Autobiographie d’une Auteure Borderline

Je crois que depuis toujours je sentais qu’on pouvait rien faire de vraiment significatif en restant dans les clous. Qu’il fallait aller au-delà des normes et des frontières qu’on nous certifie infranchissables, alors que pas grand-monde ose tout simplement tenter de les dépasser. En tout cas, moi c’est là que j’ai décidé d’aller.

J’ai toujours voulu vivre une vie exceptionnelle. Et j’ai toujours su que ce genre de vie, si on la désire vraiment, c’est à nous de la construire, à nous d’aller la chercher.

Je veux continuer à plastiquer mes propres barrages, et arracher, au sein de mon propre esprit, toujours plus d’espace de liberté. Ouais, rien de tout ça n’est raisonnable, selon la norme, mais pour moi, la vraie folie, c’est de vivre comme des robots. Parce que vous êtes déjà morts sans jamais avoir vécu.

Attention : récit sans filtre

 

IMPULSION PRIMORDIALE

J’ai toujours pensé qu’en naissant, un Homme porte déjà en lui l’ensemble de ce qu’il est. Et que les évènements qui jalonnent sa vie ne sont rien de plus qu’une pluie sur des graines préexistantes. Certaines vont germer, d’autres non. Mais selon moi, l’expérience n’est qu’un catalyseur de ce qui existe en puissance.

L’enfance n’a que peu d’intérêt pour le propos, si ce n’est peut-être cette soif d’aventure et ces moments de pure transcendance que j’ai connus très petite, seule sur mon vélo au coucher du soleil, sur une vieille route longeant les champs de blé chez mon arrière grand-mère. Et l’Espagne où j’ai passé toutes mes vacances. A l'époque, j’étais une gamine plutôt sauvage, déjà solitaire, et je rêvais de travailler dans une réserve en Afrique pour sauver les animaux.

Mes parents ont divorcé quand j’avais 10 ans et ma mère s’est mise avec un type qui nous a mené la vie dure. On était très pauvres et c’était chaud pour nous les gosses d’affronter le regard des autres à l’école, d’autant plus qu’on déménageait sans arrêt pour fuir les huissiers, donc pas d’amis fixes.

Allez, ça me gave déjà.

On va sauter direct à ma rencontre avec Travis : Taxi Driver.

C’est la première claque d’une longue série que je me suis tapée l’année de mes 14 ans, mais c’est surtout celle qui a été à l’origine de Borderline, puisqu’à la base, le Travis de ma saga n’est personne d’autre que Travis Bickle. Juste après avoir vu le film, j’étais en transe. J’ai pris un cahier et, m’inspirant de lui, j’ai commencé à écrire.

Je sais pas si vous visualisez ces phrases courtes et laconiques que le personnage de De Niro écrit dans son journal. Cette espèce de décalage avec le monde qu’il observe sans pouvoir y participer, ce dégoût qui prend de l’ampleur, cette solitude, cette marginalisation progressive, cette haine en train de monter. En voilà deux, pour vous faire une idée :

Taxi Driver, et le fameux Travis Bickle qui a inspiré le Travis Montiano de Borderline, saga de Zoë Hababou.

Écoutez bien, bande de dépravés, voilà l’homme pour qui la coupe est pleine, l’homme qui s’est dressé contre la racaille, le cul, les cons, la crasse, la merde… Voilà quelqu’un… qui a refusé…

Toute ma vie j’ai été suivi par la solitude. Partout. Dans les bars, les voitures, sur les trottoirs, dans les magasins… partout. Y a pas d’issue… Je suis abandonné de Dieu.

Voyez le délire ? Les lecteurs de Borderline ne peuvent que voir à quel point mon Travis s’inspire de celui-là (et crier au plagiat !). Et ne serait-ce pas un petit avant-goût nietzschéen, qu’on sent poindre ? A l’époque je le connaissais pas encore, ce philosophe, mais ça allait pas tarder. Bref, je crois qu’on peut parler de transfert.

Ce personnage mettait des mots sur ce qui s’agitait sous ma peau, il incarnait ce fantôme hanté par l’idée du suicide qui me chuchotait à l’oreille, depuis des années, de lui donner vie, et il avait besoin de crier au monde son testament sanguinaire avant de crever.

En gros, j’avais trouvé ma marque, mon double littéraire, celui à partir duquel j’allais pouvoir hurler. Mais y a un autre truc, aussi : ce personnage n’était pas un simple personnage, inventé ou plagié. Il semblait vivre quelque part, au-delà de ma conscience, comme s’il avait besoin d’un canal pour s’exprimer, et qu’il venait subitement de le trouver en s’engouffrant en moi.

J’ai de bonnes raisons de penser ça. Je le sentais déjà à l’époque, et la suite de mon histoire n’a fait que le confirmer.

DÉFERLEMENT D’ÉLECTROCHOCS 

A partir de là, ma vie a brutalement dévié, socialement parlant. J’aimais pas celle que j’étais, je me trouvais trop straight, je voulais lâcher les chevaux, et j’étais rongée par une envie de suicide dévorante, qui a mis du temps à me quitter. Moi qu’avais jamais osé faire un pas au-delà de ligne, toujours polie, toujours première de la classe, alors que les freaks m’attiraient depuis toujours, je l’ai fait, ce putain de pas, et je suis devenue Borderline (bah quoi, on peut rigoler). J’ai rejoint la bande de fumeurs de joints du lycée et j’ai volontairement arrêté d’avoir des bonnes notes.

Et vous savez quoi ? C’est là que la vraie vie a commencé.

Je crois que depuis toujours je sentais qu’on pouvait rien faire de vraiment significatif en restant dans les clous. Qu’il fallait aller au-delà des normes et des frontières qu’on nous certifie infranchissables, alors que pas grand-monde ose tout simplement tenter de les dépasser.

En tout cas, moi c’est là que j’ai décidé d’aller.

Et le truc, c’est que quand tu commences à ouvrir les yeux, les choses viennent à toi, comme une sorte de synchronicité, comme si ta conscience aimantait dans ta vie ce que tu désires expérimenter. Ça m'a fait ça toute ma vie.

The Wall des Pink Floyd, électrochoc radical qui changea à jamais la vision du monde chez Zoë Hababou.

La même année, donc, je suis tombée sur The Wall, le film des Pink Floyd, un soir tard à la télé. Ça m’a fait un putain d’électrochoc. Comme si un pan de savoir énorme intégrait d’un coup mon esprit.

Le conditionnement. La liberté. La folie, qui me fascinait depuis toujours. L’artiste. Cette métaphore monstrueuse de cette putain de brique dans le mur.

Ça m'a rendue malade. Ça m’a touchée si fort que j’ai su que je venais de mettre la main sur une nouvelle parcelle essentielle de ma personnalité, en prenant conscience des problématiques qui l’animeraient toute sa putain de vie.

Peu de temps après, j’ai lu Fight Club. Bon, je vais éviter de radoter dessus, vu que j’ai écrit un article entier sur le sujet (Fight Club : Un Traité Révolutionnaire !) et que j’ai évoqué son influence sur mon œuvre dans Les Entrailles de Borderline. Je vais juste ajouter que ce livre est devenu ma Bible, que les idées qu’il véhicule sont devenues mes slogans révolutionnaires, et que ça a radicalement changé ma perception du monde, du Bien et du Mal, et surtout que ça a encore affûté ma manière d’écrire.

Travis a pris de la densité, sa vision de la vie s’est précisée. En gros, son identité a incorporé une nouvelle dimension, et je me suis mise à comprendre son histoire, et comment il en était arrivé au point de non retour, le suicide.

Je ne crois pas l’avoir encore dit, mais à la base, j’avais que ça : un clodo, jeune, sur le point de se tuer. Et moi, ma mission, c’était de comprendre pourquoi, et comment il en était arrivé là, en écrivant. En découvrant son histoire à mesure que je l’écrivais.

C’est pour ça que je fais pas de plans, pas de fiches. J’en savais rien, bordel, j’ai juste écrit et j’ai compris après, point barre.

Bref, pour en finir avec la série électrochocs, le dernier, celui qui a vraiment mis le feu aux poudres, a été Marilyn Manson. Il a rappliqué sur cette bombe en train de couver et ça a été l’explosion.

Borderline est vraiment devenu Borderline.

Et moi, je suis enfin devenue moi. 

DROGUE PHILOSOPHALE

Faut savoir que je considère pas du tout la drogue comme une échappatoire. Je la prends très au sérieux (surtout les psychédéliques, qui ont d’ailleurs fait leurs preuves durant les années 60/70 lorsqu’on testait la thérapie psychédélique, avant qu’ils soient interdits et les études à leur sujet, interrompues) et l’envisage comme un moyen d’explorer la conscience et de faire voler en éclats la perception ordinaire pour atteindre une autre vision du monde.

Avant même ma première bouffée de spliff, je l’ai toujours vue comme ça, et je fantasmais dessus alors que j’étais encore qu’une enfant. C’est donc moi qui me suis tournée vers elle, volontairement, et qui ai été la débusquer pour la faire entrer dans ma vie.

Cela dit, inutile de prétendre que j’ai pas passé mon adolescence au bord du gouffre, des envies de suicide rampant sous ma peau. Depuis longtemps, je m’étais dit que je me donnais jusqu’à 28 ans pour écrire Borderline, et qu’ensuite je me tuerais.

J’avais toujours considéré qu’un Homme était sur Terre pour accomplir une seule mission, et que ça servait à rien de jouer les prolongations. Et au fond, je le pense toujours aujourd’hui.

Bref, j’avais une situation familiale extrêmement tendue, très difficile à vivre, mais j’insiste sur le fait que c’est pas ça qui m’a conduite à me défoncer.

Marilyn Manson et ses slogans nietzschéens, une claque qui a révolutionné la vie de Zoë Hababou.

Ça a donc commencé avec les joints, comme chez tout le monde, et j’ai passé mes trois années de lycée complètement perchée, à sécher la majorité des cours et à tirer des bangs ou fumer des spliffs planquée avec la horde de marginaux que je fréquentais à l’époque derrière les gradins du stade du lycée. Mais bizarrement, ça m’a pas empêchée d’avoir toujours des bonnes notes (c’était comme ça depuis le CP, malgré mes tentatives de tout foirer), et je dois dire que la philo avec Ricardo (pardon, M. Richard) produisait un impact démultiplié après une indienne à la weed.

La philo a été une révélation (bien qu’encore une fois, je savais que ce truc était fait pour moi bien avant d’y avoir goûté). J’écrivais beaucoup pendant les cours, Borderline je veux dire. J’écoutais ce qu’il racontait d’une oreille (Ricardo répétait douze fois les mêmes choses pour les débiles), écrivais mon livre en parallèle, et notais LA PHRASE cash qui résumait tout le cours en trois mots.

Donc tout s’est lié. La philo qui déboite, l’art de la phrase qui match, l’urgence d’écrire, et surtout l’idée juste transformée en punchline.

Déjà bien initiée par Taxi Driver et Chuck Palahniuk, j’ai encore affiné mon style, en partant de ce parti-pris de dire des choses fortes ou compliquées le plus simplement du monde, d’une façon brute.

Parce que la vérité n'a pas besoin de fioritures ni d’emballage, elle possède sa propre puissance, et que ça rentre bien mieux dans le cerveau quand ça sonne comme un slogan.

Mais revenons à la dope. La première trace de coke a débarqué au lycée via un de mes supers potes. Elle était pas terrible, mais on s’est tous jetés dessus. On se murgeait déjà la gueule entre midi et deux, et une fois j’ai gerbé en plein cours chez Ricardo (j’ai eu le temps de me jeter dehors pour vomir par dessus la balustrade du couloir, pile-poil sur un ouvrier qui branlait je ne sais quoi en dessous…). Mais c’est quand j’ai pris mon premier studio en plein centre de Perpignan (j’avais 17 ans, j’étais encore au lycée, c’était le printemps du bac, j’étais la première de ma tribu de potes à vivre seule, donc fatalement c’est devenu notre squat) que les choses ont commencé à s’emballer.

Je sais plus dans quel ordre c’est arrivé, mais voilà la liste : coke, crack, champignons, LSD, MDMA, kétamine, poppers, ecstas, speed, micropointes… J’y suis allée pleine bourre (sans compter l’alcool et les joints, évidemment), en mettant un point d’honneur à être toujours la plus défoncée de la bande, celle qui allait le plus loin, avec une nonchalance qui côtoyait fortement les frontières de la connerie. J’étais fascinée par la déchéance, au point même de haïr la nature, et je me complaisais dans une vie trash et ultra urbaine, nihiliste, qui rejetait toutes les valeurs communément admises.

A l’époque, j’étais convaincue que seuls les marginaux et les punks à chien possédaient la vérité de l'existence, eux qui avaient cessé de courir après le pognon, la reconnaissance sociale et le confort. J’allais en rave party tous les week-end et je les ai fréquentés de près. Mais visiblement, personne ne se défonçait pour les mêmes raisons que moi. Plus leur trip était débile, plus ils perdaient conscience, plus ils étaient contents. Moi, pas du tout.

Avec les champis, je me suis connectée à la nature, animée du sentiment de ne faire qu’un avec elle. Avec l’acide, j’ai appris à danser comme jamais, à me lâcher, à oublier le monde autour de moi pour faire jaillir ma liberté. Avec la MD, j’ai vécu des concerts de malade où je fusionnais avec la musique.

J’avais poussé les portes d’un nouveau monde, celui de Jim Morrison, de Castaneda, et il m’attirait follement, mais je savais que j’étais pas avec les bonnes personnes pour l’expérimenter, et surtout le comprendre comme il le méritait. Mais c’était important que je fasse ces expériences. Travis se drogue à fond dans Borderline, et je tenais à savoir de quoi je parlais.

Petit retour en arrière : j’ai eu mon bac les doigts dans le nez grâce à mon 18 en philo, et grâce à Nietzsche que j’ai dévoré pendant les examens et tout l’été qu’a suivi. L’année d’après j’ai tenté la sociologie à la fac (ils font pas philo à l'université de Perpi et j’avais pas envie de déménager et quitter mon univers de dope), parce que la question de savoir si c’est l’Homme qui crée la société ou si c’est elle qui le façonne m’a toujours intéressée, mais j’ai passé l’année défoncée et j’y ai presque pas mis un pied. Pour tout dire le jour même de la rentrée je suis partie en stop en Espagne avec deux potes, sans tente, sans sacs de couchage, et on a marché tous les jours et dormi à la belle étoile et bu de l’absinthe pendant une semaine (avant-goût de voyage, j’ai adoré ça !).

Plus tard je suis sorti quelques mois avec un mec qu’avait le double de mon âge (j’avais 18 ans), un gros dealer de Perpi, et quand je l’ai quitté il s’est pendu (il est pas mort, simple arrêt cardiaque suivi de deux semaines de coma), et ensuite je suis tombée sur un autre mec qui vivait en caravane et tapait de l’héro. Un junkie.

J’étais plus que ravie d’avoir finalement réussi à appeler cette drogue à moi, depuis le temps que j’en rêvais, manque de bol il était plutôt pingre avec sa came et c’est qu’après l’avoir quitté que je me suis vraiment mise dedans.

J’ai pris l’appart où je vis toujours aujourd’hui, et je me suis inscrite à l’université de Toulouse par correspondance, en philo. J’ai fait mes trois années de licence comme ça, sur cette même table où j’écris en ce moment, à apprendre seule, tout en prenant régulièrement de la came. Cette façon de faire me convenait très bien. Je suis très solitaire et je déteste les grandes villes. Hors de question de déménager à Toulouse et de fréquenter la fac. Je sais travailler seule, et apprendre de cette façon, tout en continuant à développer les concepts que j’apprenais dans mon propre livre, où je les triturais à l’infini en les incorporant à l’histoire de Travis, me plaisait carrément. J’ai obtenu ma licence avec des supers notes.

L’héroïne, je me suis jamais shootée avec (c’était pas l’envie qui manquait, juste le manque d'occasion), je me contentais de la sniffer ou plus rarement de la fumer. C’est terrible, elle est diaboliquement bonne, cette drogue. Mais je sais pas trop comment, j’ai réussi à maintenir le cap, à faire des pauses où j'avais que des mini-crises de manque, bref, à gérer.

Mais il était temps de passer à autre chose.

Ras le cul de philosopher dans le vide et de se masturber l’ego avec des grands concepts. De toute façon, j’avais obtenu cette licence par pur amour de la philo, sans jamais envisager de devenir prof ou je ne sais quoi. Je me considérais déjà comme un écrivain, et tant qu’à faire un écrivain qui en aurait dans le slip. Je voulais me colleter à la vraie vie, et partir. Loin, seule, longtemps. Me forcer à grandir, à me réinventer. Organiser pour moi mon propre parcours initiatique (que j’avais déjà entamé avec la philo et la dope), inventer mes propres rites de passage. En gros, devenir un Homme, un Guerrier. Via le chaos.

Il le fallait, pour moi, et pour Travis.

ON THE ROAD

Ça faisait déjà trois ans que je faisais pousser de la weed sur ma terrasse et que je la vendais, en prévision d’un trip comme celui-là, et ça faisait pas mal de fric. Dans l’avion pour le Pérou j’étais limite en crise de manque, mais rien à carrer.

J’étais jamais partie seule. Je parlais pas espagnol (enfin, très mal). Je savais pas du tout ce qui m’attendait, mais c’était justement ça, l’idée...

Dynamiter sa zone de confort, vous savez désormais que ça me tient à cœur, mais pas juste comme un concept qu’on lâche en société pour se la péter. Je voulais savoir qui j’étais vraiment, et pour ça, y avait pas trente-six solutions : fallait se mettre en danger.

Cette année seule sur la route, à parcourir le continent Sud Américain de long en large, à rien bouffer, à crécher dans des hôtels minables, à vivre, nom d’un chien, à me sentir PUTAIN DE VIVANTE, a été le tournant majeur de ma foutue existence, et ça m’a transformée à jamais. 

Ceux que ça intéresse vraiment, vous pouvez suivre mon Carnet de Route, un genre de témoignage Gonzo à la Hunter S. Thompson (enfin, c’est l’idée…).

J’ai taffé dans une réserve d’animaux en pleine jungle de Bolivie, je me suis découverte une passion pour la photo de paysage (voir la galerie), j’ai appris à me démerder toute seule, à parler espagnol, à affûter mon instinct. Le monde m’a coupé le souffle et m’a ramenée à moi-même.

L’errance est devenue pour moi une sorte de position philosophique.

Je savais déjà que le monde dans lequel on vit est un repère de zombies, mais là j’ai vraiment pris conscience d’à quel point la routine d’un Européen normal est un truc de décérébré, une putain de lobotomie consentie, mec ! Voguer hors de la normalité, seule face à l’Inconnu, était la seule chose en mesure de me permettre de vivre dans le présent, de faire taire cette affreuse machine planquée dans ma tête, et de me noyer dans la contemplation.

La nature. La beauté. La solitude. 

J’ai écrit les passages les plus beaux de Borderline sur cette route. Ceux qui constituent vraiment des clés, des scènes majeures, transcendantes et ultra symboliques, autour desquelles toute l’histoire de Travis s’articule. J’ai compris ce que j’étais en train d’écrire cette année-là. Ce que signifiait vraiment mon œuvre, et qui était Travis.

Et puis, surtout, j’ai rencontré Wish. Un soir à Pisac, au Pérou, je suis entrée dans un bar où les locaux se succédaient sur un tabouret au centre de la salle pour jouer de la musique ou chanter. Je l’avais repéré au fond du bar, son verre de vin à la main. Lui aussi m’avait reconnue. Il s’est levé pour aller jouer de la guitare et chanter et… C’était un icaro, un chant Shipibo, qu’on chante normalement durant une cérémonie d’Ayahuasca

La première fois que j’ai entendu parler de la plante, c’était dans un reportage à la télé, le genre de truc sensationnaliste à la con. Je devais avoir 12 ans. Ça m'a marquée, puisque je m'en souviens encore.

Depuis toujours je pensais que les Indigènes possédaient un secret, et qu’ils avaient un rapport bien plus vrai, bien plus pur que nous avec la vie, et les livres de Castaneda me le confirmaient. Plus tard avec mes potes, avant de partir, j’en parlais encore, et je savais que j’allais le faire. J’étais très attirée par les psychédéliques, grâce aux champignons qui m’avaient ouvert la voie, et je rêvais de peyotl et d’ayahuasca, de chamanisme et d’expériences extrêmes. Je savais que j’y viendrais, mais je savais pas comment.

La réponse était là, sous mes yeux. Quand Wish s’est barré, juste après son morceau qui m’a putain de transcendée, j’ai demandé au patron du bar qui il était. Il m’a dit qu’il était chaman. C'est là que j’ai compris.

Je l’ai revu plus tard lors d’une soirée donnée à l’hôtel où je squattais, et où j’avais consommé une grosse dose de San Pedro (cactus à mescaline, c’était ma première fois), et je l’ai abordé en mode groupie : J’adore ce que tu fais, mec, viens on fait une cérémonie !

Banco. Ceux qu’ont lu Borderline 2 savent comment ça s’est passé, donc encore une fois je vais pas revenir dessus. La première cérémonie de Travis est la mienne, point par point.

Révélation.

Ma conscience a fait un bond quantique, c’était la chose la plus belle, la plus puissante et la plus incroyable que j’avais jamais vécue. Sans le savoir, cette cérémonie allait bouleverser ma vie entière, et celle de Travis.

ÉCRIVAIN-SERVEUSE

De retour après un an de vagabondage, je me suis foutue serveuse dans un resto de mon village, parce que j’en avais rien à foutre de trouver un bon job et de faire carrière. Tout ce que je voulais, c’était écrire, et mettre du fric de côté pour repartir.

Cela dit, le taff de serveuse est si prenant que pendant trois ans j’ai très peu écrit. Jusqu’à ce que je découvre le job saisonnier. Du coup, pendant quatre ans, je partais en Corse et je taffais à mort de mars à octobre, et l’hiver je restais cloîtrée chez moi à écrire comme une barge. Mine de rien, ça a vachement avancé, et c’est durant cette période-là aussi que j’ai lu tout ce que je pouvais sur le chamanisme.

Parce que ouais, entre temps, Travis s’était dirigé vers le Pérou et avait rencontré Wish, qui lui avait dit qu’il devait faire une diète d’ayahuasca dans la jungle. Et putain, je me retrouvais avec une saleté de saga !

Le plus marrant, c’est que Wish je le connaissais très peu finalement. J’avais pris de l’ayahuasca deux fois avec lui, et on avait fait ce trek du Choquequirao pendant quelques jours, et basta. Mais pendant les dix ans qu’il m’a fallu pour retourner au Pérou et le retrouver, j’ai écrit sur lui.

Faut croire qu’il me hantait. 

Zoë Hababou et son tout premier livre, Borderline Niveau - 2 : Les Souterrains, avec un ami.

Entre deux, je suis partie longtemps en Amérique Centrale, j’ai fait des petits voyages à droite à gauche, mais j’étais surtout dédiée à écrire. Jusqu’à ce fameux mois d'août 2019. Amazon proposait son concours des Plumes Francophones et j’y ai vu un signe. La date butoir était le 31 août. J’ai publié mon livre le 29 !

Après ça, tout s’est enchaîné. En publiant mon premier livre, alors que ça faisait plus de la moitié de ma vie que je taffais dessus, avec des grands moments de désespoir où j’y croyais plus, où j’en voyais pas le bout, fatalement, ma vision de moi-même a changé.

Je l’avais fait. Je l’avais enfin fait, sacré bon Dieu !

J’avais économisé assez pour partir un an sur les routes, et surtout faire une vraie diète d’ayahuasca (ça coûte une blinde, un mois d’aya), alors j’ai contacté Wish que j’ai trouvé sans mal sur internet (il se souvenait parfaitement de moi, héhé), acheté mon billet, terminé mon CDD, et je me suis à nouveau embarquée pour le Pérou.

Le mois de diète s’est transformé en trois, parce que j’ai décidé impulsivement de suivre Wish dans la jungle, dans son village Shipibo.

Jamais de ma vie j’avais été autant sur les traces de Travis. Son destin et le mien permutaient, fusionnaient, au point qu’on ne puisse plus les différencier, ou dire qui était l’œuf et qui était la poule.

Ce que j’ai vécu durant ces trois mois, je le relate dans mon Carnet d’Ayahuasca, alors je vais pas en parler ici.

J’ai quitté la jungle fin février pour poursuivre ma route jusqu'en Colombie. J’avais prévu de refaire une dernière diète d’un mois avec Wish dans les Andes, dans son village où j’avais fait mon premier mois. Mon vol repartait de Cuzco au Pérou, donc je me voyais bien conclure mon trip avec ça, histoire de rentrer en France toute fraîche et pleine d’énergie.

Mais entre temps le covid a envahi le monde et je me suis retrouvée bloquée toute seule dans un hôtel colombien. Au début j’étais pas vraiment déprimée. Je me suis contentée de finir mon tome 2.

J’ai juste eu le temps d’envoyer la photo de la couverture du livre à Wish, pour laquelle je l’avais fait poser dans sa tenue de cérémonie, deux jours avant qu’il meurt. Il avait 39 ans. 

Wish, le chaman de Borderline, maestro shipibo de Zoë Hababou, en train de poser dans sa tenue de cérémonie pour la couverture du second tome de Borderline, Niveau - 1, Le Labyrinthe.

Ça a été très dur de perdre ce mec qu’était mon maestro, avec qui je pensais poursuivre ma quête spirituelle, toute ma vie durant. Très égoïstement, j’ai eu l’impression qu’on me volait mon futur. Et le pire, c’est que je me sentais dévorée par une monstrueuse blague cosmique. 

Borderline parle d’un mec qui lutte pour faire le deuil de sa sœur jumelle, Tyler, et d’un chaman qui lui apprend comment faire. Mon chaman à moi était mort, et je comprenais enfin ce que ça voulait dire, de perdre quelqu'un qu’on aime. Mais moi, j’avais même plus l'ayahuasca pour m’aider.

Malgré ça, j’ai refusé de rentrer illico en France pour aller chialer chez ma mère. J’ai décidé de faire mon deuil seule, et pendant trois mois je suis encore restée en Colombie, confinée, à déjà écrire le tome 3, en me jurant de ne pas rentrer tant que je serais pas capable d’être sincèrement reconnaissante pour tout ce qui m’était arrivé, le bon comme le mauvais.

Vers la fin, quand je me baladais dans les montagnes autour du village, je regardais le ciel et je pleurais et souriais en même temps, les chansons de Wish plein la tête, son sourire dans mon cœur, et je brûlais d’amour pour cette vie qui m’avait offert ce dont j’aurais jamais osé rêver, l’amitié d’un chaman qui m’avait révélé une partie des secrets de son univers, l’ayahuasca qui m’avait initiée et permis d’entrer en contact avec une dimension de la réalité que la plupart des gens ignorent, et l’histoire de Travis que je portais en moi, que j’avais été choisie pour crier au monde…

C’était bien plus que ce qu’un être humain peut normalement espérer, et je savais pas à qui dire merci pour tout ça.

J’étais prête à rentrer.

MAINTENANT

Zoë Hababou face à la mer en Corse.

J’ai toujours voulu vivre une vie exceptionnelle. Et j’ai toujours su que ce genre de vie, si on la désire vraiment, c’est à nous de la construire, à nous d’aller la chercher.

Si on se contente de rêvasser dans le vide et de jouer les victimes, c’est simple, la merde sans intérêt qu’on est en train de subir va juste continuer. Et ce, indéfiniment.

J’ai peut-être pas eu la même éducation que les autres. Ma mère m’a jamais fait chier en me disant que je devrais trouver une option plus safe qu’écrivain, et elle a toujours encouragé mes ambitions artistiques.

Pour moi c’est normal d’être moi-même et de lutter pour mes rêves. De tout faire pour qu’ils se réalisent. Et dans ce domaine-là, c’est bien connu que les seules limites qu’existent, c’est celles qu’on s’impose à soi-même, par peur ou par flemme, tout en rejetant la faute sur le système ou les traumatismes de notre enfance, parce que ça nous dédouane de notre lâcheté et que c’est bien pratique, pas vrai ?

Je veux pas de mec, pas de gosses, et pas de boulot fixe.

Je veux continuer à plastiquer mes propres barrages, et arracher, au sein de mon propre esprit, toujours plus d’espace de liberté. Ouais, rien de tout ça n’est raisonnable, selon la norme, mais pour moi, la vraie folie, c’est de vivre comme des robots. Parce que vous êtes déjà morts sans jamais avoir vécu.


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