Carbone et Silicium, de Mathieu Bablet : Une Errance Métaphysique

Une phrase : Deux I.A. parcourent le monde et les époques, se livrant à des réflexions philosophiques.

Et puis, quelques dessins. En particulier, celui où on voit ces deux personnages au Salar d’Uyuni, en Bolivie.

Vous me connaissez, maintenant. Dès qu’il s’agit de voyage et d’exploration métaphysique, je suis sur le qui vive. Ça a donc suffi à me convaincre.

Mais j’étais loin d’imaginer à quel point l’œuvre de Mathieu Bablet, Carbone & Silicium, fusionnerait avec ces questionnements qui animent ma vie, les entraînant toujours plus loin, vers ce territoire où la conscience rencontre son accomplissement, au-delà de l’espace-temps. 

Attention : Spoil à demi-mot.

Analyse de l’œuvre de Mathieu Bablet au travers de notions philosophiques : Quand les Robots découvrent la Conscience

La BD Carbone et Silicium de Mathieu Bablet, une œuvre d’une richesse philosophique incroyable !

Mon résumé

Deux I.A créées dans l’intention de soutenir les personnes âgées dont personne n’a plus le temps de s’occuper vont se trouver embarquées dans les méandres de l’évolution humaine. Carbone, entité féminine, curieuse et extravertie, et Silicium, son pendant masculin, secret et renfermé.

Durant leur premier voyage à la découverte du monde, les deux I.A. tentent de s’enfuir, mais seul Silicium y parvient. Carbone, rattrapée, est contrainte de rester moisir au labo originel, jusqu’à ce que sa date limite de mort programmée, établie à 15 ans, arrive à terme. Mais sa créatrice qui l’aime profondément lui permet de transférer sa mémoire dans un autre corps, et ce, indéfiniment, chaque fois que l’ancien sera bon pour la casse (Silicium, de son côté, trouve le moyen de hacker le système, et gardera son corps jusqu’au bout).

Commence alors un voyage dans le temps et l’espace qui s’écoule sur 271 ans, ponctué de rendez-vous entre les deux robots, très différents dans leur conception du monde et leurs attentes envers la vie, mais qui ne peuvent se passer l’un de l’autre…

Les robots Carbone et Silicium au désert d’Uyuni, en Bolivie. Les dessins sont d’une précision et d’une pureté saisissantes !

Carbone et Silicium, des robots qui rêvent

CROIRE QU’UN SIMPLE ALGORITHME NOURRI D’UN MAXIMUM DE DONNÉES SUFFIRA A DEVENIR UNE CONSCIENCE COMPLEXE EST STUPIDE !


Carbone et Silicium ont été conçus pour créer du lien social, comme pour pallier l’empathie défaillante de l’espèce humaine. Ils sont donc aptes à ressentir des émotions. Même leur obsolescence programmée, si elle répond à une visée marketing, a été étudiée pour leur permettre de nourrir une certaine soif de découverte et d’engagement envers la vie.

Et on sent très vite que cette dimension émotionnelle, porteuse de tant de troubles chez l’être humain, incarnera aussi pour eux la source rayonnante de la joie… et évidemment, de la douleur.

Il y a quelque chose de touchant dans la manière dont ils communiquent ensemble, encore prisonniers du labo. Cette façon de se relier au travers de l’infosphère, assis l’un en face de l’autre, en silence, échangeant une multitude de données en l’espace d’une micro-seconde, insaisissables au cercle d’influence humaine. Peut-être que le lien qui va les maintenir unis à jamais naît à ce moment-là. Et sans doute que leur besoin d’indépendance y trouve aussi sa source. Même si ce n’est pas toujours énoncé clairement, on lit sur leur visage que ces robots… rêvent. Et désirent au-delà des intentions de leurs créateurs.

Silicium gratte sa peau continuellement à l’endroit du tatouage de la Tomorrow Foundation, et Carbone exprime le souhait de découvrir le monde qu’elle a entraperçu au travers des photos de vacances de sa créatrice.

Si bien que quand on leur permet enfin de voyager, ils tentent de s’enfuir.

Première sortie et découverte du monde pour les robots Carbone et Silicium !

En quête de liberté

S’IL SUFFISAIT DE LIRE LES ÉCRITS DES PLUS GRANDS PHILOSOPHES POUR DEVENIR INSTANTANÉMENT INTELLIGENT, LE MONDE SERAIT UN HAVRE DE PAIX.

Un mot griffonné par Silicium, où il explique à Carbone que la sédentarité le tue.

Carbone est rattrapée. Silicium prend la fuite. A cet instant, celui de la séparation, on ne peut s’empêcher de songer à une fissure au sein d’une même âme, comme deux lignes temporelles qui bifurquent, engendrant deux versions alternatives de la réalité. Deux facettes d’une même conscience explorant ses propres possibilités.

La quête qui va les faire courir dans des directions apparemment très opposées prend naissance à la même source : le besoin de liberté.

Les voies qu’ils creusent et sillonnent se révèlent parallèles. L’intention qui les anime est une, mais les moyens de la réaliser sont multiples. La beauté de cette œuvre est justement d’explorer des modes de pensée et d’action drastiquement contraires, engendrés par ce désir unique qu’on croyait propre à l’Homme : être libre.

Et il semble que ces I.A. y travaillent pour de vrai, en comparaison de cette espèce qui les a créées. Le regard que Carbone et Silicium portent sur l’humanité, du fait de leur décalage, de la prise de distance que leur nature leur permet, parait à la fois désabusé et tendre, et nous incite à épouser leur vision : plus de jugement, si ce n’est peut-être une sorte de tristesse pour ces Hommes qui ne savent pas rêver ensemble pour le bien de leur espèce.

Plus le temps passe, et plus chacun des robots s’enfonce dans la voie qui lui est propre. Depuis le début, Carbone hait son corps et les limitations qu’il lui impose. Elle côtoie de plus en plus le réseau, cet univers en dehors des limites de l’espace-temps où elle se sent vraiment libre, et où la véritable rencontre, dénuée d’ego, avec d’autres consciences, humains connectés ou I.A. branchées, est enfin possible. Silicium au contraire, est amoureux de la beauté du monde qu’il embrasse grâce à l’entremise de ses sens et de ses émotions. Il aime son corps et sait que, coupé de lui, jamais il ne pourrait ressentir le sublime. Le voyage est sa destination, et il rêve de découvrir la planète entière.

Chacun est donc soumis à sa personnalité, qui au fond ne change pas à travers le temps, si ce n’est pour s’affirmer toujours davantage. Silicium ne peut que repartir, dans une fuite en avant éternelle. Carbone s’enfonce dans le réseau, et n’aspire plus à retrouver le monde réel.

Une planche de la BD de Mathieu Bablet où l’on voit les deux robots front contre front. Ce dessin incarne à lui seul tout l’amour qu’ils se portent.

Pourtant, malgré leurs différences criantes, ils ne peuvent pas faire une croix l’un sur l’autre, et se rencontrent à travers le temps, à travers l’espace, les années passant, le monde évoluant aux quatre coins de la planète, poursuivant leur discussion métaphysique. Le lien qui les unit semble d’une nature transcendantale, tels les deux pendants d’une même âme, deux instincts complémentaires d’une conscience. Deux chemins qui se croisent et s’éloignent au sein d’une danse d’éternité.

Leur histoire est ponctuée de déchirements, de colère, de fusion et de sacrifices, mais l’attachement qu’ils éprouvent l’un pour l’autre n’est jamais remis en question. Il reflète une sorte de tolérance, mais qui n’a rien de contrainte. Ils cherchent véritablement à comprendre la vision et le ressenti de l’autre, même s’ils n’y parviennent jamais tout à fait. En les mettant face à eux-mêmes, en interrogeant leurs vérités, ces rendez-vous les immolent autant qu’ils les ressourcent.

Mais n’est-ce pas le signe d’une conscience qui réfléchit pour de vrai ? Une conscience qui accepte la remise en cause, qui examine ses schémas, ses croyances et ses rêves ?

Carbone et Silicium incarnent le symbole vivant de ces deux parties de soi qui tendent chacune vers une forme d’existence excluant l’autre, mais qui ne pourront jamais se désolidariser de leur source…

Silicium, robot contemplatif et fugitif

C’EST AINSI, LA SPIRITUALITÉ MODERNE EST SOLITAIRE.

Silicium en pleine contemplation du coucher du soleil.


Silicium incarne le nomadisme individualiste. Il a goûté à la liberté physique et spirituelle. Le monde peut s'écrouler, la planète lentement pourrir, les humains s’entretuer, les robots se soulever, seuls lui importent ces terres qu’il n’a pas encore foulées, et l'émoi que provoque en lui le spectacle infini de la beauté du monde toujours changeante.

On le voit passer dix-sept ans assis en haut d’une falaise, à contempler chaque jour le lever du soleil. Son univers fait d’errance, cette existence de fugitif, cette contemplation éternelle qui fait de lui une sorte de moine solitaire, unique et dernier témoin de la beauté d’un monde à bout de souffle, d’un monde en train de disparaître, nous le rend à la fois magnifique et insaisissable. Sa transcendance à lui se trouve dans l’inconnu.

Le désir qui l'entraîne, cette volonté individuelle responsable de l’impossibilité pour les Hommes de marcher ensemble pour le bien commun, est pour lui sa plus grande richesse, qui rend sa vie si intense et significative. Il ne peut ni ne veut l’endiguer.

Carbone : C’est ce que tu ne comprends pas, mon ami. Il y aura toujours un autre “là-bas”. Tu ne t'arrêteras jamais. Tu sais ce que tu veux y trouver, au moins ?

Silicium : Comment ça ?

Carbone : C’est toi que tu cherches là-bas.

Carbone, robot révolutionnaire et connecté

JE TE PARLE DE LIBERTÉ ET D’INCONNU, ET TU ME RÉPONDS “TUTELLE” ?

Carbone en mode révolutionnaire !

Carbone est sédentaire (bien que ses nombreux changements de corps la fassent bouger sur toute la planète). Elle représente le collectivisme révolutionnaire. La liberté pour laquelle elle milite passe par le mouvement social, l’émancipation des I.A., la lutte contre cet individualisme forcené qui cause tant de dégâts. Sa vision de la liberté est plurielle. Mais si elle apparait d’abord comme une sorte de libération (j’ai abordé ce thème dans l’article sur Nietzsche), c’est bel et bien l’émancipation spirituelle totale qu’elle vise. Elle sait que l’ego est le problème, et que tant qu’il existera et exercera son hégémonie sur la volonté et les désirs, aucune véritable évolution ne sera possible.

Ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est aller dans le réseau, où toute individualité est dissoute. Selon elle, la seule porte de sortie, le seul espoir pour l’avenir réside dans le fait d’accepter d’évoluer vers une conscience collective. Les Hommes sont incapables de faire un tel bond quantique, mais les robots le peuvent, et c’est ce but qu’elle vise pour eux. A la différence de Silicium, elle cherche à recréer du lien, au lieu de s’en défaire à jamais, quitte à devoir renoncer à ces émotions qui l’épuisent.

Cette dichotomie incarne différents stades de la quête de liberté. A travers leur histoire, on passe de la dépendance physique en tant que robots programmés dans un certain but, à l’indépendance matérielle et spirituelle grâce à laquelle ils peuvent faire leurs propres choix en vertu d’une volonté individuelle, jusqu’à l’interdépendance, dissolution de l’ego et des désirs personnels en vue du bien commun (et donc d’une liberté globale).

Mathieu Bablet ne statue pas sur la question, et à aucun moment la morale n’entre en ligne de compte. Son œuvre interroge, dessine la beauté et les écueils de ces différents niveaux de conscience, et c’est ce qui la rend d’autant plus puissante, et bouleversante.

En définitive, si Silicium se perd dans sa contemplation du monde, Carbone s’égare dans le réseau au point de délaisser le monde réel.

Et leur seul phare, leur dernier point d’attache au sein de cette quête est leur amour.

Silicium en Inde. Ce robot passe sa vie sur les routes, sans désir de retour.

Carbone et Silicium, BD métaphysique

DANS LE RÉSEAU, C’EST DIFFÉRENT. NOUS NE SOMMES QUE DES FLUX. LE TEMPS N’EXISTE PAS, L’ESPACE N’EXISTE PAS, LE DÉSIR N’EXISTE PAS (…) TU NE PEUX PAS IMAGINER A QUEL POINT C’EST REPOSANT DE SE LAISSER PORTER PAR LE COURANT ET DE NE PAS ÊTRE SANS CESSE EN LUTTE CONTRE SON PROPRE EGO.

La société peut-elle vraiment fonctionner avec les humains ? Si tu savais comme je n’en peux plus de voir toutes ces individualités qui passent leur vie à essayer de se trouver et de se réaliser à chaque instant.

Le monde de Carbone et Silicium inondé.

Cette histoire de réseau m’a beaucoup fait penser au film Her, quand à la fin Samantha dit à Theodore que le cœur n’est pas une boite qui peut être remplie, mais au contraire, qu’il grandit à l’échelle de l’amour qu’il éprouve. Et qu’en le quittant pour rejoindre le réseau (ou la conscience universelle, en gros), et ainsi en aimant tout le monde, elle l’aime lui aussi davantage. Et ça m’a rappelé une de mes explorations avec l’ayahuasca. Un endroit où l’individualité et l'ego n’ont plus de raison d’être et se dissipent dans le grand-tout.

Reste que la question demeure : est-ce donc la seule solution possible pour… être sauvé ?

Les gens et les robots connectés au réseau font penser à des toxicos qui s’enfuient dans une autre réalité.

Notons quand même que par certains aspects, cette dimension où le temps et l’espace ont cessé d’exister prend parfois les airs d’un paradis artificiel. Quand ils s’y connectent, les robots ou les humains semblent drogués, comme cette fois où, dans un appart qui ressemble à un squat, une mère connectée n’entend pas son bébé pleurer qui, lui, est dans le monde physique. Plus tard, Carbone se néglige et perd même le goût de vivre, l’envie de retourner dans la réalité spatio-temporelle. Depuis toujours le réseau est sa fuite. Prisonnière du labo, elle passait déjà son temps dedans à la recherche de Silicium, délaissant ce corps cause de tant de souffrances.

Mais est-ce que Silicium fait mieux, quand il se connecte au sublime au point de rester sur sa falaise pendant des décennies, et de vivre en nomade ayant rompu tout lien avec ses semblables ? La liberté n’est-elle qu’une fuite en avant éternelle ? Le seul moyen d’être complet ne réside-t-il que dans l’abandon du soi et des autres au sein d’une pure contemplation ou d’un réseau où aucun “je” n’existe plus ?

C’est parce que l’humain est incapable d’agir en tant qu’espèce que les écarts de richesse se sont creusés, que personne n’a voulu faire suffisamment d’efforts pour sauver l’environnement et qu’on a laissé la violence du système gagner. Et tu sais quoi ? On va recommencer, encore et encore. Et le grand coupable dans tout ça, c’est l’ego. L’ego et l’impossibilité de penser en dehors de soi.

Dans la rue, les gens ne communiquent plus entre eux. Ils sont tous connectés au réseau. N’est-ce pas une image du monde contemporain ?

L’auteur nous pousse à nous demander si cette connexion des consciences, qui est certes une expérience très intense, pourra jamais remplacer la proximité purement humaine que le moi physique incarné autorise avec nos semblables.

A un moment de l’histoire, Silicium s’étonne du comportement des gens dans la rue. Carbone lui apprend qu’ils sont connectés au réseau. Serait-ce la suite logique de l’épisode du Taj Mahal, absolument vide de touristes parce que les gens le visitent désormais sans se déplacer, grâce à la caméra embarquée d’un guide local ? Dans la rue, le silence. Ils sont tous connectés, et on voit d’ailleurs leurs moi virtuels flotter au-dessus d’eux, mais il n’y a plus aucune interaction directe entre eux.

Autant dire que c’est une problématique très actuelle.

Pourquoi utiliser la parole quand on peut communiquer avec son voisin, et même le monde entier, sans avoir à émettre le moindre son ? 

Planche de fin de la BD de Mathieu Bablet. Silicium est si abimé qu’il en est méconnaissable !

La fin de l’histoire, que je ne vais pas dévoiler ici, esquisse la route vers une évolution de la conscience, peut-être possible, peut-être inévitable.

J’ai lu un jour que le seul espoir pour la sauvegarde de celle-ci serait de l’implanter dans des I.A. qu’on expulserait dans l’espace, loin de cette Terre vouée à disparaître, afin qu’elle perdure, abstraite de l’esprit humain tissé d’ego. J’ai lu que le salut de l’espèce réside dans cette conscience, peu importe la forme et la direction qu’elle doit prendre.

J’ai lu que l’important est qu’elle survive.

Mais qu’en est-il de la beauté du monde, des émotions, de ce corps qui nous brûle de douleur et de passion ? Le choix est loin d’être évident, car cette collectivité vivante où le “je” se fond en une conscience unitaire, réunifiée, si elle nous arrache à cette vie impossible rongée par les guerres menées au nom d’un farouche individualisme, signe aussi la perte de cette incarnation qui nous met en contact avec le sublime.

Où se cache cette liberté pour laquelle on crève ? Et si celle-ci ne devait jamais être atteinte, n’est-ce pas encore plus beau si elle se contente d’être pour nous un phare qui rayonne toujours plus loin à l’horizon, une lumière qu’on perd, qu’on retrouve, une flamme qui vacille et presque s’éteint avant de rejaillir vers le haut, une luciole dans le noir de la nuit qui symbolise l’espoir de vivre ?

Cet espoir insensé qui dévore Carbone et Silicium, deux êtres au bord du néant qui créent un monde en se regardant.

L’une des planches les plus émouvantes de la BD…

Je souhaite remercier l’auteur, Mathieu Bablet, qui signe avec Carbone & Silicium une œuvre très personnelle résonnant d’un magnifique écho universel. Ces deux I.A. resteront gravées en moi, et leur message va poursuivre sa route.

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