Bukowski : Le Coup de Gueule
J’ai écrit cet article parce que trop peu de poètes rebelles ont songé à publier un manifeste sur lequel s’appuyer. Alors que les Grandes Têtes Molles et les professeurs de littérature n’arrêtent pas depuis leurs chaires de postillonner des théories d’où toute vie, une fois passée à l’essoreuse, est réduite à néant. Tel un tsunami à répétition, leur logorrhée recouvre et noie presque tout le monde. Le cul posé sur un tabouret de bar, j’espère que ces lignes, écrites tout au bout d’un comptoir, toucheront certains d’entre vous – peut-être comprendrez-vous que nos vies, seraient-elles ratées, que nos mœurs et nos poèmes participent d’un choix.
Plaidoyer en faveur d’un certain type de poésie, d’un certain type de vie, d’un certain type d’êtres de chair et de sang voués à disparaître tôt ou tard
D’évidence, pour un certain nombre d’entre nous conscients de la dérision de la plupart des engagements humains, de la plupart des existences et de la plupart des cérémonies mortuaires, le jeu n’en vaudra jamais la chandelle. Tout autour de nous, les morts sont en position de force, ne serait-ce que parce que le pouvoir ne s’obtient qu’à condition de renoncer à la vraie vie. Aussi trouver un mort est-il facile – ils pullulent au rebours des vivants qui sont une espèce rare. Observez le premier quidam que vous croiserez sur le trottoir : son regard est terne ; sa démarche est pesante, engourdie, disgracieuse ; même ses cheveux semblent sur le point de se décoller de son crâne. Tout en lui témoigne de la non-vie – par exemple, il se pourrait qu’il vous donne l’impression d’émettre des radiations, et ce serait logique car il se dégage toujours quelque chose des morts, une puanteur accompagnant l’arrêt de leurs fonctions cérébrales, de quoi vous faire vomir votre déjeuner si vous y êtes trop longtemps exposé.
Hériter de la vie et parvenir à s’y accrocher
jusqu’à la
mort tel est,
dans notre société pusillanime, cruelle, hypocrite,
le problème, dit le chat
en retombant sur son cul
après avoir effectué un salto arrière.
En littérature, nous avons eu quelques bons professeurs. Et autant de mauvais. Mais, quand il y va de l’histoire des nations, l’équilibre est rompu : dirigeants et leaders politiques n’ont été, au fil des siècles, que de piètres professeurs, de sorte qu’ils sont responsables de la situation catastrophique dans laquelle nous nous débattons. Si nos grands hommes, ou passant pour tels, doivent, par nécessité, se montrer fourbes, incompétents et bêtes à manger du foin… c’est que, pour espérer pouvoir un jour diriger les morts-vivants, il leur faut parler le langage des cimetières et prêcher des méthodes mortifères (comme la guerre) afin d’être compris par des cerveaux en état de putréfaction avancée. L’histoire, parce qu’on l’écrit toujours au nom de l’Ordre, au nom de la Ruche, ne nous aura laissé que des flots de sang, des instruments de torture et des amoncellements d’ordures – aujourd’hui encore, après 2000 ans de civilisation judéo-chrétienne, les rues fourmillent d’ivrognes, de mendiants, d’affamés, et aussi d’assassins, de flics, et d’handicapés livrés à eux-mêmes, et voilà dans quel océan de merde nos enfants sont précipités – nous l’appelons Société.
À moins d’un revirement phénoménal qui tiendrait du miracle, je ne suis pas certain que le monde puisse être sauvé. Et puisque le salut du monde n’est pas de notre ressort, permettez-moi au moins de dresser un état des lieux et d’examiner le sort qui nous est fait.
Les sauveurs se ramassent à la pelle. Ils sont presque aussi nombreux que les morts. Et, d’ailleurs, un grand nombre de ces rédempteurs appartiennent déjà au peuple des morts. Car, quelque part en chemin, ils ont oublié de se sauver eux-mêmes.
Ce qui, du coup, m’oblige à user d’un vilain mot : POÉSIE. Prêts ? Feu.
Membres de cette société à la dérive, les poètes y jouent par voie de conséquence un rôle dont l’importance varie précisément en fonction de leur investissement respectif dans ladite société. S’ils s’aplatissent devant elle, ils toucheront leurs trente deniers. Il en est d’autres qui, bien qu’en désaccord avec la marche de l’histoire et le gouvernement en place, s’interdisent le moindre commentaire et reçoivent eux aussi le salaire de leur silence. Le plus souvent, et quelle que soit leur attitude, tous ces poètes accouchent, non sans un certain raffinement, d’une poésie où le futile le dispute à l’inutile. Voilà qui est écœurant, tristement écœurant. La majeure partie de notre mauvaise poésie, celle que tout le monde s’arrache, est écrite par des professeurs de ces universités que financent l’État, l’establishment local ou les grandes entreprises. Ce sont des professeurs sans histoires qu’on est allé recruter afin qu’ils engendrent, de manière continue, des élèves sans histoires, lesquels, à leur tour, assureront le passage de témoin dans les classes supérieures. Et cela, tandis que les derniers du classement, les recalés de l’humanité, continueront de faire tourner la roue de la fortune et que les marionnettes de l’intelligentsia collaboreront de tout leur être au système, même si à l’occasion, par jalousie ou carriérisme, il pourra leur arriver de se disputer des bribes de pouvoir.
Personne d’un peu sensé, d’un peu sensible, n’acceptera jamais de s’inscrire dans une université même s’il en a les moyens. Il n’y apprendra rien sur la condition humaine qu’il n’ait déjà appris en errant dans les rues de n’importe quelle ville de ce pays. Laissez-moi vous dire qu’un homme vient au monde avec sa propre originalité, laquelle ira en s’émoussant au fur et à mesure qu’il grandira, qu’il mettra un pied devant l’autre, qu’il vieillira. Dans la mesure où elle n’est qu’un alinéa de l’histoire des natures mortes, l’université n’est d’aucune utilité. La société nous répète pourtant qu’un homme dépourvu d’une formation universitaire, un homme qui a refusé de jouer le jeu, finira tout en bas de l’échelle en se voyant affecter aux besognes les plus indignes comme de livrer des journaux, de faire le garçon de course, de laver des voitures, de faire la plonge, de surveiller des halls d’immeubles, et ainsi de suite.
Aussi, moins longtemps vous y réfléchirez, plus vite vous finirez par vous décider. Et, vu les deux choix proposés, enseigner la littérature ou régner sur les bacs à vaisselle, vous opterez certainement pour le second des choix. Peut-être ne sauverez-vous pas le monde mais, pour sûr, vous ne lui aurez causé aucun mal. Et si vous avez sans mentir la poésie dans la peau, rien ne vous empêchera d’en écrire, non pas comme on vous l’aurait enseigné à l’université, mais à votre rythme, rageur ou serein, un rythme qu’aura suscité dans votre âme la situation misérable qui est la vôtre. Pour peu que la chance s’en mêle, vous choisirez de crever la dalle plutôt que de crever à petit feu en lavant la vaisselle des autres.
Pas plus tard qu’hier, un magazine littéraire, jouissant d’une relative réputation, a atterri dans ma boîte aux lettres. Raison pour laquelle je me suis plongé dans la lecture d’un long article sur l’œuvre d’un professeur de fac, directeur d’un département et poète de surcroît – le genre de type à être unanimement respecté et craint alors qu’hostile à toute émotion, il écrit, ça va de soi, avec un marteau-piqueur. S’appliquant avec une grande ténacité à peindre l’insignifiant, il s’est ingénié à parsemer ses poèmes de considérations théoriques « en rapport avec notre essence ». Les grands mots stériles et sépulcraux coulent sous sa plume, tant et si bien que son œuvre finit presque par avoir du sens si l’on s’arme de suffisamment de patience pour l’y découvrir. Mais chacun sait que même un grillon a quelque chose à dire si on l’écoute longtemps – de quoi, parions-le, permettre à un diplômé d’aligner des kilomètres de conneries. Bref, j’ai refilé ce magazine à un type qui passait devant chez moi (le papier était trop épais pour que je me torche avec). Ce faisant, me voici condamné à polémiquer en ne m’appuyant que sur ma mémoire. Pardonnez-moi et venons-en au fait. Dans cette longue et amoureuse et servile étude sur un dieu vivant, l’un de ses propos, destinés à la méditation de ses élèves, y était rapporté, et ça ressemblait, quasiment, à ceci :
« Maintenant, peut-être que mes maux
seront aussi
les vôtres. »
À tous ceux et celles qui auront considéré ces trois lignes comme la preuve d’une très profonde, et très éclairante, sagesse, je rappellerai que ce Monsieur n’a fait que voler et répéter ce qui se dit dans les rues depuis des lustres, un refrain qui, dans sa bouche, a des relents de moisi. Ses maux ne sont pas les miens. Il a choisi la mort plutôt que de souffrir. J’ai choisi de vivre en souffrant.
Son attitude, banalement conformiste, remonte à la nuit des temps. Il n’empêche que tout l’article glorifiait son intuitivité en dépit de la fadeur, de la platitude, de la mollesse de ses écrits… en dépit de ses formules assommantes et avilissantes. Ce qui lui vaut désormais une chiée de fidèles qui copient son style – et passent de ce fait à côté de l’essentiel : LA VIE –, ajoutant leur touche de morbidité à une histoire qui n’est déjà qu’un immense mouroir, empilant artifices sur artifices, mensonges sur mensonges… moyennant quoi, sous cette avalanche de pestilentielles déjections animales, nos pauvres âmes, déjà bien mal en point, se consument d’ennui.
Mais, surtout, n’oublions pas les idiots de troisième division qui sont prêts à tout pour être admis dans le club des Grandes Têtes Molles, ceux-là pousseront le vice jusqu’à pondre de mortelles entourloupes, lesquelles, comme celles de leurs maîtres, ne parleront de rien, de rien. De RIEN…
je & moimi/////
baguettes sinoises/7…*
&
j’étais là moi &
gwatammmurrra rassemblé #9/.
1/4///…/.
Un tel poème, vous pourriez l’interpréter comme bon vous semble, vanter par exemple son intelligence fulgurante, sans craindre qu’on vous contredise. On en revient à notre grillon. Je ne refuse pas les expérimentations artistiques mais je refuse d’être pris pour un con par des individus dépourvus de talent. L’Art, ouvrez grand vos oreilles, ça se chie, ça se hurle.
Les nuits que nous avons passées en prison, en HP, dans des refuges pour SDF, nous en ont plus appris sur la nature du soleil que notre lecture de Shakespeare, Keats, Shelley… On nous a engagés, puis licenciés, on a démissionné, on s’est fait tirer dessus, on nous a tabassés, on nous a piétinés, parce que nous étions soûls ; on nous a crachés à la gueule pour avoir refusé de jouer un rôle dans leur histoire, pour avoir préféré nous enfermer le plus longtemps dans un trou à rats en compagnie d’une machine à écrire et même sans elle, avec pour écrire juste notre peau et ce qu’il y avait en dessous, alors forcément, lorsque, amochés et épuisés mais toujours vivants, nous mettons un mot derrière l’autre, nous n’observons pas vraiment les conventions POÉTIQUES que ces messieurs ont établies – selon eux, nous n’en avons jamais respecté aucune. De sorte que, pour nous émanciper de ce monde de cadavres, nous n’avons pas cherché (et nous ne cherchons pas), n’en doutez pas, à plaire ou à impressionner. Or la chose que les morts détestent le plus, c’est de se heurter aux vivants. Il s’ensuit que rares sont les éditeurs qui ont le courage de nous publier. Et quand il s’en trouve, des hurlements ne tardent pas à se faire entendre :
DÉGUEULASSE ! IGNOBLE ! CE N’EST PAS DE LA POÉSIE ! Pornographes, nous allons vous dénoncer auprès de l’administration postale.
Il est clair que, pour la plupart de ces hurleurs, la poésie se présente comme un havre de paix dans lequel il est interdit d’introduire du bruit et de la fureur. La préciosité de leur poésie tient au fait qu’ils ne s’intéressent qu’à ce qui ne compte pas. Leur poésie revient à gérer un compte épargne. Elle a toute sa place dans Poetry, la revue de Chicago depuis si longtemps momifiée qu’il n’y aurait aucun mérite à s’y attaquer : ce serait comme de frapper une grand-mère de 80 ans en train de prier à genoux dans une église.
Mais j’imagine que ces tronches de macchabées, aux traits sculptés par la médiocrité, la sournoiserie, la pétoche, ne disparaîtront jamais. Et, parce que nous sommes partisans de les laisser prospérer, savourer leur confort, suivre leur chemin, dans l’espoir qu’ils nous accorderont simplement le droit de respirer… eh bien, mes frères, ils se jettent sur nous, eux qui ne sont que lilliputiens bardés de diplômes, cerveaux difformes laminés par l’histoire, époux névrosés d’insignifiantes ménagères qui ne se soucient que de leurs jardins et de la poésie d’un obsolète 17e siècle et qui savourent leur bonheur de voir leurs héritiers exploiter de pauvres bougres au nom du Progrès et du Profit. Puissent-ils être tous, hommes et femmes, damnés pour avoir traité d’invraisemblable, d’impure, d’insane, d’insensible, d’illisible notre œuvre…
Seigneur, ô seigneur, si seulement ce soir je pouvais m’arracher mon putain de cœur et le leur montrer, quoiqu’ils n’y verraient, j’en suis convaincu, qu’un abricot, un citron desséché, une vieille graine de melon.
Ils sont hermétiques au monde réel et, partant, aux choses du quotidien. Il leur est impossible d’envisager qu’un homme de ménage, chargé de la propreté des chiottes de femmes, puisse valoir autant sinon plus que le président des États-Unis d’Amérique, et cela sans disposer de moyens de destruction massive, ou bien que ce même homme surpasse en tous points le chef de n’importe laquelle de ces pseudo-nations qui n’ont pour elles que leurs passés terrifiants, honteux, putrides. Nos existences leur échappent car leurs yeux se sont habitués à ne voir, à ne reconnaître et à n’acclamer que le spectacle de la mort.
Beaucoup, parmi nous qui nous attachons à décrire la Vie dans nos poèmes, se laissent gangrener par la fatigue, la tristesse, la maladie, et se sentent presque vaincus (mais pas tout à fait). Nous ne sommes pas pour autant prêts à oublier que notre art n’a pas besoin d’un Dieu pour être divin et que nous serons Sauvés sans le besoin d’un Jardin et que nous ne devons pas notre Liberté à la Guerre, toutes choses qui font que je n’admire pas Creeley, que je n’admire pas davantage Ginsberg qui est en train de perdre pied sous le poids des hordes hippies vocifératrices. Quitte à pleurer, je préfère le faire sur toutes ces jolies filles que l’âge a fini par rattraper, sur toutes ces bières qu’on a bêtement renversées, et sur toutes ces bagarres qui ont éclaté pour trois fois rien devant la porte d’un appartement lorsque l’alcool rouvrait les plaies de nos pauvres amours. Membre de droit de la Génération Fourmi, je défends bec et ongles notre poésie, et je me battrai pour préserver notre droit de dire et d’écrire ce qui est. Sans l’obligation de porter un costard. En me fichant que la police saisisse pour « obscénité » les fanzines qui me publient. Et sans la crainte de perdre nos jobs de merde. S’il vous plaît, ne me faites pas un mauvais procès, je ne prétends pas à l’immortalité ; je ne réclame aucun traitement de faveur – je suis d’accord, tout est précieux, sauf que, lorsque je mets mes chaussures, je ne vois que deux pieds sur le sol. Aussi permettez-moi d’ajouter ceci : je fais partie de ces rares hommes qui, talentueux ou non, ne supportent plus ce sempiternel jeu de la mort, et qui, avec leurs bras, leurs nez, leurs cerveaux, leurs os, leurs vies brisées, essaient d’injecter un petit peu de raison dans ce monde enténébré – une sorte de piqûre de soleil. POUR VIVRE ? Oui, pour vivre, ce machintruc qui nous concerne tous, les morts-vivants et les vivants-vivants.
Le monde de la poésie attire les trous du cul. Des trous du cul à la puissance mille pour l’essentiel. Comme ils ont en commun de considérer l’Art comme une planque, ils vont se répétant qu’ils auraient préféré réussir dans un autre domaine. Il suffit de voir leurs chemises et leurs slips cradoques pour s’en convaincre. Sauf qu’à l’inverse des nations et de leurs gouvernants, l’Art sait attendre son heure. Et son heure semble être venue. La recrudescence des descentes de police atteste en effet que quelque chose de formidable est sur le point de naître. Et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que la majorité des nouveaux (les doués, pas les autres) ne s’intéresse pas, ou peu, à la politique. Voilà pourquoi la seule LAPD, et non la police de l’État, a reçu mission de les matraquer, et ce bien qu’elle soit surchargée, mais oui, de travail. Le plus dur, entre parenthèses, ce n’est pas la flicaille, mais le tribunal, car la présomption d’innocence ne signifie plus grand-chose. Il faut en avoir plein les poches si l’on veut déjouer les pièges de la loi et pénétrer les esprits étriqués des juges et des jurés. Bordel de merde, même si vous confiez à votre avocat ce que vous pensez, il va devoir repatouiller, reformuler votre déclaration afin qu’elle s’accorde avec ce code pénal que les morts-vivants ont écrit pour protéger les leurs. Plus personne d’ailleurs n’y comprend quoi que soit ; l’esprit des lois, ayant perdu tout rapport avec la réalité, s’est lentement dissout au fil des années.
Dans mes moments de sobriété, quand je m’interroge sur le futur de l’Art, j’en arrive à craindre que, malgré les RÉSERVES des fourmis, le temps, au contraire de ce que je viens d’écrire, ne lui joue un sale tour. J’entrevois ainsi le jour où l’on aura réussi à nous faire oublier que Van Gogh fut dans sa jeunesse un idiot magnifique, le jour où l’on attribuera son échec final à un manque de pureté, de cœur et de perspicacité – tout le contraire de ce qui est communément admis aujourd’hui. Que voulez-vous, on n’arrête pas le Progrès. Matisse, en revanche, continuera de trôner au sommet, car jamais on ne se lassera de sa peinture. Dostoïevski tiendra bon lui aussi, même si certains de ses romans feront sourire et il n’est pas exclu qu’on le traite d’excentrique et, peut-être même, d’agité du bocal. John Henry O’Hara, notre grand romancier actuel, tombera en un clin d’œil dans l’oubli, suivi de près par Norman Mailer. Bien que d’une totale sincérité, Kafka disparaîtra en même temps qu’on découvrira de nouvelles dimensions spatio-temporelles. D.H. Lawrence perdurera, mais je suis bien incapable de vous en expliquer la raison. Je ne possède pas toutes les réponses, je ne fonctionne qu’à l’intuition. Quelques-unes des premières nouvelles de William Saroyan se liront encore. Conrad Aiken tiendra la distance pendant un bon bout de temps avant d’être emporté par une nouvelle « nouvelle vague ». Pour Dylan Thomas, ce sera directement la trappe, comme pour Bob Dylan. Je ne peux toutefois le jurer, ma seule certitude est que je ne sais rien, oh, mon Dieu, on est foutus, n’est-ce pas ? Camus, bien sûr, restera. Artaud, de même. Voyons voir maintenant le cas de Walt Whitman, ce pédoque qui, lorsqu’il ne suçait pas la bite d’un matelot, se faisait royalement chier, alors je vous le demande, c’est cela votre culture, oui ou non ?
En tout cas, si vous estimez que la flicaille de notre époque fait montre de trop de brutalité, méditez cette lettre datée du 2 décembre 1965 que m’a adressée J. Bennett, le rédacteur de Vagabond, une revuette de Munich : « … Ils ont arrêté de réimprimer tes vieux poèmes – ici, on brûle ton genre de littérature. Prends ça comme un compliment. À Düsseldorf, ils viennent de détruire par le feu des livres de Günter Grass, Heinrich Böll et Nabokov – c’est une organisation de chrétiens intégristes qui s’en est chargée. À Berlin, ça fait partie du quotidien – figure-toi qu’ils ont incendié la vieille maison de Günter Grass, lequel s’est contenté d’afficher un sourire plein d’ironie et s’est remis illico au travail… »
Ils ont toujours été à nos trousses (regardez Lorca) ou plutôt nous n’avons cessé, armés de nos propres couteaux, de nous poursuivre nous-mêmes. Nous sommes les éphémères d’un été pourri. Quoi qu’il en paraisse, mon article se veut un plaidoyer en faveur de la poésie et une déclaration de guerre, putain oui, contre tous ceux qui, se baptisant poètes, parasitent nos vies. Nous connaissons, pour la plupart, l’échec, mais avec un peu de chance et, ô Seigneur, un peu d’amour, nous pourrions connaître la réussite, ce qui n’impliquerait pas de rouler au volant d’une Cadillac, bien au contraire – c’est justement pour s’éviter un tel piège et une flopée d’autres que nous réclamons la chance et l’amour. J’ai écrit cet article parce que trop peu de poètes rebelles ont songé à publier un manifeste sur lequel s’appuyer. Alors que les Grandes Têtes Molles et les professeurs de littérature n’arrêtent pas depuis leurs chaires de postillonner des théories d’où toute vie, une fois passée à l’essoreuse, est réduite à néant. Tel un tsunami à répétition, leur logorrhée recouvre et noie presque tout le monde. Le cul posé sur un tabouret de bar, j’espère que ces lignes, écrites tout au bout d’un comptoir, toucheront certains d’entre vous – peut-être comprendrez-vous que nos vies, seraient-elles ratées, que nos mœurs et nos poèmes participent d’un choix. En grande majorité, nous ne sommes ni des assassins ni des escrocs. Et il arrivera un jour où, sans renoncer à peindre la réalité, nous écrirons avec une telle grâce, ô combien, avec une telle justesse que vous autres, les singes savants, vous sortirez de vos jardins en assez grand nombre pour que je me tourne
vers
ce qui a rendu possible
vos visages et vos corps et vos égoïsmes
mais
je n’en serais pas effrayé dans mon foutu
lit de camp de location
malgré les douleurs physiques, morales,
et les atrocités que vous m’avez fait subir
je serais prêt à mourir en priant pour
vous
et pour moi
si je pouvais transmettre à vous tous,
tas de crevures et de pourritures,
le peu de vie qui me reste
je vous l’enfoncerais bien profond
et
je m’endormirais pour toujours.
Les liens Amazon de la page sont affiliés. Pour tout achat via ces liens, le blog perçoit une petite commission.
Ainsi vous contribuez sans effort à la vie de ce blog, en participant aux frais d'hébergement.
White, de Bret Easton Ellis (âmes sensibles s’abstenir)
Une fois que vous vous mettez à choisir comment les gens peuvent et ne peuvent pas s’exprimer, s’ouvre une porte qui donne sur une pièce très sombre dans la grande entreprise, depuis laquelle il est vraiment impossible de s’échapper. Peuvent-ils en échange policer vos pensées, puis vos sentiments et vos impulsions ? Et à la fin, peuvent-ils policer vos rêves ?
Dès la première page, je me suis dit : Oh putain, en plein dans le mille, vieux…
Vu ce qui se passe en ce moment dans le monde culturel en général et sur Twitter en particulier, j’étais forcée d’en faire un article.
… ce dégoût entièrement provoqué par la stupidité des gens : adultes, connaissances et inconnus sur les réseaux sociaux qui toujours présentaient leurs opinions et leurs jugements inconsidérés, leurs préoccupations insensées, avec la certitude inébranlable d’avoir raison. Une attitude toxique semblait émaner de chaque post ou commentaire, ou tweet (...) Cette colère (...) était liée à une anxiété, une oppression, que je ressentais chaque fois que je m'aventurais en ligne, l’impression que j’allais en quelque sorte commettre une erreur au lieu de présenter tout simplement mes pensées sur un truc quelconque. Cette idée aurait été impensable dix ans plutôt - le fait qu’une opinion puisse devenir mauvaise -, mais dans une culture polarisée, exaspérée, des gens se voyaient bloqués sur les réseaux à cause de leurs opinions, précisément, des gens n'étaient plus suivis parce qu’ils étaient perçus de façon erronée. Les peureux prétendaient capter instantanément l’humanité entière d’un individu dans un tweet insolent, déplaisant, et ils étaient indignés ; des gens étaient attaqués et virés de “listes d’amis” pour avoir soutenu le “mauvais” candidat. Comme si on ne pouvait plus faire la différence entre une personne vivante et une série de mots tapés précipitamment sur un écran noir. La culture dans son ensemble paraissait encourager la parole, mais les réseaux sociaux s'étaient transformés en pièges, et ce qu’ils voulaient véritablement, c'était se débarrasser de l’individu.
White : Quand Bret Easton Ellis dénonce la dégénérescence culturelle
Le monde part en couille
… LES EMMERDES ARRIVENT, GÈRE LE TRUC, ARRÊTE DE PLEURNICHER, PRENDS TON MÉDICAMENT, GRANDIS UN PEU, PUTAIN !
Visiblement, ça a merdé quelque part. C’est ballot, tout ça partait pourtant d’une bonne intention. C’est vrai, qui aurait cru que de choyer un peu son gosse, se préoccuper de son bien-être, mettre en valeur ses qualités (peut-être un peu trop, d’accord), vérifier ses fréquentations sur Facebook, vouloir sa sécurité, le faire poser sur Instagram, le protéger (du maximum de trucs), le couver au-delà de ses 18 ans et tout faire pour qu’il soit positif le rendrait à ce point… fragile ?
Quelques décennies en arrière, personne n’en avait rien à branler que tu t’ennuies, que tu te fasses tabasser à l’école (le mot “harcèlement” existait-il seulement ?), que tu mates des films d’horreur ou que tu te tripotes sur du Playboy en loucedé avec tes potes. A la limite, on se disait que les trucs pourris qui jalonnaient ta vie de gamin étaient bons pour t’endurcir et te préparer à l’amère réalité de ta vie d’adulte. “Oh, tu éprouves des sentiments ? La ferme, petit con, et bouffe tes épinards !” Voilà le topo.
On dira ce qu’on voudra, mais ce genre d’éducation, fatalement, oui, ça endurcit. Si personne n’est derrière tes miches sans arrêt pour te protéger du monde entier, alors tu vas apprendre à te défendre tout seul.
Si rapidement tu t’aperçois que la vie est loin d’être un putain de cocon doré où tout le monde souhaite ton bonheur et ta réussite, y a de fortes chances que ton regard s’aiguise, que ton esprit s’affûte, et que ton cœur soit un peu moins mollasson quand il sera temps pour toi de passer aux commandes de ton destin.
Et puis, pour être franc, c’est plus fun, aussi. Les meilleurs souvenirs d’enfance sont souvent ceux où t’as fait une connerie et que ça a été chaud pour ton cul.
Bref, rien à voir avec l’impuissance paralysante qui caractérise l’éducation hystérique des parents actuels.
Le Culte du Like
EN ÉQUILIBRE INSTABLE, SUR LA POINTE DES PIEDS, NOUS SOMMES ENTRÉS, SEMBLE-T-IL, DANS UNE SORTE DE TOTALITARISME QUI EXÈCRE LA LIBERTÉ DE PAROLE ET PUNIT LES GENS S’ILS RÉVÈLENT LEURS VÉRITABLES PERSONNALITÉS.
Et donc, qu’est-ce qu’il en résulte ? Si vous voulez bien, on va y aller mollo histoire d’éviter que je me foute direct tout le monde à dos… Penchons-nous d’abord sur le culte bourgeonnant du “like”, comme le nomme Bret Easton Ellis.
Ça fait un moment maintenant qu’on passe tout notre temps fourrés sur les réseaux sociaux. Et l’ennui avec ces trucs-là, c’est que quand on y est, on a curieusement envie que le monde entier nous trouve cool et nous apprécie.
A vrai dire, cette préoccupation n’est même pas quelque chose de typique chez les milléniaux, c’est-à-dire ceux qui sont nés dans les années 80/90, même si leur vision du monde a considérablement contribué à en faire ce que c’est devenu, mais on va y revenir.
Le point important, ici, c’est que, par la force des choses, on est tous devenus des acteurs, comme le dit Bret Easton Ellis lui-même. Et les manies propres aux gens de ce métier (oui, à la base, c’en était un) nous ont apparemment contaminés, telle une sorte de fièvre enragée et nouvelle, une obsession, en vérité, d’avoir besoin d’être aimé (liké, quoi).
Bon, c’est normal de vouloir qu’on nous kiffe, bien que certains d’entre nous se souviennent encore que ça peut pas être le cas de tout le monde, et que c’est même normal que d’autres puissent nous ignorer, nous mépriser ou même nous haïr.
Pourtant, insensiblement, une tendance a commencé à s’esquisser.
Bien réfléchir avant de s’exprimer. Repenser la façon dont on va tourner ses mots. Lisser un peu les rugosités de son discours. Liker un truc par complaisance, dans l’espoir d’être liké en retour. Et petit à petit, sournoisement, effacer nos défauts et nos contradictions pour toujours présenter un portrait idéalisé de nous-mêmes. Jusqu’au point de non-retour.
Des normes de comportement socialement acceptable se sont mises à apparaître, absorbant le réel, lui interdisant peu à peu de s’exprimer, dans une volonté à peine voilée de tous nous transformer en… Bisounours.
Cet extrait est particulièrement évocateur :
Pour être accepté, nous devions suivre un code moral engageant, selon lequel tout devait être “liké” et la voix de chacun respectée, et quiconque défendait des opinions négatives ou impopulaires, qui n’étaient pas inclusives - en d’autres termes, un simple “dislike” - serait exclu de la conversation et impitoyablement humilié. Des quantités absurdes d'invectives étaient souvent déversées sur le supposé “troll”, au point où l’“offense”, la “transgression” originale, la "plaisanterie foireuse insensible”, l’“idée” tout simplement, semblait négligeable en comparaison. Dans la nouvelle ère numérique du post-Empire, nous avons tous pris l’habitude d’évaluer les émissions de télé, les restaurants, les jeux vidéo, les livres et même les médecins, et nous ne donnons, la plupart du temps, que des critiques positives, parce que personne ne veut ressembler à quelqu’un de haineux. Et même si vous ne l'êtes pas, c’est l'étiquette qu’on vous collera dès que vous vous éloignez du troupeau.
Mythe de l’inclusion, cancel culture et irruption de l’idéologie dans le monde culturel
MAIS EN FIN DE COMPTE, LE SILENCE ET LA SOUMISSION ÉTAIENT CE QUE VOULAIT LA MACHINE.
Le pire, c’est que même les stars qui n’ont plus rien à perdre semblent soumises à ce besoin de plaire continuellement et surtout à cette peur de ne froisser, de n’offenser personne (ce mot va revenir, préparez-vous). Écoutez BEE parler de son podcast :
Ce que combattait mon podcast, je m’en rendais bien compte, c’était les limitations du nouvel ordre mondial. Et même si c’était peut-être le nouveau statu quo, je voulais savoir une chose : quel était le putain de truc que tout le monde essayait de protéger ?
Ici, on entre dans le vif du sujet avec ce fameux statu quo, qui nous fait remonter vers le plus gros point noir de ce monstrueux bordel : l’idéologie.
Bret Easton Ellis analyse plusieurs films qui mettent en scène des gays pour imager son propos, à savoir : de nos jours, on n’encense plus l’art pour son esthétisme, mais en vertu des idées (souvent criantes) qui le sous-tendent, la cause politique qu’il défend, le programme qu’il vend… En gros, l’énoncé clair de l’idéologie dominante qu’il est obligatoire de soutenir.
L’exemple de Moonlight est le plus flagrant. Voici ce qu’il en dit :
La presse de l'industrie du spectacle l’a porté aux nues non pas parce que c’était un grand film, mais parce qu’il avait coché toutes les cases de notre obsession du moment concernant la politique identitaire. Le personnage principal était gay, noir, pauvre, martyrisé et victime.
Et donc, un peu plus loin :
Pour un Blanc, approuver Moonlight, c’est se sentir vertueux. Bien qu’il soit agréable de se sentir vertueux, il convient de se demander si se sentir vertueux et être vertueux sont en fait la même chose.
Le problème similaire se pose face à des films faits par des réalisatrices. Si t’aimes pas leurs films, c’est parce que t’es misogyne, et non parce que tu juges leur travail selon les mêmes critères esthétiques que s’il s'agissait de celui d’un homme.
On est pourtant en droit de se demander où se trouve l’impartialité du jugement quand on est contraint d’aimer ou d’approuver quelque chose simplement parce qu’il incarne les nobles valeurs dégoulinantes de bienveillance de ce putain de statu quo.
Pire encore, il est désormais interdit de rire d’une foultitude de choses quand par malheur ça touche à des sujets tendus comme la sexualité, le genre, la race. D’une manière ou d’une autre, quelqu’un s’en trouve toujours offensé quelque part, comme si on attaquait son identité, et les grands mots ne tardent jamais à débouler : raciste, insensible, phallocrate…
Et pourtant, comme Bret Easton Ellis le note :
La véritable honte, ce ne sont pas les observations pour rire, mais la réaction bloquée qu’elles provoquent (…) Certaines conneries sont tout simplement drôles (…) L’exclusion et la marginalisation est ce qui fait que la blague est drôle. Riez de tout ou vous finirez par ne plus rire de rien.
La vérité, c’est que si on était vraiment inclusifs, on se moquerait de tout le monde, sans égards justement pour son genre, sa race, ou ses préférences sexuelles.
S’interdire de faire des blagues ou de rire à des blagues faisant référence à ce type de choses ne fait que les marginaliser davantage.
Mais le sentiment de vertu outragée est définitivement devenu le faire-valoir de toute une génération, voire de toute une époque, et l’art en particulier n’a qu’à s'effacer en s'excusant platement d’avance si par mégarde il devait choquer ou contrarier quiconque.
Tu veux vendre un livre ou un film ? Sors donc un récit victimaire, auquel tout le monde pourra s'identifier. Prévois le quota de tous les genres et non-genres, écris en inclusif, surtout n’oublie personne.
Si t’es pas pauvre, parle pas des pauvres. Et surtout, n’omets pas la petite note au début du truc pour prévenir les âmes sensibles qu’elles pourraient être… quoi, touchées, bouleversées, remuées, choquées ? Comme si c’était pas précisément le but de l’art !
Et puis, tant qu’on y est, en tant qu’artiste, évite d’avoir une opinion, s’il te plaît. Ferme-la.
Contente-toi d’être positif et bienveillant, de trouver tout superbement exceptionnel, ou alors tu seras banni, taxé de troll ou de haineux, d'élitiste, de jaloux.
Vive la cancel culture !
BEE est très clair sur la question :
Et bien que je reconnaisse que mes préférences esthétiques, comme celles de chacun, se sont formées dans le contexte de mon éducation, elles reposent sur une série de critères qui ne répondent pas exclusivement à la victimisation. Mais ces critiques des réseaux sociaux voulaient dire par là que le fait d'être blanc était une erreur idéologique ; que ma méconnaissance confortable était un problème indiscutable, ce à quoi je répondrais que vivre sans faire l’expérience directe de la pauvreté ou de la violence subventionnée par l’État, grandir sans être systématiquement soupçonné d'être une menace dès qu’on est dans un lieu public et ne jamais avoir à faire face à une existence où la protection est difficile à trouver, ne signifie pas un manque d’empathie, de jugement ou de compréhension de ma part, et cela n’implique pas légitimement et automatiquement que je me taise. Mais c’est une époque qui juge tout le monde si sévèrement à travers la lorgnette de la politique identitaire que vous êtes d’une certaine façon foutu si vous prétendez résister au conformisme menaçant de l'idéologie progressiste, qui propose l’inclusion universelle sauf pour ceux qui osent poser des questions. Chacun doit être le même et avoir les mêmes réactions face à n’importe quelle œuvre d’art, n’importe quel mouvement, n’importe quelle idée, et si une personne refuse de se joindre au chœur de l’approbation, elle sera taxée de racisme ou de misogynie. C’est ce qui arrive à une culture lorsqu'elle ne se soucie plus du tout d’art.
Tout le monde est une victime
… UN NOUVEAU TYPE DE SOUFFRANCE FASCINE LES PUBLICS CONTEMPORAINS QUI S’Y IDENTIFIENT COMPLÈTEMENT, C’EST CELLE DE LA VICTIMISATION.
Voilà où on en est. Il semble que la logique et le pur jugement esthétique se soient fait la malle dans cette culture du tout-le-monde-est-une-victime.
Plus personne ne supporte aucune critique, plus personne même ne la prend en considération puisqu’elle naît fatalement de l’insensibilité de celui qui ose l’émettre, et celui qui en aura été la cible (ou plutôt son travail, mais puisque de nos jours, critiquer le travail de quelqu’un, c’est s’attaquer à son identité) se fera bien évidemment réconforter au-delà de toute rationalité par sa horde de followers qui espère en retour son soutien indéfectible quand ce sera son tour.
Face aux difficultés, les milléniaux s’effondrent dans la sentimentalité et créent des récits victimaires, plutôt que de lutter, de les traiter pour avancer. Des gosses trop couvés qui paraissent très confiants, compétents et positifs, mais qui, au premier signe de noirceur ou de négativité, sont paralysés et incapables de réagir, si ce n’est pas l'incrédulité, les larmes ou la violence en vous traitant de troll.
Inutile de se mentir, on l’a tous remarqué : notre époque est marquée par le sceau de l’hypersensibilité, le sentiment d’avoir droit à tout, d’avoir toujours raison, par l’incapacité à replacer les choses dans leur contexte, la tendance à surréagir, et par cette odieuse positivité passive-agressive qui se reflète où qu’on porte le regard…
Mais ce sentiment d’outrage permanent, qui est par ailleurs très putaclic, n’a rien de sain ou de logique.
Le monde n’est pas et n’a pas à être un lieu où tout le monde lèche sans cesse le cul de tout le monde, où tout n’est qu’amabilité et bienveillance, et où on doit s’excuser d’avance dès qu’on se permet d’exprimer son opinion. Cette culture anxiogène n’est pas un signe de progrès. Ce n’est pas vers plus de liberté qu’on se dirige.
Chacun se prétend traumatisé et pourtant personne ne veut plus faire face à la moindre douleur, au moindre échec, à la plus petite remise en question. Et malgré ça, tout le monde se prétend artiste, et pense avoir quelque chose d’important à dire ou à offrir au reste de l’humanité. Mais où est la matière du grand art sans douleur ?
La triste vérité, c’est qu’on est tous devenus des putains d’acteurs, à la différence près qu’on s’est écrit nos propres rôles, et que personne nous a promis de poignée de dollars en échange du piétinement de notre authenticité, et pire encore, de notre intégrité. Être une victime ne fera jamais de nous une star ou un grand artiste.
Mais se poser en victime est comme une drogue - vous vous sentez délicieusement bien, vous obtenez tant d’affection de la part des autres, en fait cela vous définit, vous vous sentez en vie, et même important, alors que vous exhibez vos prétendues blessures afin que les gens puissent les lécher. Est-ce qu’elles n’ont pas un goût exquis ?
Définitivement, la victime a remplacé le Guerrier, désormais perçu comme un enfoiré prétentiard et insensible, à la limite du psychopathe, donc. Pourtant, croire en soi et le dire, sans fausse modestie, n’est pas une attitude plus égocentrique que d’exiger des autres qu’ils comblent sans cesse nos failles narcissiques à grand renfort de like.
A bien y regarder, le guerrier trace sa route tout seul, sans s’imposer, tandis que la victime joue les drama queen sous les projecteurs en pompant l’énergie des autres.
Mais dans cette nouvelle culture où nous devons tous être et rester au même niveau, quand bien même il s’agirait de celui de la médiocrité, l’individualisme est devenu malsain, l’individu doit même disparaître, sauf s’il se présente comme une victime au milieu de toutes les autres, et surtout, surtout, se définit lui-même par ce qui l’accable plutôt que par ce qui l’anime.
Pour conclure sur ce thème, une dernière citation que je trouve très pertinente :
Remplacer le gangster par l’homme-enfant hypersensible et victime perpétuelle, est-ce vraiment un signe de progrès ?
L’affadissement de la culture
MAIS QUE SE PASSE-T-IL LORSQUE LES CHOSES SONT PRESQUE AUTOMATIQUEMENT DISPONIBLES ? (...) TOUT A FINI PAR DONNER L’IMPRESSION D'ÊTRE JETABLE.
Face à de tels comportements, il est fatal que la culture subisse ce que Bret Easton Ellis nomme un affadissement.
Déjà qu’avec l’avènement du commerce en ligne rendant tout (sexe, livres, films, musique) immédiatement disponible, la perte d’investissement personnel a fait perdre le goût des choses, si en plus l’art et la société en général doivent se plier aux règles suffocantes d’un hypocrite conformisme moral, autant dire que le monde va être de moins en moins bandant (oh pardon, terme non-inclusif).
Désormais, seule la surface importe. L’obscurité doit s’effacer jusqu’à disparaître (hello le refoulement !).
Tant pis si le prix à payer est de devenir mortellement ennuyeux, l’individualité doit s’éclipser au profit de la masse. Avoir une opinion qui diffère du statu quo fait de toi un monstre. Et tant pis si la réalité brutale de l’existence et des pulsions humaines est muselée. Seuls comptent l’apparente bienveillance, le maintien forcené des illusions.
On est de toute manière trop sensibles désormais pour accepter la vérité. Tout va bien. On est tous des génies, des grands penseurs, des gens vertueux ! Et pour finir, tant pis si la passion est éradiquée et l’individu bâillonné. Il en va de la préservation de tous…
Bienvenue dans le monde de l’inclusion !
L'économie de la réputation est un autre exemple de l'affadissement de notre culture, même si l’application de la pensée unique sur les réseaux sociaux n’a fait qu'accroître l’anxiété et la paranoïa, parce que ceux qui approuvent impatiemment l'économie de la réputation sont aussi, bien entendu, les plus effrayés (...) Ce que les gens semblent oublier dans ce miasme de faux narcissisme et dans notre nouvelle culture de l’étalage, c’est que l'autonomisation ne résulte pas du fait d’aimer ceci ou cela, mais plutôt du fait d'être fidèle à notre moi contradictoire et chaotique - qui implique, en fait, parfois, de haïr. Il y a des limites à la mise en valeur de vos atouts les plus flatteurs puisque, en dépit de la sincérité et de l'authenticité que nous croyons posséder, nous ne faisons encore que manufacturer une construction de nous-mêmes destinée aux réseaux sociaux, quelle que soit la précision qu’elle a ou semble avoir en réalité. Ce qui est effacé, ce sont les contradictions inhérentes à chacun de nous.
L’hypocrisie du désir d’inclusion
A QUOI PEUT BIEN SERVIR LE FAIT DE NIER LA COULEUR D’UNE CHOSE ?
En tant qu’homme qui n’est pas castré par sa sexualité, quand je regarde de la pornographie en ligne, je ne tape pas “sexe”, je tape “gaytube”, “gayporn”, “gayxxx”, gay je ne sais quoi (...) cette idée d'identité de toutes les formes de sexualité et qu'aucune d’entre elles ne devrait être étiquetée comme étant "différente" de peur de ne pas être “inclusive” et une charmante idée progressiste qui, en réalité, ne sert strictement à rien.
En effet, le refus d’appeler un chat un chat n’empêchera jamais ce chat d’être un chat. Ce fantasme de dissolution des différences ne restera jamais que ça, un fantasme. Pas certain que la culture s’enrichisse véritablement de ces œillères qu’il est de bon ton de chausser.
Nier la réalité d’une chose en refusant de lui donner un nom propre (ou au contraire, d’ailleurs, en la noyant sous un nombre faramineux de nouvelles étiquettes, et gare à celui qui n’emploierait pas la bonne !) ne transformera pas ce qu’elle est.
Pourtant, on a tous vu ce précepte prendre de l’ampleur avec la réécriture des œuvres littéraires, notamment.
Tels des enfants qui préfèrent fermer les yeux sur une réalité intolérable, on se met à effacer les traces tangibles de notre passé dégueulasse comme si le mal commis avait une chance de n’avoir jamais existé.
Mais ce n’est pas en brouillant les pistes qu’on pourra réparer les dommages. L’esclavage a existé. Le sexisme le plus primaire et l’homophobie aussi. Tenter de corriger le passé n’a aucun sens, et ce n’est pas ça qui sera en mesure de nous racheter une bonne conscience. Au contraire, le choc brutal que peut provoquer la lecture d’une œuvre qui s’inscrit dans un passé odieux a de fortes chances de nous ouvrir les yeux sur une situation qu’on ne veut plus jamais voir reproduite.
D’autre part, il y a la question du désir…
… quel mal y avait-il à regarder des femmes-objets superbes (ou des hommes-objets) ? Qu’est-ce qui clochait avec cette histoire d’instinct, fondé sur le sexe, qui pousse à regarder avec insistance et à convoiter ? (...) Même en écartant tout ce que nous savons à présent de la masculinité toxique (quoi qu’elle puisse être), aucune idéologie ne changera jamais ces faits fondamentaux enracinés dans un impératif biologique.
C’est bien connu, le mâle est né oppresseur. Et surtout, qu’il ne cherche pas à se défendre, parce que sa position de privilégié ne lui permet pas de l’ouvrir. Les femmes sont en droit de le tyranniser impunément. Ce n’est que justice, au regard de tout ce qu’elles et surtout leurs mères ou leurs grands-mères ont subi par le passé. Écrase-toi, c’est tout ce qu’on te demande. Et puis, pitié, n’éprouve plus de désir. Ton regard transforme les femmes en objets.
La justice s’appelle désormais vengeance, et vous, les mâles, vous allez en chier.
Nous sommes devenus des robots craintifs et serviles
TOUT CE QUE NOUS AVONS FAIT RÉELLEMENT, C’EST NOUS CONFIGURER - POUR ÊTRE VENDUS, ÉTIQUETÉS, CIBLÉS, DISPOSÉS COMME DES DONNÉES. MAIS C’EST LA FIN DE PARTIE LOGIQUE DE LA DÉMOCRATISATION DE LA CULTURE ET DU CULTE REDOUTABLE DE L’INCLUSION, QUI INSISTE POUR QUE CHACUN VIVE SOUS LE PARAPLUIE DES MÊMES PRINCIPES ET DE LA MÊME RÉGLEMENTATION : UN MANDAT QUI DICTE COMMENT NOUS DEVRIONS TOUS NOUS EXPRIMER ET NOUS COMPORTER.
A force de ne plus supporter aucune confrontation, aucune idée différente des nôtres, chacun de nous s’est donc créé une bulle à son image, s’entourant de personnes du même avis que lui, dans laquelle rien ne viendra plus le contrarier.
On s’est configurés pour être acceptés et aimés. On a fait taire nos contradictions, lissé nos imperfections. On ose de moins en moins s’exprimer sur des sujets brûlants, avançant sur la pointe des pieds de peur de choquer ou de blesser, ou encore de se récolter une horde de fanatiques sur la gueule.
En bref, on est devenus des robots. Le problème c’est qu’à ce stade, on ne peut plus prétendre ni à la subjectivité, ni à l’objectivité. Et qu’est-ce qui nous reste, sans ça ?
Cette course forcenée pour l’égalité, qui fait qu’on est tous des victimes, tous des artistes, et tous des spécialistes en TOUT, a dissolu les prétentions et les qualifications de chacun dans une sorte de brouhaha sans consistance, qui rend en réalité la voix de chaque personne moins significative.
Chaque Narcisse de ce monde contemple son reflet, et se met à croire qu’il est la seule réalité qui soit.
Ce sont les autres qui manquent d'empathie. Avec Tripadvisor dans les mains, nous voilà devenus des Guides Michelin. Avec KDP sur Amazon, en est tous devenus écrivains. Et puisque personne n’a le droit de nous juger, aucun risque qu’on redescende un jour de notre piédestal égotique.
Vous avez dit vacuité ? Pensez-vous !
Avant l’horrible épanouissement de l’appréciabilité - l’inclusion de tout le monde dans le même état d’esprit, la soi-disant sécurité de l’opinion de masse, l'idéologie qui propose que chacun soit sur la même page, la meilleure page -, je me souviens d’avoir refusé catégoriquement ce que notre culture exigeait. Plutôt que le respect et la gentillesse, l’inclusion et la sécurité, l’amabilité et la décence, mon but était la confrontation (...) La litanie de ce que je voulais vraiment ? Être poussé dans mes retranchements. Ne pas vivre dans la sécurité de ma propre boule à neige, rassuré par la familiarité, entouré par ce qui me réconfortait et me couvait. Me retrouver dans la peau de quelqu'un d’autre et voir comment il voyait le monde - particulièrement s’il s’agissait d’un outsider, d’un monstre, d’une bête curieuse, qui m'emmènerait aussi loin que possible de ce qui était censé être ma zone de confort - parce que je sentais que j’étais cet outsider, ce monstre, cette bête curieuse. J’avais terriblement envie d’être secoué. J’aimais l'ambiguïté. Je voulais changer d’idée à propos de telle ou telle chose, à propos de tout, pratiquement. Je voulais être dérangé et même endommagé par l’art. Je voulais être anéanti par la cruauté de la vision du monde, que ce soit celle de Shakespeare, de Scorsese (...) Et tout cela avait un effet profond. Cela me procurait de l’empathie. Cela m’aidait à comprendre que le monde existait au-delà du mien, avec d’autres points de vue, contextes et inclinations, et je n’ai aucun doute concernant le fait que cela m’a aidé à devenir adulte. Cela m’a poussé loin du narcissisme de l’enfance et vers les mystères du monde - l’inexpliqué, le tabou, l’autre - et m’a rapproché d’un lieu de compréhension et d’acceptation.
Si t’en veux plus dans ce goût-là, je te conseille la trilogie d’articles sur Fight Club, Nietzsche, et l’Ayahuasca.
Taisons-nous et sourions, c’est encore ce qu’il y a de plus sûr…
… UNE FOIS QUE VOUS VOUS METTEZ À CHOISIR COMMENT LES GENS PEUVENT ET NE PEUVENT PAS S’EXPRIMER, S’OUVRE UNE PORTE QUI DONNE SUR UNE PIÈCE TRÈS SOMBRE DANS LA GRANDE ENTREPRISE, DEPUIS LAQUELLE IL EST VRAIMENT IMPOSSIBLE DE S'ÉCHAPPER. PEUVENT-ILS EN ÉCHANGE POLICER VOS PENSÉES, PUIS VOS SENTIMENTS ET VOS IMPULSIONS ? ET À LA FIN, PEUVENT-ILS POLICER VOS RÊVES ?
En tant qu’artistes, on est nombreux à se poser la question.
La censure semble avoir si bien fait son boulot que désormais, certains se censurent tout seuls. Et le pire c’est que ce coup-ci, cette censure-là n’est pas politique, mais provient d’une idéologie qu’on a si bien incorporée qu’on se l’impose à nous-mêmes.
Définitivement, l’art n’a plus la même fonction.
Tout le monde doit pouvoir s’identifier, car l’altérité et la découverte d’autres visions du monde n’est plus le but recherché. En tant que lesbienne, je pourrais me sentir offensée qu’il n’y en ai aucune dans le livre que je lis. En tant que Noir, je pourrais être courroucé que le réal ou le scénariste du film que je mate soit blanc. En tant que victime, je pourrais être outragée de voir une œuvre qui présente quelqu’un qui refuse de s’abandonner à son soi-disant trauma, et décide de lutter pour devenir autre chose qu’une larve gémissante.
Ça n'a pas de fin. Mais le processus est déjà bien enclenché.
L’humour proscrit en est peut-être le signe le plus radical, et le plus alarmant. Au final, même l’affaire Charlie Hebdo n’est rien de plus que cette même cause poussée à l’extrême : des personnes ont été offensées par la façon dont une opinion a été exprimée. Et nombreux pensent que oui, la liberté d’expression devrait être circonscrite à des formes pas trop nocives, pas trop affirmées, pas trop virulentes.
Le problème avec la liberté, c’est que soit elle est totale, soit elle est nulle. Qui va juger de ce qui est acceptable ou non ?
Puisque nous sommes tous les victimes de quelque chose, le plus sûr serait de ne plus rien dire…
Les artistes (...) ne devaient plus repousser les limites, passer du côté de l’ombre, explorer les tabous, faire des plaisanteries déplacées ou avancer des opinions anticonformistes. Cette nouvelle politique exigeait de vous que vous viviez dans un monde où personne n’était jamais offensé, où tout le monde était toujours gentil et aimable, où les choses étaient toujours sans tache et asexuées, et même sans genre, de préférence.
Même avec la meilleure volonté du monde, et le courage de s’en servir, croire encore à la liberté de parole semble carrément utopique.
Le fait est que nos pensées et nos impulsions sont à présent sous contrôle. Avant de tweeter une connerie, on s’interroge sur la façon dont ça pourrait être perçu. On se demande si on est en droit d’écrire sur tel sujet, alors que le principe de la fiction est justement de se glisser dans la peau d’un autre, autant pour l’auteur que pour le lecteur. De plus en plus grandes parcelles de nous sont maintenant sous l’emprise de l’idéologie.
Et si quelques-uns pensent encore qu’avoir un humour dévastateur, se mobiliser contre ses absurdités inhérentes, briser les conventions, mal se conduire, inciter à la transgression de je ne sais quel tabou, est la voie la plus honnête sur laquelle avancer dans le monde, beaucoup ne songent plus qu’à leur nombre de followers et de like, qui indiquent à quel point ils pensent dans le bon sens.
Je vous laisse avec cette dernière citation :
Comment des artistes pouvaient-ils s’épanouir tout en étant terrifiés à l’idée de s’exprimer comme ils l’entendaient, à l’idée de prendre des risques créatifs qui dansaient parfois à la marge du bon goût ou même du blasphème, particulièrement en incluant les risques qui les autorisaient à se mettre dans la peau d’un autre, sans être accusés d'appropriation culturelle ? Prenez, par exemple, une actrice qui se voit refuser un rôle qu’elle voulait obtenir désespérément parce que - prenez une grande inspiration - elle n’était pas déjà exactement ce personnage. Les artistes n’étaient-ils pas supposés résider ailleurs, n’importe où, loin d’un lieu sûr et allergique au risque, loin d’un endroit où la tolérance zéro est l’exigence première et absolue ?
Les liens Amazon de la page sont affiliés. Pour tout achat via ces liens, le blog perçoit une petite commission.
Ainsi vous contribuez sans effort à la vie de ce blog, en participant aux frais d'hébergement.