

Redempt
Il avait fait une nouvelle crise, et quand il avait trouvé le courage de rejoindre l’atelier pour vérifier ce qui s’y était déroulé durant ces heures nocturnes dont seuls de rares flashs de conscience lui restaient, il tremblait de tous ses membres. La dernière fois, tout avait été mis à sac, et ça lui avait pris deux jours entiers pour rendre l’espace à nouveau praticable. Et un bon mois pour se remettre de la perte de quelques-unes des pièces qu’il estimait comme ses meilleures créations.
Apparemment, l’autre qui était en lui n’était pas de cet avis. La chose qui entrait en possession de son corps et de son esprit pendant les crises avait, semble-t-il, pris un malin plaisir à détruire des œuvres sur lesquelles il avait travaillé pendant des mois. Pire que détruire, en fait ; la chose les avait réduites en charpie, brûlées, déchiquetées, et certaines portaient même sur elles des traces… d'excréments. Ses propres excréments. Comme pour lui montrer, à lui, ce qu’elle pensait de ces soi-disant trésors.
Du mépris.
Un mépris cruel et moqueur envers ce qu’il considérait comme un acte créatif pur.
Mais quand il était enfin parvenu à faire son deuil et à recommencer à créer, un constat étrange l’avait saisi. Son projet avait pris une toute nouvelle direction. Une direction indiscutablement plus profonde et plus dense, plus mystérieuse, que tout ce qu’il avait pu imaginer jusque-là.
Et au fond de lui, il avait remercié l’autre d’avoir sacrifié ses anciennes œuvres pour lui ouvrir cette nouvelle voie.
Cette fois-ci, rien n’avait été détruit, mais de nouvelles œuvres avaient été créées.
Le message que charriaient ces œuvres semblait criant, pourtant quelque chose en elles refusait d'être conceptualisé. Comme si l’esprit n’avait aucun moyen de décrire ce qui se trouvait là. Il savait qu’il existait un lien entre elles, il le sentait, mais la trame que ces photos, ces peintures, ces bouts de textes griffonnés — par une âme indéniablement possédée — esquissaient paraissait fondamentalement inaccessible, tout en étant… d’une charge symbolique évidente. Mais les crises avaient changé un élément en lui, et pas simplement la nature de ce qu’il enfantait désormais.
Il n’avait plus ni l’envie ni le besoin de connaître la fresque finale pour avancer dans la création. Au contraire. Il avait le sentiment que moins il en savait, plus véridique était son œuvre.
Il cessa de manger. Il cessa de dormir.
Ce n’est pas quelque chose qu’il avait décidé. Cela arriva, tout bonnement.
Un jour il s’était simplement rendu compte qu’il n’avait pas quitté l’atelier depuis un temps qu’il était incapable d’estimer. Il avait depuis longtemps pris l’habitude de boire dans un des bocaux où il rangeait ses pinceaux, en tirant l’eau du robinet de l’évier où il les lavait. Il urinait dans ce même évier. Pour le reste, il ne ressentait aucun besoin plus impérieux que celui de continuer à créer. Les sensations de la faim ou du sommeil avaient déserté son corps, et les dessins s’empilaient sur les planches et s’amoncelaient par terre sans qu’il éprouvât l’envie de les regarder une fois terminés. Quand sa main s’arrêtait de tracer, restant en suspension au-dessus de la feuille, comme en attente, il savait que l’esquisse était achevée, et ne lui jetait même pas un coup d’œil avant de la faire glisser de la table, l’envoyant au sol rejoindre les autres, et il plaçait une nouvelle feuille blanche face à lui et instantanément, sa main recommençait à dessiner.
Cette transe qui le possédait était d’une sorte étrange ; son esprit s’y sentait à la fois englué tel un insecte prisonnier du cœur d’une plante carnivore, défoncé par un mystérieux poison, tout en frôlant les rives de l’extra-lucidité.
C’était dans cet espace psychique qu’il apprenait à apprivoiser l’autre. Qu’il incorporait le savoir que la chose semblait vouloir lui transmettre. C’était un entre-deux-mondes où il fusionnait avec la puissance créatrice qui désirait s’exprimer à travers lui.
Mais cet état de grâce où il avait eu le sentiment de s’exiler hors de lui-même ne dura pas. Un jour (ou une nuit, pour ce qu’il en savait), sa main s’était arrêtée de tracer. Et il avait eu beau lui présenter de nouvelles feuilles, l’appareil photo, de la glaise, elle avait refusé de se mettre en mouvement. Et elle était retombée, inerte, sur sa cuisse. Telle une âme dont le fil qui la reliait à la vie venait soudain d'être tranché.
A vrai dire, c’est l’effet que lui faisait toute sa personne. Fauchée en plein vol. Brutalement débranchée. Une affreuse sorte de redescente, semblable à celles qu’il connaissait à l’époque où la dope était la maîtresse de chacune de ses nuits.
Il s’était levé de son tabouret, sonné, assommé même, avec l’impression désagréable que la musique qu’il écoutait depuis un temps infini avait disparu au profit d’un silence d’une violence ineffable. Il avait fait quelques pas maladroits, désœuvré, confus, errant sans but dans l’atelier, foulant de ses pieds nus les feuilles qui recouvraient toute la surface du sol. Il s’était baissé pour en ramasser une, incapable qu’il était de se souvenir ne serait-ce que d’un dessin qu’il avait tracé durant ces jours et ces nuits de démence. Mais la chose qui habitait en lui l’avait empêché de le faire. Un courant électrique aussi vif que douloureux avait incendié toute sa colonne vertébrale, depuis son coccyx jusqu’à sa nuque, lorsqu’il avait fait mine de retourner la feuille blanche pour y découvrir l'œuvre qui se trouvait derrière.
Alors il avait quitté l’atelier pour se jeter dans son lit et y dormir comme un mort… pendant trois jours et trois nuits.
Quelle est la différence entre les rêves et la réalité ? Lorsque les songes laissent à leur auteur une marque semblable à une balafre en plein visage, et qu’il porte encore sur ses lèvres le goût interdit de leur vécu, sur quoi peut-on se baser pour prétendre qu’ils ne sont pas aussi réels que ce qui se déroule dans la vie diurne ? Le monde dans lequel il avait sombré était pour lui plus vivace, plus habité que tout ce qu’il avait jamais connu dans la réalité. Là-bas, son âme avait dansé au cœur des puissances dantesques et christiques qui étaient sa véritable nature, et malgré la sauvagerie incarnée chair et os dans toutes les manifestations du rêve, il en avait adoré chaque seconde jusqu’au délire, n’aspirant qu’à se maintenir en lui de toute éternité.
La violence sans limites de ce monde immergeait son être entier dans une douloureuse extase, et dans la jouissance. Il était mort un million de fois et un million de fois, il était né à nouveau. Dans ce monde sous le monde, le symbolisme et les archétypes avaient quitté leur ombre pour révéler l’écrasante véracité de leur existence, mettre à nue la racine, profondément ancrée, qui les nourrissait de sa substance, mystérieux principe vital animant toute chose.
Il y avait une rivière sous la rivière. Il y avait des os sous le sable du désert.
Il y avait un squelette attendant patiemment d'être ramené à la vie.
Était-ce le rêve qui avait induit ces changements ? Est-ce que le songe avait incubé en lui, dans le secret du subconscient, des graines de fleurs toxiques et des serpents venimeux ?
Quand il était revenu à lui, il avait encore changé. Et il su tout de suite que ce qui s’agitait désormais sous sa peau n’avait aucun caractère d'innocence.
Celle-ci ne s’était pas faite prier. Contrairement aux femmes précédentes, il n’avait même pas eu besoin de la faire boire plus que de raison pour qu’elle consente à se prêter à son jeu. Cela le chagrinait un peu. La résistance avant l’abdication semblait entrer pour beaucoup dans le plaisir qu’il éprouvait en se livrant à ces… actes auxquels il se livrait en compagnie de ces femmes.
Cependant, le plaisir n’était pas l’élément le plus important de l’équation.
— Écarte plus, il fit en saisissant sa cheville droite pour y attacher la corde.
Elle partit d’un rire gras et vulgaire, qui lui hérissa les poils. L’espace d’une brève seconde, il se demanda ce qu’il faisait là, avec cette femme pour qui il ne ressentait rien d’autre que du dégoût. Un dégoût si absolu qu’il justifiait par lui-même le traitement qu’il s'apprêtait à lui faire subir. Comme s’il devait la punir dans sa chair de ce qu’elle lui renvoyait en pleine face. Le point de non-retour qu’il avait finalement atteint en partant chaque nuit, depuis des semaines, en chasse de femmes perdues dans leurs limbes afin de satisfaire l’appétit sadique et insatiable de la chose.
Encore et encore.
Mais cet éclat de conscience n’était guère plus qu’un rêve enfanté par l’entité qui l’habitait. Cela faisait trop longtemps qu’elle était aux commandes. Désormais, c’était ses propres états d'âme qui lui apparaissaient comme étrangers, vagues sursauts sans but d’un comateux dont l’esprit s’est définitivement envolé flotter au-dessus d’un nid de coucou.
Il secoua la tête et dit :
— Boucle-la. Ton rire est atroce. Et écarte, je t’ai dit, sinon je te garantis que tu vas le sentir passer.
L'élément le plus important de l’équation, c’était d’aller le plus loin possible dans la déchéance.
Le sang et la merde maculaient l’intérieur de ses cuisses, son visage était barbouillé de trainées noires de mascara derrière son bâillon, elle tremblait, ses cheveux étaient trempés de sueur et de foutre… Cette femme odieuse, celle parmi toutes les autres qu’il méprisait le plus, celle qu’il avait le plus insultée, le plus maltraitée… à deux doigts d’un nouvel orgasme, alors qu’il respirait de plus en plus vite et de plus en plus fort, prêt à lâcher une nouvelle salve qui les enfoncerait, elle et lui, toujours plus loin dans l’abîme, quelque chose jaillit d’elle et le frappa en plein cœur.
Un flash.
Un éclair blanc pourfendant les ténèbres du ciel.
Dieu cognant sur un gong aussi grand que lui.
Et il la vit soudain dans toute son innocence. Dans toute sa pureté.
Elle lui apparût comme une vierge sacrifiée sur l’autel de la luxure, comme une madone s’étant laissée volontairement souiller, humilier, avilir, pour racheter les péchés de l’humanité. Ses péchés à lui.
Et il se demanda qui, entre eux deux, la grâce avait touché.
L’orgasme s'abattit sur lui comme le tonnerre s’accouple avec la terre. Il le faucha net mais il n’éjacula pas. Du moins, pas vers l’extérieur. Il lui sembla que sa semence lui était rendue en un effet boomerang si puissant qu’il lui coupa le souffle, tandis qu’une substance inconnue déferlait dans son bas-ventre. Un fluide bouillonnant que ses entrailles pompèrent avidement.
Quand il rouvrit les yeux, la femme le regardait en silence, et il sut ce qu’il devait faire.
Il se jeta sur son sac à la recherche d’une feuille et d’un crayon, s’assit sur la chaise en face du lit. Et, en pleine fièvre, il entreprit de la dessiner.
— Merci, il chuchota en se levant de la table du café où ils avaient échoué.
Il déposa un baiser timide sur sa pommette, puis lui tourna le dos en s’apprêtant à partir. Il fit trois pas vers la porte quand il entendit :
— Le dessin… Qu’est-ce que tu vas en faire ?
Il se retourna vers elle pour lui sourire avec une chaleur qui les surprit tous les deux.
— Quelque chose de sublime, il murmura avant de se remettre à marcher pour quitter le café.
Il était nu sur le sol de l’atelier, assis au milieu de ses dessins. Les flammes des nombreuses bougies nimbaient la pièce d’un éclat rouge, dessinant des ombres compliquées sur les murs. Le front contre ses genoux, il attendait.
Il attendait que l’autre revienne en lui pour lui donner ses instructions.
Mais l’autre ne vint pas.
En désespoir de cause, il se leva pour accrocher le dessin de la femme sur le mur en face de lui, en plein milieu, afin de pouvoir le contempler. Il se rassit et l’observa pendant un long, très long moment.
Il y avait quelque chose sur son visage qu’il n’avait pas remarqué lorsqu’il l’avait dessiné. Une chose dans son expression qui le troublait sans qu’il sache pourquoi.
Il continua à regarder.
Il l’avait représentée en train de jouir, les yeux révulsés, la bouche ouverte autour du bâillon, luttant pour aspirer l’air, mais à présent il aurait été incapable de dire si elle chavirait dans un gouffre de volupté, au fin fond des enfers de l’extase, ou bien vers des cieux de souffrance.
La frontière érigée entre les deux extrêmes du spectre de la condition humaine semblait à jamais abolie.
Plaisir et douleur, beauté et laideur, honneur et damnation coïncidaient sur ses traits pour fusionner en un état où Dionysos et Apollon chantaient une poésie orgiaque née de leur improbable rencontre. Et d’une manière ou d’une autre, cette ôde à la vie paraissait renfermer en elle la vérité la plus belle et la plus brutale de l’univers…
C’est alors que, mû par un instinct indécis, il ramassa timidement une feuille et s’approcha du mur pour la punaiser à côté du dessin de la femme. Puis il saisit une autre feuille et fit de même. Et encore. Et encore et encore. Désormais pris d’une incontrôlable frénésie, guidé par un sens intérieur qui lui chuchotait où placer ses œuvres sur le mur, il ramassait et accrochait les dessins et les bouts de texte et les photos et les peintures les uns après les autres, métamorphosant le mur vide en une saisissante fresque vivante où chaque élément trouvait sa place pour être intimement connecté aux autres et à l’œuvre centrale.
La femme.
C’était elle la pièce maîtresse qui donnait sens à tout le reste. Elle était le lien, le chaînon manquant, le pivot, la clé de voûte.
Ses quatre membres écartés en croix, sa chevelure sauvage, le diamant de ses yeux d’oracle, les fluides sur son corps, chacune des œuvres qu’il avait griffonnées dans le délire de ces jours et ces nuits d’inconscience n’était qu’un fragment d’un immense continuum qui avait cette femme pour axe primordial.
Quand le sol de l’atelier fut vide, il tomba à genoux face à la fresque et osa enfin rencontrer la signification finale de son travail.
Le puzzle recomposé.
Les cheveux de la femme s’étiraient en lianes qui se transformaient en serpents, puis en spirales, puis en filaments d’ADN. Les tatouages de son corps continuaient leur chemin au-delà d’elle pour coloniser les arbres où ses membres étaient attachés, incrustant l’écorce d’une essence animale, taches de jaguar, d’anaconda, motifs compliqués d’art primitif oublié. Il y avait des esprits tout autour d’elle, formes confuses et évanescentes qu’elle semblait alimenter de sa substance tout en étant transfusée par eux d’un savoir sous forme de code et de chiffres qui dansaient sous sa peau comme les notes d’une partition de musique que son utérus traduisait en mélodie s’épanchant par son vagin. Depuis ses orteils, des racines aussi vieilles que le monde s’enfonçaient dans une terre noire grouillante de vers et d’insectes, traversaient le fond d’un marécage pour rejoindre la rivière sous la rivière, fleuve de l’éternité, fluide cosmique irriguant la création et coulant dans les deux sens, vers le paradis et l’enfer, vers la fin, et vers le début. Il n’y avait plus de haut ni de bas. Il ne savait même plus dans quel sens il devait regarder la fresque. L’étrange symétrie des quatre membres, le nombril comme le cœur, le centre, la cible qui l’attirait à lui comme pour l’y perdre à jamais, les cheveux qui étaient eux aussi racines et antennes captant les énergies du cosmos, la ronde de serpents tournoyant sans trêve pour créer le corps de labyrinthe d’un incroyable Ouroboros…
Plus il regardait, et plus il lui était impossible de différencier les éléments les uns des autres ; il faisait face à un gigantesque organisme aux ramifications tentaculaires, infinies, qui creusaient au-delà du mur sur lequel il avait pris vie…
La bouche sèche, le cœur alarmé, l'œil halluciné et l’esprit au bord du basculement définitif, il sentit qu’il s’approchait dangereusement du syndrome de Stendhal. Lorsqu’une œuvre est si sublime qu’elle capture à jamais celui qui la contemple tel un abîme nietzschéen. Il tenta de s’en dégager, de soustraire ses yeux à la Vérité qui l’entrainait hors de lui-même comme un chant de sirène hypnotique jusqu’à la terre d’oubli, mais il en fût incapable ; car la chose avait à nouveau bondi en lui pour lui interdire tout mouvement, toute tentative de fuite.
Il y avait un tunnel dans le corps de la femme.
C’est là qu’il réalisa que son œuvre était un portail vers un ailleurs.
Et l’autre qui vivait en lui lui susurra : Vois l’essence de la véritable œuvre d’art. Celle qui te fait disparaître en elle. Vas-y. Brûle ton ego. Immole ta fierté d’artiste. Sanctifie ton âme. Rencontre ta rédemption.
Et il ramassa une bougie, mit le feu aux dessins, et il souriait en pleurant de ravissement quand le feu dévora et son œuvre et lui.
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Cette nouvelle a été écrite pour le livre Redempt de l’artiste Bruno Leyval, auteur du dessin présenté ici