connaître. Sans ces deux dimensions, nous ne pouvons réellement connaître une chose.
Dans la Voie du Guerrier, ton sujet d’étude c’est toi, donc tu dois étudier théoriquement ce que tu es et ce que tu n’es pas et mener les expériences qui t’amèneront à bien intégrer ce que tu es et ce que tu n’es pas.
Généralement c’est après avoir vécu l’expérience de ce que tu n’es pas que tu veux vivre ce que tu es.
Examiner ses croyances et trouver ses propres valeurs, c’est un truc que beaucoup de gens tentent de faire pour améliorer leur vie, mais comment on met ça en œuvre, exactement ?
En examinant ce que tu vis et en te rendant responsable de ce qui ne te convient pas dans ta vie. Pourquoi rencontres-tu telle ou telle situation qui se répète constamment et qui te fait souffrir ? En te posant ce genre de question, tu vas te transformer en chasseur et tu vas chercher à débusquer la croyance / le schéma qui t’amène à penser, sentir, désirer et agir de telle manière que tu attires à toi par une loi universelle des pleins et des vides, les situations ou les personnes qui te font souffrir.
Il va alors falloir poser des actes symboliques qui iront à l’encontre de ces croyances pour les parasiter.
L’intention n’est pas une réflexion, c’est une conviction, je te cite. Et je trouve ça super fort comme idée. Une conviction, ça change complètement notre rapport au monde, parce que c’est l’âme qui s’exprime et non plus le mental. Tu dis que si on a décidé de devenir la personne qu’on rêve d’être, il faut employer chaque seconde de notre vie, chaque pensée et chaque acte à cette réalisation. Et que quand l’intention est alignée avec la voie et le geste, l’action menée est redoutablement efficace. Ça me parle énormément, car une fois en cérémonie, quelque chose comme ça m’est arrivé. L’intention est cruciale quand on travaille avec l’Ayahuasca. Tu veux bien préciser un peu ta pensée ?
C’est ça, l’intention à mon sens a passé la barrière de la réflexion, elle est dans les sentiments et la volonté parce qu’elle résulte d’une réflexion et d’un vécu. Tu es profondément convaincu et donc habité par la volonté de voir apparaître quelque chose dans la matière.
Ce n’est plus un concept, c’est une volonté de manifestation.
Attention, question épineuse ! Qu’est-ce que la réalisation personnelle ? Tu penses pouvoir y répondre simplement ?
Je pense qu’il y a autant de définitions que d’êtres humains. Mais je dirais que ces définitions se rejoignent toutes sur un point : le bonheur ! Et finalement le bonheur c’est d’être en paix avec soi-même et les autres.
Quel est le plus haut niveau qu’un Guerrier puisse espérer atteindre ?
On parle d’illumination dans les Arts Martiaux, c’est-à-dire un état de conscience durant lequel tu es uni au Grand Tout. Tu fais un avec l’Univers.
Plus je parle avec toi, et plus j’ai la sensation que nos disciplines, les Arts Martiaux et le Chamanisme, se rejoignent sur de nombreux points et peut-être même se complètent… Alors il faut que je te pose la question : La Voie du Guerrier est-elle Une ?
Il y a de nombreuses voies qui mènent toutes au même sommet. Dès qu’un être humain se met en quête de sa vérité, une voie s’ouvrira devant lui. Il y a donc autant de voies que de chercheurs et ce sont toutes des Voies du Guerrier.
Pourquoi ? Parce que le Guerrier est un chevalier.
Il se voit attribuer une épée (son corps) et des épreuves (des combats contre ses démons) qu’il doit surmonter dans le but de découvrir un trésor, obtenir des pouvoirs et atteindre l’immortalité. C’est-à-dire accéder à la conscience qu’il est une âme immortelle (trouver le Graal).
Pour cela, son épée devra être droite, tranchante (affûtée) et polie pour refléter la lumière mais elle devra également avoir une âme, c’est-à-dire servir une intention soutenue par un code de vie du chevalier.
Quel que soit le chemin qu’un être entreprend pour découvrir en lui sa part d’immortalité (c’est-à-dire, ce qui est vrai de toute éternité et qui se trouve dans le présent lorsque l’on est droit entre le Ciel et la Terre et qu’on laisse la lumière - qui n’est autre que la connaissance - passer à travers soi), le symbole de sa quête, l’épée, fait de lui un Guerrier.
LES IMPLICATIONS DE LA VOIE
Dans l’univers des plantes sacrées, notamment via la pratique de la diète, respecter une certaine ascèse est fondamental pour le sérieux et la réussite de l’entreprise. Interdits alimentaires et comportementaux, isolement, vigilance constante face à ses pensées et ses actes, nettoyage régulier du corps, du mental et des énergies… Est-ce que tu crois qu’il est indispensable d’avoir une pratique ou une ascèse pour être un Guerrier ?
Une pratique est un outil de travail sur le soi dont il faudra s’affranchir par la suite lorsqu’elle aura permis au corps et à l’esprit du Guerrier de s’unir et lorsque le Guerrier sera capable d’être aligné, silencieux et immobile en toute circonstance. Lorsque la maîtrise est atteinte, la pratique devient inutile.
Certains, dans les Arts Martiaux, pensent que la pratique est l’objectif, et ils se sentent être quelqu’un parce qu’ils pratiquent. Si jamais ils sont dans l’incapacité de pratiquer à cause d’une blessure par exemple, ils ne savent plus qui ils sont. Ils se sentent faibles. Cela vient du fait qu’ils se sont identifiés à l’outil plutôt qu’à l’œuvre à réaliser. Ils ont construit une illusion fondée sur quelque chose qui va de toute façon disparaître un jour : un corps physique capable de faire des gestes martiaux.
Non, la pratique doit les amener à dépasser le corps et le geste pour trouver la vraie force qu’il y a derrière : “je suis pure énergie, je n’ai comme limites que les lois de l’univers, je suis une âme immortelle incarnée”.
Lorsque cette dimension est intégrée, la pratique n’est plus vraiment nécessaire. Mais nous sommes tellement conditionnés et loin d’être capables de rencontrer cette dimension (sauf peut-être dans des moments de grâce qui peuvent d’ailleurs être accordés par des esprits tels que ceux des plantes) que les pratiques ont encore de beaux jours devant elles.
A ton avis, quelles qualités et quelles valeurs un Guerrier doit-il incarner ?
L’ensemble des vertus universelles avec trois principes fondamentaux : bon sens, souplesse et bienveillance (envers soi-même et les autres).
Dans les Arts Martiaux la première vertu à incarner est l’humilité car sans elle, nous ne pouvons rien apprendre.
Ensuite viennent le respect de tout être vivant, la politesse qui témoigne le respect, l’altruisme, la générosité, la droiture, la capacité à être digne de confiance, la loyauté, le courage, la volonté, la persévérance, la justesse, la tempérance, la prudence…
Moi, j’ai la sensation que la volonté est extrêmement importante dans la Voie du Guerrier…
Indiscutablement, la volonté est très importante car c’est un moteur. Elle te permet de travailler dur et d’être discipliné. La discipline est la première marche vers l’élévation. Si tu n’es pas discipliné, tu ne peux pas réellement avancer.
“Avoir” et “Être” sont des termes qui entrent de plus en plus en opposition aujourd’hui, car les gens commencent à réaliser que le bonheur ne se cherche pas vers l’extérieur… Toi, quelle différence tu établis entre se fixer sur ce qu’on veut obtenir et travailler sur ce que l’on veut être ?
“Obtenir” consiste à se charger, à posséder. “Être” consiste à se dépouiller.
Tiens, un truc que j’ai découvert chez Carlos Castaneda, et que j’ai retrouvé ensuite dans le chamanisme shipibo ! Qu’est-ce que l’impeccabilité ?
Pour un Guerrier, c’est poser des actes alignés sur ce qu’il est venu faire en tant qu’âme incarnée. C’est-à-dire nourrir la vie. La faire circuler à travers lui entre le Ciel et la Terre. C’est poser des actes accordés sur les lois universelles puisqu’elles lui permettent justement d’être porteur de vie et enfin, par extension et logique, c’est ne pas vivre selon les lois de ce qui nourrit la mort, la division et l’ignorance.
Dans beaucoup de traditions, on a coutume de dire que pour trouver la paix, l’Homme doit d’abord retourner vers lui-même. C’est un truc qu’on fait aussi dans la jungle, en s’isolant dans son tambo pour diéter une plante. Et ça déplace complètement le rapport qu’on entretient avec soi-même et avec la vie. Selon toi, l’isolement est-il indispensable à la connaissance de soi ?
Oui, il me semble que c’est un processus nécessaire à la déconstruction du petit soi mais ce n’est pas une fatalité. Tout est question d’équilibre. Pour être bien avec les autres il faudra apprendre à être bien avec soi-même, dans l’isolement et la solitude.
Dans les Arts Martiaux, tu apprends d’abord à travailler sur toi avant de travailler avec l’autre. Tu travailles seul ce que l’on nomme la structure personnelle. Tu travailles sur ton corps et ton esprit afin de les harmoniser. Tu allies la souplesse et la force, le corps et l’esprit, la théorie et la pratique, ta part masculine et féminine, ta part de lumière et ta part d’ombre… C’est ce que représentent le tigre et le dragon ou le serpent et la grue blanche dans la symbolique martiale… Tu t’appliques à équilibrer les choses dans tous les domaines de la vie et tout cela dans le mouvement, dans l’adaptabilité.
Une fois que tu es devenu capable d’exprimer cette maîtrise de l’harmonie, tu peux rencontrer quelqu’un qui a fait le même boulot pour entrer en harmonie avec lui à travers l’échange martial. C’est de l’alchimie tout ça. Les Arts Martiaux sont une voie alchimique nommée Voie Royale. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils constituent un grand pan des études taoïstes, les Taoïstes étant des alchimistes.
Tout est question d’octave à mon sens : lorsque tu as travaillé seul pour intégrer certaines leçons de la vie, pour digérer certaines blessures, tu transformes tes vibrations par la nouvelle vision du monde que tu as acquise et tu attires à toi des personnes qui vibrent sur la même octave.
C’est comme lorsque tu veux apprendre à jouer d’un instrument de musique. D’abord tu apprends à tenir ton instrument correctement, à produire des notes correctes avec celui-ci en accord avec les lois de la musique sur une tonalité sur laquelle tout le monde s’accorde et ensuite, une fois que tu maîtrises tout ça, tu peux aller jouer avec d’autres qui ont fait le même travail avec leur propre instrument. Votre recherche sera alors l’harmonie à travers la musique.
Là, forcément, cette analogie doit t’amener à imaginer que ton instrument c’est tout ton Être.
Que ce soit dans la psychologie, dans le chamanisme, dans l’alchimie, toujours revient cette notion d’Ombre qu’il faudrait savoir regarder en face et apprivoiser… Un Guerrier doit-il apprendre à incorporer sa part d’ombre ? J’aimerais entendre ta version “arts martiaux” du truc !
À mon sens oui et il doit prendre appui dessus pour s’élever vers la lumière. C’est un peu ce que représente ces statues de l’archange Mickaël qui terrasse le Dragon. Il ne le tue pas, il prend appui dessus pour triompher ou s’élever.
Nous vivons dans un univers dans lequel une chose n’existe que parce qu’il existe son contraire et dans lequel ces deux polarités sont complémentaires et indissociables. L’une ne peut aller sans l’autre. Il convient pour le Guerrier de regarder sa part d’ombre et de la mettre au service de la lumière.
Ce que nous nommons Ombre est une énergie que nous pouvons canaliser. Le danger est de la refouler. C’est d’ailleurs le grand thème de la légende qui narre la naissance des Arts Martiaux chinois…
On dit que les moines Bouddhistes chinois ont pris conscience que la guerre et la paix étaient indissociables. S’opposer à la guerre revenait à la nourrir alors qu’utiliser l’entraînement à la guerre pour faire circuler l’énergie de vie en soi revenait à utiliser les ténèbres pour servir la lumière.
Le travail que tu proposes de faire pour gérer ses émotions me semble extrêmement pertinent. Au lieu de les refouler comme on le fait tous, tu dis qu’il faut les laisser s’exprimer, au risque de développer une maladie plus tard, comme une espèce d’implosion. C’est un truc qu’on travaille beaucoup avec l’Ayahuasca. Elle a tendance à nous confronter aux émotions qu’on n’a jamais acceptées, et qui continuent de moisir à l’intérieur. C’est un passage très difficile, de faire jaillir les souffrances refoulées pour les conscientiser, les regarder en face, et finalement les accepter. Selon toi, comment fait un Guerrier pour gérer correctement ses émotions ?
En s’en désidentifiant d’une part et d’autre part, en en expulsant l’énergie à travers ses pratiques comme une hygiène de l’être. Il nettoie ses émotions en en canalisant l’énergie à travers des gestes conçus pour que cette énergie suive des chemins logiques et naturels de circulation à travers la matière pour être exprimée, extériorisée et en même temps, canalisée afin de servir un acte constructif et non destructeur.
C’est pour cette raison que les Arts Martiaux asiatiques sont si différents des Arts Martiaux occidentaux. Ils ne servent pas les mêmes objectifs. Les Arts Martiaux asiatiques se servent du mouvement guerrier pour faire circuler la vie dans l’Être et autour de l’Être qui s’y adonne. Les Arts Martiaux occidentaux, eux, n’ont pour objectif que de permettre à un être humain d’en vaincre un autre.
Dans la conception des Arts Martiaux asiatiques, il est extrêmement sain d’utiliser l’entraînement pour nettoyer tout un tas d’énergies émotionnelles comme la colère, la frustration, la tristesse mais en apprenant à être maître du geste et donc de l’acte qui sert de support de nettoyage. Du coup, dans la vie quotidienne, tu es disposé à exprimer ta part de lumière.
« À l’entraînement, sois un tigre pour être un agneau dans la vie »
« Poings de démon, cœur de Bouddha »
Un truc qui me tient particulièrement à cœur, que j’ai quasiment élevé au rang d’art de vivre : Faut-il se défier soi-même ?
Décider de vivre selon ses convictions est source de défi personnel. La vie nous apporte toujours les tests et les défis qui correspondent à nos aspirations.
Et si le seul véritable ennemi du Guerrier était… lui-même ?
Indiscutablement ! L’ennemi, c’est celui qu’on croit être. Cela nous limite et nous emprisonne car nous devenons ce que nous pensons.
“Il faut apprendre à mourir" est une bien jolie phrase que beaucoup répètent à tort et à travers sans en avoir percé le sens. Pourtant, elle pourrait être la clé de notre évolution, mais aussi de notre bonheur véritable. Qu’est-ce qu’elle signifie dans la Voie du Guerrier ?
Pour le Guerrier, c’est accepter la réalité des cycles. Tout se transforme perpétuellement par l’intermédiaire de cycles de naissances, de croissances, de déclins et de morts. La mort et la vie sont donc liées. Apprendre à mourir, c’est reconnaître que pour que le nouveau apparaisse, il faut que l’ancien meurt.
Un jour est un espace entre la naissance du soleil et sa mort. Entre les deux, tout est possible. Pour que de nouvelles possibilités nous soient offertes chaque jour, il faut que le soleil meurt. Il en est de même pour le Guerrier.
Pour se transmuter, il doit apprendre à mourir à lui-même. Sans mort, il n’y a pas de renaissances, pas de nouvelles possibilités. Le Guerrier doit être capable de faire mourir ce qui n’est plus nécessaire à son élévation et ce, chaque année. L’énergie des saisons l’accompagnent dans ce processus éternel de renouvellement. C’est pour cette raison que les anciens célébraient justement les saisons et c’est également pour cela qu’il y avait autrefois des rites de passages.
Assumer la responsabilité de sa vie, est-ce que c’est ça la liberté ?
En tout cas c’est la porte. Quand tu te reconnais comme responsable de ce que tu vis, tu récupères le pouvoir de ta liberté. Tu as le pouvoir de choisir. C’est ça la liberté. Pouvoir choisir, même si ce choix implique de mourir.
ÊTRE UN GUERRIER MODERNE
J’imagine que chaque époque donne naissance à différents types de Guerriers, même si les valeurs fondamentales qui les animent et la mission générique qui est la leur ne changent pas. Selon toi, qu’est-ce qu’un Guerrier moderne ?
Quelqu’un qui a choisi une putain d’époque pour se “re-trouver”. Notre époque moderne est un âge de fer. C’est-à-dire qu’au niveau de l’attache à la matière, nous sommes au plus bas. La pensée purement scientifique nous prive de la possibilité de vivre les choses et de nous reconnecter à nous-même, à notre environnement et au sacré en nous polluant l’esprit et le corps donc forcément, la tâche est ardue pour le Chercheur de Vérité. Les pistes sont habilement brouillées.
Le Guerrier est-il guidé par la morale, ou par l’éthique ? Obéit-il à des lois sociales ou à un code d’honneur personnel ?
Il est guidé par l’éthique et par l’intelligence cosmique qui se reflète dans la nature.
Les lois des Hommes, si elles ne sont pas en accord avec les lois du Ciel (les vertus), ne valent rien à ses yeux. Bien entendu, la bienveillance, la justesse et le bon sens sont des piliers pour le Guerrier et il sait reconnaître les lois sociales nécessaires à maintenir la paix sociale mais il n’est pas dupe face aux lois qui, sous un prétexte de sécurité, d’écologie ou d’un autre idéal invoqué (comme une urgence sanitaire par exemple), visent à asservir le peuple, à l’affaiblir, à l’empoisonner, à le piller.
Le Guerrier regarde qui les lois sociales servent et s’il réside en France à notre époque… il se marre.
Il sait que le peuple est considéré comme le bétail d’un cheptel dont les bergers régulent les troupeaux à coups de mesures économiques et maîtrisent l’art de créer des problèmes pour vendre des solutions.
Tu places l’expérience personnelle au-dessus de tout. Pour toi, un savoir, un guide ou une situation ne doivent pas être crus d’emblée, tout doit être expérimenté, vécu, sans intellectualiser. Tu dis que c’est en vivant les choses qu’on les maîtrise. Ça me ramène à la façon dont les chamans enseignent, ou plutôt comment ils ne le font pas, justement. Si tu leur demandes de t’expliquer le sens de tes visions, ils te répondront simplement de demander à l’Ayahuasca lors de ta prochaine cérémonie. Bien qu’elle ait tendance à agacer ou désarçonner les Occidentaux, cette façon de positionner l'expérience personnelle comme seul guide éveille le pouvoir de notre conscience sur elle-même. Elle réveille en nous notre propre medicina. Une fois de plus, il s’agit de responsabilité, et d’écoute de sa propre âme. As-tu comme moi le sentiment que de nos jours, le savoir intellectuel a pris la place de la connaissance, la parole celle des actes, et que l’expérience personnelle n’est plus reconnue comme une valeur essentielle ?
Cela dépend dans quel milieu et dans quelle culture mais en effet, nous pouvons constater que la pensée intellectuelle fait autorité, surtout en Occident. L’expérience semble avoir moins de valeur qu’une bonne analyse. Pourtant “penser” ne rend manifestement pas l’Homme meilleur devant les catastrophes qu’il engendre sur lui-même et sur son environnement. Je pense que cette prédominance arrogante de la pensée va s’effondrer en même temps que le monde qu’elle a engendré. L’Homme devra fonctionner à partir d’autres paramètres que ceux issues de sa seule analyse intellectuelle.
Une chose qui m’a beaucoup interpellée dans ton discours, c’est cette idée de ne pas se positionner comme victime face à la vie et face aux autres. Au risque de fâcher pas mal de monde, j’ai le sentiment qu’à notre époque, le rôle de victime est encensé, au détriment de celui du Guerrier. La tendance est d’afficher ses problèmes, et même de se définir à travers eux. Comme s’il était plus valeureux d’être quelqu’un qui souffre plutôt que quelqu’un qui assume sa force. Toi, tu dis qu’attribuer son malheur à des causes extérieures retarde l’évolution et génère de la souffrance, qui sera alors nécessaire pour trouver les causes de son malheur en soi. Je me dois donc de te le demander : Qu’est-ce que tu penses de la tendance actuelle à la victimisation ?
Oui il y a une tendance à la victimisation qui malheureusement, peut faire office de grande malédiction du siècle car lorsqu’on se victimise, cela signifie qu’on se déresponsabilise automatiquement de ce qu’on vit. On se prive donc directement du pouvoir de changer réellement les choses puisqu’on attribue la cause de notre malheur à un sujet extérieur, un vécu, une illusion en somme.
Du coup c’est comme si on s’attaquait à vouloir percer un bouton sur notre nez en insultant et en tripotant notre miroir. Aucun intérêt, c’est sur soi qu’il faut agir.
Les gens, aujourd’hui, sont majoritairement les rois de la déresponsabilisation : ils remettent leur pouvoir entre les mains de gens qu’ils estiment compétents pour tout un tas de choses. Ils se déresponsabilisent de leur santé par exemple. Ils ont des hygiènes alimentaires effroyables, des activités nocives sur tous les plans, un manque de conscience et de raison en ce qui concerne les liens entre émotions, conditions de vie et santé.
Ils remettent leur pouvoir de prendre soin de leur santé entre les mains d’une industrie médicale dont les médecins généralistes sont les premiers commerciaux et dont les objectifs sont avant tout de faire de l’argent. Ils exigent finalement de la part de vendeurs de médicaments, le remède magique qui éliminera les symptômes qu’ils expriment sans aller s’intéresser à la cause principale de leur problème.
Ils ne veulent rien changer dans leurs habitudes de vie, ils veulent juste un coup de baguette magique qui effacera leurs maux. Face à un danger qui menace leur santé, ils ne vont pas adopter des comportements destinés à renforcer celle-ci. Non, ils vont se jeter sur le premier “remède” qu’on va leur vendre par peur de perdre cette santé qu’ils négligent pourtant et qui, si on l’étudie, fonde son épanouissement sur un principe universel simple nommé homéostasie.
Mais l’équilibre, la sagesse, ils ne veulent pas en entendre parler car elle remet en cause leur vie au sein du système. Je m’excuse auprès des médecins qui refusent de rentrer dans ce moule et qui ont encore une conscience, une capacité de penser et d’agir par eux-même pour le bien de leurs patients et surtout qui ont un attachement sans failles aux valeurs de ce grand sage initié qu’était Hippocrate.
Si chacun suivait la Voie du Guerrier, à quoi ressemblerait le monde ?
Peut-être un monde dans lequel nous serions capables d’être unis les uns aux autres et capables de reconnaître nos droits de vivre sur la même terre malgré nos différences. Un monde où la préservation du vivant et de la paix serait au centre de nos vies. Un monde où la valeur de l’humain passe avant celle de l’argent… Un monde où les vertus sont des règles et où vivre devient un art…
C’est très idéaliste et finalement aujourd’hui tout est juste car les ténèbres servent la lumière et ce que nous vivons de contraire à ces idéaux nous mènera un jour à nous diriger vers eux. La vie est un grand balancier.
Selon toi, c’est encore possible de se connecter à son feu sacré intérieur dans le système qui est le nôtre ?
Je pense justement que pour certains, c’est le monde idéal pour cela car il leur offre toutes les raisons d’aller le trouver. Tu en es la preuve, Zoë. Les écorchés vifs, les insurgés que nous sommes font que nous redoublons d’énergie lorsqu’il s’agit d’avancer vers NOUS. Ce NOUS vivant et libre. Nous brûlons de dire ce que nous pensons et d’agir pour tenter de porter dans ce monde une connaissance, une sagesse intemporelle et universelle qui rappelle à l’Homme qu’il est bien plus que ce que l’on veut lui faire croire.
Alors on peut utiliser son cœur comme seule boussole, vraiment ?
Dans le style martial que j’enseigne principalement, on dit : le poing part du cœur. Cela signifie entre autre que nos compétences martiales doivent être mises au service de l’humanité et d’autre part que notre pratique doit nous amener à nous reconnecter à notre âme dont le siège, pour les Chinois, est le cœur.
Donc oui, “le cœur comme seule boussole” est une devise pour qui suit la Voie du Guerrier à travers les Arts Martiaux.
Être un Guerrier condamne-t-il à la solitude ?
Oui et non. Oui parce que tu as un travail personnel constant à mener sur toi, ce qui implique introspection et repli, et non parce que les relations te font également travailler et avancer vers toi. À mon sens, tout est une question d’équilibre encore une fois.
Y a longtemps, en lisant Nietzsche, m’est apparue la distinction fondamentale qui existe entre celui qui se définit par ce qui l’accable (que ce philosophe appelle “faible” ou “esclave”) et celui qui se définit par ce qui l’anime (“fort” ou “aristocrate”). Ça m’a amenée à penser qu’il existait un gouffre entre la libération, qui selon moi est une réaction, et la liberté, qui est pure action. T’en penses quoi, toi ?
La libération me semble être une quête et la liberté me semble être un état. Je pense donc que celui qui cherche la libération invoquera des raisons pour le faire, tandis que celui qui est libre exprimera uniquement le bonheur de vivre cette liberté.
Attention, question à 1 million de dollars ! Et si la révolution intérieure était la seule révolution en mesure de changer le monde ?
C’est ce que je pense et tout le monde connait cette phrase qui dit qu’il faut commencer par se changer soi-même si l’on veut que le monde change. Encore faut-il en avoir le courage et les méthodes.
Tous ceux qui travaillent à changer le filtre à travers lequel ils perçoivent le monde te diront qu’ils voient leur monde extérieur se transformer. Ils expérimentent de nouvelles situations, rencontrent de nouvelles personnes. Je pense qu’il y a des mondes dans le monde et que nous vivons dans un monde qui correspond à notre niveau vibratoire. Nous vivons ce que nous vibrons, en somme.
Plus nous nous allégeons de nos fardeaux intérieurs que sont nos croyances, nos conditionnements, nos héritages ancestraux, plus nous vibrons haut. Nous attirons alors à nous les vibrations de même nature. D’où l’intérêt de vivre selon les vertus car ce que tu sèmes par tes actes ou tes vibrations, tu le récoltes par la loi de cause à effet.
QUESTIONS FUN AU GUERRIER !
Bon alors pour entamer cette partie décomplexée de l’interview, je vais pas y aller par quatre chemins : Comment ça se fait qu’un mec qui pratique les Arts Martiaux ne soit pas contre les “drogues” ? ET QU’IL LISE CASTANEDA ?!
En fait j’ai toujours été fasciné par tous les enseignements traditionnels ésotériques et Castaneda est incontournable pour les chercheurs de vérité qui sont attachés à l’archétype du Guerrier. Je n’ai jamais été attiré par les drogues, les psychotropes ou même le tabac et l’alcool et même si j’ai été passionné par les écrits de Castaneda, je n’ai jamais senti le besoin de provoquer une rencontre avec les psychotropes.
Je suis de ceux qui pensent que si tu dois recevoir un enseignement, une guidance ou un don de la part de la nature ou d’un être humain, cela viendra à toi si tu le demandes et si c’est juste pour ton évolution. Il ne faut pas forcer certaines portes à mon sens mais ce n’est que mon avis personnel. J’ai du respect pour le monde invisible et je ne veux pas aller déranger certaines forces qui n’ont que faire de nos petits questionnements d’humains. Il me semble qu’il existe une échelle graduelle d’évolution personnelle qu’il faut suivre pour ne pas risquer de perdre sa santé mentale ou, en tout cas, de perdre une certaine capacité à raisonner car la définition de la santé mentale qui est donnée par notre monde moderne me fait frémir.
Par contre, la vie m’a amené malgré moi à recevoir deux soins d’une médecine ancestrale de la jungle avec une prise d’Iboga. J’ai eu deux visions très symboliques à l’issue de ces soins et je suis totalement convaincu que certaines plantes qu’on qualifie de psychotropes, lorsqu’elles sont utilisées par des guérisseurs-nés, qualifiés et formés selon une tradition, sont des médecines de l’âme. Il y a des médecines pour le corps, des médecines pour l’esprit et des médecines pour l’âme. Nous avons différents corps et il doit y avoir différentes médecines pour soigner chacun de ces corps.
Enfin, je ne peux pas être contre quelque chose que je ne connais pas, cela serait contraire à mes principes. Je peux juste dire que j’ai vu des personnes dont la vie a été complètement détruite par des drogues de synthèse, d’autres qui ont été sauvées par des prises de plantes médicinales qu’on qualifie de psychotropes. Il y a les choses et ce qu’on en fait. L’intention qui est derrière les actes que nous posons est pour beaucoup dans l’effet qu’ils ont sur nous.
Tu sais, y a un truc qui me tarabuste depuis qu’on a décidé de faire cette interview ensemble… Mais plutôt que d’ouvrir ma fraise sur le sujet, j’ai juste envie de te la faire en mode dissertation philosophique : Les concepts qui relient les Arts Martiaux au Chamanisme. Je t’écoute.
Il me faudrait plusieurs heures pour en parler mais on peut citer quatre éléments de la philosophie martiale que l’on retrouve dans certains types de chamanisme : La hiérogamie, qui n’est autre que la reconnaissance de l’union sacrée d’un principe masculin et d’un principe féminin comme base de toute existence dans l’univers. L’animisme, l’attachement aux ancêtres et à la tradition et enfin la recherche de la connaissance de Soi.
Je vais profiter de ta question pour évoquer un élément précis qui est souvent mal interprété et peu connu dans les Arts Martiaux. Il est lié à l’animisme et je pense qu’il fera un parfait lien avec certaines formes de chamanisme. Je veux parler des références animalières que l’on trouve omniprésentes dans le registre martial. Tu sais : le style du tigre, de la grue blanche, du serpent etc. Les gens s’imaginent toujours que les Hommes ont observé les animaux et s’en sont inspirés pour créer des techniques de combat ou des effets de style. En fait, si le cinéma a donné cette image superficielle, il est quand même très intéressant de creuser plus profond car nous entrons alors dans une dimension très ésotérique de l’enseignement des Arts Martiaux.
En effet, à une époque où l’Homme n’était pas déconnecté de la nature, il considérait l’animal comme porteur de sagesse et d’archétypes. En l’observant pendant de longues périodes, il parvenait à s’imprégner de tous ces éléments et à réveiller l’animal en lui. Il pouvait même passer une alliance avec l’esprit de l’animal et en recevoir certaines connaissances, certaines capacités. Il y a derrière cela une connaissance profonde qui donne au regard de l’Homme un pouvoir magique : l’Homme se construit en fonction de ce sur quoi il pose son regard.
Les neurosciences commencent seulement à étudier ce principe qui était déjà connu par les anciens, il y a des centaines d’années. Donc passer du temps avec une puissance naturelle en l’observant et en l’écoutant attentivement permettait à l’Homme d’établir avec elle une connexion et de la réveiller en lui, simplement parce qu’il est un microcosme. On se construit bien en observant les membres de notre famille. Ceux qui comme les Taoïstes se considèrent comme les fils et les filles du Ciel et de la Terre ont comme frères et sœurs les arbres, les rivières, les animaux et peuvent se construire à leur image en allant apprendre avec eux.
Les artistes martiaux cherchaient à développer leur QI, c’est-à-dire l’énergie de vie qui était en eux et si tu veux réveiller le vivant en toi, eh bien il faut te nourrir du vivant. Se nourrir ce n’est pas seulement “manger”. C’est plus subtil que cela. Se nourrir, c’est s’imprégner des choses à leur contact. Quand tu as la tronche dans ta télé toute la journée par exemple, tu te nourris de toute la merde qu’elle te défèque dans le crâne et tu deviens aussi mort que son contenu. Lorsque tu passes du temps dans la nature, tu te nourris du vivant.
Ah voilà, enfin on y est ! Vas-y, raconte-nous ! Qu’est-ce que le QI ?
Comme je viens de l’évoquer, le QI représente ton énergie de vie, le courant électrique qui alimente ton corps ou encore ton taux vibratoire puisque l’énergie, c’est de la vibration. C’est, en somme, la barre d’énergie que tu as dans le jeu vidéo qu’est ta vie. On ne démarre pas tous une partie avec la même barre d’énergie car nos ancêtres nous transmettent un héritage énergétique et malheureusement, bien souvent quelques casseroles également. Ce capital énergétique va augmenter ou diminuer en fonction de ce dont tu vas te nourrir dans ta vie et en fonction de comment tu vas faire circuler cette vie en toi.
Pour comprendre l’aspect nutritionnel, il faut concevoir la vie comme une grande respiration : il y a un inspire qui représente ce que tu fais entrer en toi et un expire qui représente ce que tu fais sortir. Ta vie commence par une inspiration et finit par une expiration. Cela signifie que ce qui sort de toi est lié à ce qui rentre.
Le souffle symbolise souvent l’énergie vitale dans les traditions spirituelles car il représente la première manifestation et la première condition de la vie mais il ne faut pas y voir uniquement la respiration physique. Il faut y voir ce principe de nourriture. La qualité de ce dont on se nourrit physiquement, mentalement, émotionnellement et spirituellement va irrémédiablement avoir un impact sur ce que nous allons renvoyer au monde, c’est-à-dire sur la qualité de nos pensées, sentiments, désirs et actes. Si tu veux avoir une grande énergie de vie, il convient donc de t’orienter vers ce qui est nourrissant en termes de vie.
Bien entendu cela commence par la qualité de l’air que tu vas faire entrer en toi et la manière dont tu vas la faire entrer. Idem pour l’alimentation, celle-ci devra être la plus vivante possible (le terme exact est biogénique) et elle devra être ingérée en conscience. Ensuite il y a la qualité de ton environnement et de ce qui s’y trouve car ce qui s’y trouve va nourrir tes pensées. Tu sais autant que moi que certaines personnes peuvent être tout autant nocives dans ton environnement qu’une antenne relai ou n’importe quelle source de pollution électro-magnétique. En termes d’énergie vitale, la pensée est capitale car ton état d’esprit va t’amener à vibrer plus ou moins haut.
La plus grande source d’énergie de vie est l’Amour donc si tu te nourris de choses qui te procurent des sentiments d’amour, tu vibreras haut, tes pensées seront belles et les actes qui en découleront seront à leur tour nourrissants car ils seront porteurs d’énergie de vie.
Maintenant, pour comprendre l’aspect circulatoire, il faut penser à la manière des Taoïstes qui considèrent l’Homme comme un canal d’énergie entre le Ciel et la Terre. Un canal sinusoïdal ou spiralé qu’il convient de libérer. Tu peux le libérer par la méditation statique, c’est une méthode classique mais tu peux également le libérer par le mouvement conscient. C’est-à-dire, par un ensemble de pratiques visant à harmoniser ta chair et tes mouvements dans un état de vacuité sur lequel tu poseras des intentions de circulation du vivant en toi. Le souffle sera le grand chef d’orchestre de ces pratiques. C’est ce que sont les Arts Martiaux par exemple.
Faire obstacle à ce que la vie te propose entrave sa circulation à travers toi. Le Tao est un grand plan divin dont tu fais partie et lorsque tu n’acceptes pas la volonté de ce plan, tu bloques la circulation de la vie en toi, tu fais obstacle à la lumière, tu cristallises l’énergie de vie en toi, tu la fais stagner. Ce qui stagne pourrit, tu le sais. Ce qui circule, vit. Donc lorsque tu crées une stagnation de l’énergie vitale en toi par un refus de ce que la vie t’amène pour ton évolution, tu crées automatiquement une réponse de ton corps : un symptôme. C’est ce que l’on nomme une maladie.
La maladie, c’est un mal qui te dit que tu dois modifier ta manière de vivre ou de considérer la vie afin de retrouver un équilibre garant de ta santé. Le symbole YIN YANG représente à merveille ce que je viens de décrire. Il représente une matrice, un tout, dans lequel la circulation de la vie, représentée par une ligne sinusoïdale, est harmonieuse, c’est-à-dire équilibrée dans le mouvement. Dans ce symbole, deux polarités indissociables sont à parts égales dans une relation constamment mobile et harmonieuse. Ce symbole représente ce que tu dois travailler entre le Ciel (l’invisible, les lois universelles, les archétypes, tes mondes intérieurs) et la Terre (le visible, la matière, tes actes) pour que la vie circule en toi et te vivifie. C’est la clé de ta santé et de ta force. Ce même enseignement est consigné dans le caducée d’Hermès lorsque l’on sait le décoder.
Puisque la vie c’est de la lumière et de l’amour, il convient, lorsque ton énergie vitale ne circule plus, de mettre en lumière ce que tu n’acceptes pas de vivre et d’y mettre ensuite de l’amour, de l’acceptation, de le transformer en force.
Les Hommes d’aujourd’hui sont tellement déconnectés du vivant qu’ils considèrent le QI comme un pouvoir magique. Leur référence au QI est un personnage de dessin animé qui balance des boules de feu avec ses mains ou un vieux Chinois qui projette des mecs au sol sans les toucher. Il faut arrêter avec ce genre de concepts qui nous éloignent de l’essentiel. Tous les humains ont un QI dès lors qu’ils sont en vie et ils peuvent devenir très puissants s’ils axent leur vie autour des lois du vivant qui sont faites pour que la vie / la lumière / l’amour circule (je ne conjugue pas car c’est la même chose).
Si les moyens de prendre soin du QI étaient enseignés à l’école, si on enseignait comment s’aimer et aimer les autres, comment respirer avec notre environnement naturel et ce qui s’y trouve, nous ne serions peut-être pas dans la merde dans laquelle nous sommes aujourd’hui sur notre planète.
Si je capte bien, le QI n’est donc pas réservé aux pratiquants des Arts Martiaux ?
Bien sûr que non, ma réponse précédente a mis cela en lumière justement. Est-ce qu’un chaman n’est pas en réalité quelqu’un qui contrôle son QI ? C’est quelqu’un qui le contrôle à merveille par la relation qu’il a à lui-même et au monde extérieur. Il a repris son pouvoir, c’est-à-dire, la capacité de diriger son énergie vitale ou bon lui semble alors que la plupart des Hommes ne se rendent pas compte que leur énergie vitale est détournée. Ils sont usurpés. Ils servent bien d’autres choses qu’eux-mêmes.
Il faut que je te demande un truc que TOUT LE MONDE VEUT SAVOIR : Mais bordel, comment ils font, les Shaolin, pour parvenir à une telle maîtrise de leur corps ?
Il faut faire attention avec ce mythe de Shaolin car aujourd’hui, Shaolin est une mascarade. Shaolin, de nos jours, est un lieu que l’on peut comparer à une sorte de Disneyland des Arts Martiaux. Ce lieu n’est pas le temple originel. C’est un édifice qui a été construit dans les années 70 lorsque la Chine a ouvert ses portes à l’Occident.
Le dernier temple Shaolin avait été détruit aux alentours de 1925. L’objectif était d’impressionner, de nous montrer, à nous, “Occidentaux incultes et malades”, la puissance de la culture ancestrale chinoise (enfin surtout la puissance du communisme). Tu sais, les pseudos “moines” Shaolin de ce temple sont avant tout des démonstrateurs, des acrobates. Ce qu’ils font n’a plus grand-chose à voir avec les pratiques traditionnelles martiales du lieu originel ou même avec les pratiques spirituelles de base. C’est un gros business Shaolin de nos jours.
Les Occidentaux y vont se faire former par des Chinois au crâne rasé durant des stages de quelques jours ou semaines et reviennent chez eux avec un diplôme de Super Guerrier. Ils s’habillent en orange et se mettent à enseigner une gesticulation moderne vide de sens créée par des fédérations sportives communistes dont le but n’est certainement pas de rendre un peuple fort et autonome. Mais tu comprends, ils sont légitimes, ils sont allés faire un stage à Shaolin. Bref, tu auras saisi le truc car cela existe aussi dans ton monde.
Pour répondre à ta question, je préfère imaginer que tu me demandes comment un artiste martial traditionnel peut arriver à une maîtrise avancée de son corps : la réponse est simple, en s’entraînant. Les Arts Martiaux traditionnels vont lui donner une méthode et des règles à suivre. Il va devoir s’entraîner tous les jours selon cette méthode graduelle durant des années, faire de nombreuses expériences, des erreurs parfois… Il devra sans cesse corriger, ajuster... Il va parallèlement devoir adopter un art de vivre pour que tout aille dans la même direction puisqu’il souhaite que son corps soit un parfait représentant du symbole YIN YANG et de ce qu’est un canal d’énergie de vie entre le Ciel et la Terre.
Cela ne s’arrêtera pas juste à de l’exercice physique. L’exercice physique est loin de suffire à faire de toi un artiste martial et à faire de toi le maître de ton corps… loin de là. Un corps sculpté peut servir bien d’autres intérêts que les tiens et finalement te desservir en termes d’énergie vitale. Je peux te l’assurer et en témoigner. J’ai détruit une grande partie de mon énergie de vie à courir de manière déséquilibrée après la force et la jeunesse du corps, aujourd’hui j’apprends à réajuster parce que mon grand maître La Vie me le demande. La vie demande toujours la même chose : l’équilibre.
Récemment, un pote à moi qui fait du Karaté m’a raconté l’histoire de ce combat où deux adversaires se tiennent l’un en face de l’autre. Bizarrement, rien ne se passe, aucun coup n’est porté. Ils se contentent de se mesurer du regard. Et au bout d’un moment, l’un des deux s’incline face à l’autre, en signe d’acceptation de sa défaite. Peut-être parce qu’il n’a trouvé aucune prise pour attaquer avec une infime chance de victoire. Comme si l’autre était intouchable, quoi. Un regard peut-il donc tuer ? C’est quoi, toi, ta lecture de cet étrange non-combat ?
C’est peut-être celui-là qui gagne réellement le combat car il fait preuve de sagesse et met à terre son ennemi l’égo. Il ne fait pas naître la guerre inutilement. C’est un Artiste Martial.
J’ai aussi entendu parler d’une sorte de test, épreuve ultime d’un Guerrier en voie d’accomplissement… L’élève est à genoux, yeux bandés, et son maître tient un sabre au-dessus de sa tête. L’idée du truc, c’est qu’il parvienne à s’esquiver au moment même où son maître abat le sabre sur son crâne. Juste en le sentant, donc, sans le voir. Peut-être en captant l’intention du maître avant qu’il n’agisse. Tu peux nous raconter comment ça marche ?
On voit ça chez les adeptes de Masaaki HATSUMI, le dernier représentant de l’art du Ninjutsu, que j’ai du mal à cerner au niveau de la pertinence de son enseignement, mais c’est un sentiment personnel qui se déploie à partir de la lecture de ses écrits et de quelques vidéos de son travail. On trouve cela également dans les légendes japonaises du sabreur aveugle ou dans l’histoire de Miyamoto Musashi.
Je dirais que ce que l’on veut révéler par cette démonstration, c’est la capacité de certains artistes martiaux à accéder à un tel niveau de conscience qu’ils parviennent à déceler des informations extrêmement subtiles dans les mondes invisibles. Ils en viennent à sentir quand bouger lorsque le sabre s’abat sur leur tête. Je me méfie quand même des démonstrations actuelles véhiculées par le net.
Comme quasiment tout le monde sur cette fichue planète, je suis CARRÉMENT RAIDE DINGUE DE BRUCE LEE ! Donc pardon, mais je profite d’avoir un pro des Arts Martiaux comme toi sous la main pour m’aider à décrypter quelques-unes de ses plus célèbres citations… “Sois comme l’eau”, “Adapte-toi à ce qui est utile, rejette ce qui est inutile, et ajoutes-y ta propre particularité”, “Il n’y aucune limite”. Ça fait rêver, pas vrai ? Tu veux bien les analyser pour moi ? Oh, et tant que t’y es, explique-moi comment il faisait pour développer une telle force de frappe sans prendre aucun élan !
Sois comme l’eau
C’est la qualité d’adaptation, de fluidité, de souplesse, de non-résistance qui est mise en avant dans ce conseil. Dans les Arts Martiaux, le combat représente la vie et Bruce Lee racontait qu’il avait eu une sorte d’illumination en contemplant l’eau d’un lac lors d’une balade en barque. Il avait vu ce grand parcours de l’eau qui est versée par le ciel sur le sommet d’une montagne et qui doit rejoindre l’océan en passant par les entrailles de la Terre et les rivières. “Sois comme l’eau” signifie qu’il ne faut pas stagner dans une incarnation. Une vie t’est donnée pour que tu t’entraînes à parvenir à cette capacité de suivre le changement permanent et à t’y adapter pour parvenir à rejoindre le Grand Tout.
Il n’y a aucune limite
Je crois que la phrase exacte est : “Adopte la non-limitation comme limite”… quelque chose comme ça. Elle rejoint une autre phrase qui dit : “Ce que tu penses, tu le deviens”. Il fait tout simplement référence à nos croyances qui nous limitent. Si tu parviens à n’avoir aucune croyance limitative, tu es libre et tu es capable de vivre pleinement ce qu’il t’est demandé de vivre.
Adapte-toi à ce qui est utile, rejette ce qui est inutile, et ajoute-y ta propre particularité
En fait je pense qu’il nous dit de ne prendre que ce qui est utile pour accomplir notre destinée en partant du point de vue que notre objectif est d’être pleinement qui nous sommes au-delà des croyances. À l’heure de la surconsommation, s’attacher à ne pas prendre ce qui n’est pas utile, ce qui ne nous appartient pas ou ce dont nous n’avons pas besoin parait difficile parce que nous avons adopté le “je dépense donc je suis”. Ceux qui cherchent à se définir autrement que par la possession de biens matériels sont plutôt du genre à voyager léger, ils se dépouillent de tout ce dont ils n’ont pas besoin dans la matière comme dans leurs mondes intérieurs.
La force sans élan : tu fais allusion au coup de poing sans recul que Bruce Lee démontra à la convention de Long Beach dans les années 60. C’est le résultat d’un alignement corporel entre le sol et l’adversaire et d’une capacité à produire une unité à partir de toutes les chaînes osseuses, tendineuses, articulaires, nerveuses et musculaires. Le chef d’orchestre de cette unité est l’intention émise au niveau du bas ventre, siège de l’énergie vitale employée dans les Arts Martiaux. Grâce à ces deux paramètres, l’artiste martial peut produire une onde (en sinusoïde ou en spirale) à travers son corps. C’est cette onde qui percute l’adversaire au bout de la chaîne.
J’aime beaucoup l’idée d’utiliser la force de l’adversaire pour le mener à sa propre perte. D’entrer en harmonie avec la frappe de son ennemi pour la retourner contre lui. Qu’est-ce que ça signifie, “accompagner”, “emprunter la force de l’adversaire”, dans les Arts Martiaux ? Et si on considère que l’adversaire est une situation qui nous dérange, qu’est-ce que ça implique au niveau de la technique, et au niveau philosophique ? Tu pourrais établir le parallèle entre cette technique de combat et une posture globale face à la vie ?
C’est accepter la force de l’adversaire sans la subir et l’utiliser contre lui. C’est un principe basique des Arts Martiaux chinois. Je vais te le transposer dans la vie parce que c’est ce qui me semble intéressant de faire.
Imagine que tu as un conflit verbal avec une personne. Ton but en tant qu’artiste martial est d’établir la paix dans ton monde. Pour cela, tu vas devoir veiller à ne pas laisser ton pire ennemi, l’ego, prendre possession de toi. Tu vas donc écouter l’argument de ton adversaire et tu vas l’accepter à partir, non pas d’une position de victime prête à se soumettre mais plutôt à partir de celle de quelqu’un qui cherche à formuler le fait qu’il comprend le point de vue de son adversaire. Tu le reconnais dans son discours, ce qui ne lui donne pas appui sur toi. Il est normalement prêt à t’écouter à ce moment-là puisque tu as désamorcé l’opposition.
Ensuite tu l’amènes à voir les choses à partir de ton point de vue, non pas pour le convaincre mais pour lui amener la prise de conscience que vous pouvez tous deux avoir deux points de vue différents et finalement échanger sans imposer vos idées. S’il est intelligent, la paix pourra être instaurée entre vous. Tu auras gagné parce que tu auras construit une relation de paix et non parce que tu auras eu raison.
Il n’y a pas de vérité dans la vie, tout change tout le temps donc nous ne pouvons avoir que NOS vérités. Qu’est-ce qui est le plus important, que notre vérité triomphe ou que la paix triomphe ? Pour un artiste martial, c’est la paix qui doit triompher.
Par contre, si tu as quelqu’un de profondément con en face de toi, sache que dans les Arts Martiaux chinois, la guerre est parfois nécessaire pour rétablir la paix et il faut être prêt à la mener. C’est pour cette raison que l’harmonie n’est possible qu’entre des personnes qui ont travaillé personnellement sur elles-mêmes pour s’extraire de ce sentiment de savoir ce qu’est la vie et la vérité.
Ainsi dans le combat physique, l’artiste martial peut choisir entre trois stratégies géométriques : le cube, la sphère ou la pyramide.
Le cube c’est l’opposition, la sphère c’est l’absorption et la pyramide c’est la déviation. Le cube, c’est utiliser la force contre la force lorsqu’on peut le faire. La sphère c’est n’opposer aucune résistance à celle de l’adversaire comme si celui-ci se mettait à frapper dans un morceau de tissu. Et la pyramide, qui est la stratégie intermédiaire, c’est présenter une structure géométrique qui dévie systématiquement les forces vers l’extérieur.
C’est au sein des deux stratégies de la sphère et de la pyramide que l’artiste martiale sera amené à emprunter la force de l’adversaire.
T’aurais des livres à conseiller à ceux qui souhaiteraient aller plus loin ?
Pour approfondir tous les sujets que nous avons abordés à travers des ouvrages traitants des Arts Martiaux, je conseille trois ouvrages :
Éthique du samouraï moderne, de Patrice Franceschi.
Les deux tomes de la saga consacrée à Myamoto Musashi, écrits par Eiji Yoshikawa : La pierre et le sabre et La parfaite lumière.
QUELQUES CITATIONS INSPIRANTES TIRÉES DU LIVRE ESPRIT MARTIAL DE BRICE AMIOT POUR RESTER ALIGNÉ DANS LA VOIE…
LES ÉPREUVES ET L'ÉVOLUTION
En regardant la vie comme un maître désirant lui enseigner sa véritable nature, le Guerrier est capable d’accepter tout ce que celle-ci lui propose de vivre.
LE BIEN ET LE MAL
Si on ne nourrit pas le Mal, il disparaît. En restant focalisé dessus on lui permet d’exister. On élimine le Mal en l’acceptant, en le remerciant d'exister et de nous permettre d’en faire l’expérience pour ensuite reconnaître, apprécier et nourrir le Bien.
Diriger sa pensée vers le changement et non vers la cause du Mal. Sinon on lui donne de l’énergie. On nourrit le Bien, on combat le Mal en nourrissant les changements bénéfiques qu’il apporte. Le Mal devient alors la source du Bien.
LA VICTIME
On ne peut éliminer un ennemi en nourrissant le pouvoir qu’il a sur nous. On ne doit pas se considérer comme sa victime. Si ce qu’il dit nous blesse, c’est parce qu’on choisit d’y croire et d’y attacher de l’importance. C’est un piège de l’ego. On détient le choix de souffrir ou non du comportement des autres car on est seul responsable de ses émotions.
LA SOUFFRANCE
La vie est une somme d'expériences dont le but est de t’amener à évoluer. Chaque épreuve est une étape. Tu dois refuser d’agir en victime. Tu es responsable de ta vie et de ce qui en constitue le chemin car c’est le chemin que tu as choisi pour évoluer. Y résister en attribuant ton malheur à des causes extérieures ne fait que retarder ton évolution en installant la souffrance, qui sera alors nécessaire pour t’amener à chercher des solutions à ton malheur jusqu’à ce que tu trouves les solutions en toi. Cela t’amènera à évoluer. Cette étape de la souffrance aura alors contribué à ta réalisation personnelle.
LA RESPONSABILITÉ
Tout ce que tu vis est le reflet de ce que tu es. Quand un truc désagréable se présente à toi, tu en es le seul responsable et cette situation est là pour te révéler qu’une partie de toi fonctionne en désaccord avec l’objectif de ton chemin de vie qui est de trouver la paix avec les autres et toi-même.
Se considérer comme responsable des problèmes que l’on rencontre est bien plus difficile que d’en rejeter la cause sur le hasard de la vie ou un méchant.
LES ÉMOTIONS
Si une émotion est refoulée et qu’elle ne peut aller à la surface de l’intérieur vers l'extérieur, elle va se condenser vers l'intérieur en créant une tension. Si d'autres émotions viennent s’y ajouter, elle va créer une explosion ou une implosion. Une maladie va naître.
LA RÉALITÉ
Notre ego est un gros filtre à travers lequel nous percevons notre réalité.
L’EGO / PROGRAMME INFORMATIQUE
Les Guerriers sont ceux qui décident d’entrer dans la machine pour la déprogrammer.
LE GUERRIER ET SON ADVERSAIRE
Le Guerrier polit son être comme on polirait la lame d’un sabre. C’est-à-dire qu’il retire les aspérités qui empêchent la lame de briller et d’être tranchante.
L’EXPÉRIENCE PERSONNELLE
Quels que soient les savoirs, les guides, les enseignements ou les situations qui se présenteront à toi, ne les crois pas. Écoute-les d’abord et ensuite expérimente les choses, vis-les, ne les intellectualise pas. C’est en vivant les choses qu’on les maîtrise.
Le Guerrier aiguise son âme comme un sabre afin qu’elle foudroie d’un trait toutes ses illusions et faiblesses et qu’elle s’impose comme seul maître à bord.
LA VOIE INITIATIQUE
Pour trouver la paix, l’Homme doit d’abord retourner vers lui-même afin de comprendre qui il est.
Travailler sur soi c’est tester le maximum de choses en accord avec ce que l’on veut incarner. Il ne faut pas se fixer sur ce que l’on veut obtenir mais sur ce que l’on veut être.
ACCEPTER
La force n’est pas de pouvoir résister à tout mais de pouvoir tout accepter. Si tu peux tout accepter, tu deviens indestructible.
Accepter ne veut pas dire ne rien faire et subir, mais prendre en compte tous les éléments d’une situation sans s’y opposer et à partir d’eux, faire un travail sur soi. C’est ce que veut dire “suivre” dans un combat. Tirer profit de la force adverse. Emprunter la force c’est se servir de l’énergie d’une situation désagréable pour alimenter l'énergie de réussite.
L’ÉNERGIE ET LA FORCE
Agir en Artiste Martial c'est savoir se servir de l’énergie des choses qu’on estime négatives pour l’employer à réaliser des choses constructives.
L’INTENTION
Si tu as décidé de devenir la personne que tu rêves d’être, il faut employer chaque seconde de ta vie, chaque pensée et chaque acte à cette réalisation.
L’intention n’est pas une réflexion, c’est une conviction : je sais ce que je fais et ce que je veux qu’il en résulte et je le vis intérieurement un instant avant l’aboutissement de ma technique.
Lorsque l’intention est alignée (sans doute ni peur) avec la voie et le geste, l’action menée est redoutablement efficace.
Pour vous procurer le livre Esprit Martial, contactez l’auteur Brice Amiot via son blog : https://www.briceamiot.fr/brice-amiot/
Les liens Amazon de la page sont affiliés. Pour tout achat via ces liens, le blog perçoit une petite commission.
Ainsi vous contribuez sans effort à la vie de ce blog, en participant aux frais d'hébergement.
Wanted Dead or Alive : Jocelin Morisson, Auteur-Journaliste Expert en Science, Philosophie et Spiritualité
Vous saviez qu’aujourd’hui, un vaste chantier interdisciplinaire s’attaque à établir une nouvelle cartographie de la psyché humaine ? L’heure est enfin venue de reconsidérer l’ancien paradigme, et c’est un séisme qui s’annonce ! Les premières secousses se font même déjà sentir… Preuve en est la curiosité renouvelée d’une immense partie de la population pour le développement personnel, la spiritualité et les anciennes traditions : méditation, chamanisme, loi d’attraction, plantes psychotropes, NDE, synchronicités, psychologie transpersonnelle… Et si je vous disais que les plus récentes découvertes scientifiques corroboraient leur message et leur apportaient même un important appui ?
Science et spiritualité semblent ennemies jurées. A vrai dire, la science s’est même bâtie en opposition à la spiritualité, en la stigmatisant comme irrationnelle. Résultat ? La majorité d’entre nous souscrivent à la vision d’un monde tristement mécaniste comme s’il était la réalité ultime, sans songer à le remettre en question, et en observant d’un œil critique, amusé, voire méprisant, tout ce qui sort de son cadre.
Le problème, c’est que malgré le temps qu’elle turbine, la science matérialiste est toujours incapable d’expliquer la totalité du réel. Certains phénomènes, tels ceux qui tournent autour des expériences de mort imminente ou des expériences psychédéliques, débordent radicalement son champ de connaissances. Le point commun à ces phénomènes inexpliqués ? La conscience bien sûr ! Pas de bol, il semblerait que ce soit elle, la clé de voûte de l’édifice du réel…
Vous saviez qu’aujourd’hui, un vaste chantier interdisciplinaire s’attaque à établir une nouvelle cartographie de la psyché humaine ? L’heure est enfin venue de reconsidérer l’ancien paradigme, et c’est un séisme qui s’annonce ! Les premières secousses se font même déjà sentir… Preuve en est la curiosité renouvelée d’une immense partie de la population pour le développement personnel, la spiritualité et les anciennes traditions : méditation, chamanisme, loi d’attraction, plantes psychotropes, NDE, synchronicités, psychologie transpersonnelle…
Et si je vous disais que les plus récentes découvertes scientifiques corroboraient leur message et leur apportaient même un important appui ?
Le temps n’est plus à des écoles de pensée qui s’affrontent. Le temps est à la réconciliation.
Et il y a des personnes géniales, engagées corps et âme, qui nous ouvrent la voie pour enfin franchir le pont entre des domaines en apparence hétérogènes et hermétiques… Journalistes, philosophes, explorateurs, auteurs, scientifiques et chercheurs de tout crin prêts à sortir des sentiers sclérosés.
Tel Jocelin Morisson.
Ce journaliste scientifique, auteur de nombreux ouvrages qui questionnent les phénomènes inexpliqués, va explorer ici, avec nous, des pistes aussi surprenantes qu’inspirantes, menant à une appréhension novatrice de notre conscience, et de son véritable pouvoir…
Qu’on souscrive ou pas aux idées nouvelles présentées dans cette interview n’a que peu d’importance. Le but de Jocelin Morisson n’est pas de défendre une quelconque idéologie, mais de chercher à questionner la nature de la réalité. Ce qui est en soi déjà révolutionnaire.
Quand Jocelin Morisson nous parle de la conscience à travers le prisme de la science et de la spiritualité
PRÉSENTATION DE JOCELIN MORISSON
Salut Jocelin et merci énormément d’avoir accepté cette interview ! C’est un honneur de te recevoir ici, tu es une révolution à toi tout seul ! Hyperactif présent sur tous les fronts, tes nombreuses contributions littéraires et médiatiques offrent un nouveau prisme avec lequel décoder le monde. De formation scientifique, tu es devenu journaliste, puis auteur, et maintenant rédac chef de la revue Natives dédiée aux peuples racines, collaborateur de l’INREES et de Vertical Project Media, auteur de nombreux articles pour le magazine Inexploré... Quel cursus ! Ça va, tu tiens le coup ? D’où tu tires le jus de tant de passion ? Tu veux bien nous parler un peu de toi et de la vocation dont ton travail est la preuve éclatante ?
J’ai peut-être l’air hyperactif mais je ne le suis pas tant que ça. C’est parce que je travaille sur ces sujets depuis 25 ans et donc je cumule les publications : articles, livres, traductions, interviews…, et des interventions dans des conférences ou les médias. Mais tout ça se fait au fil du temps, sans précipitation. Un autre aspect est aussi que les métiers de l’écriture sont mal payés, donc il faut enchaîner plusieurs collaborations pour avoir des revenus juste décents.
Ma vocation est née alors que j’avais commencé à travailler dans la presse professionnelle du secteur de la santé et j’ai découvert le phénomène des expériences de mort imminente. Ça a été un chamboulement pour moi et j’ai reconsidéré tout un ensemble de phénomènes que je ne prenais pas au sérieux, ou dont j’ignorais même l’existence, à commencer par ce qu’on appelle les états modifiés de conscience.
Ce qui me passionne est qu’on est à la frontière de la science, de la philosophie, de la spiritualité, de l’ésotérisme… Il y a toujours quelque chose de nouveau à apprendre, à comprendre. Mais pour moi c’est devenu aussi un chemin, une initiation, car ça n’a pas d’intérêt si ça reste seulement au niveau de l’intellect.
Pendant longtemps, j’ai gardé un pied dans le monde de la communication santé, pour des raisons essentiellement alimentaires, mais ça a aussi été pour moi une très bonne école de rigueur, que j’ai mise au service de mon travail sur les phénomènes inexpliqués. Je me destinais initialement à l’enseignement des sciences de la vie, avec un cursus universitaire qui menait au Capes et à l’Agrégation, mais j’ai bifurqué vers le journalisme qui est une autre forme de transmission. Après ma maîtrise de sciences et le service militaire, je n’avais plus envie de préparer les concours d’enseignement parce que j’avais vu au cours de ma formation qu’on demandait aux étudiants de connaître par cœur des listes d’insectes ou de plantes, mais jamais de s’interroger sur ce qu’était un élève, une classe… C’est pourquoi j’ai fait une deuxième maîtrise en sciences de l’information et de la communication scientifique.
Ce que j’aime particulièrement chez toi, c’est que tu es une sorte de pont entre plusieurs disciplines. En explorant les sujets abordés sous des angles variés, tes investigations font le lien entre des savoirs aussi bien ancestraux (comme la transe chez les peuples racines) qu’ultra-contemporains (comme la physique quantique). Pourquoi tu penses que c’est si essentiel, de nos jours, de relier, de réconcilier, voire d’unifier la philosophie et la science, le chamanisme et la physique, la spiritualité à… tout ?
Notre prochain livre avec Romuald Leterrier s’appelle Tout est relié (retrouvez la review de ce livre ici - ndlr) et porte précisément sur cette question de l’interrelation, de l’interdépendance de toutes choses. En fait, quand on creuse un peu les enseignements traditionnels, les courants mystiques et spirituels, mais aussi les descriptions de la réalité dans les chamanismes, on s’aperçoit en effet qu’il y a énormément de recoupements, y compris avec la science de pointe.
C’est important de mettre en avant ces passerelles parce que le savoir est hyper fragmenté. En science, on atteint de tels niveaux de complexité dans certaines disciplines que des spécialistes d’un domaine donné ne connaissent rien à ce que fait un collègue de la même discipline mais dans un autre domaine.
Je revendique d’être un journaliste scientifique généraliste, qui doit en effet faire les ponts, y compris en acquérant une culture en philosophie, dans les sciences humaines et les spiritualités. Je ne défends pas une idéologie, ce qui m’intéresse est comment les choses sont. Quelle est la nature de la réalité, de la conscience, de la matière, de l’espace et du temps…, et y a-t-il quelque chose derrière ce qu’on perçoit par les sens ?
Aujourd’hui, ces questions restent complètement ouvertes, contrairement à ce qu’on peut penser. Comme dit l’astrophysicien Avi Loeb, “ce que nous savons est une île dans un océan d’ignorance”.
LE PARADIGME SCIENTIFIQUE ACTUEL
L’ensemble de tes contributions (livres, articles, reportages, conférences) et l’ouvrage que j’aimerais disséquer aujourd’hui avec toi, Se souvenir du Futur, que tu as co-écrit avec Romuald Leterrier, se confrontent et remettent en question une vision du monde qui appartient au paradigme scientifique dominant, auquel la majorité des gens souscrivent sans vraiment songer à l'interroger. Ce paradigme a pour postulats de base ceux du déterminisme et de la causalité. Pour faire simple, le concept de déterminisme suppose que notre futur est unique et mécaniquement déterminé. Celui de causalité instaure que ce futur dépend exclusivement du passé. Ce que j’aimerais savoir, c’est comment ce paradigme et les concepts qui le soutiennent sont devenus notre seule grille de lecture du monde, qui nous fait voir comme impossible toutes les idées ou expériences qui n’y souscrivent pas et semblent les démentir. Comment l’humanité s’est-elle enracinée dans ce consensus ?
Ça tient principalement à deux choses. D’abord le fait que la science s’est construite en opposition aux croyances, jugées irrationnelles, superstitieuses, et qu’il fallait les reléguer dans les limbes de l’obscurantisme. La science a prétendu bâtir une vision objective du monde, c’est-à-dire la même pour tous. On revient de ça aujourd’hui car l’objectivité a du plomb dans l’aile. Le deuxième aspect est que la technologie, fille de la science, a connu d’indéniables succès, synonymes de progrès.
Dès lors, la science s’est crue en position d’expliquer la totalité du réel, alors même que des pans entiers de la connaissance sont vides. Par exemple, la matière visible ne représente qu’un très petit pourcentage (5 %) du contenu énergétique de l’univers. On parle de matière noire (27 %) et d’énergie sombre (68 %) pour expliquer la majorité de ce contenu. Ce sont des hypothèses dites “ad hoc” car elles viennent combler un trou mais on ne détecte pas cette matière et cette énergie directement.
La question de la conscience elle-même reste un grand mystère ; on ne sait pas expliquer comment elle “émergerait” de la complexification des cerveaux dans le règne animal, ce qui suggère que ce n’est pas le cas. Aujourd’hui, on remet en cause le fait même que l’espace, le temps et la matière sont des données fondamentales de la réalité. On suppose qu’il y a quelque chose “derrière” qui est plus fondamental. Or, c’est ce que nous disent les grandes traditions spirituelles depuis des siècles et même des millénaires. Ce monde est seulement un monde d’apparences. Et derrière les apparences, il y a la place pour ce qui serait une sorte de supraconscience primordiale.
On a relégué la spiritualité dans le champ de l’irrationnel, comme relevant au mieux des religions et au pire des mouvements sectaires. Mais la spiritualité concerne la nature de la réalité et la nature de l’Homme. Et c’est par le champ des sciences que ces questions reviennent sur le devant de la scène, avec l’étude de la méditation, des états modifiés de conscience et de tout un ensemble de phénomènes qui remettent en question la vision strictement matérialiste du monde.
Cette remise en cause est plus facile dans les pays anglo-saxons qui ont une vision très pragmatique des choses, alors que la France est enfermée dans un paradigme soi-disant cartésien et moins ouverte à ce type de débat.
LA THÉORIE DE LA RÉTROCAUSALITÉ
Dans Se souvenir du Futur, on tombe sur cette phrase, que l’on doit à Philippe Guillemant, co-auteur avec toi de La Physique de la Conscience : “Nos intentions causent des effets dans le futur, qui deviennent les futures causes d’un effet dans le présent”. Cette citation est un résumé du concept de double causalité, aussi appelé rétrocausalité. En substance, voilà en quoi consiste cette théorie :
- Notre futur est déjà réalisé.
- Il peut changer.
- L’intention excite un nouveau futur.
- Celui-ci influence le présent.
- L’attention le fait entrer dans la réalité.
Avant d’aller plus loin, est-ce que tu pourrais nous raconter comment Romuald Leterrier, Philippe Guillemant et toi vous en êtes venus à élaborer une hypothèse aussi improbable ? A première vue, ça parait tellement anti-intuitif qu’on se demande comment une idée pareille a pu sauter dans la tête de quelqu’un !
Philippe Guillemant a élaboré ses idées à ce sujet à partir du phénomène de synchronicité, sur lequel beaucoup de grands esprits réfléchissent depuis longtemps, dont Carl Jung et Wolfgang Pauli dans les années 1930 à 1950. Philippe a proposé l’idée d’un temps “déployé” dans lequel le passé existe encore et le futur existe déjà, mais sous une forme qui peut changer.
Prenons par exemple la mémoire : la science n’a jamais pu démontrer que les souvenirs sont stockés dans le cerveau. Or, si ce n’est pas le cas, d’où tirons-nous nos souvenirs ? Eh bien, une façon de le comprendre est de dire que le passé existe sous forme d’informations situées dans un champ omniprésent, qui s’étend au-delà de l’espace-temps, peut-être dans le vide quantique, et le pénètre en tous points.
Dès lors, il n’y a pas de raison de penser que ce n’est pas le cas aussi pour les informations du futur. Si la voyance est possible, ou toute forme de prémonition, de rêve prémonitoire par exemple, il faut bien que cette information du futur soit déjà là sous une forme ou une autre. Il se trouve que beaucoup d’expériences ont démontré la réalité de ce qu’on appelle en parapsychologie la précognition. Donc il faut bien un modèle pour expliquer ça.
En ce qui concerne Romuald, il a fait beaucoup de travail de terrain auprès des Shipibos d’Amazonie péruvienne, et il se trouve que les chamanes lui ont dit grosso modo la même chose ! Il y a des dimensions de la réalité qui existent au-delà de l’espace et du temps, et qui sont porteuses d’informations, qui se manifestent dans les rêves, les visions, les signes… Pour eux, les mondes visibles et invisibles sont interpénétrés.
PRÉSENTATION DE L'HYPOTHÈSE DU LIVRE SE SOUVENIR DU FUTUR
Afin de t’éviter de répéter ce que tu as déjà évoqué moult fois ailleurs, je vais présenter aux lecteurs un bref résumé de l’hypothèse du livre. N’hésite pas à me corriger si je fais une erreur. En philosophie comme au sein de nombreuses traditions et spiritualités, on a coutume d’opposer le monde des phénomènes, perçu comme une illusion, au monde tel qu’il est, en deçà des apparences. Selon ta théorie, ce monde objectif, appelé “arrière-monde”, n’est pas soumis aux lois de l’espace-temps. Une partie de nous, le Soi (on reviendra sur sa définition), vit dans l’arrière-monde, au-delà de l’espace-temps, ce qui lui permet de se manifester où il veut au sein du continuum espace-temps puisqu’il se trouve en dehors de lui. Les synchronicités sont des messages du futur moi en communication avec le Soi. Elles nous montrent le chemin vers la meilleure version de nous-mêmes. D’autre part, le temps est en partie déjà déployé, le futur le plus probable en partie cristallisé. Les signes ou synchronicités reçues nous attirent comme un attracteur vers le meilleur chemin, car elles proviennent du meilleur futur qui nous guide tel un GPS. Ce GPS est en mesure de nous rappeler sur la bonne route si l’on s'égare. L’idée est donc de poser une intention dans le futur afin que ce futur nous guide vers lui via des synchronicités, qu’on doit s’efforcer de créer. Ce qu’on remarque donc ici, c’est que les synchronicités sont la clé de l’édification d’un nouveau futur. C’est Carl Jung, n’est-ce pas, qui a été le premier à les théoriser ? Peux-tu nous expliquer précisément ce que c’est, les synchronicités ?
C’est un très bon résumé. J’aime bien le fait que tu parles d’un arrière-monde “objectif “. Tu veux dire par là qu’il existe vraiment, dans le sens où chacun peut s’y relier. Mais pour moi il est essentiellement subjectif car le substrat de cet arrière-monde a la nature d’une conscience, d’un méta-esprit si on veut.
Oui c’est Jung qui a théorisé les synchronicités en proposant une définition du genre : la synchronicité est le lien entre un phénomène qui survient dans la sphère psychique (une pensée, une interrogation…) et un phénomène qui apparaît dans la sphère matérielle (une image, un son, un texte, une personne…). Les deux sont liés par un lien de sens et non de cause, selon Jung et Pauli, ce qui suppose une “articulation” entre la psyché et la matière, une forme de continuité.
La proposition de Philippe est qu’il peut y avoir une cause, mais qui vient du futur ! Romuald a ensuite élaboré un protocole pour tester et jouer avec ce phénomène, en lien avec ce que lui avaient appris les chamanes.
LE LIBRE ARBITRE
Une des difficultés majeures de l’application de la rétrocausalité dans sa vie, c’est le conditionnement. Cette croyance profondément ancrée au paradigme scientifique dominant qui nous fait penser que ta théorie est impossible. Ce conditionnement nous empêche d’exercer notre libre arbitre, car il nous empêche de voir qu’on est libres de nos choix, et que ce sont eux qui façonnent notre vie et notre futur de façon concrète, en amenant des potentialités multiples à s’actualiser en une seule réalité. Beaucoup d’entre nous ne pensent pas avoir le choix, ne se sentent pas libres, et semblent même parfois s’enchaîner eux-mêmes en refusant d’utiliser leur pouvoir ou en ne sachant pas comment faire, comme si leur destinée n’était absolument pas entre leurs mains. Tu peux nous expliquer en quoi consiste le conditionnement et de quelle manière il s’exerce sur notre mental ? Est-ce que tu connais des pistes pour s’en libérer ?
La seule façon de se libérer des conditionnements est de les reconnaître comme tels puis de lâcher l’intelligence de la raison pour laisser s’exprimer l’intelligence du cœur. On peut concilier ces deux formes d’intelligence, sans les opposer.
Le conditionnement c’est croire intégralement ce qu’on nous a appris à l’école et ce que dit la science “mainstream”, ce qui revient à croire que nous percevons le monde tel qu’il est vraiment et non, seulement, tel qu’il nous apparaît. Quand on est prêt à lâcher un peu cette croyance, sans basculer pour autant dans la “pensée magique”, eh bien une certaine magie opère en effet, comme dans les grandes synchronicités.
Il faut avoir confiance dans le fait qu’il existe quelque chose de plus grand que nous et qui est porteur de sens dans l’univers, et peut-être aussi d’une intention, d’un dessein, mais pas obligatoirement.
Cette confiance s’appelle la foi, car le véritable sens du mot “foi” est confiance et fidélité, et non “croyance”.
Dans le livre, tu dis que le libre arbitre est le véritable moteur de la réalité. Ça fait tellement de bien de lire ça ! Tu nous apprends que ce sont nos choix, conscients ou inconscients, ainsi que nos intentions, qui influencent notre destin en faisant bifurquer les lignes temporelles, c’est-à-dire en nous rendant capables d’obtenir des informations du futur. La rétrocognition serait donc un acte libératoire qui nous rendrait à nouveau maître de notre destinée. Mais pour ça, il faut que nos choix soient libres, non conditionnés, guidés par l’intuition. Comment se connecter à elle quand on est prisonnier d’un mental en plein bad trip qui nous étouffe dans la peur et le manque de foi ?
Le libre arbitre est un concept piégeux. Selon Spinoza, l’Homme libre est précisément celui qui sait qu’il n’a pas de libre arbitre et que, dès lors, il n’agit pas mais “est agi” par sa nature profonde et véritable. Et cette nature n’est autre que d’être une partie de la substance infinie qu’il appelle Dieu ou la Nature. Se conformer à sa nature est donc un choix qui n’en est pas un car ne pas le faire conduit à vivre contre-nature, ce qui expose à certains désagréments.
Pour dépasser la peur et l’absence de foi, donc de confiance, il faut lâcher prise et, encore une fois, accepter qu’il y a quelque chose de plus grand qui se joue et qui nous dépasse en tant qu’individu.
Donc nous avons bien une liberté d’agir, de faire des choix, mais elle est conditionnée à ce que nous sommes, à notre nature profonde. Elle n’est donc pas absolue.
LE MATÉRIALISME SPIRITUEL
J’ai eu la bonne surprise de voir que Romuald et toi mettiez en garde les lecteurs contre la popularité de la loi de l'attraction, proposition phare du développement personnel depuis de nombreuses années, qui réduit la rétrocausalité à du matérialisme spirituel. Beaucoup de gens pensent qu'émettre une intention forte et répétée à grand coup de pensée positive et de visualisation suffit à la manifester dans la réalité. Et qu’en gros, si on n’y arrive pas, c’est parce qu’on ne rêve pas assez fort. Ces gens croient aussi que la rétrocausalité peut être utilisée à des fins d'enrichissement ou de réussite personnelle, distordant la vie spirituelle à une version utilitaire qui ne fait que renforcer l’ego, la personne, c’est-à-dire le masque théâtral, l’image qu’on donne de soi-même, et non son être véritable. Ce qui a pour effet final de nourrir le processus d’individualisation et non d’individuation. Selon Carl Jung, l’individuation consiste à se confronter successivement aux archétypes de la persona (masque social), l’ombre (part inconnue et primitive de la psyché), l’anima/animus (archétype sexué), puis la lumière (connaissance de l'invisible). A l’issue de ce processus se révèle l’archétype du Soi (divin dans l’Homme). Selon cette grille de lecture, la rétrocausalité vise à établir cette liaison avec le Soi. Ça te dirait de rétablir la vérité sur le fonctionnement réel de la loi de l’attraction ?
C’est très bien résumé. La loi d’attraction est un authentique concept qu’on trouve aussi bien dans la Bible que dans l’alchimie ou l’hermétisme, mais qui a été maltraité par le New Age avec cette façon décomplexée qu’ont les Américains de privilégier avant tout le développement personnel, le “tout-à-l’ego”, la réussite individuelle, l’enrichissement, etc.
Or, développer la personne c’est en effet rester au niveau du masque, de l’apparence, alors que le véritable développement doit être transpersonnel, c’est-à-dire fondé sur une reliance à ce qui est au-delà de la personne et qu’on va appeler âme, esprit, Soi ou atman, selon les grilles de lecture qu’on privilégie.
La loi d’attraction fonctionne en effet quand elle repose sur une forme de foi et d’éthique, et pas quand il s’agit de s’enrichir ou de briller aux yeux des autres. Ça consiste à poser des intentions en ayant la conviction absolue qu’il existe un mécanisme qui va permettre d’attirer à soi les fruits de ces intentions, s’ils sont favorables à notre chemin de vie, s’ils respectent les lois du vivant, la nature, le cosmos, etc.
LA DIFFÉRENCE ENTRE LE MOI ET LE SOI
Avant d’aller plus loin, peux-tu nous aider à faire le point sur la grande différence entre le moi et le Soi établie par Carl Jung ?
Le moi est l’équivalent de l’ego et reste situé au niveau de la personne, alors que le Soi se situe au-delà de la personne en rassemblant le conscient et l’inconscient, ce dernier ayant une dimension personnelle et une dimension collective.
Le Soi est une totalité psychique impersonnelle qu’il faut intégrer au cours d’un chemin de vie et Jung a proposé ce concept en s’appuyant sur la notion d’atman dans l’hindouisme. L’atman est à la fois le souffle vital et le principe essentiel de l’individu, mais surtout il a la nature de l’Absolu, le brahman. C’est le cœur de l’enseignement des védas : atman est brahman.
Jung ne rejetait pas pour autant l’importance du moi qui doit rester fort et ancré dans le monde conscient.
Il y a quelques mois au Mexique, j’ai fumé du bufo, ce crapaud du Sonora dont les glandes regorgent de DMT, dont on extrait le liquide avant de le cristalliser pour le fumer. C’est l’expérience la plus transcendante que j’ai faite de ma vie ! Une expérience pure, sans expérimentateur. Il n’y avait plus de sujet ni d’objet, le "je" n'existait plus, et pourtant, l'expérience était en train de se vivre… D’une manière générale, la découverte de la non-dualité semble être l’expérience la plus révolutionnaire, dans le sens de bouleversements profonds tendant vers une évolution, qu’un être humain puisse vivre. Un ami à moi tient un centre d’ayahuasca au Pérou, et il a mis au point un test afin de mesurer le sentiment de dualité des patients qui viennent faire des diètes, avant et après. Il apparaît très clairement qu’après plusieurs cérémonies d’ayahuasca, la sensation de non-dualité est beaucoup plus ancrée chez ces personnes. Penses-tu qu’il faille nécessairement avoir recours aux états de conscience modifiés pour atteindre cette compréhension profonde d’une réalité non-duelle ?
Plusieurs amis m’ont raconté leur expérience avec le bufo et je suis fasciné de voir à quel point cela ressemble à une expérience de mort imminente. On atteint en effet un niveau qui est au-delà de la dualité sujet/objet et qu’on va décrire comme une expérience de “conscience pure” dans laquelle il n’y a pas de distinction entre soi et le monde.
Les états modifiés de conscience induits par la prise de psychédéliques ou d’enthéogènes sont une voie pour parvenir à cette réalisation, mais pour moi ce n’est pas la seule. L’advaïta vedanta dans l’hindouisme, le bouddhisme dzogchen ou chittamatra (yogacara), le shivaïsme du Cachemire, mais aussi le taoïsme ou les courants mystiques des religions d’Abraham sont tous porteurs d’un enseignement visant cette réalisation, qu’on appelle “éveil” dans les traditions d’Inde et d’Asie, transfiguration ou métanoïa ailleurs, dans des courants ésotériques.
Certains enseignements insistent sur le besoin d’une pratique, méditation, dévotion, prières, etc., alors que d’autres, plus radicaux, disent qu’il n’y a rien de spécial à faire car cette non-dualité est déjà notre nature, de toute éternité. Il suffirait donc de l’accepter comme telle. La clé et le paradoxe est que la non-dualité ne doit pas être “comprise” mais simplement reconnue pour être intégrée.
Je connais beaucoup de gens qui ont fait l’expérience de la non-dualité avec des substances psychédéliques mais qui ne sont pas du tout “éveillés”. Inversement, il y a d’authentiques éveillés qui n’ont pas vraiment vécu d’états modifiés de conscience mais sont parvenus à la réalisation par des pratiques de dévotion ou simplement un certain regard philosophique sur le monde.
Je pense que les expériences permises par les enthéogènes, cette sous-catégorie des psychédéliques qui “révèle Dieu à l’intérieur de soi”, permettent de toucher cette réalité primordiale non-duelle, comme les vraies extases mystiques ou certaines expériences de mort imminente, mais elles restent au niveau d’une expérience ponctuelle. La non-dualité, l’éveil véritable, doit être stabilisé et permanent, d’après les enseignements qui en parlent.
SE LIBÉRER DE L’EGO… OU PAS ?
En tant qu'exploratrice de la conscience, fumer du bufo était donc le truc le plus incroyable que j'aie jamais vécu. Pourtant, je ne suis pas pressée d'y retourner. D’une, ce type d'expérience est trop puissant pour qu'on veuille le répéter encore et encore. De deux, je suis désormais convaincue que cet état de non-dualité, où seule existe la conscience, sans sujet pour la posséder, est “l’endroit” ou “l’état” dans lequel je retournerai quand mon corps aura passé l'arme à gauche. Mais le truc le plus surprenant dans l'histoire, c'est que de savoir ça ne me fait pas du tout me désintéresser de l'existence humaine, avec toute la dualité qu'elle suppose. Au contraire. Être incarné sur Terre devient un jeu fascinant d'où toute peur a disparu. Dans une interview, tu as dit récemment qu’on peut vivre sur les deux plans à la fois, individu et absolu. Que l’ego ne doit pas être tué, mais qu’il doit plutôt redevenir le serviteur et non le maître (cette formule nous vient d'Einstein, si je ne m'abuse). De mon côté, j’ai découvert qu’en me reliant à l’universel, je m’aime davantage moi-même, ainsi que ma vie, mais pas d’une façon égotique. Est-ce que tu crois que c’est à cause de ce que dit Jung ? Que relier le moi au Soi, avec le moi à sa juste place, est ce qui permet au Soi de s’exprimer pleinement, en lui offrant la possibilité d’émettre des intentions libres et profondes ?
C’est un point extrêmement important, car les enseignements non-duels ont pu conduire certaines personnes à rejeter purement et simplement la réalité matérielle, et donc le corps et l’individu, comme une illusion sans importance. Or, en effet, la réalité matérielle est une illusion, appelée “maya” dans l’hindouisme, mais elle n’est pas sans importance ! C’est là aussi un paradoxe à dépasser.
La réalité ordinaire est comme un rêve dont on va se réveiller mais c’est un rêve qu’il nous faut vivre pour apprendre et comprendre certaines choses, à commencer par le fait même qu’il s’agit d’un rêve. Le rêve de l’incarnation est réel, mais il n’est pas la réalité ultime, c’est tout. Il y a quelque chose de plus fondamental derrière. L’ego “bon serviteur et mauvais maître” est une phrase récurrente dans les enseignements venus plutôt d’Inde, et peut-être qu’Einstein l’a citée mais je ne pense pas que ça vienne de lui.
L’aspect problématique dans les enseignements qui visent l’éveil est la négation de l’individu et de l’ego. Or, on peut en effet concilier les deux : oui nous avons la nature de l’absolu, comme la vague a la nature de l’océan, mais nous avons une expérience individuelle à vivre, qui va justement contribuer à enrichir cet absolu qui en fait se connaît lui-même à travers nous. Et cette connaissance passe aussi par le corps, qui est notre véhicule dans cette expérience.
À nouveau, le “truc” c’est qu’il n’y a pas véritablement d’effort à faire pour relier le moi au Soi, comme tu dis, parce que ce lien existe déjà. Donc pour moi ça relève plus d’un lâcher-prise, d’un pas de côté plutôt qu’en avant ou en arrière, pour révéler ce qui est déjà là et qui était simplement masqué, voilé. Dans le taoïsme on parle de “non-effort”. Dans les courants mystiques du judaïsme, du christianisme ou de l’islam, cette réalisation est tout de même le fruit non pas d’un effort stricto sensu mais d’un engagement total qu’on va appeler l’amour de Dieu. Donc c’est sensiblement différent.
Pour ma part, je suis réceptif au message central de l’advaïta vedanta qui nous dit que ce que nous cherchons est déjà là, et que c’est si proche de nous qu’il n’y a même pas de place pour une voie. Le fait même de “chercher” quelque chose induit une distance entre un sujet qui cherche et un objet à trouver, alors que les deux ne font qu’un et que cette distance est pure illusion. Au bout du compte, l’individu qui se reconnaît comme étant de même nature que la force qui le traverse à chaque instant peut pleinement s’épanouir à la fois comme individu et comme le tout.
C’est ce que Jung appelait “individuation”, et que le philosophe anglais Tim Freke appelle pour sa part “unividuation”, avec quelques nuances. Le piège de ce “retour du sujet” est le risque d’inflation de l’ego et le relativisme absolu, qui consiste à dire : rien d’autre que ce dont je fais moi-même l’expérience n’a de valeur, et donc je peux croire n’importe quoi.
Comment être sûr que les intentions qu’on émet proviennent du Soi et non de l’ego ? Quelles sont les qualités essentielles de ces intentions capables d’influencer le futur ?
On l’a beaucoup dit mais pour synthétiser disons que ces intentions doivent venir du cœur. Il faut donc faire taire un peu le mental et laisser s’exprimer l’intelligence émotionnelle, en posant des intentions qui vont être respectueuses des autres, de l’ensemble du vivant, de la terre, etc.
Ces intentions et les synchronicités qui en découlent sont associées à une certaine qualité de vibration, si on veut, de sorte qu’on ressent de la joie, de l’apaisement, du bien-être, ce genre de choses.
Tout ça se joue non pas en-deçà mais au-delà de la raison.
LE GPS ET LA TÉLÉCOMMANDE DE L’ESPACE-TEMPS
Selon Romuald Leterrier et toi, notre dimension temporelle est comme un chemin qu’on emprunte dans un vaste territoire. L'illusion du temps donne l’impression que la réalité est composée exclusivement de ce qu’on peut découvrir le long de ce chemin, alors qu’en fait, la “vraie réalité” est l’ensemble du territoire. Le truc, c’est qu’on ne peut pas voir les zones qu’on ne traverse pas, mais notre conscience du Soi, elle, peut naviguer partout, et nous guider tel un GPS. Ce qui veut dire qu’une partie de notre conscience est extratemporelle, c’est pourquoi elle peut observer l’espace-temps comme un objet et saisir l’ensemble de ce continuum d’un seul “regard”. Cette idée me fait penser à un concept qui circule, qui dit, en substance, que ce n’est pas le cerveau qui produit la conscience. Qu’il n’en est que le récepteur. J’aimerais que tu nous donnes ton opinion sur le sujet.
C’est pour moi une évidence depuis longtemps. En tout cas j’en suis convaincu parce que, comme je l’ai dit, la science n’a jamais démontré que le cerveau “produit” la conscience. D’ailleurs, une grande neuroscientifique, Susan Greenfield, a dit que le passage de l’activité des neurones à la conscience est comme la transformation de l’eau en vin. Autrement dit, c’est un miracle.
En outre, beaucoup d’expériences vécues suggèrent que la conscience accède à davantage d’information quand le cerveau est en tout ou partie “désactivé”. C’est pourquoi l’hypothèse du cerveau-filtre d’un vaste champ d’information, comme déjà proposée en leur temps par William James, Henri Bergson, Frederic Myers ou Aldous Huxley, revient en grâce.
Le psychologue cognitiviste américain Donald Hoffman explique que l’évolution a favorisé la survie de l’espèce en réduisant la quantité d’informations qui parviennent au cerveau, sans quoi il serait incapable de gérer toute cette information. On se retrouve donc avec une image du monde, ce qui apparaît à la conscience en temps normal, qui est en fait la projection-réduction de quelque chose de plus fondamental et de bien plus riche.
Le philosophe néerlandais Bernardo Kastrup explique cela très bien à l’aide de métaphores simples et parlantes. Son premier livre, que j’ai co-traduit, va paraître en français au printemps sous le titre : Pourquoi le matérialisme est absurde.
J’aime beaucoup ce que toi et Romuald appelez la "télécommande de l’espace-temps”, qui peut être manipulée grâce à trois étapes.
1 : Se déconditionner en favorisant l’effort et le doute positif, puis identifier son être intérieur par une attitude positive, et enfin faire une demande en s’appuyant sur la force de l’intention.
2 : Diminuer les voies causales ordinaires en cultivant le détachement, la confiance et le lâcher-prise.
3 : Favoriser les voies non-causales en ayant recours à la foi, au sens de confiance et de fidélité, en s’appuyant sur l’intuition et en cultivant le don de soi, expression du meilleur de nous-mêmes (c’est-à-dire le Soi, partie déjà réalisée de notre identité).
Je me permets de reproduire ici, afin que nos lecteurs comprennent bien, ces définitions simples données dans Se souvenir du Futur :
- Détachement : acceptation du changement.
- Lâcher-prise : idée de laisser agir.
- Confiance : capacité à sortir des sentiers battus.
- Intuition : aptitude à suivre son guide intérieur.
- Foi : nécessité de prendre des risques.
- Don de soi : donner le meilleur de soi-même.
Une fois qu’on a compris ça, quelle est la prochaine étape pour commencer à jouer avec la télécommande de l’espace-temps et exciter un nouveau futur ?
Je précise que la notion de télécommande de l’espace-temps, comme la métaphore du GPS, sont dues à Philippe Guillemant. Tu as bien résumé le principe, et l’étape suivante consiste donc à poser des intentions.
Certains diront que ça consiste à faire une demande à son ange-gardien ou à l’univers. Aucun problème pour dire les choses comme ça. Une fois l’intention posée, la difficulté est de se détacher du résultat, de ne pas être dans l’attente d’une réponse, un signe, une synchronicité, etc.
Dans l’évangile de Marc, on lit : “Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez reçu, et vous le verrez s’accomplir”. Il n’est pas dit : “croyez que vous le recevrez” ou “que vous allez le recevoir”. La formulation suggère un mécanisme qui se joue de la temporalité.
Mais il faut aussi bien admettre que la réalité que nous vivons est le fruit d’une co-création collective, qui ne résulte donc pas que de nos seuls choix personnels. Nos intentions doivent donc être compatibles avec certaines lois de la nature et ce qui entre dans l’ordre du possible. Dans ce cadre contraint et limité, la magie peut tout de même opérer.
LES SYNCHRONICITÉS
En tant que voyageuse, j’ai remarqué que j'expérimente beaucoup plus de synchronicités quand je suis sur la route, “entre les mains du destin”, et c’est en lisant ton livre que j’ai découvert pourquoi. Pour que la synchronicité advienne, il faut qu’on soit ouvert à tout, réceptif, et que notre vie soit en train de changer, ou disons, fortement soumise au hasard. Dans ces circonstances, le futur se restructure et un nouveau futur déjà créé se potentialise en recevant la probabilité d'exister. Il provoque alors des coïncidences. Le truc étrange, c’est qu’à ce moment-là, le présent se met à être déterminé par le futur, et non l’inverse ! Pour ça, il faut être en dehors des conditionnements, presque en état d’instabilité émotionnelle et matérielle. Quand tout ne tient qu’à un fil, une rencontre de hasard, une décision prise dans l’urgence, la conscience parvient à sortir de ses habitudes et les potentiels choisis par le Soi se connectent au présent. Penses-tu qu’il nous serait bénéfique, à tous, de vivre d’une façon un peu plus freestyle, un peu moins control freak, pour permettre à nos vies de prendre le bon chemin ? Est-ce qu’on devrait en faire une sorte de ligne de conduite ? Apprendre à être plus ouvert à l'inattendu, à l’incroyable, est-ce que c’est une attitude qu’on devrait nourrir au quotidien ?
Je réponds oui à toutes ces questions. J’ai moi aussi vécu le plus de synchronicités, qui arrivent en cascade, dans des périodes où j’avais des choix importants à faire, et aussi lors de voyages où il y avait une dimension d’inconnu, d’imprévisibilité.
Ça semble logique dans la mesure où ce sont des périodes dans lesquelles on a besoin d’une forme de guidance, car plusieurs futurs s’offrent à nous. Ces futurs sont comme “superposés” dans un état quantique ; c’est juste une image. Parmi tous ces futurs, l’un est plus probable que les autres pour des raisons de stricte causalité, liés aux choix que nous avons faits en amont et aux données de la situation présente. Mais ce futur le plus probable n’est pas forcément le plus favorable pour nous. Donc l’intention posée va pouvoir modifier ces probabilités et attirer à nous, de façon cette fois-ci “rétrocausale”, le futur non pas le plus probable dans l’immédiat mais le plus favorable… à notre épanouissement, à notre apprentissage ou autre ; le plus conforme à notre choix d’incarnation diront certains.
Alors en effet il s’agit de vivre de façon plus “freestyle” comme tu dis, moins dans le contrôle parce qu’en fait on ne contrôle pas grand-chose. Mais c’est vraiment un équilibre subtil à trouver entre contrôle et lâcher-prise. Pour moi, ça consiste à se laisser traverser par la force de vie dont je reconnais qu’elle est aussi une suprême intelligence.
Dès l’instant où je m’identifie à cette force, tout en reconnaissant qu’elle me dépasse, mes choix sont inspirés de la meilleure façon qui soit et je ne peux pas me tromper. Se laisser guider par cette confiance (foi) revient à marcher sur un fil car l’ego reste susceptible à chaque instant de chercher à imposer ses choix. C’est pourquoi une autre clé est ce qu’Eckhart Tollé a appelé “le pouvoir du moment présent”.
On retrouve cette idée dans toutes les traditions spirituelles et ésotériques : l’attention à l’instant présent permet cette identification à notre nature profonde.
LE MULTIVERS QUANTIQUE
Selon la grille de lecture proposée dans ton livre, la conscience, avec son intention, actionne un des potentiels, une des virtualités du “multivers quantique”, pour ensuite le densifier dans la réalité du présent. Il apparaît donc que de nombreux futurs existent, en tant que virtualités, de façon simultanée. Est-ce que ça veut dire que le futur serait comme… une multitude de possibilités déjà existantes ? Tu pourrais expliciter ce concept de multivers quantique ?
Oui, j’ai déjà évoqué plus haut la notion de futurs multiples superposés comme dans un état quantique. J’ai précisé que c’est une analogie car on ne peut pas faire dire n’importe quoi à la physique quantique : la notion de superposition d’états s’applique stricto sensu aux objets et systèmes quantiques.
Pour redire les choses autrement, nous sommes sur une ligne de temps personnelle qui fait partie d’une ligne de temps collective que nous partageons avec tous nos contemporains, et nos lignes personnelles sont entrelacées avec les personnes avec lesquelles nous avons le plus d’interactions. Sur cette ligne de temps, la conscience agit en temps ordinaire comme une tête de lecture du présent.
Mais on voit bien que les états modifiés de conscience permettent de se déplacer sur cette ligne pour accéder à des informations du passé ou même du futur. Dans certaines circonstances, notamment les états élargis de conscience comme les expériences de mort imminente ou certaines expériences psychédéliques, la conscience devient capable de s’extraire de cette ligne et de l’observer depuis un point de vue extérieur. On a des témoignages d’expériences de mort imminente dans lesquels le témoin dit avoir observé toute sa vie comme un objet spatialisé dont il pouvait faire le tour.
Donc à chaque instant nous avons un futur déjà partiellement réalisé sur cette ligne, mais l’idée qui vient de la notion “d’espace-temps flexible” de Philippe Guillemant est que ce futur peut changer et se reconfigurer, d’où la métaphore du GPS qui recalcule un itinéraire pour se rendre à la même destination en changeant d’étapes, ou bien pour changer complètement de destination.
LE HASARD
La rétrocausalité pratiquée en conscience permet donc de densifier nos intentions dans la réalité du présent. Là où ça se corse, c’est que pour ce faire, le hasard s’avère indispensable, car il est un intermédiaire entre notre volonté et la matière. On a tellement coutume de considérer le hasard comme l’élément contrariant de l'équation, qui nous soumet à ses caprices sans rime ni raison, que cette idée a de quoi surprendre ! Le hasard serait-il donc le vrai gouvernail du réel ? Comment notre conscience peut-elle avoir une influence sur les processus indéterministes ?
C’est une idée qu’a bien creusée Romuald. Le hasard, l’aléatoire, l’indéterminisme, sont comme un support sur lequel du sens peut s’imprimer. Comme un signal qui apparaît dans du bruit, en électronique, ou de l’ordre qui émerge du désordre, en théorie du chaos.
Pour que notre conscience puisse agir sur des processus indéterministes et faire apparaître du sens dans le bruit, il faut penser une articulation entre conscience et matière, une articulation psycho-physique, comme l’ont fait Jung et Pauli, ou, mieux encore, considérer comme Bernardo Kastrup et les idéalistes contemporains que tout est conscience. La matière est quelque chose qui apparaît dans la conscience et la seule chose que nous puissions dire, fondamentalement, à propos de la matière est qu’elle est une expérience de conscience, fruit d’une perception.
Les idéalistes en concluent que la seule réalité ontologique est la conscience, que la matière est une catégorie secondaire qui apparaît dans celle-ci en tant que contenu de la perception, et que la physique est donc une science de la perception.
Je souscris à cette vision qui rejoint là aussi les intuitions, réflexions et observations de certaines philosophies de l’hindouisme et du bouddhisme, entre autres.
LA TRANSE ET LA PHYSIQUE MODERNE
Abordons maintenant le thème de la transe, et plus généralement celui des états de conscience modifiés. Chamanisme, plantes psychotropes, méditation, hypnose, NDE, hutte de sudation, son des tambours… Toutes ces pratiques et techniques ont pour but de créer une modification de la conscience. Aujourd’hui, l’étude de ces phénomènes constitue un grand chantier croisant les disciplines, afin de dresser une nouvelle cartographie de la psyché. Des questions se posent : comment ces états modifiés et ces phénomènes visionnaires peuvent-ils connecter notre conscience à des informations qui lui sont normalement inaccessibles ? Qu’il s’agisse de l’accès à d’autres niveaux de la réalité, aux mondes des plantes ou encore aux archétypes de l'inconscient collectif, la science matérialiste peine à expliquer ces expériences. Est-ce que le modèle du livre apporte une réponse à cette question ? De quelle manière les états de conscience modifiés sont-ils liés à la conscience rétrocausale ? Comment se fait-il que c’est souvent grâce à eux que la conscience semble révéler sa nature extratemporelle ?
Si notre conscience est une parcelle d’une supraconscience primordiale, l’hypothèse relativement simple est qu’un état élargi de conscience résulte de la suppression de la fonction de filtre du cerveau. En temps normal, le cerveau filtre le vaste flux d’informations qui lui parvient, ce qui résulte en un sentiment d’individualité et de situation dans l’espace et dans le temps.
Kastrup prend l’image d’un courant d’eau qui représente la vaste conscience, au sein duquel des tourbillons, des vaguelettes, etc., représentent les formes, la matière, les individus. Tout ça n’est que de l’eau, donc de la conscience. Quand cette fonction de réduction-filtrage du cerveau est levée lors de la transe, quel que soit son mode d’induction mais avec des degrés, la conscience individuelle rejoint le flux de la vaste conscience, comme un tourbillon qui disparaît dans l’eau. Alors on accède à la conscience primordiale, avec la notion d’identité individuelle qui disparaît, et en étant situé au-delà de l’espace et du temps, qui ne sont que des projections.
C’est comme ça que les chamanes entrent en relation avec l’esprit des plantes, des animaux, des défunts, des éléments, de la Terre, etc. Cette conscience primordiale est nécessairement extratemporelle puisque c’est d’elle que naissent l’espace et le temps. Elle est la source de tout ce qui est.
La physique moderne quantique rejoint le chamanisme ancestral. En tant que psychonaute versée dans les traditions indigènes, je trouve ça fabuleux ! Se dirige t-on vers une reliance de tout ? Est-ce que la science du futur sera nécessairement pluridisciplinaire ? Crois-tu qu'il soit possible de réconcilier et même conjuguer des domaines qui, jusqu’à présent, ont été considérés comme ennemis (science versus magie) ?
La science va rester hyper spécialisée parce que c’est la condition de nouvelles avancées. Aujourd’hui, la physique et les mathématiques nous parlent de structures géométriques situées en amont de l’espace-temps, qui auraient un nombre considérable de dimensions et constitueraient un réseau “d’agents conscients” derrière le monde tel qu’il apparaît. Ce n’est pas de la science-fiction et on a besoin de gens très pointus dans ces domaines pour que la connaissance progresse.
Mais il y a aussi besoin de gens qui font les liens et les passerelles entre les domaines de la connaissance, et qui ont une culture en sciences dures et en science humaines, et aussi dans les domaines mythico-magico-mystiques.
L’approche pluridisciplinaire et transdisciplinaire est indispensable mais elle ne peut pas être le fait des scientifiques spécialistes eux-mêmes. Si déjà ils ont un peu de culture philosophique, c’est formidable.
LE RÊVE
Grâce à toutes tes explications, on y voit déjà beaucoup plus clair. Il nous reste maintenant à aborder le dernier gros morceau de la rétrocausalité : le rêve ! Ici, on va avoir besoin de tes lumières, car c’est loin d’être évident à comprendre… Voici une citation du livre : “Quand j’observe dans le présent une synchronicité en lien avec une image d’un rêve se situant dans le passé, je repense à ce rêve et, ce faisant, je crée l'image de ce rêve dans le passé, qui, à son tour, va se manifester sous la forme d’un événement ayant pour fonction de créer un nouveau futur”. Est-ce que ça veut dire qu’avec ce type de rêve, on ne voit pas l’avenir, mais qu’on le crée ? Tout incite à croire que, plutôt que de matière, le monde physique serait en fait constitué d'informations, d'événements, dont la rétrocognition serait le processus mémoriel créateur. La frontière entre le monde physique et onirique s’estompe. Nos intentions modèlent aussi bien le rêve que la réalité, à rebours du temps. Notre conscience extratemporelle relie deux événements, onirique et physique, par le biais de synchronicités qui, comme on l’a vu, ont une signification au sens informationnel. Se souvenir du futur, c’est donc un acte de création d’un nouvel avenir ?
Dans les chamanismes, il n’y a pas de réelle frontière, en tout cas de rupture, entre le monde physique et les mondes oniriques, le monde de l’au-delà, des esprits, etc. Ces mondes forment un continuum et la notion unificatrice moderne est celle d’information. À l’échelle infinitésimale, la matière se réduit à de l’information. Or, l’information est aussi le “matériau” de la conscience.
Si tout est conscience, alors en effet la conscience crée le monde tel qu’il apparaît, et chacun de nous, en tant qu’individu conscient, contribue à cette co-création. Si la réalité matérielle est “comme un rêve”, alors il n’est pas surprenant qu’on puisse la modeler par la conscience comme dans un rêve lucide.
Nous co-créons le monde collectivement, et si nous ne le faisons pas consciemment, alors nous le faisons inconsciemment, ce qui revient à attirer à nous le produit de nos peurs : guerres, épidémies, destructions, etc.
Notre réflexion invite à reprendre le contrôle sur ce processus pour ne pas se laisser gouverner par nos peurs inconscientes.
L’IMPORTANCE DE LA CONSCIENCE COLLECTIVE : VERS UN NOUVEAU FUTUR GLOBAL
Jusqu’ici, on a surtout parlé des intentions personnelles d’un individu. Or, la conscience est une, et tu dis toi-même qu’elle n’existe qu’au singulier. Si l’on a dans la vie quotidienne l’impression que la nôtre est isolée, c’est parce qu’elle semble incarnée, soumise au mental d’un être singulier. Mais l’expérience de la transe nous révèle son caractère collectif. En transcendant les limites de l’ego, on s’aperçoit que le “je” disparaît au profit du tout. Partant de là, comme on l’a vu, il est essentiel de penser la conscience non plus seulement dans un but utilitaire qui nous permettrait de réaliser nos rêves personnels, mais plutôt comme un acte de création collectif qui nous serait bénéfique à tous. Juste afin d’étayer cette idée, j’aimerais rappeler cette histoire de séries de crash aériens, qui m’a fait forte impression. En 2014 par exemple, on recense pas moins de 16 catastrophes aériennes, ce qui est hautement improbable. Comment cela s’explique t-il ? Par un phénomène de co-création collective, réalisé de manière inconsciente. La médiatisation du premier crash attire l’attention collective. Quand elle constate un second crash, elle participe aux phénomènes improbables qui sont à son origine. Ce genre d'événements négatifs et traumatisants, en engendrant une sidération collective très forte, focalise l’attention tout en dézinguant notre libre arbitre, paralysant au passage la conscience collective. Mais que se passerait-il si nous étions capables de co-créer une réalité meilleure, en potentialisant volontairement, tous ensemble, des futurs alternatifs positifs ? Ça fait peur, en fait, parce que la crise du climat, qui est très réelle, ne nous incite pas à croire en un futur où l’humanité et la planète seraient sauves. J’ai entendu parler de la masse critique, ce pourcentage d’humanité qui pourrait faire basculer le monde dans le bon sens, mais je me dois d’être honnête : j’ai bien peur de participer moi-même à l’arrivée de la catastrophe, tant j’ai du mal à croire en la possibilité d’un avenir où on s’en sortirait. Comment faire pour recommencer à y croire ? Comment vaincre le conditionnement de la peur, quand toutes les études montrent que la situation est désespérée ? Et si on parvient à rêver d’un futur meilleur, comment agir tous ensemble pour le faire advenir dans le réel ?
Je pense que j’ai anticipé ces questions et déjà répondu en grande partie, mais on peut toujours reformuler les choses.
Le premier élément est d’accepter que l’avenir de l’humanité, de la Terre, de la biodiversité, etc., est une question qui nous dépasse en tant qu’individu. On ne peut agir qu’à sa propre échelle et essayer d’avoir des actions vertueuses en pariant sur l’exemplarité, c’est-à-dire montrer l’exemple sans se croire exemplaire. L’espoir, l’optimisme, ne peut venir que d’un abandon : celui de croire que je dois sauver le monde ou l’humanité.
En second lieu, il ne faut pas croire que “c’était mieux avant”. Le 20e siècle a été le théâtre de deux guerres mondiales et de guerres régionales qui ont tué environ 40 millions de militaires et un nombre indéterminé de civils, 200 millions selon certaines sources. Le monde n’a jamais été un champ de roses, c’est plutôt des rivières de sang à toutes les époques. L’humanité est résiliente, et la nature l’est encore plus.
La crise climatique, la biodiversité menacée, les inégalités croissantes, etc., sont largement dues à un modèle fondé sur la compétition entretenu par certaines élites qui en tirent profit. Je ne souscris pas, de façon générale, aux théories du complot parce que tout ceci se déroule à ciel ouvert. Simplement, il n’y a rien d’évident à mettre en place des alternatives au capitalisme ultra-libéral prédateur et destructeur. Les solutions ne peuvent pas être de revenir en arrière avec des modèles fondés entièrement sur la décroissance, même si des initiatives locales sont salutaires.
Je crois à la possibilité d’émergence de technologies disruptives, comme la fusion nucléaire qui est non-polluante, pour sortir de la dépendance aux énergies carbonées. Ce serait un bon début pour soigner la Terre et construire un nouveau monde.
Ma conclusion est de faire en sorte d’attirer à soi son meilleur futur qui est en même temps le meilleur futur pour l’humanité et la planète, grâce aux mécanismes évoqués dans cette discussion. Mais de ne pas se préoccuper de ce que font ou pensent les autres, en les accusant constamment de ne pas être assez comme ceci ou comme cela. De ce point de vue, on n’a pas à se dire qu’il faut agir “tous ensemble”. J’agis à mon échelle, à mon niveau, et tant mieux si je peux inspirer d’autres personnes. Je me laisse traverser par une force qui me dépasse, qui est fondamentalement une énergie d’amour, en étant présent à chaque instant dans la simplicité.
Encore un paradoxe, mais la simplicité est la clé, même quand on s’intéresse à des questions parfois très complexes en science et en philosophie. Si je vis simplement, avec bienveillance et respect, et que le monde s’effondre malgré tout, alors ça ne sera pas de ma faute !
Se changer soi-même c’est changer le monde parce qu’on se change en tant qu’individu, et donc en tant que consommateur et citoyen.
Sur ce dernier aspect, on cesse d’attendre des politiques ou des élites en général qu’ils soient des sauveurs. Le salut est en chacun de nous. Alors salut !
POUR ALLER PLUS LOIN…
Les sites internet :
Le site de Jocelin Morisson où vous trouverez ses livres, ses articles et son actualité.
Le site de la revue Natives dont Jocelin Morisson est le rédacteur en chef.
Le site de l’INREES, Institut de Recherche sur les Expériences Extraordinaires.
Quelques ouvrages écrits par Jocelin Morisson :
Se souvenir du futur, co-écrit avec Romuald Leterrier.
La physique de la conscience, co-écrit avec Philippe Guillemant.
Tout est relié, co-écrit avec Romuald Leterrier.
Le super bonus :
Synchronicity, magnifique coffret de cartes illustrées qu’on peut utiliser comme oracle ou comme jeu, afin de s’amuser à créer des synchronicités dans sa vie ! Imaginé par Romuald Leterrier et Philippe Deweys.
Les liens Amazon de la page sont affiliés. Pour tout achat via ces liens, le blog perçoit une petite commission.
Ainsi vous contribuez sans effort à la vie de ce blog, en participant aux frais d'hébergement.
Wanted Dead or Alive : Zoë Dubus, Historienne de la Médecine Spécialiste des Psychotropes
Comment est-on passé des plantes médicinales qu’on allait cueillir dans son jardin à l’irruption du LSD dans les cliniques ? Pourquoi les psychédéliques ont-ils si longtemps été perçus comme l’apanage des hippies alors qu’à leurs débuts, ils faisaient figure de médicaments prometteurs pour la psychothérapie ? Que signifie le changement de regard que la société contemporaine semble brusquement opérer sur ce qu’on appelait encore des “drogues” jusque très récemment ? Pour répondre à ces questions, impossible de trouver experte plus qualifiée que la jeune historienne française de la médecine, Zoë Dubus, première chercheuse de son domaine à se spécialiser dans l’étude des psychotropes.
Il se passe quelque chose de bizarre en ce moment. Quelque chose qui touche le monde entier. Non, il ne s’agit pas d’un énième virus. Quoi que… Cette fièvre qui s’empare de lui en s’infiltrant jusqu’au cœur des gouvernements pourrait bien être sur le point de faire basculer l’humanité.
Cet étrange bouleversement, c’est celui du grand retour des psychédéliques sur le devant de la scène. Psilocybine, MDMA, kétamine, LSD, Ayahuasca… Après des décennies de diabolisation, ces substances hautement controversées rencontrent un revival aussi surprenant qu’inespéré.
Qu’on soit psychonaute, junkie, suivi en thérapie, dépressif, souffrant d’une maladie chronique, en phase terminale ou plus simplement intrigué par les questions de société ou encore le phénomène de la conscience, comprendre l’épopée des psychotropes à travers le temps se révèle à la fois nécessaire et fascinant. Si l’histoire de leur usage remonte à la naissance de l’humanité, depuis nos ancêtres jusqu’à la société actuelle, c’est toute une aventure que ces substances ont connue.
Comment est-on passé des plantes médicinales qu’on allait cueillir dans son jardin à l’irruption du LSD dans les cliniques ? Pourquoi les psychédéliques ont-ils si longtemps été perçus comme l’apanage des hippies alors qu’à leurs débuts, ils faisaient figure de médicaments prometteurs pour la psychothérapie ? Que signifie le changement de regard que la société contemporaine semble brusquement opérer sur ce qu’on appelait encore des “drogues” jusque très récemment ?
Pour répondre à ces questions, impossible de trouver experte plus qualifiée que la jeune historienne française de la médecine, Zoë Dubus, première chercheuse de son domaine à se spécialiser dans l’étude des psychotropes.
Son interview est un foisonnant partage de connaissances aussi rares que précieuses, car profondément éclairantes. Grâce à elle, c’est tout un pan de notre histoire qui nous est révélé, mais aussi peut-être, une porte ouverte vers un nouvel avenir…
Quand Zoë Dubus nous dévoile la folle carrière des substances psychédéliques
PRÉSENTATION DE ZOË DUBUS
Salut Zoë ! Tout d’abord, merci d’avoir accepté cette interview. C’est pas tous les jours que Le Coin des Desperados reçoit une historienne de la médecine spécialiste des psychotropes. Et encore moins l’une des rares chercheuses membre de la Société Psychédélique Française. Je suis vraiment curieuse de savoir comment tu t'es retrouvée investie dans des études apparemment si underground que l’État les finance à peine, et embrigadée dans une étrange société secrète à fort potentiel révolutionnaire… Tu peux nous parler de ton background ? Et nous expliquer ce que c’est, la Société Psychédélique Française ?
Bonjour Zoë et bonjour à toutes les personnes qui liront ce texte ! Je suis ravie de faire cette interview, c’est toujours intéressant de s’interroger sur son parcours et ses pratiques.
J’ai participé à la création de la Société Psychédélique Française en 2017 à l’invitation de l’historien des sciences Vincent Verroust. L’idée était de créer une association qui permettrait à la fois de diffuser les connaissances (et pas que les connaissances scientifiques ou médicales) sur les psychédéliques, de participer à la reprise des études en France mais également d’organiser des évènements plus “grand public”.
Aujourd’hui on est une association importante (mais pas du tout secrète !! Au contraire !) pour les médecins et les scientifiques français qui veulent s’informer, on les accompagne autant que possible dans ces démarches, on répond aux médias, et on organise aussi des séances de cinéma, des conférences, des groupes de lectures… On a aussi des séances “d’intégration” en ligne, gratuites, pour les personnes qui auraient vécu des expériences difficiles avec les psychédéliques.
Au sein du CA nous avons des universitaires (historien·nes, anthropologues, sociologues…), mais aussi des médecins, des psychiatres, des psychonautes. Voilà pour ça.
De mon côté je suis donc historienne, mon champ de recherche c’est l’histoire de la médecine, et là dedans je suis spécialisée dans les psychotropes. J’ai commencé à m’intéresser à ce sujet pendant l’été qui précédait le début de mon master, il y a plus de dix ans maintenant. Je lisais Les Paradis artificiels de Baudelaire, dans lequel il parle de ses expériences avec le cannabis et l’opium, en particulier au sein du Club des Haschischins. C’était passionnant (quoique très daté), mais il ne disait jamais si dans ce club se trouvaient également des femmes. Il fallait que je trouve un sujet de recherche pour mon mémoire, j’ai donc parlé de cette “inconnue” à ma directrice, qui m’a encouragée à travailler sur cette question : la consommation de psychotropes par les femmes au XIXe siècle. C’est donc comme ça que tout a débuté.
La chose la plus fascinante pour moi a été de découvrir que toutes (TOUTES) les substances que j’avais appris à considérer comme des drogues très dangereuses, mortelles même, avaient en fait été à l’origine des médicaments, et pas n’importe lesquels, des médicaments essentiels à la médecine de leur époque, qui avaient mené à d’importantes évolutions médicales. J’ai donc décidé de me concentrer sur cette histoire dans ma thèse. Pour comprendre pourquoi ces substances avaient perdu partiellement ou entièrement leur statut de médicament, il fallait retrouver d’abord leurs usages thérapeutiques.
Ma thèse entend donc retracer l’ensemble de la “carrière” de ces substances, de leur découverte à leur usage massif, puis de leur rejet à leur éventuelle réhabilitation dans la pharmacopée. Je suis la première historienne française à travailler sur ce sujet.
Je ne suis pas financée du tout pour faire cette recherche : j’ai postulé pour avoir un contrat doctoral dans mon université (ce qui représente 1600€/mois pendant 3 ans), mais mon laboratoire est spécialisé dans l’espace méditerranéen, ce qui ne correspond pas à mon sujet. Donc je ne touche rien de ma fac. Mon laboratoire finance 400€/an par doctorant·e pour des déplacements en archives par exemple, mais souvent ça ne couvre les frais que du trajet et 1-2 jours d’hôtel, donc pas assez pour faire les recherches nécessaires. La plupart des doctorant·es travaillent à côté pour pouvoir vivre. Mais comme on mène une recherche très intense, qu’on doit se déplacer pour consulter des archives ou pour présenter ses travaux dans des évènements scientifiques, on ne peut bien sûr pas travailler à plein temps. J’ai fait le calcul, sur les 6 ans qu’ont duré ma thèse, j’ai touché en moyenne 451€/mois. La plupart des années je cumule entre 6 et 10 contrats différents.
C’est une réalité dramatique qui touche beaucoup de doctorant·es en sciences humaines et sociales, mais qui est mal connue par le grand public.
J’imagine qu’on ne se lance pas dans une carrière aussi originale sans une idée derrière la tête. Tu fais figure d'exception, d’autant plus que tu es sacrément prolifique : articles, interventions médiatiques, interviews et podcasts… Certains parleraient de “croisade pro-drogue”, tandis que d’autres, dans mon style, songeraient davantage à une vocation très affirmée. Ma question est donc : Pourquoi ? Pourquoi t’es devenue militante pour la réforme psychédélique ? C’est quoi exactement, ta mission ?
Merci pour cette question. Je dirais que plus largement que les seuls psychédéliques, je souhaite voir rapidement la fin de la diabolisation de tous les “stupéfiants”, et leur légalisation, voire même leur nationalisation.
Les stupéfiants ce sont toutes les substances psychotropes qui sont interdites, c’est une classification qui ne prend pas en compte la dangerosité de ces produits, ni leurs éventuelles propriétés addictives : sont des stupéfiants les psychotropes que l’État décide de déclarer ainsi. Des substances légales, comme l’alcool ou le tabac, sont plus dangereuses, plus mortelles, plus coûteuses pour la société, que certains stupéfiants, et en particulier les psychédéliques.
Par ailleurs on sait que l’usage de psychotropes avec les bonnes connaissances n’a bien souvent aucune conséquence négative. La plupart des usagers et usagères n’ont jamais besoin d’une aide médicale au sujet de cette consommation. Pourtant dans les représentations sur ces substances on ne nous parle que d’addiction, d’overdoses, de destruction des familles, d’isolement, de violences, de désocialisation…
Enfin cette diabolisation pèse bien sûr sur les personnes qui consomment et qui sont forcées d’être dans l’illégalité, à acheter des produits qui ne sont pas purs etc, mais surtout ça pèse sur les patient·es qui pourraient bénéficier de ces substances pour leurs propriétés thérapeutiques !
C’est ce dernier constat qui m’a le plus révoltée. Lire tous les travaux sur la douleur au XXe siècle, tous ces malades qui hurlaient de douleur dans leurs lits d’hôpital parce que les médecins ne voulaient plus utiliser la morphine qui est pourtant le meilleur antalgique dont on dispose parce que c’était devenu un “stupéfiant”. Découvrir les études sur l’administration de LSD pour les personnes en fin de vie, constater les bienfaits de cette expérience sur leur bien-être, sur leur apaisement, et me dire que des millions de personnes depuis étaient mortes sans pouvoir avoir l’opportunité de faire cette expérience à cause d’une législation absurde et qui ne repose pas sur des faits scientifiques.
C’est ça qui me motive : pouvoir être un maillon dans ce processus de déconstruction des idées reçues, qui permette au moins aux patient·es d’avoir accès aux traitements grâce aux vraies données scientifiques.
LES PSYCHOTROPES DANS LE PASSÉ
Attaquons-nous à tes recherches ! Le plus simple est de procéder dans l’ordre… On va remonter depuis l’usage ancestral des psychotropes, passer par leur étude en laboratoire, puis leur interdiction, jusqu’à tenter de comprendre leur revival contemporain. Le truc étrange avec le LSD, par exemple, c’est l’évolution qu’il a connue au fil du temps : médicament révolutionnaire, substance dangereuse puis interdite, et aujourd’hui timidement réhabilitée… Il y a longtemps, les gens pratiquaient l’auto-médication (et la pratiquent encore dans certaines cultures que je connais bien) : champignons, belladone, pavot à opium, cannabis… Tu peux nous parler un peu de ces usages et des raisons pour lesquelles ils se sont perdus ?
Alors si on remonte vraiment très loin, effectivement certainement toutes les sociétés humaines depuis très longtemps ont consommé des substances pour modifier l’état de conscience (certains philosophes et anthropologues disent même que ça a constitué le basculement de l’animal à l’être humain, mais on n’a pas de données scientifiques pour appuyer ces théories).
On distingue trois grands types d’indication de ces produits, qui ne sont pas exclusifs, c’est-à-dire qu’on peut prendre une substance en attendant un effet et se rendre compte que ça en a aussi d’autres qui sont intéressants. Donc une indication magico-religieuse, une indication thérapeutique, et tout le reste (plaisir, fête, introspection, expériences métaphysiques…).
Pour l’Occident, à partir du Moyen Age, l’Église essaye d’interdire la consommation de psychotropes (qui sont vus comme un moyen de communiquer avec le diable), à part l’alcool qui entre dans le culte chrétien, mais dont la consommation est normalement très codifiée. En pratique, ces usages se perpétuent longtemps : c’est pas parce que l’Église dit quelque chose que les gens le font. Iels ont des connaissances, notamment médicinales, sur les plantes aux propriétés psychotropes qui poussent autour de chez elleux.
C’est vraiment au XVIe siècle avec la “chasse aux sorcières” qu’il y a un grand nettoyage qui se fait : on brule en particulier les femmes qui utilisent ces produits pour pratiquer des avortements ou comme moyen contraceptif. A partir de là on perd la plupart des savoirs qui s’étaient transmis depuis des centaines voire des milliers d’années.
C’est au XIXe siècle surtout que les psychotropes vont être redécouverts, en particulier parce que la médecine se développe et se professionnalise : en se séparant de l’influence de l’Église, elle peut penser ces substances comme thérapeutiques. L’opium, puis la morphine qui en est tirée, sont les médicaments les plus utilisés : dans un contexte où les médecins n’ont pas encore d’efficacité thérapeutique, la médecine est palliative, ça veut dire qu’on cherche juste à soulager les symptômes. Et la première raison de consulter son médecin, c’est qu’on a mal quelque part, donc l’opium et la morphine sont de supers outils de légitimation du savoir/pouvoir des médecins. La colonisation apporte aussi son lot de découvertes de psychotropes : le cannabis, la coca, qui va donner la cocaïne, entrent dans la pharmacopée.
A ce moment là les populations sont toujours habituées à pratiquer l’auto-médication : on ne va chez le médecin, qui coûte hyper cher, qu’en dernier recourt. En plus, quand il nous a prescrit une substance qui marche bien, qui nous fait du bien, qu’on apprécie, on n’est pas obligé de retourner le voir pour refaire une ordonnance : on garde la première, et on retourne autant de fois qu’on veut chez le pharmacien pour en racheter. On n’est même pas forcé de passer par le pharmacien : on peut acheter directement et en gros de la morphine ou de la cocaïne aux industries pharmaceutiques, on peut en acheter chez l’épicier·e, chez le “droguiste” (qui vend plein de trucs, pas des drogues ^^), même les religieuses vendent des médicaments à base de psychotropes.
Donc c’est une société qui consomme pas mal, dans un contexte de développement du capitalisme : pour soutenir les nouveaux rythmes de travail, il faut des substances pour dormir rapidement, d’autres pour se stimuler pendant la journée. Cette consommation accompagne aussi l’émergence du sport ! Le dopage n’est pas un problème à cette époque. On vante par exemple les propriétés toniques de la coca pour les cyclistes dans la presse populaire.
Enfin la consommation de psychotropes n’est pas nécessairement prise dans un but productif ou thérapeutique : le cannabis par exemple est réputé pour le plaisir qu’il provoque, et c’est tout à fait normal pour les gens du XIXe siècle de voir des publicités dans la presse pour décrire les “songes merveilleux et enchanteurs” déclenchés par le cannabis.
Mais à la toute fin du siècle, tout bascule : la France est très inquiète parce qu’elle a perdu la guerre de 1870 (c’est un traumatisme), les français·es pensent qu’iels sont en train de s’éteindre, qu’iels sont des dégénéré·es. C’est dans ce contexte très lourd qu’apparaissent les premiers cas – rares – d’addiction à la morphine. C’est une nouvelle maladie : avant la dépendance était comprise en termes de vice, de mauvaise habitude, de caractère. Or la plupart des personnes addicts à la morphine le sont devenues suite à une prescription médicale. C’est hyper problématique pour les médecins ! Pour se protéger en tant que profession, ils vont développer l’idée que les psychotropes sont des substances trop dangereuses pour être utilisées librement, qu’il faut l’expertise d’un médecin pour avoir le droit d’en consommer.
En 1916, ils parviennent à l’adoption d’un monopole sur la morphine, la cocaïne, le cannabis et l’héroïne, grâce à leur classement dans le tableau des stupéfiants. A partir de ce moment, en plus d’interdire l’achat de ces produits sans disposer d’une ordonnance unique et valable seulement 7 jours, on confisque les savoirs sur les psychotropes dont disposaient la population jusque-là (j’ai écrit un article sur ce sujet qui va bientôt paraître, je fais un petit teasing ;D).
Au XXe siècle donc, les “profanes” n’ont plus le droit de se soigner par elleux-mêmes, et encore moins de faire la fête avec ces produits. Dès qu’un nouveau psychotrope est découvert, ce processus d’interdiction le frappe de plus en plus vite à partir du moment où il commence à être consommé en dehors du cadre médical : une dizaine d’année pour le LSD, quelques années pour la MDMA, et maintenant certaines substances appelées les Research Chemicals, développées pour contrer la législation, sont interdites avant même qu’on ait pu faire des études sur leurs éventuelles propriétés thérapeutiques ! Le neuropsychiatre anglais David Nutt en parle admirablement dans ses articles, par exemple Effects of Schedule I drug laws on neuroscience research and treatment innovation ou Perverse Effects of the Precautionary Principle: How Banning Mephedrone Has Unexpected Implications for Pharmaceutical Discovery.
Par ailleurs, le classement dans le tableau des stupéfiants, qui est censé protéger l’usage médical, a un effet inverse, que j’étudie dans ma thèse : en réalité les médecins arrêtent de les utiliser parce que ces substances ne sont plus perçues que comme des drogues dangereuses.
PREMIERES EXPÉRIMENTATIONS DU LSD
On connaît tous l’histoire de ce savant fou, j’ai nommé Albert Hofmann, qui a découvert le diéthylamide de l’acide lysergique (LSD pour les intimes) au détour d’une éprouvette. Le bougre s’est évidemment empressé de s’en auto-administrer une dose de cheval, s’embarquant pour un trip ultra flippant dont il ne soupçonnait pas la possibilité. Ce qu’on sait moins, en revanche, c’est la façon dont cette substance a franchi le cap de la Suisse et des labos Sandoz pour devenir objet d’étude mondiale. Il s’est opéré comment, ce bond quantique ? Qu’est-ce qu’on cherchait à savoir en le testant sur des malades, et qu’est-ce qu’on a découvert ?
Alors en fait Hofmann était un scientifique hyper sérieux, hyper rigoureux, pas du tout un psychonaute à la base, et du coup quand il a voulu étudier les effets psychotropes du LSD (c’était normal à son époque pour les scientifiques et les médecins d’auto-expérimenter), il a pris la plus petite dose qu’il puisse imaginer, dans le but d’augmenter très progressivement jusqu’à voir apparaitre les premiers effets et les documenter.
Albert Hofmann
Sauf que le LSD fait effet à des doses qu’on pensait à l’époque totalement inactives, de l’ordre du microgramme (il faut 1000 microgrammes pour faire 1 milligramme) ! Du coup oui, ses 250µg il les a bien sentis passer, au point qu’il a cru s’être carrément mortellement empoisonné jusqu’à ce que son médecin le rassure en mesurant sa tension etc.
C’est donc une substance très puissante à des doses infimes, et ça c’est intéressant pour le laboratoire Sandoz, qui le produit, sauf qu’on ne sait pas très bien ce qu’on peut en faire. Là, en 1943, c’est la guerre, donc il faut attendre. Une fois la guerre terminée, Sandoz lance quelques études pour s’assurer de la sécurité du LSD, savoir à peu près à quelle dose il faut l’administrer etc. Et puis à partir de 1947 ça y est, ils le diffusent dans le monde entier, avec pour but d’identifier les indications thérapeutiques possibles. Du coup n’importe qui (scientifiques, médecins, universitaires) qui en faisait la demande en recevait au moins 1 gramme voire plusieurs, c’était des doses ÉNORMES, de quoi faire des années et des années de recherches !
Dès 1950 des médecins commencent à dire que vu qu’une partie des effets sont des reviviscences de souvenirs parfois refoulés, et aussi des associations d’idées nouvelles, ça pourrait être très utile pour approfondir la psychothérapie. A partir de là, le nombre des études s’envole (plusieurs milliers de l’Argentine au Japon, du Canada à la Grèce), on recense plus de 40 000 patient·es dans la littérature médicale, mais en fait il y a beaucoup plus de gens qui en ont reçu, dans les services hospitaliers dans lesquels c’était devenu un médicament normal, et par les psychiatres qui l’utilisaient dans leur pratique privée. Certains thérapeutes disent dans les années 1960 avoir pris en charge 800-1000 patient·es ! C’est l’un des médicaments les plus étudiés au monde entre 1950 et le début des années 1970.
Vous étiez au courant que le LSD a foutu un bordel épistémologique carrément dingue dans les cliniques du monde entier ? Cet enfant terrible est décidément à la hauteur de sa réputation ! On raconte qu’il a contraint les psychothérapeutes à revoir toute leur méthodologie, attaquant jusqu’aux fondations de leur pratique et entraînant au passage de fortes divisions entre les partisans de l’approche psychédélique versus psychopharmacologique… Tu peux nous raconter l’histoire de cette petite révolution ?
A cette époque, les psychiatres qui veulent utiliser le LSD avec leurs patient·es sont vivement encouragé·es à l’auto-expérimenter d’abord, et de manière répétée, pour bien comprendre ce que ça fait. C’est même écrit dans la notice du LSD ! Certain·es, mais pas toutes et tous, loin de là, vont se rendre compte que pour tirer tous les bénéfices de la substance, il vaut mieux prendre soin des patient·es, les rassurer, les informer, les mettre dans des pièces agréables et bien décorées. Iels vont donc élaborer de nouvelles méthodes pour administrer le LSD, qui sont en rupture avec la pratique psychiatrique d’alors, très froide et distante, qu’on va appeler les techniques du “set and setting”.
Mais en fait ces méthodes elles étaient déjà inventées par les populations humaines qui faisaient usage de psychédéliques de manière traditionnelle, puisque sans cet accompagnement le risque de faire de mauvaises expériences est plus élevé. Sauf que nous en Occident, on n’aime pas adopter des méthodes développées par des êtres humains jugés inférieurs.
Bon en tout cas il va donc y avoir une rupture scientifique dans les années 1960 entre les thérapeutes qui utilisaient les méthodes du “set and setting”, et qui obtenaient des résultats parfois très positifs, et ceux qui restaient dans le cadre psychiatrique classique, qui s’apparentait encore beaucoup aux méthodes du “choc psychique”. Les seconds n’arrivant pas à reproduire les bons résultats présentés par les premiers, et n’étant pas suspectés d’être reliés à la contreculture qui se développait à cette époque dans certains milieux scientifiques, ont décrédibilisé les travaux avec set and setting. Cette affaire a mené en partie à l’arrêt des études sur le LSD : on n’arrivait pas à faire la preuve de son efficacité.
Autre sujet passionnant, celui des addictions ! Il semble que les psychédéliques soient des substances très prometteuses dans ce domaine. De mon côté, j’ai entendu dire que l’ayahuasca serait le traitement le plus efficace à ce jour pour guérir l’addiction à l’héroïne, en accompagnement d’une psychothérapie, mais j’aimerais avoir un avis d’expert sur la question. On en est où avec les psychédéliques que t’as étudiés ? Est-ce que ces substances pourraient être une solution à la dépendance aux drogues dures ?
Merci pour ta question mais je ne suis pas médecin. Tout ce que je peux dire c’est qu’actuellement on reprend à peine depuis une dizaine d’années les études sur les propriétés thérapeutiques des psychédéliques, et que même si les études des années 1950-1970 présentaient parfois de très bons résultats et que nos nouvelles études semblent les confirmer, il est encore trop tôt pour affirmer quoi que ce soit. Il va falloir encore beaucoup de temps pour prouver l’efficacité des psychédéliques dans cette indication comme dans les autres, mais il y a beaucoup d’espoir, en particulier comme tu le dis si ces substances ne sont pas utilisées seules mais dans le cadre de la psychothérapie.
Par ailleurs il ne faudrait pas parler de “drogues dures/drogues douces”. En réalité il y a surtout des pratiques dures/douces : quelqu’un peut consommer de l’héroïne ou du crack de temps à autre, de manière très maitrisée, et ne jamais devenir dépendant, peu importe les propriétés addictives de la substance. D’ailleurs le produit le plus addictif pharmacologiquement c’est le tabac. Par contre une autre personne pourra consommer du cannabis tous les jours, dès le matin, et que ce soit le cœur de son existence, et c’est là que la consommation devient problématique.
Abordons maintenant le thème des soins palliatifs. Il apparaît qu’en effaçant les limites de l’ego, l’expérience psychédélique aide le mourant à séparer son “moi” du corps malade et donc de sa douleur. J’ai cru comprendre que c’est grâce aux témoignages des patients après cette expérience qu’ont commencé les travaux autour de l’expérience de la mort. L’irruption du LSD en soins palliatifs a-t-il révolutionné cette discipline ? Est-ce qu’on bénéficie encore aujourd’hui des découvertes faites à l’époque ? Qu’est-ce qu’il a apporté comme changements aux mourants et à leur famille ?
Non, les travaux autour de l’expérience de la mort n’ont pas commencé avec l’administration de LSD aux personnes en fin de vie. On peut imaginer que les êtres humains ont toujours essayé de comprendre ce que c’était que mourir, mais les recherches scientifiques au sens où on l’entend aujourd’hui ont commencé au XIXe siècle.
Seulement, au début du XXe siècle les médecins se censurent dans leur usage de la morphine, qui est la principale substance de soulagement de la douleur, encore aujourd’hui, parce qu’elle est classée en 1916 en tant que stupéfiant, donc on ne la considère plus comme un médicament, c’est devenu une drogue. Dans ce contexte, comme les médecins n’ont plus rien à administrer pour les patient·es en fin de vie, qui souffrent de douleurs parfois terribles, ils s’en désintéressent. On met les gens dans des chambres au fond du couloir de l’hôpital, plus personne ne vient les voir et on les laisse mourir dans d’horribles souffrances. La diabolisation des psychotropes, ça conduit à ce type de conséquence. Bref, la recherche sur la mort en général est désormais largement laissée de côté.
Mais dans les années 1950, de nouveaux médecins, de nouvelles infirmières, qui ont été marqué·es par leur expérience de la mort pendant la guerre notamment, vont s’intéresser à nouveau à cette question : comment mieux accompagner la fin de vie ? Pour ça, dans l’idéal, il faut trouver une substance qui soulage la douleur mais sans endormir le/la patient·e, pour qu’iel reste conscient·e et puisse passer ses derniers moments avec sa famille. C’est dans ce contexte que va émerger l’idée d’administrer du LSD : il est utilisé à l’époque pour soulager les douleurs les plus graves que l’être humain peut ressentir, les algies vasculaires de la face, qualifiées de douleur “suicidaires”, et les sujets restent conscients quand ils sont sous son influence.
Donc des médecins américains vont tenter l’expérience, se rendre compte que non seulement les patient·es ne souffrent plus pendant de longues périodes, mais qu’en plus iels sont moins anxieu·ses, parviennent mieux à exprimer leurs émotions, mangent et dorment mieux. C’est pour moi les plus belles études sur l’usage médical du LSD. Ces travaux émergent en même temps que plein d’autres dans les pays anglo-américains qui étudient à nouveau l’expérience de la mort. Il y a un super livre sur le sujet de l’historienne Jelena Martinovic, Mort imminente.
Mais les recherches sur le LSD vont avoir un impact important à l’époque parce qu’aucune autre substance (autre que les psychédéliques quoi) n’a des effets comparables. Les pionnier·es des soins palliatifs (la discipline n’existe pas encore), s’intéressent vivement à ces recherches qui pourraient révolutionner la manière de mourir. Malheureusement, non seulement à l’époque l’urgence c’est de soulager de leurs douleurs un maximum de personnes, donc de réhabiliter la morphine, et c’est déjà un GROS morceau, mais en plus on est dans les années 1960 et le LSD commence à être de plus en plus stigmatisé, donc les médecins sont de plus en plus réticents à l’utiliser et finalement ces recherches vont s’arrêter.
Mais ce sont les recherches qui ont continué le plus longtemps (l’administration de LSD dans la fin de vie), jusqu’à la fin des années 1970, ça montre à quel point elles étaient porteuses d’espoir pour la communauté médicale. Elles ont accompagné la remise en cause des traitements inhumains de l’époque et affirmé la nécessité de mieux prendre en charge les mourants, ce dont on bénéficie un peu aujourd’hui, mais il faut savoir que seuls 30% des gens en France ont la possibilité de mourir dans des services de soins palliatifs de nos jours, alors il reste encore beaucoup à faire pour que ce soit largement accessible, sans parler de LSD.
La thérapie psychédélique dévergonde notre imagination. Qu’on voit la chose de manière positive ou négative, on manque de repères ancrés dans le réel pour bien piger de quoi il s’agit. Ici, on va avoir besoin de ton aide. Comment ça fonctionne, une thérapie psychédélique ? A qui ça s’adresse exactement ? Quels sont les bénéfices à court et long termes qu’on est en droit d’en attendre ? Est-ce qu’elle comporte des risques ?
La thérapie assistée de psychédélique se compose de trois étapes. Enfin quatre parce que d’abord il y a une sélection des patient·es. Pour l’instant par exemple les personnes souffrant de maladies psychotiques ou ayant dans leur famille des personnes psychotiques sont exclues des panels, parce qu’il y a un risque chez elles de déclencher une psychose aiguë de plus de 48h.
Donc une fois la sélection faite, il y a des séances de préparation, où malade et médecins apprennent à se connaitre, où on met en place ce qu’on appelle “l’alliance thérapeutique”, c’est-à-dire que le/la médecin crée une relation de confiance avec le/la patient·e. On répond à ses questions, on l’informe des effets attendus, de ce qu’on cherche à faire avec ces séances.
Ensuite, une ou plusieurs séances avec le psychédélique, pendant lesquelles le/la patient·e fait son expérience, avec le moins de direction de la part des thérapeutes, qui sont là seulement en support, pour encourager, aider à ne pas résister, consoler éventuellement s’il y a des choses très dures qui émergent. On met de la musique, on peut dessiner, bref c’est très libre.
Enfin il y a ensuite dans les jours qui suivent des séances “d’intégration”, cette fois sans administration de substance, pendant lesquelles les psychiatres mènent une psychothérapie, analysent avec les patient·es ce qu’il s’est passé sous psychédéliques.
Pour l’instant ce modèle thérapeutique est testé dans une foule d’indication (TOC, stress post-traumatique, anxiété, troubles alimentaires, dépression…), et les futures études nous diront s’il est effectivement efficace. Les thérapeutes espèrent qu’avec une ou quelques séances les patient·es soient durablement amélioré·es voire définitivement guéri·es. Pour le moment, les études cliniques ne signalent pas de risques ou d’effets secondaires liés à ces thérapies. Mais encore une fois, on n’en est qu’au tout début.
Il est temps de se pencher sur le fameux “set and setting”, approche nouvelle de la psychothérapie qui s’attache à soigner l'environnement physique et émotionnel du patient lors de sa séance psychédélique. Tu peux nous expliquer en quoi ça consiste et pourquoi c’est si important ?
Le “set and setting” ce sont des méthodes développées à partir de la fin des années 1950 en particulier par des thérapeutes (hommes et femmes) anglais·es, canadien·es et américain·es. Ça suit la constatation que l’expérience psychédélique varie considérablement en fonction de variables extra-pharmacologiques, et donc ces médecins vont mettre en place des manières d’organiser la séance pour éviter au maximum toute influence négative.
Le “set”, c’est l’état d’esprit de la personne qui prend le psychédélique : il faut qu’elle se sente bien, qu’elle soit en confiance, qu’elle ait compris autant que possible à quoi s’attendre en termes d’effets, qu’elle soit d’accord pour faire cette expérience.
Le “setting”, c’est la pièce dans laquelle la séance va avoir lieu : on la décore, on la meuble de manière confortable et chaleureuse. Tout ça va favoriser une expérience qui, même si elle peut s’avérer difficile par les éléments traumatiques qui pourraient émerger à la conscience, par exemple, sera vécue de la manière la plus sereine possible par le/la patient·e qui sera dans un environnement rassurant, assisté·e de personnes bienveillantes et spécialisées dans cette prise en charge très particulière.
INTERRUPTION DES ÉTUDES CLINIQUES ET CLASSIFICATION DU LSD COMME STUPÉFIANT
C’est l’heure de la question qui fâche : Comment, bon sang de bonsoir, le LSD a-t-il pu quitter les labos pour débarquer dans la rue ? On a tendance à tout foutre sur le dos de ce bon vieux Timothy Leary, “gourou du LSD” américain, avec son fameux slogan Turn on, tune in, drop out, mais qu’est-ce qu’il s’est passé, en réalité ? Y a certains toubibs qu’ont crié au miracle ou quoi ? Et d’où il sort, ce vocabulaire bien spécifique à l'expérience psyché qu’on utilise toujours aujourd'hui ?
Il faut se replacer dans le contexte des années 1950 pour bien comprendre. La première chose c’est qu’à l’époque, il n’y a aucun contrôle sur les médicaments. Donc certain·es médecins, jusqu’au début des années 1960, n’hésitent pas à donner des doses de LSD à leurs patient·es une fois qu’iels ont fait quelques séances avec elleux, pour qu’iels le prennent chez elleux, quand iels veulent, quand iels ont le temps et qu’iels sont dans de bonnes dispositions pour faire l’expérience, qui sera ensuite retravaillée avec le/la thérapeute.
Timothy Leary
Forcément si les gens trouvaient que c’était une expérience sympa, ils pouvaient avoir envie de la faire connaître à leurs proches. Les personnes (notamment les étudiant·es) qui se portaient volontaires pour être des cobayes des études expérimentales sur le fonctionnement du cerveau, par exemple, avaient le droit aux USA d’amener leurs disques de musique, de peindre, de faire ce qu’iels voulaient, c’était aussi des expériences très sympas. Du coups iels avaient envie de les vivre avec leurs ami·es.
Au début des années 1960, des étudiants chimistes ont commencé à en produire pour ne pas avoir à passer par l’industrie pharmaceutique. On en distribuait dans les clubs, dans les soirées.
En plus de ça, aux USA surtout, il y avait une médiatisation assez importante des bons résultats présentés par les thérapeutes qui utilisaient le LSD. Les plus grandes stars de l’époque disaient dans la presse qu’elles en avaient pris en thérapie et que ça les avait aidées (par exemple Cary Grant qui disait que ça lui avait sauvé la vie). Donc forcément les gens avaient envie d’en faire l’expérience. Il y avait des psychiatres, comme Oscar Janiger, qui faisaient payer 100$ la séance, donc une somme considérable, eh bien Janiger estime qu’il a pris en charge plus de 800 patient·es.
Enfin dans les milieux intellectuels il y avait une consommation festive mais aussi expérientielle : les poètes, les philosophes, les écrivain·es, les artistes, essayaient d’enrichir leur perception du monde grâce à ces expériences.
Donc Timothy Leary est juste un élément dans cet ensemble de choses qui ont mené à la diffusion du LSD dans la société.
Quant au vocabulaire qu’on emploie, il vient de tous ces milieux à la fois : “psychédélique”, c’est le psychiatre Humphry Osmond qui l’a inventé, dans sa correspondance avec le philosophe Aldous Huxley ; “set and setting” c’est le psychologue Timothy Leary ; il y a d’autres termes qui ont émergé des milieux intellectuels et artistiques, et puis de plus en plus des psychonautes, en particulier depuis la diffusion d’internet, où les gens testent sur des forums les termes qu’ils inventent avec d’autres pairs.
Ce qui est marrant c’est qu’après les scientifiques vont à leur tour sur ces forums pour étudier comment les psychonautes appellent tel ou tel effet, et adoptent ces nouvelles manières de décrire l’expérience psychédélique.
En me penchant sur tes travaux, j’ai découvert l’histoire française du LSD. Elle est à la fois saisissante et glaçante. En seulement quelques mois, on est passé du médicament très prometteur le plus étudié au monde à une substance tricarde mettant la société en état de panique. La France n’était pas, pourtant, parmi les précurseurs de l’utilisation clinique du LSD ? Aujourd’hui, elle fait figure de dinosaure froussard freinant des quatre fers face à l’évolution, tandis que le monde entier est en train de dépénaliser, voire légaliser, les psychédéliques. A l’époque, voilà comment ça se passe : certains journalistes se mettent à calquer leurs reportages sur ceux des États-Unis (alors qu’en France, le LSD n’a pas encore débarqué dans la rue). De là, une surenchère incontrôlable se met en branle dans la sphère médiatique, sorte de course à l’article le plus alarmiste possible. Informations partielles, déformées, voire inventées de toute pièce, relayées aussi bien par les torchons à scandale que les revues intellectuelles. Les journalistes, les sociologues et les médecins semblent unanimes dans leurs révélations des méfaits du LSD. En très peu de temps, un nouveau cadre conceptuel est défini pour lui, dans lequel il est encore stigmatisé aujourd’hui. Ça a de quoi surprendre ! J’ai l’impression que quelque chose m’échappe… Comment on a pu passer de comptes-rendus scientifiques encourageants à un cauchemar menaçant la jeunesse, voire la société entière ?
Le principe d’une panique morale, c’est la soudaineté de son apparition, qui fait que les principaux intéressés par le sujet n’ont pas le temps de s’organiser pour réagir et contrecarrer le torrent médiatique.
En France en fait il n’y avait presque personne qui travaillait avec le LSD à cette époque. Donc quasiment aucun article dans la presse médicale (pour te donner une idée il n’y a que 4 articles publié en 1965, tous de la même équipe, donc c’est RIEN), ce qui fait que la plupart des médecins n’en ont jamais entendu parler. Le grand public encore moins.
La panique morale est donc non seulement très brusque, mais elle arrive alors qu’il n’y a aucun discours dans la population pour décrire le LSD comme un médicament intéressant (ce qui est le cas aux USA par exemple).
A partir d’une première série d’articles hyper anxiogènes (je ne reviens pas là-dessus, je décris tout ça dans un article, une conférence sur Youtube et un podcast =) ), tous les médias n’ont qu’une manière de considérer les psychédéliques, puisqu’aucune autre source en français ne parle des études médicales. Ils reprennent tous les mêmes idées reçues, et ça fait boule de neige jusqu’à ce que l’État soit forcé d’intervenir pour montrer qu’il a pris au sérieux la menace et qu’il va protéger la population contre “la drogue la plus dangereuse au monde” en provenance des États-Unis.
Ce qui m’étonne le plus, c’est la position de certains médecins, qui présentent les adeptes du LSD comme des toxicos (alors que cette substance est certifiée non addictive) et finissent par faire figure d’experts dans le domaine des addictions. Pourquoi ont-ils fait ça ? C’était quoi leur intérêt dans l’histoire ?
Leur intérêt est professionnel : ils ne sont personne à ce moment là, alors s’ils arrivent à convaincre qu’il va y avoir des milliers des jeunes qui vont devenir dépendants à cette nouvelle substance qui est en train d’arriver en France, et qu’ils en sont les seuls experts, ils vont être nommés à la tête de services dédiés, et c’est effectivement ce qui va se passer.
Claude Olievenstein a soutenu sa thèse de médecine en 1967, c’est une thèse toute pourrie, personne n’en parle, il ne va pas faire une grande carrière a priori, mais il voit l’intérêt qu’il y a à parler des “toxicos du LSD”, et effectivement il devient LE spécialiste des drogues le plus reconnu en France, encore aujourd’hui alors qu’il est mort !
Pareil pour Bensoussan, qui devient expert des tribunaux, il donne des cours sur les addictions, il passe à la télé, il devient non seulement expert des drogues mais aussi expert des “jeunes”.
Au niveau politique, les choses ne traînent pas non plus ! Les conséquences légales de cette débauche médiatique sont foudroyantes : en 1966, la France devient le premier pays au monde à classer le LSD dans la liste des stupéfiants. Est-ce que ça arrive souvent, que le gouvernement établisse des lois sans vérifier ses sources ? Évidemment, on se rend bien compte que dans cette histoire, une partie de la classe politique a tout intérêt à désigner la jeunesse droguée comme bouc émissaire des péchés de la société. C’est sans doute le seul moyen de contrer la révolution en marche, maintenir à tout prix leurs valeurs conservatrices. Le problème est qu’aujourd’hui encore, le regard que les Français portent sur le LSD résulte de cette distorsion de la réalité. Tu crois que c’est possible de tenter de rétablir la vérité ?
Je ne suis pas spécialiste de politique, donc je ne peux pas trop m’avancer sur la question de la manière dont sont votées les lois, mais bon, étant donné qu’il y a un consensus scientifique depuis une trentaine d’années sur la dangerosité des psychotropes, qu’on montre les ravages de l’alcool et la sécurité des psychédéliques et qu’on ne change rien, et que par ailleurs y a aussi un consensus scientifique depuis à peu près la même période pour dire que la “guerre à la drogue” ne fonctionne pas mais qu’au contraire elle est totalement contre-productive, on peut douter du fait que les politiques soient dirigés par les données scientifiques.
Je suis persuadée par contre qu’il est possible, petit à petit, de déconstruire des idées reçues, et de rétablir la vérité sur le passé, c’est pourquoi je mène ces recherches. Mais c’est un processus qui prend du temps, il faut sans cesse répéter, prouver, accompagner.
Du fait de ce discours unilatéralement négatif au sujet du LSD, les consommateurs commencent à vivre des expériences différentes avec lui, de même que les volontaires dans les cliniques. Cette panique morale dont tu parles, qui atteint toutes les couches de la société, tue dans l'œuf le mouvement contestataire en provenance des États-Unis. Les hippies sont décrits et donc perçus comme des fuyards dénués de sens moral, des crasseux irresponsables au cerveau grillé par la dope. Force est de constater que cette définition ne peut que renforcer les normes et les valeurs d’une société bourgeoise qui s’inquiète d’être remise en cause par les nouveaux idéaux d’une jeunesse en mal de liberté. Je suis obligée de te le demander : Est-ce que cette croisade anti-drogue était préméditée dans le but de renforcer le contrôle social ?
Non je ne crois pas. Aucune source pour l’instant ne permet de l’affirmer. Plus vraisemblablement, les politiciens américains se sont saisis de cette inquiétude à l’égard du LSD pour servir leur cause, mais ça n’a pas été prémédité.
Il faut aussi rappeler qu’il y a eu quelques études faites par la CIA et l’armée américaine dans les années 1950-1970 pour voir si le LSD pouvait être une bonne arme chimique ou un sérum de vérité. Ils en ont administré à des soldats dans des conditions déplorables, sans les prévenir, du coup ça conduisait parfois à des expériences dramatiques. Les membres du gouvernement qui avaient demandé ces études avaient lu les rapports qui indiquaient que le LSD pouvait causer du stress post-traumatique voire des suicides si l’expérience était mauvaise.
Donc ce qu’ils lisaient dans les tabloïds, ça correspondait à l’image qu’ils avaient de la substance, c’était cohérent. Pour eux, la question sanitaire a quand même joué, même si on sait aujourd’hui que ça ne reposait pas sur des bases scientifiques. Si on te dit : “ta fille risque de devenir folle si elle consomme du LSD” et que tu as lu les rapports de l’armée qui disent qu’il y a des cas comme ça, tu prends des mesures pour la protéger si tu le peux.
Donc il y a une volonté de contrôle social, c’est certain, qui n’est pas préméditée mais qui profite d’un contexte médiatique, et il y a aussi de vraies craintes sanitaires.
LES PSYCHÉDÉLIQUES AUJOURD’HUI
Le plus triste dans tout ça, c’est que des avancées décisives et magnifiques pour le traitement des malades, des toxicomanes et des personnes en fin de vie ont été reniées et même enterrées. On était en train de comprendre le cerveau, les neurotransmetteurs, la schizophrénie, et BAM, tout a volé en éclats... A présent, cet épisode de l’histoire où le LSD était testé est plus ou moins présenté comme une erreur de parcours. Où en est la recherche à l’heure actuelle ? Est-ce qu’on a dépassé le stade de l’indignation morale ?
Les études reprennent, doucement, avec beaucoup de contraintes, notamment financières et administratives. Il faut lire les articles (malheureusement en anglais) de David Nutt sur le sujet, c’est très éclairant. Un peu partout dans le monde des équipes de recherche réalisent de nouvelles études, font avancer la compréhension qu’on a de cette expérience, discutent des problèmes méthodologiques qui émergent (par exemple au sujet du consentement au toucher pendant la séance psychédélique, c’est un sujet qui m’intéresse personnellement beaucoup).
Il reste une méfiance importante du milieu médical au sujet de ces travaux, parce qu’on leur a martelé pendant des décennies que c’était des substances dangereuses sans intérêt thérapeutique, donc forcément ils attendent d’avoir des sources fiables et nombreuses pour faire évoluer leurs représentations.
De mon expérience personnelle, la profession médicale est de plus en plus curieuse de ces recherches, et on voit une évolution rapide, c’est donc très positif, mais encore une fois c’est un processus qui prend du temps.
Mal du siècle par excellence, la dépression est un cas très évocateur. La recrudescence de cette maladie est d’ailleurs certainement ce qui force le renouveau d’intérêt pour les psychédéliques. On est en train de (re)découvrir qu’une dose unique de psychédélique (Psilocybine, LSD, Kétamine, MDMA) peut avoir plus de résultats sur le bien-être des patients que des années d’anti-dépresseurs. Ce qui n’est pas vraiment rentable pour l’industrie pharmaceutique, j’imagine. Est-ce que les chercheurs comme toi rencontrent des problèmes à ce niveau ? Y a-t-il des médecins spécialistes en bioéthique (discipline qui étudie les problèmes moraux posés par la médecine et la recherche médicale) qui vous accompagnent dans ce domaine ?
Alors encore une fois moi je suis historienne, donc je ne travaille pas avec ces substances, mes recherches ne portent que sur les travaux passés. Par ailleurs l’industrie pharmaceutique, t’inquiète pas pour elle, elle a de la ressource : elle fait payer 7000$ la dose de psychédélique pour rattraper le manque à gagner !
Toutes les disciplines scientifiques s’intéressent aux questions soulevées par les psychédéliques, donc il y a effectivement des médecins en bioéthique, mais aussi des philosophes par exemple, c’est un milieu qui est très interdisciplinaire, justement parce que ces substances demandent une multitude de points de vue pour être comprises.
Il y a aussi des gens qui travaillent spécifiquement à reconnaitre, documenter et protéger les savoirs ancestraux des populations humaines qui utilisent les psychédéliques depuis bien plus longtemps que nous, et ça aussi c’est très important.
Tourisme psychédélique, recrudescence de l’auto-administration, dépénalisation et légalisation de la psilocybine, séries documentaires Netflix, Télérama qui parle d’ayahuasca, Charlie Hebdo de “fin de vie psychédélique”… L’engouement que ces substances rencontrent est indéniable. Qu’est-ce que cet intérêt renouvelé pour les psychédéliques révèle de la société contemporaine, selon toi ? Comment t’expliques ce revival ? Quels bénéfices est-on en droit d’attendre de la reprise de la recherche psychédélique ?
Ce revival il s’explique par plusieurs facteurs (comme toujours) : d’abord de nouvelles générations de scientifiques et de médecins, complètement détachées des problématiques liées à la contreculture des années 1960.
Ensuite il y a aussi l’évolution des techniques, et notamment l’imagerie cérébrale, qui arrive dans les années 1990 : on a envie de voir ce que ça fait dans le cerveau de prendre des psychédéliques.
Enfin il y a une impasse thérapeutique, notamment dans le champ de la dépression et du stress post-traumatique, avec un nombre important de patient·es pour lesquel·les les traitements ne fonctionnement pas, donc on se tourne à nouveau vers ces études passées et qui semblaient prometteuses.
Je ne sais pas trop ce que ça révèle de notre société, la volonté, peut-être, de croire encore que l’humanité a un futur et que les psychédéliques pourraient aider à changer le monde (ce qui est une croyance hein, les psychédéliques ne vont rien sauver du tout à eux seuls). D’un autre côté on a aussi un positionnement très capitaliste/productiviste, avec les psychédéliques vus comme des moyens de développer les capacités humaines.
Pour moi les bénéfices principaux seront d’enrichir les possibilités thérapeutiques disponibles pour les patient·es (donc ça veut pas dire remplacer les anti-dépresseurs par exemple, mais juste avoir d’autres options), et je l’espère aussi arrêter avec la prohibition des psychotropes en général, qui est une absurdité.
L’AVENIR DES PSYCHÉDÉLIQUES
De plus en plus de personnes, dont je fais partie, s’exilent jusqu’en Amazonie pour avoir accès à ces substances. Il existe de nombreux pays, notamment en Amérique du Sud, où les psychotropes (champignons, peyotl et san pedro qui sont des cactus à mescaline, bufo et ayahuasca, dont le principe actif est la DMT) sont utilisés couramment, et ce depuis toujours, parce que l’accès de l’Homme à la transe n’a jamais été interdit. Dans ces régions, elle est considérée comme essentielle à son bien-être, à la connaissance qu’il peut avoir de lui-même et de l’univers. On sait désormais que depuis la préhistoire, les états modifiés de conscience ont été recherchés par l’Homme, qui les atteignait souvent grâce à des plantes psychotropes. Certains disent même que la transe est la véritable origine de la religion. Crois-tu que les états de conscience modifiés sont un besoin et un droit, voire une nécessité pour l’humanité ? Est-ce que ta démarche s’inscrit dans un paradigme qui pose l’accès à la transcendance comme essentiel pour l’Homme ?
Alors d’abord, ça me HÉRISSE de voir écrit “l’Homme”, je suis désolée xD. Quand je lis “Homme”, mon cerveau (et le tien aussi, et celui de tout le monde, des études ont été faites pour le démontrer), pense à UN homme. Et ça donne l’impression que ce sont des hommes qui consommaient des psychotropes pendant la Préhistoire, ce qui est faux.
Ceci étant dit, je pense effectivement que les états modifiés de conscience sont un besoin et un droit pour l’humanité, une nécessité je ne crois pas, mais on doit pouvoir y avoir accès librement et dans de bonnes conditions si on en a envie.
Aucune donnée scientifique ne permet de dire que ce sont ces expériences qui ont été à l’origine des religions, ou que ça a fait basculer nos ancêtres non-humains vers l’humanité par exemple. Ce sont des hypothèses intéressantes de manière intellectuelle mais qui restent de l’ordre de l’expérience de pensée. Je ne crois donc pas que ce soit essentiel, qu’une personne qui ne ferait jamais d’expérience intense d’état modifié de conscience ait genre “raté sa vie”. Il y a des gens qui ont peur de ça, qui n’ont pas envie de s’y confronter, et c’est très bien comme ça. Il y a des gens qui pourraient beaucoup souffrir de ces expériences, de manière définitive, même s’ils étaient bien encadrés.
Donc il me semble que simplement ces expériences doivent être à nouveau intégrées à notre société, qui doit leur donner un nouveau sens, propre à la société occidentale, sans vouloir adapter/s’approprier des concepts d’autres peuples humains mais en faisant une vraie démarche de recherche de sens qui nous soit propre.
Il faut arriver à penser ces expériences en dehors du cadre pathologique qui les entoure encore, en étudiant les risques qu’elles peuvent éventuellement comporter, en construisant un socle de savoirs pour les vivre en toute sécurité, en les libérant, pour celles effectuées grâce à des psychotropes, des interdits qui les entourent, bref en les pacifiant, en en faisant une possibilité d’enrichissement pour celles et ceux qui le souhaitent.
La lutte que tu mènes pour la réhabilitation des recherches sur les psychédéliques répond, j’imagine, à la vision d’un futur que tu contribues à créer. Ce serait quoi, pour toi, le futur idéal ? Quelle est l’image que tu gardes en tête pour t’aider à t’accrocher quand tu fais face aux difficultés de faire bouger les choses ?
Je suis en vrai très pessimiste à l’idée de l’avenir, je ne crois pas du tout que l’humanité va pouvoir continuer comme ça longtemps, je pense qu’on se dirige vers une existence qui sera bien plus dure, plus de l’ordre de la survie. Je ne veux pas d’enfants (juste parce que je n’en veux pas, pas à cause de ces questions) et j’ai du mal à comprendre les gens qui en font dans ce contexte politique, écologique, économique.
Mais en attendant je crois qu’on doit toutes et tous faire le maximum pour faire le bien, pour faire des choses justes, qui tendent vers plus de justice, de bien-être, de santé, de plaisir, de respect possible. Je ne crois pas à un futur idéal, mais à des actes qui rendront ce futur un peu moins pire.
Et si on veut t’aider à changer le statu quo et dessiner ensemble un nouveau futur, comment on doit s’y prendre ?
Je dirais (mais c’est difficile comme question !) qu’il faudrait d’abord prendre le temps. On est trop speed, on l’est de plus en plus. Des études ethnographiques dans les années 70-80 montraient que dans la plupart des sociétés non-industrielles, près d’un tiers du temps les gens ne faisaient rien. Et rien ça n’était pas “rêver” ou “discuter” ou “se reposer”. C’était vraiment rien. Un concept bien difficile à concevoir pour des occidentaux.
Je crois pourtant que c’est quelque chose d’essentiel, de ne rien faire. Ça permet de souffler, de prendre de la distance avec le quotidien, ses soucis, de regarder le monde qui nous entoure avec des yeux différents. Et c’est là, je crois, qu’on serait plus capable de prendre les bonnes décisions dans nos vies, de mieux percevoir ce qui est important pour nous, d’être moins victimes de la société capitaliste qui nous fait croire qu’il faut consommer pour être heureux et heureuses.
C’est là qu’on pourrait être plus tolérant·es envers des comportements ou des manières de penser qui nous sont étrangers, et se rendre compte que c’est la diversité qui fait la richesse. C’est là aussi qu’on pourrait prendre le temps de se questionner sur “pourquoi je pense ce que je pense ? Est-ce que c’est parce que j’y ai vraiment réfléchi ou est-ce que c’est comme ça que ma société pense ?”, ce qui permettrait d’agir et de penser de manière plus consciente.
Voilà, pour moi ça, c’est important, et ça aiderait à faire progresser l’humanité. Et faire ce pas de côté, réfléchir différemment sur un problème, comprendre une autre manière de raisonner que la sienne, les psychédéliques peuvent y aider.
POUR ALLER PLUS LOIN…
Les sites internet :
Le site de Zoë Dubus où vous trouverez l’ensemble de ses passionnants travaux.
Le site de la Société Psychédélique Française à laquelle vous pouvez adhérer ou simplement vous tenir au courant des évènements.
Psychédéliques : Manuel de réduction des risques : Le tout nouvel ouvrage de la Société Psychédélique, à télécharger gratuitement sur leur site !
Les ouvrages évoqués par Zoë Dubus :
Les Paradis artificiels de Charles Baudelaire
Mort imminente de Jelena Martinovic
Les articles évoqués par Zoë Dubus :
Effects of Schedule I drug laws on neuroscience research and treatment innovation de David Nutt (extrait)
Perverse Effects of the Precautionary Principle: How Banning Mephedrone Has Unexpected Implications for Pharmaceutical Discovery de David Nutt (article complet)
Les ouvrages recommandés pas Le Coin des Desperados :
Quand l’impossible arrive de Stanislav Grof
La révolution psychédélique de Olivier Chambon et Jocelin Morisson
LSD mon enfant terrible de Albert Hofmann
Les liens Amazon de la page sont affiliés. Pour tout achat via ces liens, le blog perçoit une petite commission.
Ainsi vous contribuez sans effort à la vie de ce blog, en participant aux frais d'hébergement.
Wanted Dead or Alive : Bruno Leyval, Artiste-Guerrier de la Voie de l’Encre
Des feuilles blanches tatouées d’encre qui nous font pénétrer dans un monde où l’Homme, le Sacré, l’Animal et la Nature s’entre-dévorent et fusionnent pour révéler l’essence une qui préside à la vie. Deux histoires qui se croisent et s’influencent par-delà le temps et l’espace : celle de l’enseignement d’un chaman à son disciple au pied d’une montagne sacrée, et celle de Phoenix et Vlasta, couple ouvrier d’une usine d’armement peinant à concevoir un enfant. Un projet tentaculaire de Bruno Leyval : La Rose de Jéricho.
Des feuilles blanches tatouées d’encre qui nous font pénétrer dans un monde où l’Homme, le Sacré, l’Animal et la Nature s’entre-dévorent et fusionnent pour révéler l’essence une qui préside à la vie.
Deux histoires qui se croisent et s’influencent par-delà le temps et l’espace : celle de l’enseignement d’un chaman à son disciple au pied d’une montagne sacrée, et celle de Phoenix et Vlasta, couple ouvrier d’une usine d’armement peinant à concevoir un enfant.
Un projet tentaculaire de Bruno Leyval, artiste total vrillant en freestyle dans toutes les directions, qu’il s’agisse de ses médiums d’expression ou des messages si vifs et si complexes exsudant de son œuvre : La Rose de Jéricho.
J’ai tendance à penser qu’aucune rencontre n’est fortuite, mais je dois reconnaître que c’est assez rare de croiser un autre spécimen dont les racines s’enfoncent si précisément dans le même terreau.
Cette interview nous a entraînés, Bruno et moi, vers un dialogue métaphysique qui interroge le rôle et la place de l’artiste dans ce monde, la nature de l’Homme, la signification du chamanisme, l’essence d’une œuvre d’art…
A la fois très intimiste et férocement universelle, cette discussion à la frontière, à la jonction entre deux mondes, ouvre le regard vers l’univers qui existe tout au fond de nous, un monde oublié ou perdu que les nombreux dessins de Bruno exposés ici sauront faire renaître à la conscience de chacun.
Quand l’Encre se fait Fille de Sorcier : La Rose de Jéricho
Salut Bruno ! C’est vraiment cool que t’aies accepté cette interview. Ça fait un moment que je te suis sur les réseaux, même si je me rappelle plus précisément comment la fascination que ton taff exerce sur moi a débuté. J’imagine que t’avais tweeté un de tes fameux dessins à l’encre de Chine, probablement une sorte d’être à mi-chemin de la racine et du sorcier, et que mon cœur a bondi, comme s’il reconnaissait ce signal d’alarme qu’il guette en permanence, lui susurrant : Ce mec-là sait de quoi il parle… J’aimerais que tu te présentes, comme tu le sens, à ta sauce, quoi.
Salut Zoë. En effet, nous nous suivons depuis un certain temps sur les réseaux et c’est certainement pour les mêmes raisons : on parle de la même chose, d’une manière différente, avec nos propres médiums, nos propres expériences, mais avec la même essence, la même sonorité…
Pour la présentation, voici la partie background classique : je suis un artiste qui approche du demi-siècle avec un long parcours chaotique. Je dessine depuis l’enfance, tous les jours, tout le temps.
Peu à peu, le dessin est devenu une forme de méditation qui s’est imposée naturellement comme une pratique spirituelle et qui accompagne mon chemin intérieur.
Pendant plus de 20 ans, j’ai travaillé dans l’ombre pour perfectionner mon art et mon médium de prédilection : l’Encre de Chine. Sans avoir fait le moindre plan de carrière - après avoir créé et entretenu un blog sur les arts et cultures alternatives pendant plusieurs années, ma carrière artistique a décollé et j’ai bossé pour des grandes marques et exposé dans pas mal de pays.
Bon, maintenant que j’ai bien saupoudré mon parcours avec un sac de paillettes, passons aux choses sérieuses : malgré cette réussite, j’ai toujours pensé que l’art devait servir à quelque chose, à autre chose que d’être exposé au-dessus de la cheminée d’un collectionneur obèse qui s’en servira comme moyen de spéculation. J’ai donc profité de cette réussite pour voyager et participer à des projets qui ont un sens, socialement et humainement - la lutte des minorités, l’écologie, les réfugiés… J’ai décidé de garder mon boulot “alimentaire” pour avoir une totale liberté dans le choix de mes projets, pour être à l’abri financièrement et totalement indépendant.
Parallèlement, à la naissance de mon fils en 2009, j’ai débuté ce long voyage avec la ROSE DE JÉRICHO, un projet multimédia initiatique tentaculaire qui est sans aucun doute le projet d’une vie…
La première chose qui me vient à l’esprit te concernant, c’est un peu ce que prônait déjà Jim Morrison en son temps : la proximité qui existe entre le chaman et l’artiste. Quand on se laisse happer par tes esquisses, celles-ci semblent receler un pouvoir que je qualifierais de “chamanique”, c’est-à-dire celui de nous faire entrer en contact avec un aspect du monde qui paraît sourdre d’une partie de l’âme avec laquelle on est très peu en contact, et qui, pourtant, parle à notre subconscient comme s’il s’agissait de ses racines. Elles évoquent un langage primitif, archaïque, avec lequel on a comme qui dirait perdu le lien, mais qui continue à vivre en nous, et que tes dessins rappellent à la vie. Quel est, selon toi, le lien entre un chaman et un artiste ? Qu’est-ce qu’ils ont en commun ?
Ah, ce bon vieux Jim. À chacune de mes errances dans la capitale, je ne manque pas de lui rendre visite au Père Lachaise. J’aime les sépultures, qu’elles soient des pierres tombales ou des cendres disposées en pleine nature… J’aime ces lieux de connexion avec les âmes.
Tu utilises les termes “langage primitif, archaïque… ” je dirais un simple retour à la simplicité et à l’essence de la vie.
Dans mon travail, j’essaye de puiser tout au fond de mon être afin de me reconnecter à la vibration commune qui nous unit tous, le son primaire, le OM. La proximité entre le chaman et l’artiste, c’est le pouvoir de se connecter à d’autres dimensions. Ils ont en commun ce processus, cette quête de la vérité intérieure, cette envie d’unicité avec le vivant, ce désir d’être TOUT. Les Lakotas ont une expression pour cela : Mitakuye Oyasin (Nous sommes tous reliés).
Voici ce que j’ai écrit en première page de mon site : En Occident, la pratique du chamanisme naît d'un désir de se reconnecter à soi, pour soi. Dans les traditions autochtones, il est essentiel de se reconnecter à l'autre, pour l’autre.
En partant de cela, si on fait le parallèle entre le chaman et l’artiste, dans le cas occidental (se reconnecter à soi, pour soi), l’artiste crée pour lui, pour son nombril, pour être reconnu et adulé, pour gagner un max de thunes… C’est très narcissique et gorgé de compétition, un désir d’être le plus grand, le plus beau, le plus riche… C’est très proche de notre vision occidentale capitaliste et individualiste… De la grosse merde en fait !
Dans la vision autochtone (il est essentiel de se reconnecter à l'autre, pour l’autre) l’artiste crée pour l’autre, sans désir de gloire et sans prétention, de façon complètement altruiste. C’est une voie qui me correspond mieux, un chemin que j’ai emprunté il y a bien longtemps et dont j’essaye de ne pas dévier.
J’ai connu la “gloire”, les tapis rouges… Cela ne m’a pas rendu heureux, bien au contraire.
Peindre pour une grande marque dans un hôtel particulier parisien ça te met à l’aise financièrement, ça flatte ton ego, mais en aucun cas ça te fait grandir humainement et spirituellement.
Peindre en Inde pour et avec des réfugiés tibétains au pied de l’Himalaya, ça place ton art à un niveau supérieur, tu te connectes à autre chose…
Voilà pour moi le lien entre l’art et le chamanisme, une simple question de vision des choses. L’art, tout comme le chamanisme, à un fort pouvoir de guérison, alors, que tu sois artiste ou chaman, si tu as le don, à toi de savoir comment tu veux l’utiliser.
Selon tes propres mots, le thème principal de ton œuvre est la renaissance, incarné tout entier par la Rose de Jéricho, plante mexicaine sacrée, capable de survivre à la sécheresse. Mais la renaissance, c’est quelque chose de très complexe, qui s’articule autour d’un nombre effarant de concepts intriqués les uns dans les autres. Transmigration des âmes, transmission via la naissance d’un enfant, passation de pouvoir et de savoir d’un maître spirituel à son disciple, sans même parler de la capacité propre à l’être humain, cette force personnelle, vive et sublime, qui nous permet de nous transformer… Est-ce que tu penses que l’art peut aider l’Homme à appréhender ce concept, pour tenter de l’appliquer dans sa propre vie ?
Mais nous sommes, nous les êtres humains, une espèce complexe. Contrairement à l'ensemble du vivant, nous voulons toujours être plus que ce que nous sommes simplement.
Si pour l'éléphant, le corbeau ou le grand chêne, la vie se résume à subvenir aux besoins vitaux, se reproduire et mourir, l'humain ne s'en contente point. Il se questionne sans cesse sur le passé et le futur en omettant de la sorte de privilégier le présent et de le vivre pleinement. Il ne se satisfait jamais de l'essentiel mais désir acquérir et accumuler, créant ainsi une multitude de troubles psychologiques et autres névroses.
Par-dessus tout, l’humain essaye de comprendre pourquoi il est là et quel est le but de sa vie.
De cette ignorance naît l’occultation de la mort car s’il y a une fin, à quoi bon vivre ? Alors on se crée des mythes, des croyances pour pallier tout cela, pour donner un sens, un espoir, pour se rassurer…
Mais en fin de compte, la mort fait partie de la vie, tout simplement, et c’est ce qui la rend si précieuse, si riche et si lumineuse.
Dans un projet comme Rose de Jéricho, j’essaye de croiser toutes ces croyances, ces pratiques, ces cultes… pour en extraire une universalité, une source commune à tous les êtres vivants.
Je pense que l’art peut aider celui qui désire comprendre où est sa place mais seul celui qui ne cherche pas finit par trouver.
Un truc qu’on partage tous les deux, c’est nos références artistiques et humaines : Carlos Castaneda et sa série de livres stupéfiante à base de quête initiatique et de plantes psychotropes, Hunter S. Thompson, écrivain et journaliste (voire diable de Tasmanie) aussi timbré que brillant, Marilyn Manson, qui incite les ados à devenir leur propre et unique référence à coup de slogan nietzschéen, ou encore Bret Easton Ellis, que je vais pas me fatiguer à présenter... De véritables pointures, donc, qui ont au moins un point en commun : tout le monde les prend pour des tarés. Alors voilà ma question : Selon toi, qu’est-ce qui rapproche la folie de la création artistique ?
Cela vient certainement du statut spécial que la société offre à l’artiste, le côté marginal et bohème, le mythe de l’artiste maudit à la Rimbaud, Modigliani ou Artaud…
Tous les artistes que tu viens de citer sont issus d’une autre génération, d’un autre temps, un temps révolu. Un temps de libération et d’orgie, de révolution culturelle et de folie, un temps où Janis Joplin sortait avec Jim Morrison, où les hippies léchaient des arbres à Haight-Ashbury, où Jack Kerouac s’effondrait complètement bourré devant la librairie City Lights Booksellers and Publisher de Lawrence Ferlinghetti à San Francisco… Un temps où Hunter S. Thompson ruinait - comme les Stones, les hôtels de Las Vegas…
J’ai été biberonné avec cette époque, cette culture, cette musique. Je me souviens de la première fois où j’ai découvert la musique des Doors, de Pink Floyd ou des Stooges, quel choc. Et puis il y a eu la poésie d’Allen Ginsberg, la folie de Ken Kesey, Las Vegas Parano de notre cher Hunter, Le Postier de Bukowski, Jodorowski avec El Topo… Et bien sûr l’hallucination totale en lisant L'Herbe du Diable et la Petite Fumée de Carlos Castaneda.
Pour le commun des mortels, tous ces artistes, écrivains et autres cinéastes, sont des gens à part, des tordus majestueux ou de simples fous dangereux, des déviants issus d’une époque déviante. Ils sont le fruit d’une lutte, des luttes soixante-huitardes.
Il y a aussi un paramètre important dans cette équation : le star-system. Même s’il touche plus la musique et le cinéma, quand un artiste connaît la gloire, qu’il est adulé et porté au panthéon, son cerveau commence à griller lentement. Comment ne pas switcher ? Tu te retrouves avec des milliers - voire des millions - de fans, et tout ce que tu fais est analysé, scruté, décortiqué… Ta parole devient évangile et ta voie devient celle de ton troupeau… C’est très sectaire, en fait.
Les gens ont besoin de modèles, d’idoles, que ce soit un chanteur, un écrivain ou une statue kitsch d’un gros bonhomme assis en lotus. À mon petit niveau, j’ai connu les effets de la reconnaissance artistique et je peux te dire qu’il faut être solide dans sa tête pour ne pas basculer dans la folie. Tu te retrouves plongé dans un monde parallèle où tout le monde te lèche le cul et le pire, c’est que c’est agréable ! (rires)
Tu finis par te croire supérieur, exceptionnel et tu agis en fonction, en diva cocaïnée. C’est super malsain en fait. Sans parler des drogues et autres addictions qui les ont tous rendus cinglés. Tout cela fait donc partie de cette mythologie de l’artiste et de la folie créatrice.
Néanmoins, si tu analyses en profondeur le truc, d’un point de vue strictement personnel, je pense sincèrement qu’être artiste c’est être complètement cinglé ! C’est réellement une pathologie, un dérèglement cérébral. Ce n’est pas normal.
Qu’est-ce qui pousse un être à avoir une telle obsession pour la création, ce besoin de dessiner tous les jours, tout le temps ?
Ce qui est normal c’est de se foutre dans son canapé avec des chips et une bière à mater Netflix, non !?! L’art est une malédiction, un sacrifice, une punition ! Il te pousse à te remettre sans arrêt en question, à t’interroger sans cesse, à te combattre intérieurement… Il pousse à la lutte contre soi-même. Il est source d’insatisfaction perpétuelle, de découragement chronique, d’abandon…
L’artiste désire transmettre quelque chose, exposer ses œuvres au monde dans l’espoir d’être remarqué, que son message soit vu, entendu et apprécié…
C’est très narcissique en fait. S’il désire faire de l’art de façon altruiste, commence alors un véritable cauchemar car il ne cesse de se mentir. Forcément, même si c’est pour une cause, une lutte, il cherchera à être récompensé pour son action : des honneurs, des likes sur Instagram, etc…
L’art est une excroissance nombriliste. Aujourd’hui bien plus qu’hier avec toute cette merde de réseaux sociaux.
Ton œuvre assume totalement son côté chamanique, et tu la décris toi-même comme une “quête spirituelle personnelle, un projet artistique se renouvelant sans cesse”. A une époque, t’as été à la rencontre de traditions que très peu d’entre nous connaissent. Tu m’as parlé du Tibet, et des Navajos notamment. Est-ce que tu te souviens de ce qui t’y a poussé ? De quelle manière ça a transformé ton œuvre et ton message ?
Pour une raison qui m’échappe, j’ai toujours eu une attirance pour les peuples autochtones, pour leur culture, leurs luttes… Vers 17 ans, j’ai rencontré mon premier guide, une personne qui m’a fait découvrir la richesse des peuples amérindiens et qui m’a présenté mon second guide qui lui, m’a initié au chamanisme. Ce fut une révélation. Cela ne m’a plus quitté. Après des années de lecture - un véritable travail anthropologique (rires) - j’ai décidé qu’il était temps de partir à la rencontre de ces peuples. La vie m’a offert cette opportunité.
L’impact de ces voyages et des rencontres qu’ils ont engendrées est immense sur la personne que je suis devenue. J’ai eu la chance de faire des rencontres mystiques qui m’ont profondément marqué, inspiré, transformé…
Que ce soit une femme Navajo en Arizona, un vieux Chinois dans Chinatown à San Francisco ou le Dalaï Lama au pied de l’Himalaya, toutes ces rencontres ont été des étapes de transformations profondes, des passages d’un état à l’autre et elles ont eu des répercutions immenses sur ma vie, sur mon quotidien et bien sûr, sur ma spiritualité.
Tout mon travail est basé sur une quête de découverte, de transmission et de partage. Connaître l’autre pour se connaître soi-même… C’est un désir d’ouverture vers l’extérieur et vers l’intérieur, un désir d’universalité.
Tout cela se synthétise aujourd’hui dans cette œuvre tentaculaire qu’est la Rose de Jéricho.
Il y a beaucoup de double-sens dans tes dessins, et une véritable intrication des opposés, comme la vie et la mort, la fin et le début, le désir et la haine… Mais on sent qu’il s’agit d’une boucle, d’un cycle, assez bien représenté par le fameux Ouroboros, serpent qui se mord la queue symbolisant un paradoxe : à la fois autodestruction et résurrection, autofécondation, mais aussi lien entre monde terrestre (serpent) et monde céleste (cercle), sorte d’union entre deux opposés, comme le Yin et le Yang. Il y a un côté karmique aussi, qui rappelle l’éternel retour de Nietzsche peut-être, ou encore la roue des existences du samsara… Sans compter ces deux histoires qu’on suit en parallèle, dans le monde contemporain à l’usine d’armement et dans un passé archaïque. Est-ce que cet aspect de la Rose de Jéricho reflète ta façon de considérer la vie, quelque chose que tu aurais appris au sujet de l’existence ?
Tout est cercle, tout est cyclique, tout n’est que répétition. Nous vivons, nous mourrons, puis nous devenons autre chose, une renaissance, qu’elle soit physique ou spirituelle - un animal, un humain, de l’engrais qui aidera une floraison, de la poussière qui s’accrochera sur la roche, un esprit dans une rivière… C’est une question de philosophie, de croyance, d’expérience et de chemin…
J’injecte dans le projet de la Rose toutes mes réponses mais surtout, toutes mes questions.
Je n’ai absolument aucune certitude. Je n’ai fait que l’expérience de certaines choses et j’en ai tiré mes conclusions. Pour moi, oui, tout est cyclique et la mort par exemple, qui fait intrinsèquement partie de la vie, n’est qu’un passage, une étape de plus. La mort est la seule issue possible de la vie…
Tout est impermanence et l'attachement aux choses impermanentes s'avère être la cause de la souffrance. Nombre de personnes que nous côtoyons sont dans une bonne situation générale. Néanmoins, elles ne sont pas heureuses, elles dépriment, elles sont perdues. Elles cherchent une alternative, veulent plus de choses et se détruisent pour les obtenir. Elles nous disent que ce n’est pas la vie qu’elles ont souhaitée. Qu’elles ne trouvent plus leur place et qu’elles s’enfoncent peu à peu…
Beaucoup de belles réussites sociales et matérielles se sont retrouvées anéanties, car ces personnes souffraient profondément du décalage entre l’image qu’elles offraient et leur nature profonde. Nombre de gens se sont également perdus dans toutes sortes de croyances, de dérives sectaires et autres cultes imaginaires. Cherchant des réponses à leurs errances, elles ont trouvé réconfort dans des chimères… Dans toutes sortes de paradis artificiels…
Si vous voulez réellement vous libérer de cette spirale négative et de vos névroses, redevenir ce que vous êtes vraiment et ressentir la force de la vibration universelle, alors n’essayez pas de vous construire une nouvelle identité plus agréable ou d’emprunter des chemins de traverse qui ressembleront plus à des fuites en avant, mais réfléchissez plutôt aux causes qui vous emprisonnent…
Les barrières mentales sont la cause première de votre souffrance, elles vous empêchent d’être aligné, d’être en phase avec vous-même.
Nous nous habituons au mensonge. Pas au mensonge qui consiste à tromper les autres, mais celui qui nous pousse à nous mentir à nous-même. Puis on avance, étape par étape, mensonge après mensonge, pour finir par se consumer à force de n’être qu’un autre et de ne pas être simplement soi.
L’individualisme est un mensonge. Le culte de la personnalité est un leurre. À quoi bon être le meilleur si on n’est pas soi ?
Le sacrifice est un autre thème central chez toi, qui me touche particulièrement. Depuis longtemps, je suis parvenue au constat qu’il faut sacrifier une partie de soi pour pouvoir renaître, aller au-delà de soi, des ses schémas comportementaux, psychologiques… Dépasser ses croyances limitantes et quitter sa putain de zone de confort. Je pense que d’oser abandonner une partie de soi est la décision la plus rude et la plus significative d’une vie. Est-ce que c’est un truc que t’as toi-même expérimenté ? Dire adieu, volontairement, tuer un ancien toi pour te transcender ? En tant qu’artiste, à quelle sorte de sacrifice doit-on être préparé ?
Le sacrifice est primordial, pour toutes les remarques que tu viens d’énoncer dans ta question. La vie est faite d’abandons constants, de déchirures perpétuelles. Les croyances nous enferment, les dogmes nous lobotomisent, les règles nous limitent…
Et puis il y a le mental et toutes ses barrières, un ensemble de critères qui agissent comme des obstacles puissants entre ce que nous sommes réellement au fond de nous, et l’image mentale que nous pensons être la réalité. Depuis la naissance, des critères comme l’éducation, la famille, l’environnement ou encore la société, construisent des barrières mentales qui s’enracinent profondément en nous et nous coupent de la substance essentielle de la vie. Ces barrières nous voilent l’esprit et nous entraînent sur le mauvais chemin, nous éloignent de notre voie intérieure et finissent par nous ronger, comme le ver ronge le fruit.
Voila pourquoi le sacrifice est essentiel dans notre progression… Sacrifier une part de nous qui freine les autres… Nous sacrifier nous, pour devenir l’autre… Le Soi.
Pour un artiste, le sacrifice peut prendre de multiples formes : financières, qualité de vie, vie de famille… Mais si nous nous concentrons sur le côté purement artistique, alors le sacrifice peut se nicher dans la répétition. L’art peut nous emprisonner. Il faut savoir s’éparpiller pour mieux se recentrer.
La construction d’une œuvre est comparable à une plante protéiforme à plusieurs ramifications. Quelques œuvres hésitantes comme des accident puis, mentalement se forme un vague cheminement. Heureux celui qui se contente d’une formule plaisante, éternellement répétée, qui le met à l’abri de toute tempête cérébrale. Il déroule simplement à l’infini un concept qui un temps, a fait de lui un artiste dans le vent. Les tableaux s’enchaînent et se ressemblent comme les sourires qui se figent sur les visages de ses fidèles clients. Pourquoi se torturer, donnons-leur simplement à manger !?!
La création d’un langage personnel, identifiable à souhait, devient la pierre angulaire d’un désir d’histoire. Rare est celui qui bifurque en plein vol. Rare est celui qui assassine son médium. Rare est celui qui ose la métamorphose. Il faut tenter l’entrée du labyrinthe et se perdre mille fois pour trouver son chemin.
J’aime l’idée d’effacer les automatismes du confort et de rayer les certitudes moelleuses pour engranger une renaissance avec comme tout bagage, le maigre patrimoine qu’est l’essence.
L’essence, cette lueur enfouie au fond de l’être qui vous pousse chaque matin vers des contrées lointaines, de nouveaux paysages mystiques peuplés de chimères argentées. La fulgurance d’un trait jeté sur le papier qui, comme une première goutte de sang, vous entraîne vers l’inconnu – parfois le chaos, mais qui est tellement plus enrichissant que la douleur confortable de la stabilité du quotidien. À fleur de peau, dans une transe à demi maîtrisée, s’ouvre alors devant les globes mous bien écarquillés, un univers intérieur ou tourbillonnent les trois règnes dans une danse synchronisée.
Bon, je ne sais pas si j’ai été très clair mais, comme dit Jodorowsky : Désolé, je me suis enthousiasmé ! (rires)
Dans ton histoire, la cérémonie qui se déroule dans la montagne sacrée est reliée au couple qui veut avoir un enfant. C’est quelque chose que je connais, cet espace-temps symbolique, où une action qu’on mène dans l’esprit produit des conséquences dans le monde physique. Est-ce que tes expériences chamaniques t’ont fait pénétrer dans un niveau de conscience qu’on peut qualifier de quantique, et que c’est ça que tu essaies de rapporter ici ?
J’essaye en effet de lier des personnages entre eux et cela malgré le fait qu’ils évoluent dans une dimension variable. Leurs chemins sont liés et les actions des uns entraînent des manifestations chez les autres. Dans la Montagne Sacrée, maître et disciple effectuent un rituel qui se répercute sur le couple citadin qui essaye vainement de procréer. Le sacrifice des uns devient le miracle des autres… La Rose de Jéricho est le lien, le moyen de connexion entre les protagonistes.
C’est une image puissante qui nous ramène à un paramètre très terre à terre dans la mesure où au quotidien, nos actions, notre façon de consommer par exemple, à de fortes répercussions à l’autre bout du monde.
Quand tu es heureux de trouver un vêtement pas cher dans la boutique au coin de ta rue, tu n’imagines pas la misère qui se cache derrière sa fabrication… Le sacrifice des uns devient le miracle des autres…
Pour en revenir à ta question, quand tu te retrouves au bon endroit, avec les bonnes personnes et en plein milieu d’un flux puissant d’énergies, forcément il se passe des choses. Que ce soit en terres Navajo, en Inde avec le peuple tibétain en exil ou dans une forêt de l’est de la France avec un guérisseur, tu peux être amené à pénétrer dans un “autre monde”, un espace que certains qualifieraient de parallèle.
On peut également parler de modification de la conscience, de transes ou d’expériences mystiques… Peu importe. J’ai en effet vécu ce genre d’expériences mais je ne souhaite pas forcément m’étaler sur ces instants forts et très personnels. En revanche, je peux te donner ma vision “chamanique” ou plutôt mystique qui découle de ces expériences. J’ai écrit un texte sur le sujet il y a quelque temps, en voici un extrait :
J'aime l'idée d'un mysticisme qui échappe aux carcans dogmatiques, un mysticisme sans religion. J'aime cette façon de désigner des expériences spirituelles, des états de transcendance, de modification de la perception et de pleine conscience qui échappe à toute croyance. Un éveil à une réalité plus haute et infinie dont le concept qui fait abstraction de la théologie, de l'idée de Dieu ou du divin, peut être décrit comme un “mysticisme athéiste” et dont la vision première est tournée vers les forces universelles, ces énergies vibratoires qui amplifient notre connectivité avec les autres formes de vie, avec l’environnement et les “esprits” de la nature.
Cela fait prétentieux de se citer soi-même mais franchement, ta question me renvoie à ce texte et je ne vois pas comment te décrire les choses autrement.
Je profite de cette tribune pour dénoncer toute cette mode liée au chamanisme. Aujourd’hui si tu tapes “chamanisme” dans ta barre de recherche, tu tombes sur une multitude de charlatans, pseudo-chamans à la mords-moi-le-nœud, qui te proposent pour la moitié d’un bras de devenir chaman en cinq leçons en téléchargeant un PDf foireux. Franchement, c’est de la pitrerie ! On s’improvise pas chaman, on n'est (naît) ou on n’est pas !!!
Certains personnages de ton œuvre n’ont pas de visages fixes, pas d’apparence stable. Leurs traits mutent et pourtant ils conservent leur essence. Honnêtement, je crois que c’est un truc que peu d’artistes seraient en mesure d’accepter, tant ils sont attachés à la représentation visuelle de leurs persos. Est-ce que tu peux m’expliquer ce choix, cette position artistique, en somme ? C’est une manière pour toi de te rapprocher de la nature humaine, du fond commun qui anime l’humanité ?
Je n’ai aucun problème avec l’individu en tant que tel. Nous sommes tous uniques et précieux et c’est une très grande richesse. C’est même tout à fait essentiel.
Dans toute l’histoire de l’humanité il n’y aura qu’une Zoë, un seul être qui soit toi, comme toi, et c’est toi, ici et maintenant. C’est merveilleux, non !?!
Mais au-delà de cela, l’individualisme est également une source de problèmes, que cela soit entre les gens, les communautés, les ethnies ou à l’échelle d’une espèce entière. Donc, ne pas donner une apparence claire c’est pour moi un moyen d’universaliser chaque personnage, de dépasser le genre, la couleur de peau, l’origine, l’enveloppe corporelle et l’individualisme qu’elle reflète pour valoriser l’unicité qui nous anime tous, qui vibre en nous.
Considérer l’ensemble de l’humanité comme une entité indivisible, liée par la même essence universelle me semble essentiel.
J’aime à penser que si nous avions tous cette vision de l’humanité, nous la respecterions plus profondément et l’autre, l’étranger, deviendrait automatiquement l’ami, le frère…
Après, il y a quand même beaucoup de personnages qui gardent relativement la même apparence, les mêmes codes vestimentaires et/ou apparats, pour une question de lisibilité. En ce qui concerne la Muse de la Résurrection – qui est censée représenter sous forme humaine la Rose de Jéricho, c’est en effet très particulier : elle est l’incarnation de la féminité, de la résistance physique aux éléments et à la douleur, et elle est l’entité mystique de l’histoire. Elle se doit d’être multiple car elle est à la fois microcosme et macrocosme. Puisqu’elle est immortelle, qu’elle détient ce pouvoir de renaissance / régénérescence, c’est à travers elle que je questionne les concepts liés à la vie et à la mort, la vieillesse et la beauté, la normalité, la différence… Elle est la mère, la femme, l’amante, la lune, la terre, le lien à la nature et au sacré... C’est en la représentant multiple que j’essaye de détecter son essence universelle. Sur le plan artistique, en tant que Muse – concept forcement lié à l’art et à l’artiste - c’est à travers elle que soufflent tous les désirs de magnifier la nature et de mettre en valeur le corps et les plaisirs charnels.
Le personnage du pèlerin me parle beaucoup, peut-être parce que je considère Travis, le protagoniste de Borderline, comme une sorte de joueur de flûte de Hamelin. Un martyr venu apporter la bonne parole, mais que personne n’a envie d’écouter. Est-ce que pour toi, l’artiste est celui qui ouvre le passage ?
L’artiste ouvre des portes. Les portes de William Blake, de Jim Morrison… Les portes de la perception d’Aldous Huxley.
L’artiste est un chercheur, un découvreur, un explorateur. Il consacre sa vie à la détruire au nom de l’art.
L’artiste est un hypersensible, une éponge prête à tout absorber et par conséquent, il devient le martyr de ses émotions. Il vit tout et de manière amplifiée et puis il amplifie tout car sa perception l’est. Comme je te l’ai dit, l’art est une malédiction.
T'hésites pas à aller loin dans tes dessins, au risque de choquer (ces œuvres-là ne sont pas encore dispo sur ton site). Je peux me tromper, mais par moment tu sembles te diriger vers un art transgressif, où des thèmes et des images qui, à l’évidence, ne seront ni compris ni acceptés s’entrecroisent… S’agit-il de subversion, ou bien t’as juste pas envie de restreindre ton message à quelque chose de socialement safe ? La bravade des interdits, l’audace artistique, qu’est-ce que ça veut dire, pour toi ?
J’essaye de créer des œuvres qui servent réellement le projet, sans me soucier du regard des autres. Si cela implique des images explicites - voire hard -, si elles me paraissent nécessaires, alors je n’hésite pas une seule seconde.
Nous sommes plongés dans une époque aseptisée, moralisatrice et modératrice - la cancel culture fait bien son taf - et il est difficile de montrer certaines œuvres sur certains supports, difficile de les montrer à l’unité, sans contexte. Imagine que je poste sur Twitter une œuvre très explicite sexuellement, elle va apparaitre individuellement dans le flux des tweets entre un chat qui se casse la tronche d’un plan de travail et une info conspirationniste sur le covid…
Non, ce n’est pas possible, il y aura forcément un problème de lecture, un problème de profondeur.
Je réserve donc ces œuvres à mon site le temps venu et à une publication papier traditionnelle qui sera plus apte à les mettre en valeur esthétiquement et intellectuellement. D'ailleurs pour info, je travaille à l’élaboration d’un gros bouquin qui rassemblera les dix premières années du projet.
Après, l’art est fait de transgressions, c’est son carburant. Il se doit de casser les codes, remettre en question la société et ses valeurs, qu’elles soient saines ou putrides.
Je ne conçois pas la création sans liberté. Se mettre des freins, se brider au nom de la morale, de la bien-pensance, ce n’est juste pas possible. Je vomis cette époque puritaine et délétère. C’est tellement fake. Le peuple en meute qui déverse sa haine sur quelqu’un en le jugeant déviant pour une parole, une œuvre… Et qui le soir, dans l’intimité feutrée de leurs appartements, ne sont pas forcement des saints… Laissez-moi rire !
La nature tient un rôle majeur dans ton œuvre, qui met en évidence le lien existant entre elle et l’Homme. A vrai dire, tous tes dessins sont empreints d’animisme, comme cette femme chrysalide. Et même chez ce couple coupé d’elle, on la sent encore, par son absence, et dans le côté anthropophage de Vlasta... Il semble s’agir d’une force qu’on sent autour de soi, mais aussi en soi. Quel est le rôle de la Nature dans ton œuvre ? Un dieu, une essence, une finalité ?
Cette femme chrysalide est tout un symbole.
Chez les insectes, la chrysalide est un symbole puissant de transition. Elle est le stade de développement intermédiaire d'un individu, l’état entre la larve et le stade imaginal. C’est une réelle métamorphose qui se déroule en plusieurs phases jusqu’à la transformation et l’envol.
Nous pouvons nous inspirer de ce processus pour notre propre transformation. Nous sommes pareils à une chrysalide - physiquement bien sûr, mais également intérieurement. Le processus physique de la vie est ainsi. Nous naissons, grandissons, évoluons puis mourrons. En procédant par étapes successives, irrémédiablement, nous avançons ainsi d’un état à l’autre jusqu’à la mort.
Tout comme la chrysalide, nous avons la possibilité de transformer notre corps, nous avons le pouvoir d’effectuer cette métamorphose à l’intérieur.
La recherche d’intériorité et la connaissance de soi peuvent suivre ce même chemin, jusqu’à la transcendance et la sagesse, jusqu’à l’éveil.
Cette œuvre est certainement, inconsciemment, une tentative de nous remettre à notre place, en tant qu’espèce. Quand nous regardons un singe ou une limace, nous ne voyons qu’un singe et une limace. Peut-être que pour eux également, en nous regardant, ils ne voient qu’un humain parmi d’autres humains. En fin de compte, nous ne sommes qu’une infime parcelle de la création, une espèce parmi tant d’autres mais, avec une différence majeure, nous l’avons oublié et agissons comme si nous étions seuls et que tout nous appartenait.
Là est notre plus grosse erreur, celle de s’être coupés de notre environnement et de la dimension mystique de la nature.
Il nous faut réapprendre à écouter le chant du vent et à vivre en harmonie avec les autres espèces qui peuplent notre jardin d’éden. Cela peut paraître puéril de dire cela, voire utopiste, mais c’est une évidence, une loi naturelle !
La nature vibre en nous et nous ne sommes que ses enfants. Je vois la nature comme une mère, une divinité primordiale qui enfante de nombreuses créatures. C’est l’essence par excellence.
On a parlé ensemble du labyrinthe qui te ramène toujours au même endroit, de l’alchimiste qui va à l’autre bout du monde pour découvrir qu’il avait son trésor avec lui depuis toujours, mais qui a eu besoin d’accomplir tout un voyage initiatique pour être prêt à le voir, à le comprendre, et à l’accepter. Quand je contemple tes dessins naît en moi le sentiment qu’une vie entière est nécessaire, et peut-être plusieurs, avant d’être un jour en mesure d’appréhender le mystère et la beauté de la connaissance, et aussi, de l’existence, de cette démence spectaculaire et sublime qu’est la conscience. J’ai une dernière question pour toi, très personnelle, parce que je cherche encore mes réponses. Comment faire renaître au quotidien ce que les plus belles cérémonies chamaniques nous ont enseigné ? Comment retrouver en soi le lien perdu qui nous unit aux autres, et au monde ?
J’ai rencontré plusieurs personnes dans ma vie que je pourrais qualifier de guides. Des érudits qui connaissaient beaucoup de choses sur des sujets comme la spiritualité ou le chamanisme. Ces personnes m’ont beaucoup inspiré. Mais laisse-moi te raconter une histoire qui m’est arrivée.
Lors de mon séjour en Inde, j’ai rencontré un jeune cireur de chaussures qui voulait s’occuper de mes vieilles baskets. Je lui ai fait part de mon intention de m’en séparer prochainement et que je ne voyais pas l’utilité de les cirer. Il m’a demandé de le prévenir quand je les jetterais. Étonné, mon regard s’est alors porté sur ses pieds nus. Ce fut pour moi une première leçon. Nous avons entamé la discussion. Il me demanda d’où je venais et si j’avais une voiture, une maison, une famille, des enfants… Je lui ai dit que j’avais un jeune fils.
- Va-t-il à l’école ? me demanda-t-il.
- Bien sûr ! lui répondis-je, c’était tellement évident pour moi.
- Je ne suis jamais allé à l’école, m’avoua-t-il en me regardant dans les yeux, sans aucun signe de tristesse.
Il me regarda longuement et finit par me dire :
- Vous, dans vos pays, vous avez tout à l’extérieur. Nous, ici, on a tout à l’intérieur. Votre intérieur est tellement vide.
Dans la vie, sur notre chemin, on croise des personnes qui nous accompagnent d’un point à un autre. C’est une bonne chose. Mais ce jour-là, ce jeune garçon sans chaussures venait de m’accompagner vers ma transformation. Après des décennies de travail intérieur, il était mon guide ultime, celui qui a ouvert la dernière porte. Nous pouvons emprunter divers chemins dans l’existence. Certains seront plus ou moins agréables, d’autres rudes et parsemés d’obstacles. Tout ces chemin mènent quelque part bien sûr, mais seul celui qui conduit à la rencontre de soi nous mène à la lumière.
Chercher c’est se perdre… Alors ne cherche plus, car tu es déjà sur le chemin…
Bruno Leyval et moi avons collaboré le temps d’une séance de pose. Ce qui en est ressorti, c’est le personnage de la Gardienne de la Plante, qui prend place au sein de son œuvre.
L’article consacré à cette sauvage expérience se trouve ici.