Carnet de Route #15 : Un Mois et Vingt Jours

Mon pote l’Anglais s’en va et moi je taffe avec les singes

Le journal de voyage de Zoë Hababou.

L’Anglais et moi, on était devenus pas mal pote. On avait vite pris l’habitude d’aller dîner ensemble le soir, au Puma, le resto du village où se retrouvent tous les volontaires, et de se taper deux bières (les modèles extra-larges qu’ils servent ici) qu’on partageait l’une après l’autre. Ils passent toujours de la bonne musique dans ce rade, notamment du jazz qu’il adorait, et c’était un putain de bon moyen de décompresser après les journées éreintantes qu’on se cogne dans la jungle. On parlait de plein de trucs, du processus artistique, de comment changer sa vie. Il m’a dit un truc qui m’a marquée au sujet de la création, quelque chose que j’avais pas capté toute seule. Je sais plus trop comment, mais je lui ai demandé pourquoi les génies et les fous étaient si souvent associés et confondus. Selon lui, c’est parce que ces deux types de personnes sont capables de se concentrer si totalement sur leur vision que le monde alentour finit par disparaître. Ils savent se dédier tout entiers à une chose unique, qu’eux seuls peuvent percevoir, mais qui acquiert pourtant une importance telle sur leur vie qu’ils en oublient de manger, de dormir, ou encore d’entretenir un quelconque rapport humain ou social. J’ai trouvé ça beau, et pertinent. Je crois que j’aimerais devenir ce type de personne.

Hier c’était son dernier soir et je suis tombée sur lui, assis sur un banc du village avec une bouteille de rouge, en train de regarder ce qu’il avait filmé avec les singes du Mirador, sa place à la réserve. Je me suis assise avec lui et on a sifflé la bouteille à deux, ce qui était en définitive la meilleure façon de se faire des adieux en bonne et due forme. C’est comme ça les voyages. On se croise, on squatte la même fréquence quelque temps, et puis chacun reprend sa route, s’en va poursuivre ses propres chimères, tracer une nouvelle ligne droit devant.

J’ai les boules qu’il se soit barré, maintenant je partage ma piaule avec un Australien qui ressemble à un Marine, exactement le style de mec que je peux pas saquer. 

Danielito, le capucin dont je m’occupe à la réserve d’Inti Wara Yassi en Bolivie.

Je taffe avec les singes moi aussi désormais, au Monkey Park, là où se trouvent les spécimens les moins agressifs, que les locaux peuvent venir visiter comme dans un zoo. Des singes, y en a aussi en bas, une trentaine, près de la clinique vétérinaire. Des pauvres petits bonhommes dans des cages, traumatisés ou malades, qui nécessitent des soins constants, et d’autres encore au Mirador où travaillait l’Anglais. Des singes araignées, très violents pour cause de mauvais traitements encore une fois, les noirs avec des longs bras et des longues queues.

Moi je m’occupe des capucins, y en avait trois au début, bientôt prêts à être relâchés en pleine nature, afin qu’ils reprennent leur vie libre, et puis le petit dernier est arrivé, Danielito, clairement traumatisé et effrayé au dernier stade. Il s’est de suite pris d’affection pour moi et donc je passe ma journée avec lui sur le dos en train de m’étouffer avec ses petits bras qu’il tient crochetés autour de mon cou, à serrer comme un maboule dès qu’un autre singe fait mine de s’approcher ou que je fais un mouvement trop brusque, et surtout à me pisser dessus chaque fois qu’il a trop peur (c’est-à-dire quinze fois par jour). Je subis ça d’une façon relativement stoïque. Ce gosse a besoin d’être rassuré, et il va mettre du temps à s’adapter, à trouver ses marques et s’émanciper un peu.

L’heure du repas pour les singes de la réserve !

Malgré tout, c’est génial d’être au milieu de ces petits êtres et d’essayer de communiquer avec eux, même si ça représente un taff épuisant de s'en occuper. Le matin quand on arrive, on prépare les seaux de fruits qu’on monte tout là-haut dans la jungle où se trouve le Monkey Park. Sur le chemin faut faire gaffe de pas se faire agresser par les singes sauvages bien évidemment attirés par la bouffe, et notamment ne surtout pas regarder l’Alpha Male de cette petite troupe dans les yeux, car il y verrait un signe de provocation et pourrait nous mordre et nous déchirer les tendons du poignet comme il l’a fait avec un ancien volontaire. Arrivé là-haut, on vide les seaux dans les mangeoires et toute la jungle se précipite pour bouffer, ce qui est toujours agréable à regarder : singes-araignées, capucins, singes-écureuils et oiseaux font disparaître la tonne de fruits en quelques minutes, et nous pendant ce temps-là on est censés nettoyer les cages des capucins et des gros singes qu’on ne libère que le temps du repas. Leurs cages sont dégueulasses, de la merde partout, et faut y aller à grandes eaux sans jamais parvenir à un résultat satisfaisant… Un truc qui me chagrine : les singes ont des bouts de tissu en guise de couette ou de doudou, et chaque jour on doit les laver à la javel pour éviter les parasites et les infections, mais l’eau des bacs où on les lave va directement… dans la rivière, ouais, celle qui passe sous le pont. Faudra m’expliquer le délire… J’ai de plus en plus de mal à le faire, et je vois pas l’intérêt de sauver des animaux pour pourrir chaque jour l’écosystème où on est censés les relâcher ensuite… 

Fidélia mange de la pastèque.

Bref, une fois les cages propres, on balade les singes en laisse dans la jungle histoire qu’ils se défoulent un peu. J’adore les voir courir, grimper aux arbres, puis sauter sur mes épaules, m’agripper, jouer entre eux. Puis c’est déjà la pause de midi, on les remet en cage, on descend bouffer, et au retour rebelote les seaux de fruits et la promenade. Et puis c’est la fin de journée et tant mieux parce que fatalement après tout ça, avec la chaleur, l’humidité, la pluie, les sand-flies (pire que les moustiques, c’est des espèces de petites mouches qui piquent à tout heure du jour et laissent des marques rouges qui démangent sa mère à fond), la pisse de singe dans le dos, les bottes lourdes de terre, et le crapahutage dans la jungle, t’en peux plus. 

Mais je regrette pas d’avoir décidé de squatter un mois dans cet endroit. C’est une réelle immersion dans ce pays, une manière vraiment unique de vivre et ressentir la Bolivie et l’Amazonie que j’aurais pas connue autrement. Et puis maintenant je sais ce que c’est une averse tropicale, ça dure des nuits entières sans faiblir, ça tonne comme si c’était la fin du monde, et tes fringues puantes pleines de merde de singe, tes chaussettes pendues devant la fenêtre de ta piaule sur un pauvre fil accolé à la moustiquaire ne veulent pas sécher, alors tu mets et tu remets le dernier T-shirt qui te reste jour après jour et ça schlingue à mort mais tu t’en branles puisque tout le monde sent aussi fort que toi. Au fond j’adore être fringuée n’importe comment, sentir la sueur, être couverte de boutons d’insectes et transpirer sans faire même y faire attention parce que maintenant je suis habituée à ce climat de fou.

Et je veux jamais oublier la sensation de plénitude que j’éprouve chaque matin aux aurores, quand je traverse le pont pour aller bosser, et chaque soir après ma journée de taff, quand je suis lessivée et dégueulasse pour rentrer à Vegas. Lessivée mais heureuse, apaisée, comme je l’ai jamais été de ma vie. Comme si j’étais là où je dois être, et c’est tout. Je veux pas oublier ça.

Carnet de Route #16

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