Carnet d’ayahuasca #15 : Quinzième Cérémonie

Intention : Montre-moi ce que je veux vraiment, et dis-moi comment l'obtenir

Je pensais à mon livre avec cette intention, et j'espérais que l’ayahuasca allait me montrer comment appliquer pour de vrai la loi de l'attraction dans ma vie, qu'elle m’aiderait à me visualiser ayant déjà atteint mon but, vivant de ma plume, le cœur apaisé. Tu parles.

Même si je me dis maintenant qu'elle a quand même répondu à mon intention, à sa manière à elle, et que ce qu’elle m’a montré est un aspect du désir qui s’agite en sourdine dans les tripes de tout artiste avide de gloire, quelque chose qui rampe et gronde à l’intérieur, animé de mouvements animaux, voraces et saccadés… Quelque chose qui n’a rien de joli.

Je me suis à moitié renversé la tasse dessus en buvant, c’est malin, mais je craignais qu’il y ait encore des morceaux dégueulasses dedans, comme pour la cérémonie d’avant. Mais y en avait pas en fait.

Rapidement, la transe m’a prise en assaut et je me suis allongée pour partir dans un trip très étrange. Est-ce qu’il s’agissait d'un rêve, ou de visions ? Difficile à dire... Ces visions-là n’avaient rien de commun avec celles auxquelles j’étais habituée. Elles n’étaient ni abstraites, ni en 3D, mais au contraire d’une réalité… monstrueuse.

Mon tumbo durant ma diète d’ayahuasca, village shipibo de San Francisco, Pérou.

C'était pourtant comme une sorte de voyage, comme de survoler des mondes par la pensée, se rendre en esprit dans plein de lieux différents pour visiter des communautés humaines de toutes sortes. Je voyais beaucoup de gens provenant vraisemblablement de cultures diverses, des tribus ou des villageois, toujours réunis en petits groupes. Ils me regardaient eux aussi, me faisant souvent face, comme s’ils pouvaient percevoir ma présence spirituelle.

Le problème, c'est qu'à chaque fois, dans chaque groupe, il y avait un intrus. Un être qui se démarquait des autres. Une sorte d'avorton avec des proportions étranges, un visage mongoloïde, ou alors à moitié atrophié à certains endroits du corps.

Je percevais direct qu'y avait un truc pas net chez lui, et ça me mettait grave mal à l’aise. Mais le pire, c'est quand il se mettait à sourire, toutes dents dehors. Avec une lueur franchement diabolique dans les yeux, et quelque chose de carnassier dans le rictus. Dans toutes les communautés, invariablement, les intrus étaient là, et ils étaient effrayants, et révulsants aussi. Infiniment perturbants.

Pourtant, ils semblaient tout à fait légitimes, puisque chaque groupe avait le sien, et que les gens qui les entouraient ne manifestaient aucune peur ou révulsion à leur égard. Je peux pas vraiment dire que j’avais peur, cela dit. Parce que mes visions allaient trop vite pour ça, sans doute. J’arrêtais pas de découvrir de nouveaux villages, de nouvelles tribus, et chaque fois que je réalisais que l’intrus était encore là, et qu’il dévoilait ses dents pour me sourire, hop, ça passait à un autre groupe.

Mais je dois quand même avouer que cette transe-là, et cette espèce de rêve visionnaire entièrement nouveau pour moi, m’étaient très inconfortables.

Mais le pire, c’est quand je suis sortie pisser dans la jungle, après être un peu redescendue mais encore mareada, et qu’en fermant les yeux, accroupie près du sol, je me suis vue ramper en m’accrochant aux herbes, grattant la terre, les doigts tordus, les cheveux dans la gueule, à la manière de Samara dans The Ring. Mais avec quelque chose du jaguar aussi, dans ce déplacement félin.

Ça a été très bref, mais suffisant pour me plonger dans un trouble sans nom. Qu’est-ce que ça voulait dire, putain ?

En me repositionnant près de Wish sur ma couverture, j’ai vomi tout ça presque immédiatement, avant de repartir pour… autre chose. Toujours incapable de rester assise, je me suis rallongée et la plante m’a immergée dans des sables mouvants, au sein de visions (classiques cette fois-ci) très très organiques, d’un vert terreux, tel un berceau de lianes et de serpents. C'était très fort, et je respirais profondément pour essayer de contrôler l’effet de cette transe totalement physique, que je sentais dans mon ventre comme si ces lianes et ces serpents se trouvaient à l’intérieur de lui.

C’était une connexion surprenante, et qui au fond n’était pas si désagréable. J’étais entièrement reliée dans mon corps aux visions qui prenaient place dans ma tête, et j’avais la sensation que tout ça, c’était l’ayahuasca. Que j’avais fusionnée avec la plante, au point de me transformer en végétal à mon tour, avec l’énergie de la jungle exsudant de moi, par ma peau, par mon esprit, et que c’était aussi elle qui faisait battre mon cœur…

Wish a fini par intervenir, en apposant ses mains sur mon estomac et mon plexus, tout en continuant à chanter ses icaros, et ça a complètement modifié ce que j’étais en train de vivre.

Allongée, les yeux toujours clos, j’ai vu de l’or sortir de sa bouche, de ses chants, et de ses mains. J’ai vu son énergie se déverser en moi. J’ai réalisé le taff qu’il effectuait en cérémonie, la façon dont il chassait les ombres de mes souterrains, avec ses paroles répétitives et précipitées, puis comment il remplaçait ces ombres par de l’or, comme s’il engendrait une armure de bijoux et la rentrait dans mon corps pour me rendre plus forte et me protéger de l’intérieur.

Mon chaman shipibo en pleine cérémonie d’ayahuasca.

Je me suis alors mise à comprendre des choses. Ces intrus. Ces freaks au sein des groupes. Cette vision de moi, rampant au sol, mélange de sorcière et de jaguar. Ces lianes et ces serpents qui m’étranglaient avec délice tout en croissant à l’intérieur de moi.

Tout ça, c’était l’avidité de l’artiste. Ce mélange d’unicité, cette place à part au sein de l’humanité, de pouvoir sorcier couplé à un désir latent de puissance, enfiévré et maladif, qui le faisait se tordre de désir, l’asservissant parfois jusqu’à le faire ramper au sol, tout en produisant dans ses tripes un plaisir orgiaque et malsain, telle la strangulation censée rendre la jouissance plus profonde…

Je me disais que c’était probablement le risque encouru à vouloir réussir comme écrivain. Ce sombre désir de gloire, cette soif amère de reconnaissance…

Elle était là, la leçon de cette nuit-là. Et ça n’avait rien d’agréable.

Vers la fin, je suis tombée dans un étrange état de vide, le bide en vrac, à être mal. J’aurais certainement dû me rendre direct aux chiottes pour évacuer par une bonne diarrhée cette triste descente en flammes que l’enseignement de l’ayahuasca avait infligé à mes ambitions artistiques, mais j’étais encore trop mareada pour envisager cette virée. Je sais pas si j'avais vraiment des visions, mais je pouvais pas sortir de la transe.

Et même après m’être décidée à franchir le pas, au retour j'étais toujours mal, et surtout vide. Ce vide étrange, sans fond, que je connaissais malheureusement trop bien, et qui a perduré longtemps après la cérémonie.

J’ai quand même trouvé la force de demander à Wish qui étaient ces intrus que j’avais vus. Il m’a répondu qu’il s’agissait de sorciers, et que c’était pour ça que chaque tribu en avait un. Il semblait plutôt satisfait que je les ai rencontrés par moi-même…

Plus tard dans la nuit, toujours dans la maloca, alors qu’on disait plus rien depuis un moment, on a entendu des cris et des hurlements très puissants dans la selva. Un brin alarmée, quand même, j'ai demandé à Wish si c'était des singes qui gueulaient. Il m’a répondu que non (évidemment, j’aurais dû m’en douter, et en réalité je le savais au fond de moi. Je savais ce que c’était).

Il m’a dit que c’était les esprits des sorciers. Transformés en loups.

Carnet d’ayahuasca #16

Carnet d’ayahuasca #1

© Zoë Hababou 2021 - Tous droits réservés

 

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